Aux sources
coloniales de mon enfance africaine
Par Frédéric Mambenga-Ylagou
Mon
père est né vers 1930 à Mocabe, dans le sud du Gabon, une région qui confine au
Congo Brazzaville. On ne pouvait dire avec précision la date de naissance de
mon père, car lorsqu’il vint au monde, il n’existait dans son village, ni
administration coloniale, ni église, ni école. Ce triptyque du pouvoir colonial
n’avait pas encore été introduit en pays Punu. Le cercle colonial le plus
proche de ce village forestier de la colonie du Gabon se trouvait à Dolisie, au
Moyen Congo, à deux cents kilomètres environ de Mocabe. Cependant, les
villageois de cette contrée savaient que mon père vint au monde avant le temps
dit « temo péte », autrement dit, « temps du pouvoir pétainiste » ou durant
l’occupation de la France par l’Allemagne. En réalité, c’était en plein
entre-deux (1918-39) que cette naissance survint. De mémoire des villageois,
c’était dans le courant de la construction du chemin de fer Congo-Océan
(1921-1934) qui mobilisa tous les villages du Sud du Gabon et du Moyen Congo.
Le
frère aîné de mon père fut un de ces jeunes
qui avaient été enrôlé pour ces
travaux forcés. A l’âge de quinze ans,
peut-être qu’il en avait un peu plus,
mon père quitta son village natal pour chercher du travail dans
les Chantiers
forestiers du littoral gabonais entre Port-Gentil et Libreville.
Adolescent,
mon père était formé aux savoirs traditionnels :
l’art de chasser le gibier, de
construire des cases, de couper du bois, de faire du vin de palme et de
protéger un champ de tubercules ou de bananes de la furie des
éléphants ou des
buffles qui fuyaient parfois le feu des savanes environnantes durant la
saison
sèche pour la grande forêt.
Ma
mère, de deux ans sa cadette, était encore à la
fleur de la jeunesse. Comme mon
père, elle n’avait pas fréquenté
l’école qui se situait à cinquante
kilomètres
de Mocabe, à la mission catholique de Mourindi. Mes
grands-parents
n’éprouvaient pas cette nécessité
d’instruire leurs enfants à l’école des
blancs, car ils estimaient que cela ne ferait que déformer leur
savoir du monde
villageois.
J’ai
découvert le monde colonial grâce aux récits de mon grand oncle maternel
«Manquement ». La colonisation, telle que je la voyais en différé verbal, était
pour mes parents la découverte de l’homme Blanc, dans son étrangeté corporel et
vestimentaire, dans ses habitudes toutes nouvelles, dans sa relation au savoir et à la spiritualité,
surtout celle de l’église et d’un personnage curieux qu’on appelait « Jésus »
et que mes parents, comme d’autres villageois, finirent par aimer. Jusqu’à
cette découverte, ils ne juraient que sur la tombe de ceux qui étaient partis,
les ancêtres et que la mémoire collective ravivait dans les noms de famille et
certains rites qui sont encore pratiqués de nos jours. Ainsi, ils découvrirent
maintes choses nouvelles, tel l’argent « dôle dou péte », « l’argent de Pétain
» ou le « franc » qui servait à payer l’impôt, à s’offrir des produits
manufacturés importés de « Fwala » ou «France ».
Je
compris qu’ils vivaient une époque de transition et une
situation
interculturelle et entraient dans l’ère d’une
économie nouvelle, une division
du temps inédite. Mes parents divisaient leur temps colonial en
trois périodes
qui correspondent aux changements politiques de la France de
l’entre-deux-guerres aux années 1960 : « temou
pété », temps de Pétain, « temou
Di Gaulle », temps de De Gaulle, « Temou Dipenda »,
Temps des indépendances.
Pour eux, nous étions, nous enfants nés après
1960, les enfants du temps de la
migration urbaine, qu’ils appelaient « Temou Mangasse
».
