globe
S o c i é t é   I n t e r n a t i o n a l e    d ' E t u d e  
 d e s     L i t t é r a t u r e s    d e     l ' E r e    C o l o n i a l e
                                                                           

         accueil

            
 Présentation de la  société

 Les littératures de  l'ere coloniale

 Les publications


                         Contacts             Liens              Adhésions              Liste des articles publiés dans ce site                Dernières mises à jour


Des hommes et des bêtes sauvages : humanité / animalité chez les écrivains coloniaux                                                                        [3/3]

... A la bestialité des hommes
 
   Avec leur coutume de rabaisser leurs ennemis en les comparant à des créatures inférieures, les bêtes de la brousse voyaient en l’homme un « singe manqué »[1] ; mais les rapports humains s’ordonnent selon les mêmes échelles de valeur, et tout particulièrement les hiérarchies entre colonisateurs et colonisés. On trouve d’abord un prédicat commun pour les bêtes et les indigènes, à cette différence (non négligeable) qu’il est désormais un nom générique plutôt qu’un simple attribut : d’un roman l’autre, les Africains sont invariablement qualifiés de « purs », de « bons » ou de « vrais sauvages » aux physionomies toujours « bestiales ». « Les Noirs vivent avec les bêtes. Ils ressemblent aux bêtes » : à partir de cette affirmation débonnaire de la jeune Patricia[2], c’est tout un système d’équivalences et de parallélismes qui se met en place. Il n’y a, pour Demaison, « pas plus d’esprit de synthèse chez les indigènes primitifs que chez un lion »[3], et si l’on peut observer l’usage de « mêmes formes de médication » chez les chimpanzés et les gens de brousse[4], c’est bien la preuve que l’analogie ne saurait être que physique : « il y a du singe dans l’homme noir de peau »[5], tel est le leitmotiv commun aux romanciers coloniaux[6].
   Il s’ensuit, dès lors, de troublants brouillages des frontières qui ne sont jamais à l’avantage des colonisés : ceux-ci doivent être en effet « dressés », notamment les serviteurs et les maîtresses, pour devenir de « petits animaux familiers »[7], quand les chimpanzés peuvent, quant à eux, connaître une « éducation » qui les élèvera au rang des « évolués » africains dont le vernis de civilisation n’est, au final, que « singeries » des manières du blanc[8].
   L’humanisation progressive d’un quadrumane (au grand dam des Africains colonisés)[9], n’a d’ailleurs d’autre fin dans La Comédie Animale que de nous prévenir sur les difficultés et les dangers de l’ambition civilisatrice : pour s’être rapproché de l’homme blanc, le chimpanzé Julot « a perdu le sens de la brousse, la connaissance de ses lois » (p.93), et son malheureux destin (tout comme celui de « Poupah l’éléphant », devenu alcoolique dans Le livre des bêtes qu’on appelle sauvages) est clairement un avertissement contre les illusions et les risques de l’acculturation.
   A l’inverse, l’état de nature n’est jamais très loin pour les Africains, qui s’y complaisent aisément – ou y retombent rapidement – dès lors que le Blanc est absent : « le Nègre est un loup pour le Nègre »[10]. Cette africanisation de Thomas Hobbes trouve d’abondantes illustrations dans les incontournables scènes d’anthropophagie qui ramènent systématiquement les « sauvages » au niveau du « cannibalisme animal » : celui des lycaons dans La Vie privée des bêtes sauvages (p.92), des poulets dans La Nouvelle Arche de Noé (p.222), ou du python ophiophage dans Bêtes de la Brousse (p.204). Cette pratique, dans la nette frontière qu’elle instaure entre primitifs et civilisés[11], laisse également lire deux rapports bien distincts au monde animal, et partant deux niveaux voire deux âges de la conscience humaine : d’un côté le monde de l’animisme et du totémisme, où « les bêtes sauvages ont une importance préhistorique, celle qu’avaient le bison, le tigre, l’aurochs pour nos hommes des cavernes »[12], et où il s’agit dès lors de les choisir pour « tanna », animal protecteur, de prendre leurs apparences (les incontournables « hommes-panthères ») ou de s’assimiler leurs qualités en consommant leur chair et tout particulièrement leur foie et leur cœur ; et de l’autre côté, le monde de la domestication, par quoi on s’assure