Des hommes et des bêtes sauvages : humanité
/ animalité chez les écrivains coloniaux
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... A la bestialité des hommes
Avec leur coutume de
rabaisser leurs ennemis en les comparant à des créatures inférieures, les bêtes
de la brousse voyaient en l’homme un « singe manqué »
;
mais les rapports humains s’ordonnent selon les mêmes
échelles de valeur, et
tout particulièrement les hiérarchies entre colonisateurs
et colonisés. On
trouve d’abord un prédicat commun pour les bêtes et
les indigènes, à cette
différence (non négligeable) qu’il est
désormais un nom générique plutôt
qu’un
simple attribut : d’un roman l’autre, les Africains
sont invariablement
qualifiés de
« purs », de
« bons » ou de
« vrais sauvages » aux
physionomies toujours
« bestiales ».
« Les Noirs vivent avec les bêtes.
Ils ressemblent aux bêtes » : à partir de cette affirmation
débonnaire de la jeune Patricia
,
c’est tout un système d’équivalences et de parallélismes qui se met en place.
Il n’y a, pour Demaison,
« pas plus
d’esprit de synthèse chez les indigènes primitifs que chez un lion »,
et si l’on peut observer l’usage de
« mêmes
formes de médication » chez les chimpanzés et les gens de brousse
,
c’est bien la preuve que l’analogie ne saurait être que physique :
« il y a du singe dans l’homme noir de
peau », tel est le
leitmotiv commun aux romanciers coloniaux
.
Il s’ensuit, dès lors, de
troublants brouillages des frontières qui ne sont jamais à l’avantage des
colonisés : ceux-ci doivent être en effet
« dressés », notamment les serviteurs et les maîtresses,
pour devenir de
« petits animaux
familiers »,
quand les chimpanzés peuvent, quant à eux, connaître une
« éducation » qui les élèvera au rang des
« évolués » africains dont le
vernis de civilisation n’est, au final, que
« singeries »
des manières du blanc
.
L’humanisation progressive
d’un quadrumane (au grand dam des Africains colonisés)
,
n’a d’ailleurs d’autre fin dans
La
Comédie Animale que de nous prévenir sur les difficultés et les
dangers de l’ambition civilisatrice : pour s’être rapproché de l’homme
blanc, le chimpanzé Julot
« a perdu
le sens de la brousse, la connaissance de ses lois » (p.93), et son
malheureux destin (tout comme celui de « Poupah l’éléphant », devenu
alcoolique dans
Le livre des bêtes qu’on appelle sauvages) est clairement un avertissement contre les illusions et les
risques de l’acculturation.
A l’inverse, l’état de
nature n’est jamais très loin pour les Africains, qui s’y complaisent aisément
– ou y retombent rapidement – dès lors que le Blanc est absent :
« le Nègre est un loup pour le
Nègre ». Cette
africanisation de Thomas Hobbes trouve d’abondantes illustrations dans les
incontournables scènes d’anthropophagie qui ramènent systématiquement les
« sauvages » au niveau du
« cannibalisme
animal » : celui des lycaons dans
La Vie privée des bêtes sauvages (p.92), des poulets dans
La Nouvelle Arche de Noé (p.222),
ou du python ophiophage dans
Bêtes
de la Brousse (p.204). Cette pratique, dans la nette frontière
qu’elle instaure entre primitifs et civilisés
,
laisse également lire deux rapports bien distincts au monde animal, et partant
deux niveaux voire deux âges de la conscience humaine : d’un côté le monde
de l’animisme et du totémisme, où
« les
bêtes sauvages ont une importance préhistorique, celle qu’avaient le bison, le
tigre, l’aurochs pour nos hommes des cavernes »,
et où il s’agit dès lors de les choisir pour
« tanna », animal protecteur, de prendre leurs apparences
(les incontournables « hommes-panthères ») ou de s’assimiler leurs
qualités en consommant leur chair et tout particulièrement leur foie et leur
cœur ; et de l’autre côté, le monde de la domestication, par quoi on
s’assure une supériorité sur la bête mais aussi sur les autres hommes
« attardés » ou
« arriérés ». Si les
romanciers cités plus haut laissent clairement entrevoir tout ce que la
mentalité coloniale emprunte à cette volonté de maîtrise et de domination, on
doit aux ethnologues de nous avoir montré que cette propension n’était point
tant un trait de l’Européen qu’une constante anthropologique : dans les
albums et les récits qu’il a publiés de son voyage sur l’Orénoque entre 1948 et
1950 (
Des hommes qu’on appelle
sauvages ;
L’Expédition Orénoque-Amazone,
1952), l’ethnographe Alain Gheerbrant révèle comment de semblables rapports
existent aussi entre les hommes « primitifs », notamment entre un
Makiritare, qui
« jamais ne voyage
sans un petit tube de bambou ou une bouteille pleine d’un mélange de piment
sec, écrasé, et de gros sel », et un Guaharibo, accusé par le premier
d’être
« anthropophage » ou
« cochon sauvage » parce
qu’il
« mange cru », et
qu’ainsi
« il lui manque de vouloir
transformer sa nourriture, de vouloir transformer le monde où il habite ».
