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S o c i é t é  I n t e r n a t i o n a l e  d ' E t u d e 
d e s  L
i t t é r a t 
u r e s  d e  l ' E r e   C o l o n i a l e
                                                                       
       

 

Marhall SALHINS, La découverte du vrai Sauvage & autres essais, traduit de l’anglais par C.Voisenat, 
Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2007, 456pp, ISBN 978-2-07-076243-9, 25 Euros.

 
  Marhall Sahlins est un anthropologue américain de quelque renommée, auquel l’on doit, entre autres, Au cœur des sociétés primitives. Raison utilitaire & raison culturelle (1980, traduit également chez Gallimard). Ce dernier livre est un recueil d’articles regroupés à New York en 2000 sous le titre Culture in Practice: Selected Essays. D’une certaine façon, l’on peut dire qu’il vient conforter quelques-uns des éléments avancés par S.Gruzinski dans un livre dont nous avons également proposé un compte-rendu de lecture.
   Salhins ne cesse de protester contre cette manie que nous avons d’opposer, sous prétexte de clarté, des phénomènes qui en fait sont profondément liés et intégrés les uns aux autres : Raison et Nature, Tradition et Modernité, Colonisateurs et Colonisés. De telles oppositions sont trop commodes, et elles effacent la complexité des problèmes ainsi soulevés. Il dénonce donc ces images où nous nous complaisons dans la vision d’une « histoire coloniale comme un affrontement manichéen, entre des peuples indigènes et des forces impérialistes, pour voir lequel serait capable de s’approprier culturellement l’autre » (p 284), au lieu de quoi il nous propose donc de nous tourner vers cette « zone interculturelle complexe où les différences entre les cultures sont mises à profit dans la pratique politique » (id.). C’est en dégageant, puis en grossissant les différences culturelles que finalement l’anthropologie culturelle a fini par gommer ces ambiguïtés et par interdire une approche plus pertinente des processus provoqués par le schème colonial. Il cite alors Abu-Lughod qui déclarait très justement en 1991 : « Etant un discours professionnel qui élabore le sens de la culture dans le but de retrouver, d’expliquer et de comprendre la différence culturelle, l’anthropologie aide aussi à la construire, la produire et la maintenir » (p 12).
  Que se passe-t-il donc lorsque deux cultures se rencontrent lors d’une colonisation de l’une par l’autre ? En tournant les pages de ce livre, on découvre alors que les réactions ne sont pas les mêmes, suivant la période et la culture concernées. Mais en dépit de ces écarts historiques, des traits communs demeurent. Et Salhins nous en propose  de nombreux exemples. Il s’attarde longuement sur ce qui a pu se passer aux îles Fidji. Lors de la phase faisant immédiatement suite à la colonisation, les Bau sont venus exercer leur domination  sur les autres tribus. Les historiens ont alors proposé une version selon laquelle tout cela n’aurait pu se faire que grâce à l’intervention d’un Blanc héroïque, Charlie Savage, ancien naufragé à la tête d’une bande d’aventuriers, qui avait fait circuler des mousquets qui expliqueraient cette victoire des Bau. Savage a certainement joué un rôle important, remarque Salhins, mais il observe également que les Bau n’utilisaient guère ces armes à feu, préférant leurs massues traditionnelles, et que par ailleurs ce conflit était antérieur à l’arrivée des Blancs. Ainsi, une fois de plus, les « Indigènes » se voient-ils privé de leur propre histoire. On la leur confisque, on lui retire toutes ses dynamiques pour les attribuer au Blanc, seul capable de les assumer. On pourra observer que cela n’est pas très nouveau, qu’en Afrique australe les historiens officiels ont bien tenté de nous montrer que la véritable histoire n’a commencé qu’avec l’arrivée de colons hollandais au XVII° siècle   . De la même façon, je constate que si nos historiens officiels de la colonisation évoquent de grandes figures de colonisés, il s’agit en général d’hommes qui ont été finalement vaincus par l’Occident, qu’il s’agisse de Toussaint Louverture en 1801, ou de Abd El-Kader en 1844.
  De la sorte, on veut nous faire croire que la colonisation introduit une fracture définitive et en quelque sorte vient interrompre l’histoire des colonisés. Sahlins, en se situant à contre-courant de cette idéologie, insiste sur ce qu’il appelle un « continuum », c’est-à-dire une continuité, la continuation d’une histoire qui se déroule sous des formes qui lui sont propres. Et il nous en propose quelques exemples. Lorsque le grand voyageur James Cook est assassiné en 1778 aux îles Sandwich, on assiste par la suite à un véritable culte de sa mémoire. D’une façon assez similaire, l’on voit un souverain de Hawaï, Kamehameha, arborer l’Union Jack sur son palais et son canoë, puis mettre de son propre chef son île sous l’autorité de George III , roi d’Angleterre, auquel il écrit comme à un frère. En 1798, selon un témoin, quand des navires débarquent, il demande très familièrement comment se porte le roi George (p 200). Que se passe-t-il au travers de tout ceci ? Sahlins croit discerner là un désir d’intégration, d’assimilation d’une puissance surgie de nulle part dont on entend bien récupérer le pouvoir en l’incluant dans un Panthéon élargi, en l’associant, pour le conforter, au renouvellement d’un système pré-colonial : « Il y a, à l’évidence, une continuité culturelle. Mais continuité n’est pas immobilité ; en effet, la plus grande continuité peut reposer sur la logique du changement culturel » (pp 210-211). Ainsi se mettent en place de nouvelles logiques sociales, de nouvelles