Des hommes et des bêtes sauvages : humanité
/ animalité chez les écrivains coloniaux
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Des bêtes « humaines »...
Enfants et adolescents sont en
effet, dans ces divers récits, éveillés aux qualités morales et aux sentiments
humains par leur fréquentation des bêtes sauvages, qui tantôt incarnent des
vertus et tantôt des vices.
« Les
sentiments essentiels – la maternité, l’amitié, la puissance, le goût du sang,
la jalousie, l’amour – Patricia les avait tous connus », note Kessel,
« par le truchement de King »
(
Le Lion, p.226). Les
lecteurs sont par là même initiés à des comportements qui, pour être
« humains », n’en sont pas moins le fait d’animaux :
l’intelligence pratique et l’usage des certains outils, bien sûr, mais
« il s’y ajoute, pour notre surprise et
notre enchantement », écrit Demaison,
« une sensibilité plus grande qu’on ne le pense, des sentiments
tels que l’amour maternel, l’amitié, la camaraderie entre bêtes, la faculté
d’éprouver des joies et des souffrances matérielles ou plus hautes, enfin l’initiative
de soins propres à guérir des maladies ».
Avec « Ouarâ la Lionne », « Kho-Kho le Marabout », ou
l’histoire des « Trois Pauvres Diables » atteints de la maladie du
sommeil,
Le Grand Livre des Bêtes
qu’on appelle sauvages nous en offre d’éclatantes illustrations.
Dans cet univers anthropomorphe, les bêtes sentent donc tout autant qu’elles
pensent, dialoguent ou monologuent, et l’énonciation adopte le plus souvent
leur point de vue en usant du discours indirect libre ou du discours
narrativisé ; l’éléphant et le python se livrent même, chez Maran, à des
« essais de psychanalyse »
!
Ainsi les nouvelles de Demaison
et de Maran se substituent tout à la fois aux fables de l’antiquité, aux
bestiaires du moyen âge, et aux traités naturalistes du 18
e
siècle : outre leur volonté didactique de décrire, en détail, les mœurs
animalières, elles trament un réseau de vivants symboles zoomorphes pour
incarner, avec force et puissance, l’enseignement philosophique et moral
qu’elles prétendent délivrer. Mais le substrat commun, c’est surtout l’idée que
la brousse est, à l’instar de la jungle, rigoureusement régie par des lois
établies depuis l’origine du monde :
« Les
animaux réfléchissaient à ce qu’ils venaient d’entendre. Quelle conclusion
tirer des récits de Doppélé ? Ne s’imposait-elle pas d’elle-même ?
Qu’est-ce, au fond, que la vie, sinon une vaste lutte, une lutte complexe et
multiforme, que la mort n’interrompt qu’en apparence ? Triompher toujours,
de tout, à tout prix, telle est la loi de la vie, telle est la loi de la
brousse. Hommes et animaux ne respectent qu’elle. De là que les seconds ne
valent pas mieux que les premiers et que ceux-ci comme ceux-là obéissent moins
à la haine qu’aux besoins d’une fatalité inéluctable ».
Sous la facture indigéniste
pointe donc un certain darwinisme dont la grande histoire est évidemment
l’arrivée de l’homme blanc dans cet univers bien réglé des hommes et des bêtes
« sauvages » : si
« l’homme
noir, le fléau des fléaux, avait trouvé son maître dans l’homme blanc »,
au point de devenir son
« gibier »
puis sa
« bête de somme »,
les animaux n’y voient cependant aucun motif de réjouissance, conscients en
effet que
« l’homme blanc allait
faire surgir de la brousse un monde où chacun serait bientôt obligé de subir
silencieusement sa loi ».
Sur ce point le consensus est total, même si les jugements divergent :
pour Demaison, les Noirs admirent, chez le Blanc, sa volonté de se rendre
« maître et possesseur de la nature », et voient même dans son
aptitude
à « modifier l’instinct des
bêtes, à leur faire accepter sa loi »
un signe évident de sa supériorité
;
tandis que chez Maran les bêtes sauvages, aussi égocentriques que l’homme,
considèrent la faune et la flore comme
« autant
de biens créés à [leur] seul usage » et voudraient donc supprimer
celui qu’elles assimilent, purement et simplement, à un parasite :
« L’homme blanc a la patience et
l’industrie du termite, la hargne du taon, la ténacité de la tique. Il surpasse
enfin l’homme noir dans l’art difficile de répandre le vide autour de
soi ».
Si la
distance critique vis-à-vis de la colonisation se fait
d’autant plus grande
qu’elle s’exprime par la voix des bêtes, ce tour
ironique, de par les
renversements qu’il opère, nous invite également
à réfléchir à un procédé
constant dans la littérature, à savoir la bestialisation
de l’adversaire et
l’animalisation des autochtones par le conquérant.
La Vie privée des bêtes sauvages,
Paris, Bourrelier, 1935, p.106.
Bêtes de la Brousse, pp.107
& 200.
Bêtes de la Brousse, p.140. Voir
également
La Route des éléphants,
Paris, G.P., 1957, p.104 & 114 ;
Le Lion, p.160.
Bêtes de la Brousse, p.47.
La Comédie Animale, Paris,
Grasset, 1930, p.164.
« Les uns dirent : “En vérité, les
hommes-aux-oreilles-rouges sont les plus puissants maîtres du monde ! De
toutes les bêtes ils peuvent faire un ami ou un serviteur !... Ils le
peuvent, appuya un griot [...]. Ainsi ont-ils fait pour nous ! [...]
Jamais nous n’avons vu de tels hommes à la peau claire ! Ils changent la
marche de l’univers ! Ce sont les plus forts” » (
Le Livre des Bêtes qu’on appelle sauvages,
Paris, Delagrave, 1973, pp.49 & 79).
Bêtes de la Brousse, p.48 ;
voir aussi pp.71 & 195.