« La faille n’est pas entre les
sauvages et nous », conclue Gheerbrant,
« elle est, à l’intérieur même de ceux que l’on appelle les
sauvages, entre les Makiritares et les Guaharibos, entre le principe actif du
sel et du piment et le principe passif du fade originel. [...] Les rapports
entre Makiritares et Guaharibos étaient, comme on le voit, beaucoup plus
compliqués qu’on ne pouvait le croire. C’était finalement pour les Makiritares
une question de colonisation : ou bien les Guaharibos leur étaient
hostiles – tel le groupe Iawani – ou bien ils se pacifiaient et devenaient
leurs vassaux. Mais en aucun cas un clan Guaharibo ne pouvait conclure avec les
Makiritares une paix sur un pied d’égalité. Seuls quelques individus venus
vivre chez les Makiritares, apprenaient peu à peu leurs techniques et leur
langue et ainsi s’acculturaient. [...] Ce sont de drôles de singes, ces cochons
de Yawani, conclut Catire ».
Si l’animalisation de
l’autre apparaît ainsi constitutive de la définition de soi comme humain, la
littérature coloniale ne manifeste guère d’élévation spirituelle et justifie
bien maladroitement le dogme de la « mission civilisatrice »
lorsqu’elle animalise les indigènes. Dans l’intérêt qu’elle porte aux rapports
entre humanité et animalité, sa vraie originalité tient peut-être dans son
intuition de l’éthologie, puisque Demaison recommandait, par exemple,
d’observer la vie quotidienne des animaux sauvages
« dans leur climat, sur leurs terroirs » plutôt qu’en
captivité
. Mais
l’éthologie d’un Demaison restait en contradiction flagrante avec sa volonté de
domestication, et la littérature coloniale demeura toujours plus idéologique
que scientifique.
____
Ibid., pp.59 & 100.
Le Lion,
p.109 ; voir aussi
La Comédie
Animale, pp.161 & 188.
La Nouvelle Arche de Noé, Paris,
Grasset, 1938, p.222.
La Vie privée des bêtes sauvages, Paris, Bourrelier, 1935, p.114. Un
récit de voyage de Jean Perrigault,
Bêtes
et Gens de Brousse (Paris, La Nouvelle Revue Critique, 1931), est
tout entier basé sur cette équivalence entre indigènes et quadrumanes.
Bêtes de la Brousse, p.73.
Voir
La Comédie Animale, pp.88, 131 &
145 ;
La Route des éléphants, p.94, etc.
Demaison :
Intrigues dans la
forêt (Paris, Grasset, 1940, p.24) ;
La Nouvelle Arche de Noé, pp.30 & 208 ;
La Comédie Animale, pp.30 &
64 ; Robert Delavignette (sous le pseudonyme de Louis Faivre) :
Toum, Paris, Grasset, 1926, pp.7
& 155.
La Comédie Animale, pp.87 &
179.
« Un homme, c’est un homme !
gronda le boy entre ses dents. Une bête, c’est une bête ! Ne crains-tu pas
les mélanges qui abîment nos rapports avec Dieu ? » (
La Comédie Animale, p.63 ;
voir aussi les multiples avertissements d’Amadou Silla et de la population).
La Nouvelle Arche de Noé, p.185.
Voir le
récit de Jean Perrigault :
L’Enfer
des Noirs, cannibalisme et fétichisme dans la brousse (Paris,
Nouvelle Librairie Française, 1932).
La Comédie Animale, p.177.
Orénoque-Amazone, 1948-1950 ;
Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1993, pp.241-246.
La Vie privée des bêtes sauvages,
p.6 ;
La Nouvelle Arche de Noé,
p.159.