Ce
fut le temps de la transition qui rompait avec le modèle socioculturel
traditionnel.
Le
temps colonial apparaît, dans cette brève évocation de l’histoire de mes
parents, comme une période de mutation soudaine, complètement opposée au type
de changements endogènes du contexte précolonial. Ce qui frappe ici c’est
d’abord l’avènement d’un ordre social et économique marqué par l’introduction
de nouvelles formes d’instruction, de spiritualité et de rapports économiques
et sociaux. La société coloniale est fondée sur un mode d’exploitation du
colonisé : travail forcé dans la construction du chemin de fer « Congo-Océan »
ou par la mise en place d’un impôt de capitation pour soutenir une guerre qui
s’est déroulée en Europe, entre pays européens.
L’exode
des jeunes villageois vers les centres urbains du Gabon colonial eut pour
conséquence une recomposition sociale des groupes ethniques confrontés à la
mixité culturelle. Mais en même temps,
ces villageois exilés dans les espaces urbains culturellement composites
avaient tendance à se regrouper et à pérenniser certaines pratiques sociales et
culturelles de leur milieu originel. On peut dire que cohabitent dans ces
espaces deux types de stratégies socioculturelles, opposées mais nécessairement
complémentaires : une volonté de préserver des habitus sociales traditionnelles
et de subir ou d’assumer des modes culturels induits par le changement social.
Pour
moi, tout a germé, en ce jour du 27 avril 1966, à Foulenzem, dans un village
forestier de l’Estuaire du Gabon (Libreville). Le Gabon était indépendant
depuis 6 ans (1960-1966). Son premier Président de la République, Léon Mba,
était encore au pouvoir. De ma tendre enfance, il ne me reste que quelques
étincelles qui éclairent encore le sentier sinueux d’une mémoire culturelle
fragmentée : ma mère venait de quitter mon père, nous traversions le Komo
sur un bac pour aller à Libreville, la capitale, chez mon oncle, que j’appelai
Mâ, sorte de double maternel dans la tradition punu. Cet homme, qui incarnait
l’autorité de la famille de ma mère, était la véritable souche de filiation
clanique dans la culture punu. Il habitait un quartier populaire de Libreville,
à l’appellation curieuse de Venez-voir.
L’origine de ce nom est
saisissante. Elle éclaire l’enchevêtrement des identités urbaines forgées dans
la mouvance des lueurs de l’indépendance du Gabon. De jeunes villageois
gabonais, analphabètes, avaient quitté leur terroir de savane et de brousse, dans
les années 40- 50, à la recherche d’un emploi, à Libreville, centre de la
colonie. Ils appartenaient à des ethnies différentes, et venaient se chercher
un destin nouveau incertain à la périphérie de la ville coloniale. Au départ,
ils se regroupaient par filiation ethnique, les Punu avec les Punu, les Fangs
entre eux, les Nzébi de même… Ainsi des micro-ethnies émergeaient de cette
jungle urbaine. Au fil des ans, ils apprenaient à se connaître. Les enfants nés
de cette cohabitation sociale et culturelle fusionnaient au rythme des amours,
des alliances interdites, des peurs mutuelles. Les ouvriers non qualifiés,
souvent exploités par des patrons coloniaux blancs ou parfois autochtones,
tentaient de relever un défi commun : s’inventer une nouvelle vie, un destin
post-villageois. Symbole de cette vision : le gros fromager, centenaire de ce
lieu, témoin des traversées farouches des explorateurs et forestiers blancs, de
l’arrivée progressive des villageois d’ethnie fang, de l’éviction des
autochtones sékiani ou akélé. Un beau matin, disait-on, le vieil arbre, s’était
effondré, las de porter les cicatrices des temps passés et les ruptures
naissantes. Mort, terrassé par un destin bizarre. «Venez-voir », criaient les
nouveaux habitants qui découvraient avec peine et stupeur la majesté du poids
historique de l’arbre.
