Serge
GRUZINSKI, Les quatre parties du monde,
Histoire d’une mondalisation
Paris,
les éditions de La Martinière, 2004
479p, ISBN 9 782446 751049, 35 Euros.
Dans
ce livre, comme dans d’autres qui l’ont
précédé (voir son excellente étude
Colonisation de l’imaginaire, Sociétés
indigènes & occidentalisation dans le Mexique espagnol,
XVI°-XVIII siècle,1988),
Gruzinski revient sur ce concept d’occidentalisation qu’il
tente de distinguer
de celui de la mondialisation :
« La
globalisation concerne donc prioritairement l’outillage intellectuel, les codes
de communication et les moyens d’expression. Elle se distingue d’une
occidentalisation qui se présente davantage comme une entreprise de domination
des autres mondes, empruntant les voies de la colonisation, de l’acculturation
et du métissage. L’occidentalisation précède-t-elle la globalisation ?
Dans les tout premiers temps de la conquête, sans aucun doute. Mais
l’exploration des terres de la Monarchie catholique révèle qu’occidentalisation
et globalisation sont des forces concomitantes, à l’œuvre au sein de la
mondialisation ibérique, même si
chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles
distinctes. » (p 374)
Voilà une bien longue citation mais
elle est importante. Il faut par ailleurs avouer qu’à la lecture de ce monument
d’érudition historique, ce distinguo conceptuel, même s’il semble pertinent,
n’est pas toujours opératoire puisque nous assistons, de temps à autre, à des
recoupements, à des franchissements de frontières.
Mais
ce livre est le bienvenu, parce que nous avons trop tendance, depuis quelque
temps, à ne percevoir la globalisation que comme une destructrice de
patrimoines, un nivelleur de cultures, et nous faisons comme si ce phénomène
était seulement typique de notre époque. C’est faux, puisqu’il s’est manifesté
toutes les fois qu’une civilisation a prétendu vouloir en dominer une autre,
essentiellement par la voie de la colonisation, l’une des dynamiques
essentielles de l’histoire, au sens le plus large possible de ce terme.
Allons plus loin : on n’hésite
plus, en ce cas, à parler d’un écrasement, d’une uniformisation des normes
culturelles, ce qui provoquerait un effacement de tout un système de valeurs.
Cela mérite discussion : même s’il y a une part de vérité dans ces affirmations,
c’est oublier que de nouvelles valeurs s’introduisent dans nos mœurs, en termes
(internet) de rapidité, de disponibilité de la circulation des informations. A
quoi bon, dans ces conditions, faire appel à des nostalgies passablement
morbides, ou à des oppositions très formelles entre Tradition et Modernité,
lesquelles ont des dynamiques propres qui rendent trop faciles ces appels à un
passé déjà révolu. Il n’y a pas lieu de se ruer dans la nouveauté, pas plus que
de se crisper dans des résistances au changement.
Gruzinski
nous montre comment ce qu’il appelle une
« mobilisation
ibérique » va se mettre résolument en place.
On retrouve des traces
abondantes de cette globalisation dans tout ce qui peut circuler en
termes de
codes intellectuels ou de modes de communication soit à
l’intérieur de la
colonie même, soit entre l’intérieur de celle-ci et
la métropole, et enfin à
l’intérieur de cette métropole lorsqu’elle
accueille à son tour tous ces
échanges qu’elle va assimiler pour les renvoyer sur la
colonie. Ainsi ces
communications ne se font-elles pas à sens unique, loin de
là, puisqu’elles
sont multiformes et incessantes. La liste en est fort longue,
qu’il s’agisse
des objets de la vie quotidienne, des produits de la terre ou de
l’artisanat,
de textes profanes ou sacrés, de la peinture, ou des
modèles d’architecture. Il
en va de même pour les personnes, puisque l’auteur nous
signale qu’entre 1506
et 1600, près de 250.000 émigrés ont quitté
la péninsule pour venir s’installer
dans le Nouveau Monde, auxquels il faut ajouter 250.000 à
300.000 esclaves
provenant de Sénégambie, du Congo ou de
l’Angola : « mobilisation rime avec
globalisation » (p 40). Il en
résulte « un brassage des hommes,
des sociétés et des civilisations » (p 29) qui
fonctionne à double sens,
chacun essayant d’influencer l’autre, de changer son
regard, de sorte que
l’historien se retrouve devant un passé bien particulier,
« puisque tissé d’histoires
connectées » (id.). Il nous
faut donc renoncer au stéréotype têtu d’une
colonie coupée de sa métropole,
élaborant une culture autonome (même si cela a pu se
produire dans des colonies
de peuplement, telles l’Afrique australe), à la
façon d’un isolat. Il n’en est
rien, et c’est pourquoi certains événements
importants pour l ’Europe sont
largement célébrés au Mexique, ainsi la victoire
de Lépante en 1571, ou
l’assassinat de Henri IV en 1610. Les livres circulent plus
qu’on tendance à le
croire, et donc les idées, les systèmes de
représentation du monde, qu’il
s’agisse de cartographie, ou d’ouvrages proprement
littéraires, tels le Don Quichotte de Cervantès dont 72
exemplaires parviennent à Lima dès 1606. Mais la
réciproque st loin d’être
évidente, puisque « le retour de
l’imprimerie américaine ou asiatique sur le vieux Monde
fait, et pour longtemps
encore, figure d’exception » (p 63).