dynamiques historiques, ce qui peut s’appliquer à l’émergence de syncrétismes dans le monde du sacré. Face au régime colonial, « les colonisés s’adaptent à ses contraintes en permutant de façon cohérente leurs traditions culturelles » (p 291). Il y a lieu de se demander que ce que nous prenons trop souvent comme une occidentalisation subie de façon passive, ne serait pas, en fait, une tentative très active de domestication de l’Occident. Et l’on peut se demander si le même genre de phénomène ne se serait pas produit au niveau de l’utilisation de la langue du colonisateur par le colonisé, au sein des nouvelles littératures   . Revenons aux réflexions de l’auteur, qui nous cite un autre exemple, très probant, de ce processus d’assimilation. Dès 1849, dans la baie d’Hudson, des chefs indiens, pour confirmer la valeur du rituel du célèbre Potlatch, distribuent des couvertures en abondance au lieu et à la place de peaux d’animaux sauvages. En 1933, 33.000 couvertures sont ainsi distribuées lors d’un énorme Potlatch , ceci, de la part des chefs coutumiers, pour « prouver le bien-fondé de leurs privilèges et ajouter à la grandeur de leur nom » (p 254). On peut toutefois se demander si Sahlins n’aurait pas trop tendance à se contenter d’une interprétation univoque, laissant de côté l’hypothèse d’une identification à l’agresseur, ce qui changerait quelque peu la donne !  
  On pourrait en déduire que le colonisé se laisse fasciner par les « cadeaux » des Occidentaux, par leur avance technologique. Mais il n’en est pas toujours ainsi, suivant la culture concernée. Avec de bonnes raisons, Salhins s’attarde sur les réactions chinoises à ces intrusions d’objets pour eux inconnus. Ils ne se laissent nullement impressionner, car comme le constate Macartney, ambassadeur auprès de l’empereur Ch’ien-lung, la réaction du pouvoir en place ne laisse aucun doute à ce sujet, dans un texte chinois qui date de 1793, lors de la réception de ces dons censés impressionner les fils de l’Empire céleste : « Néanmoins, nous n’avons jamais accordé la moindre valeur aux articles ingénieux, ni n’avons le moindre besoin des produits de l’industrie de votre pays » (p 215). Si, au début du moins, les missionnaires sont bien accueillis parce qu’ils peuvent venir enrichir le savoir sacré du monarque, les marchands, quant à eux, sont traités avec le plus grand des mépris, ce qui me rappelle ce que nous dit un voyageur, Aneas Anderson, qui est aussi un marchand, en 1795 : « Nous entrâmes à Pékin comme des mendiants, nous y séjournâmes comme des prisonniers et nous en sortîmes comme des voleurs » Comment expliquer ce refus méprisant ? Cela correspond à un système de représentation du monde qui était celui des Chinois à cette époque, et qui faisait que tout ce qui n’était pas de leur univers ne représentait qu’un faible intérêt, car dans les six zones de leur rayonnement céleste, le dernier représente « le territoire de la sauvagerie, hors de toute culture » (p 235). Ceci me rappelle un autre voyage, celui de F.T. de Choisy effectué au Siam en 1686, et où l’on voit le roi de ce pays poser au voyageur une question assez inattendue, sans doute en suite à quelques observations justifiées :  « Le Roi a demandé à M.Constance si les Français étaient propres, s’ils avaient soin de leurs dents, s’ils se lavaient le corps et la bouche »  .
  Ainsi, et de cela nous avons bien conscience à la SIELEC, avant de se laisser aller à la moindre généralisation (opération des plus risquées), encore faut-il toujours tenir compte des chronotopes. La colonisation n’a pas le même impact, et les échanges se déroulent de façon différente et non assimilable suivant l’aire géographique et le temps historique concernés. C’est un écueil que Salhins a quelque mal à éviter, ainsi sans son article intitulé « La tristesse de la douceur », où il tente de retracer l’histoire mentale et capitaliste d’un Occident dominateur.
  Ce livre est important pour nous par ce qu’il peut avoir de déstabilisateur. Il nous force à revenir sur des oppositions inertes pour pouvoir enfin les dépasser. Il nous contraint également à nous attarder sur ce concept si important du Post-colonial. Une fois de plus, on peut constater à quel point la recherche est en retard en France, par rapport à ce qui s’est passé dans le monde anglophone .Ceci est sans aucun doute dû, en notre cas, à un manque de trans-disciplinarité. En notre beau pays, il faut admettre que nous avons trop tendance à nous « spécialiser », à nous cantonner dans notre champ de recherche, sans vraiment tenter de savoir ce qui se passe dans d’autres champs (anthropologie culturelle, histoire, ethnologie, études économiques, etc..). Bientôt, la SIELEC vous fera quelques propositions de travail allant dans le sens (ce que nous avons déjà tenté, mais il faut aller plus loin), en prônant des études transversales.
  Heureusement, depuis quelque temps, des traductions nous permettent de mieux connaître les recherches effectuées dans le monde de l’anglophonie, qu’il s’agisse de H.K. Bahba, ou de A. Nandy   .
  Il nous reste beaucoup à faire ! Il nous reste, entre autres, à intérioriser en profondeur l’idée qu’une identité n’est pas unique, mais multiple, et que pour singulière qu’elle puisse être, elle n’en demeure pas moins plurielle. Et que quel que puisse être le « camp » dans lequel on se retrouve, que l’on soit colonisateur ou colonisé, on assiste à des échanges, douloureux, meurtriers ou enrichissants, qui permettent à chacun de s’adapter aux bousculades de l’histoire.


                J.S., Montpellier.






                       

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