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ANDRE CALI
Etudes sur le roman négro-africain

Préface de Jean-François Durand
Lecce, éditions Pensa Multimedia
2010


                     

Préface

Avec cet ensemble d’études sur le roman négro-africain, Andrea Cali propose un premier bilan d’un long et patient travail entrepris auprès du lectorat italien, et plus généralement francophone, que l’on peut faire remonter à l’année 2001 avec la publication du premier numéro d’Interculturel-Francophonies sur la littérature malgache (dir. Jean-Luc Raharimana). A ce jour, quinze volumes ont été publiés, qui témoignent de l’ampleur et de la ténacité de la tâche entreprise. Dans cet ensemble, la littérature africaine de langue française occupe une place prépondérante, d’Amadou Hampâté Bâ à Ahmadou Kourouma, de Tierno Monénembo à Jacques Rabenananjara, de Mongo Beti à Abdoulaye Sadji.. En moins de dix ans d’existence, avec des publications régulières et solides, Andrea Cali a su faire de la revue qu’il dirige l’une des références indispensables du vaste continent des publications francophones. On attendait donc avec intérêt qu’il réunisse, en un volume cohérent et accessible, l’ensemble de ses contributions personnelles à l’étude du continent noir et de ses diasporas intellectuelles. C’est désormais chose faite.

Le présent essai couvre une longue période, de Ville cruelle (1954), le premier roman du camerounais Mongo Beti, d’abord publié sous le pseudonyme d’Eza Boto, à Verre Cassé (2005), le cinquième roman d’Alain Mabanckou couronné lors de sa parution par plusieurs prix et qui fut dès lors, comme l’écrit Andrea Cali « un véritable événement littéraire ». Cinquante années riches, foisonnantes, tumultueuses, pétries de passions politiques en même temps que marquées par de nombreuses désillusions et incertitudes séparent ces deux livres. Elles permettent de mesurer aussi bien l’ampleur d’une création ininterrompue (qui a eu quelque mal parfois, il faut bien le dire, à accéder à une pleine reconnaissance institutionnelle) que la force de renouvellements thématiques et stylistiques, dont témoignent, dans des registres différents, Kourouma et Mabanckou, autant de preuves s’il en était besoin de l’extrême vivacité des expressions francophones contemporaines. Mais l’organisation diachronique de cet ensemble d’articles, voulue par Andrea Cali, recèle une autre leçon. Comment ne pas remarquer, en effet, que de Mongo Beti à Alain Mabanckou, l’on passe d’un roman politique, social, référentiel, profondément enraciné dans une réalité historique et anthropologique puissamment dessinée dans le cadre d’une esthétique réaliste à une toute autre conception de la narration romanesque, faisant toute sa place à l’autoréflexivité, au jeu ironique avec l’expression et le contenu lui-même, et mettant en scène d’emblée la posture d’un écrivain aux prises avec son propre univers fictionnel. Du réalisme critique le plus convaincu, engagé, militant, soutenu par quelques grands mythes historiques hérités des grandes synthèses des Lumières, à la position « postmoderne » d’un écrivain qui, comme l ‘écrit Cali, privilégie « une représentation de la réalité grotesque et hyperbolique », illustrant une étonnante postérité célinienne des lettres africaines les plus contemporaines, on prend conscience à la fois d’un changement de climat historique (sans doute lié aux grandes ruptures géopolitiques des années 80) et d’une relève des générations. Sur ce point précis, la chronologie littéraire de ne se contente pas de reprendre les découpages faciles des vieux manuels scolaires : elle balise les rythme profonds d’une histoire culturelle et politique dont les romans savent au fond rendre compte avec bien plus de force et de conviction que bien des travaux d’historiens. D’autre part, comme le montre Andrea Cali au fil de ses lectures, ces changements d’époque et de climat intellectuel s’accompagnent d’infléchissements stylistiques remarquables, jusqu’à l’acceptation d’une vision plus fragmentaire et problématique du réel, là où les grands récits épico-romanesques des années 50 et 60 dessinaient clairement un sens et des finalités (avec toutefois des exceptions notables). Entre ces deux pôles, de l’écriture militante à la virtuosité agnostique du récit qui ouvrent et concluent, de manière significative, l’essai d’Andrea Cali, prennent place de nombreuses autres voix africaines, qui font de ce livre un petit panorama, complet sans être exhaustif (et comment le pourrait-il !) des écritures négro-africaines depuis la fin du second conflit mondial. L’auteur aborde successivement deux livres d’Ousmane Sembène, propose une relecture (très critique) du classique indéfiniment commenté de Cheikh Hamidou Kane, avant de s’attarder sur un roman nostalgique d’Aminata Sow Fall, Douceurs du bercail (1998) qui, dans l’économie du présent livre, fait entendre comme une note idyllique. La nostalgie africaine trouve tout naturellement sa place avant l’analyse de trois récits tragiques, à l’orée d’un vingtième siècle qui débute lui aussi dans le bruit et la fureur d’une Histoire qui semble s’acharner à démentir les espoirs de la génération des Indépendances : en 2000, Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop démonte les terribles séquences du génocide du Rwanda. En 2002, Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala évoquent la guerre civile qui a ravagé le Congo-Brazaville. On peut dès lors constater que, de Mongo Beti à ces derniers récits, la violence occupe une place essentielle dans le texte négro-africain, avec, bien sûr, une différence sensible. Si, dans des romans qu’influence l’historicisme marxiste de leur époque, celle-ci peut être mise au service d’une positivité historique, désormais, elle marque une sorte de plongée du roman au cœur de ténèbres que n’éclaire aucune possibilité de rédemption. Toutefois, on retiendra au moins un point de rencontre entre ces œuvres aux tonalités si diverses, et qui ont de l’avenir de l’Afrique des visions on ne peut plus contrastées : toutes sont éminemment politiques. Mongo Beti et Ousmane Sembène inscrivent leur récit au cœur du système colonial, de son héritage, de ses métamorphoses. Pour Cheikh Hamidou Kane, l’école des blancs apparaîtra dans toute sa dimension politique, et même religieuse a contrario, à travers la question de la greffe culturelle (souhaitable, inévitable, redoutée et combattue selon les points de vue) que l’institution scolaire opère entre la civilisation traditionnelle de l’Afrique ancienne et l’univers technique et analytique de l’Occident moderne. Dans Les Bouts de bois de Dieu, Ousmane Sembène établit un lien étroit entre critique romanesque et élaboration d’une « culture nationale » proposant ses propres mythes fédérateurs, sa « légende » historique, en même temps qu’un ancrage profond dans l’univers concret du travail, des rapports sociaux, des métiers, des classes « dépouillant le fond du texte de tout aspect métaphysique », comme l’écrit Andrea Cali, bien loin de l’idéalisme de Cheikh Hamidou Kane (même si une lecture sociologique et historicisante de son premier roman est bien sûr possible). Dans Guelwaar (1996), Ousmane Sembène accentue encore la dimension éducative, formatrice de ses romans en s’efforçant d’« éveiller chez son peuple, comme chez les Africains en général, le respect de la dignité, l’honneur de la souveraineté » (Andrea Cali) comme si ce roman, le neuvième qu’il ait écrit, avait voulu entretenir, en cette fin d’un XXème siècle exsangue, la flamme prométhéenne qui précéda ou accompagna les premiers grands récits des Indépendances africaines.