Mon oncle s’était installé dans ce quartier en 1958 –
avant l’indépendance. Le Gabon, colonie de l’Afrique Equatoriale Française
(AEF), venait de se voir doter d’un nouveau statut politique : territoire de la
Communauté Franco-africaine, tel que le conférait la Loi Cadre, dite Loi
Defferre qui autorisait le gouvernement français à mettre en œuvre les réformes et prendre les mesures propres à assurer
l’évolution des territoires relevant du ministère de la France d’outre-mer.
Cette loi fut adoptée à l'initiative de Gaston Deferre, ministre français d'outre-mer
et maire de Marseille, et de Félix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d'Ivoire et maire d'Abifjan. On l'appelle « Loi-cadre » car elle
habilitait le gouvernement de la France
coloniale à statuer par décret dans un domaine réservé en principe à la loi.
Elle créait dans les territoires d'outre-mer des Conseils
de gouvernement élus au suffrage universel, ce qui permettait au pouvoir
exécutif local d'être plus autonome envers la métropole (encore qu’avec un mode
de scrutin défavorable aux habitants locaux). Elle créait aussi le collège
unique alors que les habitants étaient répartis jusque-là en deux collèges
selon leur statut civil (de droit commun ou de droit local). La loi-cadre sera
complétée par plusieurs décrets d'application concernant les territoires
d'outre-mer. Elle ne s'appliquait pas à l'Algérie française,
qui relevait du ministère de l'intérieur, où le double collège, défavorable aux
indigènes, était supprimé en 1958.
Mon oncle s’appelait «
Manquement», d’un sobriquet qu’il devait à son dénuement financier à ses
premiers moments dans le quartier. Il travaillait aux Eaux et Forêts, grand
employeur de ce Gabon forestier et équatorial.
J’avais quatre ans en 1970, je quittais le village pour la ville,
presqu’innocent. Les premiers signes de mes bigarrures identitaires
surgissaient déjà, au contact de mon entourage familial : bien que d’ethnie
punu, je savais quelques mots en langue fang, appris en milieu urbain
majoritairement fang. Je m’exprimais donc dans un sabir punu-fang-français.
Deux années, plus tard, mon
oncle fut affecté au Cap-Estérias, village au nord de Libreville. Toute la famille le suivit
trois ans après. Je dus à nouveau me familiariser avec la brousse, tout en
allant à l’école à Libreville en bus car il n’y avait pas d’établissement
scolaire dans ma nouvelle contrée. Le Cap-Estérias était un village de pécheurs
benga
qui, à notre grande surprise, parlaient un français mélangé de benga et
d’espagnol. Nombre d’entre eux étaient originaires de Corisco, petite île au large de
Libreville, ancienne colonie espagnole rattachée à la Guinée équatoriale,
elle-même ancienne colonie hispanique.
Au contact des Benga, j’ai
aussi appris, enfant, comme mes cousins et cousines, quelques mots de cette
langue qui venaient enrichir mon français déjà créolisé. Les autorités
administratives créèrent pour les jeunes du village et ses environs, une école
primaire à Okala, un autre village forestier fang, situé près de l’aéroport de
Libreville. J’étais donc pendant mes premières années d’école primaire, un
petit villageois-urbain qui parlait un sabir punu-fang-benga-français et qui
apprenait à écrire le vrai français, enfin celui qu’on parle en France dans les
Bureaux.
Dans les années 1970,
Libreville, était encore une bourgade au visage colonial. Je me souviens de ces
promenades que l’on faisait, le long de
l’avenue Charles de Gaulle, toute boisée de manguiers qui longeaient et entouraient
l’ancienne Présidence de la République, qui hérita, à l’Indépendance, de la
bâtisse de la Mairie coloniale. A la fin des années 1970, Libreville se transformait sous mes yeux
d’adolescent, en s’étirant de plus en plus vers l’Est et devenait une capitale
cosmopolite, des grands bâtiments poussaient dans un espace encore vert de
forêt.