une supériorité sur la bête mais aussi sur les autres hommes « attardés » ou « arriérés ». Si les romanciers cités plus haut laissent clairement entrevoir tout ce que la mentalité coloniale emprunte à cette volonté de maîtrise et de domination, on doit aux ethnologues de nous avoir montré que cette propension n’était point tant un trait de l’Européen qu’une constante anthropologique : dans les albums et les récits qu’il a publiés de son voyage sur l’Orénoque entre 1948 et 1950 (Des hommes qu’on appelle sauvages ; L’Expédition Orénoque-Amazone, 1952), l’ethnographe Alain Gheerbrant révèle comment de semblables rapports existent aussi entre les hommes « primitifs », notamment entre un Makiritare, qui « jamais ne voyage sans un petit tube de bambou ou une bouteille pleine d’un mélange de piment sec, écrasé, et de gros sel », et un Guaharibo, accusé par le premier d’être « anthropophage » ou « cochon sauvage » parce qu’il « mange cru », et qu’ainsi « il lui manque de vouloir transformer sa nourriture, de vouloir transformer le monde où il habite ». « La faille n’est pas entre les sauvages et nous », conclue Gheerbrant, « elle est, à l’intérieur même de ceux que l’on appelle les sauvages, entre les Makiritares et les Guaharibos, entre le principe actif du sel et du piment et le principe passif du fade originel. [...] Les rapports entre Makiritares et Guaharibos étaient, comme on le voit, beaucoup plus compliqués qu’on ne pouvait le croire. C’était finalement pour les Makiritares une question de colonisation : ou bien les Guaharibos leur étaient hostiles – tel le groupe Iawani – ou bien ils se pacifiaient et devenaient leurs vassaux. Mais en aucun cas un clan Guaharibo ne pouvait conclure avec les Makiritares une paix sur un pied d’égalité. Seuls quelques individus venus vivre chez les Makiritares, apprenaient peu à peu leurs techniques et leur langue et ainsi s’acculturaient. [...] Ce sont de drôles de singes, ces cochons de Yawani, conclut Catire »[13].
    Si l’animalisation de l’autre apparaît ainsi constitutive de la définition de soi comme humain, la littérature coloniale ne manifeste guère d’élévation spirituelle et justifie bien maladroitement le dogme de la « mission civilisatrice » lorsqu’elle animalise les indigènes. Dans l’intérêt qu’elle porte aux rapports entre humanité et animalité, sa vraie originalité tient peut-être dans son intuition de l’éthologie, puisque Demaison recommandait, par exemple, d’observer la vie quotidienne des animaux sauvages « dans leur climat, sur leurs terroirs » plutôt qu’en captivité[14]. Mais l’éthologie d’un Demaison restait en contradiction flagrante avec sa volonté de domestication, et la littérature coloniale demeura toujours plus idéologique que scientifique.  
____
[1] Ibid., pp.59 & 100.
[2] Le Lion, p.109 ; voir aussi La Comédie Animale, pp.161 & 188.
[3] La Nouvelle Arche de Noé, Paris, Grasset, 1938, p.222.
[4] La Vie privée des bêtes sauvages, Paris, Bourrelier, 1935, p.114. Un récit de voyage de Jean Perrigault, Bêtes et Gens de Brousse (Paris, La Nouvelle Revue Critique, 1931), est tout entier basé sur cette équivalence entre indigènes et quadrumanes.
[5] Bêtes de la Brousse, p.73.
[6] Voir La Comédie Animale, pp.88, 131 & 145 ; La Route des éléphants, p.94, etc.
[7] Demaison : Intrigues dans la forêt (Paris, Grasset, 1940, p.24) ; La Nouvelle Arche de Noé, pp.30 & 208 ; La Comédie Animale, pp.30 & 64 ; Robert Delavignette (sous le pseudonyme de Louis Faivre) : Toum, Paris, Grasset, 1926, pp.7 & 155.
[8] La Comédie Animale, pp.87 & 179.
[9] « Un homme, c’est un homme ! gronda le boy entre ses dents. Une bête, c’est une bête ! Ne crains-tu pas les mélanges qui abîment nos rapports avec Dieu ? » (La Comédie Animale, p.63 ; voir aussi les multiples avertissements d’Amadou Silla et de la population).
[10] La Nouvelle Arche de Noé, p.185.
[11] Voir le récit de Jean Perrigault : L’Enfer des Noirs, cannibalisme et fétichisme dans la brousse (Paris, Nouvelle Librairie Française, 1932).
[12] La Comédie Animale, p.177.
[13] Orénoque-Amazone, 1948-1950 ; Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1993, pp.241-246.
[14] La Vie privée des bêtes sauvages, p.6 ; La Nouvelle Arche de Noé, p.159. 
 fg                                                                                                                   fd