Le
métissage joue ici un rôle de premier plan, il provoque une mobilité des
horizons, car le métis est l’homme d’au moins deux mondes dont il va souvent
faire la synthèse. Au niveau de la vie quotidienne, il en va de même puisque
castillan et nahuatl ont tendance à s’enchevêtrer, à se croiser pour dire cette
nouveauté, cet inédit de rencontres culturelles. Cette curiosité est un
enrichissement permanent, car « on
n’apprend pas une langue seulement pour communiquer et se faire comprendre, ou
rédiger des sermons. La connaissance des langues locales permet aussi de
pénétrer les mondes inconnus où s’enfoncent les Européens » (p 219).
C’est le cas d’un chroniqueur comme Sahagun, souvent cité pour son Historia General (1577).
S’il décrit avec minutie les mœurs pré-hispaniques, il n’en pratique pas
moins dans ses Psalmodia Christiana
une « accomodatio ». Il en va de même en Inde pour Roberto de Nobili
qui « s’est fait l’un des champions
de cette accomodatio qui impliquait qu’on repérât dans le mode de vie, la
pensée et les religions des autochtones des éléments compatibles avec le
christianisme » (p 390). Ceci, bien entendu, nous amène en Chine avec
les jésuites, ce qui nous vaut quelques belles pages sur Mateo Ricci, dont
Etiemble nous avait déjà parlé en 1966 [1],
à propos de la fameuse querelle des rites qui fit que la Chine impériale fut à
deux doigts de devenir chrétienne. Ainsi on échange aussi des mythologies, en
versions syncrétiques.
L’iconographie
de ce livre, et les explications qu’il en propose, a quelque chose de
fascinant. Dès 1577, et jusqu’au début du XVIII° siècle, on voit des ateliers
japonais ou chinois peindre de vastes paravents (on peut en voir quelques-uns
au musée Guimet) sur commande d’Européens ; ainsi proposent-ils des plans
de Lisbonne, Séville et Istambul, ou u sujet comme la bataille de Lépante, à
moins qu’il ne s’agisse de Portugais en train de débarquer à Macao. La facture
demeure orientale, même si le thème décrit correspond à une commande venue d’Europe,
ce qui avait été également le cas pour les célèbres plaques de bronze du Bénin.
Tout s’échange et se transforme, même au travers de ce travail obligé, de cette
occidentalisation : « L’occidentalisation
conduit les artistes indigènes moins à produire des œuvres standardisées qu’à
explorer un vaste éventail de formes en s’adonnant à toutes sortes de
variations entre la manière traditionnelle, les prototypes européens et les
modes du temps » (p 293).
Toutefois,
nul ne pourra contester les effets particulièrement destructeurs
du couple globalisation /occidentalisation, l’auteur en a
lui-même parfaitement conscience
(Le destin brisé de l’Empire aztèque,
1988). Quand on lit l’étude de William Prescott, History
of the Conquest of Mexico [2],
on en trouve une confirmation. Ainsi convient-il d’examiner la question
coloniale en termes de gains et de pertes, ce qui nous permet de remettre nos
pendules à l’heure, de dire adieu aux jugements péremptoires, qu’ils soient
positifs ou négatifs.
La
roue tourne.. Nous sommes actuellement soumis à une nouvelle vague de
globalisation, « mais la
mondialisation américaine n’est pas l’héritière de la mondialisation ibérique.
Celle-ci est apparemment morte depuis longtemps. Elle a fini par
s’essouffler » (p 402). Les trois minces pages que l’auteur consacre à
cette « globalisation
hollywoodienne » ne me semblent guère convaincantes : l’historien
(comme le critique) ne peut analyser valablement un événement que si une
histoire longue lui fournit la distance requise. Nous sommes encore immergés dans ce processus, et nous en sommes
aussi, sans doute de façon inconsciente, des acteurs. Pour y voir plus clair,
attendons la suite !
J.S., Montpellier.
[1] Etiemble, Les jésuites en Chine, La querelle des rites
(1552-1773), Paris, Julliard collection Archives, 1966.
[2] William H.Prescott, History of the Conquest of Mexico,
traduit par P.Guillot, Paris, éditions St Clair, 1965.
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