A
dix ans, j’étais admis au Lycée Léon Mba où je fréquentais des jeunes français
de mon âge, car c’était un établissement national à vocation internationale qui
accueillait les enfants de coopérants français et diplomates étrangers au Gabon. Je faisais par
là, l’expérience de la mixité et découvrais que les blancs étaient un peu comme
les gabonais ; hormis le fait qu’ils habitaient les beaux quartiers de
Libreville et qu’ils ne parlaient pas notre français à nous, petits noirs,
admis dans ce milieu de la haute bourgeoisie gabonaise et étrangère. Ce
français des quartiers populaires ou des villages périphériques ; je parlais
trois langues : le Punu-Français, avec mes parents, le Benga-Punu-Fang-Français
avec mes camarades du Cap-Estérias, et enfin le vrai français au Lycée.
Libreville
s’offrait à moi comme un espace de la mixité
linguistique, sociale et
culturelle. Il n’y avait pas un Libreville mais des Librevilles
avec chacune
ses habitus et ses langages. Nous parlions tantôt des
français créoles, tantôt
le presque vrai français. Nous n’avions pas toujours les
mêmes langues du
village, quoique certains mots nous fussent communs. Mais au fur et
à mesure
que je grandissais, je perdais l’usage des langues
périphériques. Cela était dû
à l’innocence et à la fertilité
créatrice qui s’émoussaient avec l’âge.
Des
éléments du parcours existentiel de ma prime enfance, je les revivais, des
années plus tard, à travers les parcours narratifs de certains héros de mes
classiques africains. Les premiers d’entre eux étaient un jeune berger peul,
Bakary Diallo (Force-Bonté, Bakary
Diallo, 1926) et le wolof, Karim (Karim,
Ousmane Socé, 1936). Je m’amourachais, dans l’innocence de mon pucelage de la
jeune Maïmouna (Maïmouna, Abdoulaye
Sadji, 1954). Ces personnages, comme le jeune Camara (Camara Laye, 1954) et Climbié (Climbié,
Bernard B.Dadié)… me transportaient du village pour découvrir l’expérience
urbaine, ses joies et ses peurs. Ils m’apparaissaient comme des doubles
antérieurs de ma propre vie. C’était comme si je me réincarnais en eux,
convaincu d’un destin identique.
Au
second cycle du lycée, j’approfondissais ma découverte de la littérature
française, après l’initiation du premier cycle: mes auteurs préférés étaient
les auteurs dramatiques classiques ( Racine, Andromaque, Phèdre…), Corneille (Le Cid), les romantiques, José Maria de Heredia, (Les Conquérants ), Alfred Vigny (Les Destinées),
Victor Hugo (Les misérables, Les
orientales…), les poètes post romantiques
(Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud…), les romanciers réalistes et naturalistes
(Balzac, Le Père Goriot…), Zola (Les Rougont-Macquart)… Avec les
écrivains les poètes surréalistes, les
écrivains existentialistes comme Sartre, ou
encore le théâtre de l’Absurde
avec Samuel Beckett… Je me formais à
l’esthétique littéraire et à
l’engagement…
Toutefois, la littérature française représentait
pour moi un socle inépuisable
de culture générale et de formation idéologique.
C’est par elle que je me suis
ouvert à l’engagement politique et j’apprenais le
langage de la résistance et
de la marginalité comme des forces qui inspirent le mouvement de
la modernité.
Cette littérature constituait un complément
nécessaire à la littérature
africaine qui me parlait des vécus qui embrassaient ma vie et
qui suscitaient
ma nostalgie des mondes mythiques, de l’Afrique de mes fantasmes
de noirs,
Afrique grandie, majestueuse que je reconnaissais dans les essais écrits par des Blancs ou par des romanciers
africains.
