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Des hommes et des bêtes sauvages : humanité / animalité chez les écrivains coloniaux                                                                        [2/3]  

Des bêtes « humaines »...

   Enfants et adolescents sont en effet, dans ces divers récits, éveillés aux qualités morales et aux sentiments humains par leur fréquentation des bêtes sauvages, qui tantôt incarnent des vertus et tantôt des vices. « Les sentiments essentiels – la maternité, l’amitié, la puissance, le goût du sang, la jalousie, l’amour – Patricia les avait tous connus », note Kessel, « par le truchement de King » (Le Lion, p.226). Les lecteurs sont par là même initiés à des comportements qui, pour être « humains », n’en sont pas moins le fait d’animaux : l’intelligence pratique et l’usage des certains outils, bien sûr, mais « il s’y ajoute, pour notre surprise et notre enchantement », écrit Demaison, « une sensibilité plus grande qu’on ne le pense, des sentiments tels que l’amour maternel, l’amitié, la camaraderie entre bêtes, la faculté d’éprouver des joies et des souffrances matérielles ou plus hautes, enfin l’initiative de soins propres à guérir des maladies »[1]. Avec « Ouarâ la Lionne », « Kho-Kho le Marabout », ou l’histoire des « Trois Pauvres Diables » atteints de la maladie du sommeil, Le Grand Livre des Bêtes qu’on appelle sauvages nous en offre d’éclatantes illustrations. Dans cet univers anthropomorphe, les bêtes sentent donc tout autant qu’elles pensent, dialoguent ou monologuent, et l’énonciation adopte le plus souvent leur point de vue en usant du discours indirect libre ou du discours narrativisé ; l’éléphant et le python se livrent même, chez Maran, à des « essais de psychanalyse »[2] !
   Ainsi les nouvelles de Demaison et de Maran se substituent tout à la fois aux fables de l’antiquité, aux bestiaires du moyen âge, et aux traités naturalistes du 18e siècle : outre leur volonté didactique de décrire, en détail, les mœurs animalières, elles trament un réseau de vivants symboles zoomorphes pour incarner, avec force et puissance, l’enseignement philosophique et moral qu’elles prétendent délivrer. Mais le substrat commun, c’est surtout l’idée que la brousse est, à l’instar de la jungle, rigoureusement régie par des lois établies depuis l’origine du monde : « Les animaux réfléchissaient à ce qu’ils venaient d’entendre. Quelle conclusion tirer des récits de Doppélé ? Ne s’imposait-elle pas d’elle-même ? Qu’est-ce, au fond, que la vie, sinon une vaste lutte, une lutte complexe et multiforme, que la mort n’interrompt qu’en apparence ? Triompher toujours, de tout, à tout prix, telle est la loi de la vie, telle est la loi de la brousse. Hommes et animaux ne respectent qu’elle. De là que les seconds ne valent pas mieux que les premiers et que ceux-ci comme ceux-là obéissent moins à la haine qu’aux besoins d’une fatalité inéluctable »[3].
   Sous la facture indigéniste pointe donc un certain darwinisme dont la grande histoire est évidemment l’arrivée de l’homme blanc dans cet univers bien réglé des hommes et des bêtes « sauvages » : si « l’homme noir, le fléau des fléaux, avait trouvé son maître dans l’homme blanc »[4], au point de devenir son « gibier » puis sa « bête de somme », les animaux n’y voient cependant aucun motif de réjouissance, conscients en effet que « l’homme blanc allait faire surgir de la brousse un monde où chacun serait bientôt obligé de subir silencieusement sa loi »[5]. Sur ce point le consensus est total, même si les jugements divergent : pour Demaison, les Noirs admirent, chez le Blanc, sa volonté de se rendre « maître et possesseur de la nature », et voient même dans son aptitude à « modifier l’instinct des bêtes, à leur faire accepter sa loi »[6] un signe évident de sa supériorité[7] ; tandis que chez Maran les bêtes sauvages, aussi égocentriques que l’homme, considèrent la faune et la flore comme « autant de biens créés à [leur] seul usage » et voudraient donc supprimer celui qu’elles assimilent, purement et simplement, à un parasite : « L’homme blanc a la patience et l’industrie du termite, la hargne du taon, la ténacité de la tique. Il surpasse enfin l’homme noir dans l’art difficile de répandre le vide autour de soi »[8]. Si la distance critique vis-à-vis de la colonisation se fait d’autant plus grande qu’elle s’exprime par la voix des bêtes, ce tour ironique, de par les renversements qu’il opère, nous invite également à réfléchir à un procédé constant dans la littérature, à savoir la bestialisation de l’adversaire et l’animalisation des autochtones par le conquérant.

[1] La Vie privée des bêtes sauvages, Paris, Bourrelier, 1935, p.106.
[2] Bêtes de la Brousse, pp.107  & 200.
[3] Bêtes de la Brousse, p.140. Voir également La Route des éléphants, Paris, G.P., 1957, p.104 & 114 ; Le Lion, p.160.
[4] Bêtes de la Brousse, p.47.
[5] Ibid., p.197.
[6] La Comédie Animale, Paris, Grasset, 1930, p.164.
[7] « Les uns dirent : “En vérité, les hommes-aux-oreilles-rouges sont les plus puissants maîtres du monde ! De toutes les bêtes ils peuvent faire un ami ou un serviteur !... Ils le peuvent, appuya un griot [...]. Ainsi ont-ils fait pour nous ! [...] Jamais nous n’avons vu de tels hommes à la peau claire ! Ils changent la marche de l’univers ! Ce sont les plus forts” » (Le Livre des Bêtes qu’on appelle sauvages, Paris, Delagrave, 1973, pp.49 & 79).
[8] Bêtes de la Brousse, p.48 ; voir aussi pp.71 & 195.
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