Toutefois, ce que montrent d’autres livres étudiés par Andrea Cali, c’est l’érosion –inévitable ?- de cette posture militante, au fur et à mesure que le continent africain s’enfonça dans un certain nombre d’impasses historiques et politiques. Analysant ces désillusions, ces inquiétudes de toutes sortes qui assombrissent des pans entiers de la production littéraire africaine, Lilyan Kesteloot a pu parler d’une « littérature du désespoir national » qui nourrit dès lors logiquement « sous forme d’espoir ultime ou de nostalgie un repli vers l’ethnicité ». Douceurs du bercail (1998), le sixième roman d’Aminata Sow Fall semble illustrer parfaitement cette direction possible des Lettres africaines : la quête d’une « régénération », d’un ressourcement qui s’orientent vers un nouvel « ancrage dans les valeurs traditionnelles, dans ce qu’elles ont précisément de positif et de sûr », comme le précisait Aminata Sow Fall en 2001. A quelques années d’intervalle, deux auteurs sénégalais offrent ainsi aux lecteurs des visions du mondes tranchées : le premier, Ousmane Sembène, reste fidèle aux grandes leçons d’une pensée progressiste qui exerça une influence considérable sur les deux premières générations d’intellectuels africains « émergents », un peu comme la version « noire » d’une philosophie de l’histoire qui mise sur l’émancipation individuelle aussi bien que collective (au cours de laquelle comme le montre judicieusement Andrea Cali les femmes occupent une place de premier plan) et qui parie aussi sur la possible instauration historique de nouveaux modes de vie et de nouveaux rapports sociaux. Le second, Aminata Sow Fall, sans renoncer à une critique sociale et politique vigoureuse, se montre davantage fasciné par la chaleur des origines, d’un foyer perdu, oublié, dont il faut retrouver la flamme. A l’inverse, au tout début d’un XXIème siècle né sous de bien sombres auspices, Emmanuel Dongala, Boubacar Boris Diop mais aussi Alain Mabenckou dans certains de ses romans, font entendre une voix différente, infiniment tragique, comme le constat angoissant d’une nouvelle éclipse des lumières, aussi bien celles des commencements que celles de l’avenir. C’est dire la profondeur et l’urgence des problèmes abordés par la littérature africaine, et par cet ensemble d’articles qui la commentent.

Jean-François Durand.
Montpellier III.

       

 

               
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