Mais
l’Afrique fantasmé, pour moi, c’était le désir de rencontrer des lions, des panthères… Tous ses grands fauves et ces
géants qui peuplaient les imaginaires sur l’Afrique noire que mes parents
avaient vus de leurs propres yeux, dans leur enfance, quand leur village possédait
encore cette magie des profondeurs mystérieuses de la forêt tropicale. Mon
premier éléphant, je l’ai vu dans un zoo à Lyon. Je me sentais un peu étranger
à une certaine Afrique imaginée. Mon Afrique à moi, c’était désormais, la ville
et ses mouvements composites, ses habitants à mi-chemin entre ruralité et
urbanité. D’ailleurs mes brefs séjours au village natal des mes parents étaient
toujours une découverte et une initiation dans le mystère profond de ce qui
demeurait une Afrique magique mais lointaine pour moi. Au bout de deux
semaines, je m’ennuyais et voulais retrouver ma vraie vie, au grand dam des mes
grands oncles.
J’aimais
bien mon nouveau quartier de Libreville, Les ACAE, où ma mère vint s’installer
lorsque j’avais quinze ans. C’était un ensemble de petits baraquements de
planches qui bordaient un bras de fleuve donnant sur l’Estuaire du Gabon. Là
cohabitaient des pêcheurs d’origine Ibo, venus du Nigeria à la suite de la
Guerre du Biafra, et des ouvriers gabonais, employés dans les chantiers navals,
dans le grutage ou dans la transformation du bois dur de la forêt vierge. Les Ibo avaient bâti des maisons sur pilotis
le long de la rivière et pratiquaient le fumage de la sardine fraiche qu’ils
pêchaient. Ils pratiquaient une religion que je trouvais bizarre, mélange de
rites traditionnels ibo et des rituels chrétiens. Un certain Egungun était leur
Dieu, dont les traits moraux étaient proches de Jésus qui, enfant, me donnait
son âme, chaque Dimanche dans l’Eglise
Saint Kisito d’Okala. Les fangs d’Okala possédaient eux aussi une religion
similaire, dans laquelle, les dieux chrétiens que je voyais dans mes livres de
catéchisme étaient devenus curieusement des noirs et avaient des noms fang,
telle Médouma, qui était la Vierge
Marie. Le père Gérard, nous disait que c’était la sorcellerie, l’œuvre de Satan
et que les vrais enfants de Dieu ne pouvaient adorer ses idoles. Même si, je
n’aimais pas le visage de ces dieux de féticheurs, j’adorais en revanche, le
trémoussement des corps des jeunes filles qui dansaient lors de ces rituels.
Une d’elles s’appelait Ada, j’ai encore l’image excitante de ses jolis seins
naissants qui fusaient de son poitrine. Un jour, alors que nous revenions de la
leçon de catéchisme, logeant le chemin qui menait vers la route principal du
village, au moment où le soleil déclinait sa brûlante course équatoriale, nous
aperçûmes, au bord de la rivière, la belle Ada, belle dans sa nudité, prendre
son bain. Quel beau spectacle ! Je découvrais pour la première fois la
fascination du corps féminin. Et là, croyant
être possédé par le Diable, j’allais me confesser auprès du Père Gérard,
qui me mit de l’eau bénite, en me disant que ma vision était nulle et sans
effets et que le Seigneur, dans sa Clémence, avait un grand projet pour moi,
son petit Frédéric. Dès lors, je ne regardais plus les jeunes filles avaient
des yeux concupiscents mais comme des petites créatures de Satan.
