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S o c i é t é  I n t e r n a t i o n a l e  d ' E t u d e 
d e s  L
i t t é r a t 
u r e s  d e  l ' E r e   C o l o n i a l e
                                                                       
       

 

Georgina Howell, Gertrude Bell, Queen of the Desert, Shaper of Nations
New York, Farrar, Strauss &  Giroux, 2006
481 pages , ISBN 978-0374-16162-0
21€
 
  Au XIX° siècle, la situation coloniale exerce une attirance indéniable sur des femmes de caractère qui considèrent que là-bas, elles pourront sans doute faire des choses qu’elles ne parviennent pas à réaliser en métropole, où les hommes occupent toutes les places. Certaines d’entre elles vont donc se jeter dans l’aventure, histoire de se prouver à elles-mêmes et aux mâles qui les entourent qu’elles peuvent faire aussi bien qu’eux, voire mieux.
On songe tout de suite à Isabelle Eberhardt, à Odette du Puigaudeau, ou, dans le monde de l’anglophonie, à Karel Blixen ou Florence Nightingale. Mais Gertrude Bell représente un cas exceptionnel, car contrairement aux femmes que je viens de citer, elle ne s’est pas contentée de se tailler une place dans le panthéon des lettres ou de l’aventure. Elle a fait beaucoup plus, puisqu’elle est parvenue également à jouer un rôle politique de premier plan. C’est ce que le livre de G.Howell tente de reconstituer. Il est écrit de façon très agréable,  très documenté,et nous permet de mieux percevoir toutes les difficultés auxquelles pouvait se heurter une femme à l’époque victorienne. Sur le plan politique, il me semble trop discret, et on peut le regretter, en dépit d’un titre très alléchant : j’y reviendrai.
Bell est issue d’un milieu aisé, d’une famille d’industriels, la sixième de l’Angleterre dans le classement des fortunes de cette époque. Elle en gardera une assurance, un aplomb qui la feront respecter de tous. Elle soigne sa garde-robe, refuse les déguisades si chères à certaines que je viens de citer puiqu’elle préfère adapter ses vêtements et ses chapeaux à la vie très dure qu’elle va mener dans les déserts du Moyen-orient. Quand elle rencontre chefs et cheikhs, on la respecte à cause de tout cela, mais aussi parce qu’elle a une connaissance approfondie de la langue et de la culture arabe. Elle aime ces pays et leur culture avec une sorte de passion. C’est un caractère, elle tient à son indépendance, ce n’est pas une révoltée, car les luttes des suffragettes ne l’intéressent guère. Elle n’y voit, non sans justes raisons, que des revendications en faveur des femmes aisées, alors que 10% seulement de la population était alors autorisée à se rendre aux urnes : pourquoi toutes les femmes y auraient-elles soudainement droit ? Mais lorsqu’elle se retrouve assez longtemps prisonnière dans le harem du Cheikh Harb el Daransheh, elle gagne la sympathie de toutes ces femmes, et obtient des confidences qui en disent long sur leurs souffrances. Elle en impose par sa seule prestance, son autorité naturelle, ses savoirs, son instruction. Et vers la fin de sa vie, elle retournera dans son milieu, vers la maison familiale de Rounbton, où elle s’adonnera aux joies du jardinage et à diverses mondanités, en profitant bien d’une célébrité chèrement acquise.
Après de brillantes études à Oxford, elle va se lancer dans des aventures alpines, en  partant pendant trois ans à l’assaut de cimes réputées inaccessibles. Mais très rapidement, c’est l’archéologie qui retient son attention., tout particulièrement en Anatolie. Plus tard, elle se consacrera avec passion aux trésors de l’Irak, prenant bien garde à ce que les plus belles pièces recueillies sur le terrain aillent au musée de Bagdad qu’elle va enrichir considérablement et qui est en grande partie sa création, et non à Londres, Paris ou Berlin, comme il était de coutume à son époque. A partir de 1913, elle parcourt tout le Moyen-orient, toujours en caravane, avec une grosse escorte correspondant à un statut qu’elle tient à affirmer : celui d’une « personne », de quelqu’un d’important. Sa vie sentimentale lui procure d’amères déceptions. Elle renonce à épouser Henry Cadogan, un homme qu’elle aime beaucoup. En effet, en suite à une enquête menée par sa famille, elle apprend qu’il n’est guère solvable, et que c’est un joueur. Dans ces conditions, elle rompt cette liaison, ce qui nous prouve bien qu’elle ne souhaite aucunement remettre en cause un ordre social bien établi. Il en sera de même pour Dick Doughty, neveu du célèbre C.M.Doughty, l’auteur de Arabia Deserta, son livre de chevet, comme pour le colonel Lawrence. C’est l’amour de sa vie, mais un amour impossible puisqu’il est marié ! Ce désert sentimental a laissé sa marque sur sa vie, et l’a probablement encouragée à en traverser d’autres.