Je
considérais ces faits de syncrétisme
religieux comme une manière de donner du sens local à des conceptions
nouvelles que les autochtones avaient perçues comme similaires à leurs
représentations spirituelles. Les anges n’avaient-ils pas, après tout, les
mêmes fonctions spirituelles que nos génies protecteurs qu’on appelait en Punu,
Bayissi ? Le succès des religions étrangères, comme l’Islam ou le
Christianisme, n’a été possible, en dernier ressort que par la conviction de la
part des africains que ces pratiques culturelles avaient la même signification
sociale et symbolique que les religions africaines. Partout, en Afrique
noire, où il eut l’introduction du
christianisme ou de l’islam, des formes d’adaptation ou des recréations ont
émergé comme des réponses locales de concordance à l’humanisme religieux
étranger. La littérature africaine remet en scène ce processus dans maint
roman, comme Monné, Outrages et Défis (Kourouma,
1990) qui montre comment les marabouts intègrent des fétiches négro-africains
dans leur pratique de l’islam. Des faits
similaires sont manifestes dans la trilogie de Jean Divassa Nyama (Oncle Mâ, 1987, Le bruit de l’héritage, La vocation de Dignité). En effet,
l’Oncle Mâ, personnage principal de ce cycle romanesque est un catholique qui
n’hésite pas à recourir aux pratiques ésotériques Punu.
Des
années plus tard, à l’université Omar Bongo, je découvrais dans mes
lectures, ce que l’expérience sociale m’avait offert comme culture faits
de religion syncrétique, dans Le
Gouverneur de la rosée de l’haïtien Jacques Roumain ou bien dans La tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire. Que dire, que tout contact
civilisationnelle engendre des modes fusionnels qui font cohabiter des
représentations au départ différentes sur des bases unificatrices où se
déclinent des dénominateurs communs. Toute culture possède toujours un double
similaire dans une autre culture.
J’obtins
la maîtrise de Lettres modernes, en septembre 1990 et je devais suivre un
troisième cycle en France. C’est à Lyon
que j’y ai déposé mes bagages, après une escale de deux semaines à Paris
où je découvris pour la première fois le vrai monde des Blancs et les Blancs
noirs que l’histoire et la mobilité internationale avaient rassemblés,
contraints par des destins qui n’étaient
pas tracés de la même façon dans des passés lointains. Ce fut un moment capital
pour moi et déterminant pour la constitution de mon identité problématique.
Devant tant d’hommes blancs, je ressentais le poids de mon héritage symbolique,
de ce capital culturel et imaginaire que tout africain fraichement débarqué en
Europe peut éprouver pour la première
fois. Tout m’apparu surdimensionné, étrange, beau, mais froid, sans cette
vitalité qui vous chauffe le cœur qui m’habitait à chaque lieu de Libreville.
C’était peut être cela, la définition du racisme : quand l’autre, te paraît si
loin, si étrange, si différent et que tu finis par le détester. Quand tu penses
qu’il sent mauvais, qu’il a des manies qui t’empoisonnent la vie. Mais au fil
des ans, mes vrais amis, étaient des blancs. C’est à Lyon que je découvris, les
beaux trésors de la féminité auprès de Julie, une charmante étudiante qui
venait de Thonon-les-Bains, en Haute Savoie. Chaque week-end, elle me fit
découvrir sa région natale, ses parents… Fort d’une réputation qui me collait à
la peau, je devenais un sexe symbole, courant de conquête féminine en conquête
féminine. Un noir me convainquis-je devait assurer son statut imagologique. Il
faut dire qu’au Gabon, les filles ne me trouvaient pas forcément
attirant ; mais là, chez les Blancs, un miracle, une transformation se
révéla : moi, un noir diamantifère, puissant au charme ténébreux. Ah merci,
Douce France, d’avoir fait de moi un noir désir qui découvre sa puissance
bestiale ! En fait, on n’est jamais ce que l’on est, on est toujours le
produit de ce que l’on pense et ce que l’on voit de nous. Maint personnages du
roman africain embarqués dans l’aventure européenne, ont eu ou connu la
tentation de la femme blanche. Comme Samba Diallo (Cheikh Ahmidou Kane, L’Aventure ambiguë) ou Kokumbo (Aké
Loba, Kokumbo) Ytsia-Moon (Moussirou
Mouyama, Parole de vivant), la femme
blanche se présentait pour moi, comme une île de désirs érotiques, le révélateur de l’amour passion et la preuve
tangible de ma fusion à l’altérité occidentale.