Les relations avec T.E.Lawrence, à qui nous devons un chef-d’œuvre, Seven Pillars of Wisdom, a Triumph sont assez bien décrites. Il existait entre ces deux grands personnages une complicité qui n’excluait pas une certaine rivalité. Elle est aussi, comme lui, un écrivain de talent, non seulement par une correspondance très abondante, des articles qui ont fait date, mais aussi par son  Desert and the Sown. Mais il me semble que Howell est beaucoup trop discrète sur les aspects cachés (ce fut aussi le cas de Lawrence) de ces épopées. Il est tout de même assez curieux de voir nos deux héros aller faire des fouilles archéologiques à proximité de champs pétrolifères, à l’instant même où W.Churchill préconise que le brut vienne remplacer le charbon dans les navires de la Royal Navy. Et l’industrie a de nouveaux besoins. Bell a fourni à Lawrence des cartes d’une grande précision, des relevés minutieux des points d’eau, ainsi que tout un carnet d’adresses de chefs et de princes du désert. Il va utiliser tout cela dans son éblouissante campagne qui a pour but, moyennant des sommes considérables d’argent, de mobiliser un nationalisme arabe contre l’envahisseur turc. De la sorte, on ouvre un second front  au Moyen-orient, destiné à fixer sur place les alliés de l’Allemagne. Pendant que Lawrence, bien renseigné par les activités d’espionnage de Bell (elle faisait partie de l’Intelligence Service) mène avec panache une campagne de sabotage des voies ferrées et des conquêtes comme la prise d’Akaba, Bell se démène en Angleterre pour les blessés et les disparus du front occidental. Elle retrouvera Lawrence et Churchill à la conférence du Caire en 1921. Bell et Lawrence crieront à la trahison en apprenant la teneur des accords secrets Sykes-Picot de 1916, où la France, l’Angleterre et la Russie se partagent un gâteau avant même de l’avoir arraché aux Turcs. Tous deux prétendront qu’ils n’étaient pas au courant, qu’ils ont été trompés, qu’ils ont trahi leurs amis arabes en leur promettant une indépendance qui leur est confisquée dès l’arrêt des hostilités. Or si l’on relit certains textes de Lawrence, on a toutes les raisons d’en douter : il l’a su bien avant les accords du Caire. Tandis qu’il sombre dans le plus noir cafard et se punit de ses péchés (The Mint, composé en 1922, et qui n’a plus rien d’un « triomphe » puisqu’il va se contenter jusqu’à sa mort du sort d’un simple soldat de la R.A.F.),  Bell parvient à installer Ibn Saud comme roi d’Irak, dès 1917.
Ces silences, cette étonnante discrétion sont dommageables, car il n’y avait aucune honte, lors d’une horrible guerre mondiale, à faire du renseignement, et à participer très activement à l’ouverture d’un second front. C’est là que Gertrude Bell prend une place d’une toute autre importance, celle qu’elle occupe dans un cliché bien en place dans les illustrations que comporte ce livre, pris devant les pyramides, lors de la conférence du Caire, en compagnie d’officiers supérieurs, de T.E.Lawrence, et de Winston Churchill.
Ces manques sont, bien sûr, de l’ordre de la politique. L’auteur de ce livre nous parle bien de ces problèmes, mais elle a une fâcheuse tendance à les survoler, à les prendre sous un angle trop sentimental, au nom d’une amitié de Bell pour le monde arabe. Or cette femme était aussi une « tête » politique, et elle nous a laissé des analyses de la situation et de l’avenir du Moyen-orient qu’on a trop négligées, ce dont nous subissons maintenant les conséquences. Ces manques nous donnent une image quelque peu affaiblie de Gertrude Bell, qui ne craignait pas du tout de mordre dans la pomme du pouvoir, qui n’est donc plus pour elle un fruit amer réservé aux seuls hommes : ses partenaires, qu’ils soient arabes ou européens, l’ont bien senti en acceptant qu’elle vienne se placer à côté d’eux.                                                    
J.S., Montpellier.

                       

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