EUGENE AUBIN
Le Maroc dans la tourmente
Il y a cent ans
Préface de Jean-François Durand
Casablanca, éditions La croisée des chemins, 2009
Eugène
Aubin au Maroc (1902-1903)
De
la diplomatie à l’orientalisme
Dans son
rapport à la Société de Géographie de Paris sur le voyage de Charles de
Foucauld, fait lors de la séance du 24 avril 1885, Henri Duveyrier constatait
la faiblesse des connaissances précises sur un Etat, le Maroc, pourtant très
proche géographiquement de l’Europe, et surtout “limitrophe” de l’Algérie où la
France affermissait depuis déjà plusieurs décennies son entreprise
colonisatrice: “Il est un Etat, limitrophe d’un département français, où le
voyageur européen en général, et le voyageur français en particulier, n’a
jamais été très bien vu. Cet Etat, c’est le Maroc. Nos cartes et nos manuels de
géographie nous montrent bien un vaste territoire qu’ils attribuent comme domaine
au sultan du Maroc. Les géographes européens ont cherché ainsi l’expression la
plus simple pour rendre un état de choses incertain, variable, embrouillé”1 . Ce qui rend, entre autres, difficile
la compréhension de ce territoire c’est l’existence, Charles de Foucauld y
insistera, de deux zones qui certes s’entremêlent parfois et se juxtaposent, et
dont les frontières sont fluctuantes: l’une de blad el makhzen, l’autre de blad
es siba. Dans la deuxième, la souveraineté du sultan est sans cesse
contrariée, et l’existence de cette dissidence toujours prête, sous les
prétextes les plus divers, à s’enflammer, vient compliquer à l’extrême la
connaissance qu’ont les européens d’un pays qui, lorsque Charles de Foucauld
entreprit son voyage de reconnaissance, était pour les “cinq sixièmes” de son
étendue entièrement fermé aux chrétiens 2.
Tous les voyageurs de l’époque ont insisté sur la difficulté de la
“reconnaissance” de l’intérieur des terres. En 1897-1898, quinze ans après le
périple de Charles de Foucauld, le docteur Frédéric Weisgerber ne pourra
découvrir l’arrière-pays de Casablanca qu’expressément envoyé par le gouverneur
auprès de la mehalla chérifienne où le grand vizir était tombé
gravement malade. Frédéric Weisberger racontera dans d’intéressants souvenirs
ce premier voyage en “terre inconnue”, qui lui donnera l’idée de dresser une
carte détaillée des Chaouïa, et ce qu’il dira de cette entreprise est très
révélateur de l’étroite imbrication de la science géographique et de la
pénétration militaire: “J’en fus récompensé, en 1907, par la satisfaction de
pouvoir porter au Ministère de la Guerre une carte assez détaillée de la région
par laquelle nous allions commencer notre pénétration au Maroc”3.
Frédéric Weisgerber trace aussi un
suggestif tableau de l’état de l’opinion à
l’égard du Maroc à la fin du XIXème
siècle, alors que “la France n’avait pas pas encore
conscience de l’importance
du Maroc pour son empire africain”4 et que
l’Angleterre “dont l’influence était alors prépondérante”, ne semblait se
préoccuper que de maintenir le statu quo, davantage prise qu’elle était alors
par les affaires moyen-orientales. Cette situation, où chacun campait sur des
positions acquises, dura, écrit-il, jusqu’ à la mort de Bâ-Ahmed, le 13 mai
1900. Et ce fut, remarque Frédéric. Weisgerber, “pour le vieux Maroc, le
commencement de la fin”5.
Le lent
désenclavement du Maroc passant insensiblement d’une “économie naturelle
fermée”, comme l’écrit Jean-Louis Miège6
, à son inévitable insertion dans les échanges mondiaux, a été souvent décrit
par les historiens. C’est un ensemble d’épisodes passionnants, complexes, qui
voient la diplomatie et le commerce tisser des liens étroits, avec, en
arrière-plan, les rivalités européennes liées à l’expansion coloniale. Les
sultans marocains furent quant à eux très conscients des risques de plus en
plus grands qui menaçaient l’indépendance de leur pays, et ils hésitèrent entre
la double tentation de la réforme ou au contraire de la fermeture pour
s’efforcer de contrarier le cours implacable de l’histoire, rendu d’autant plus
écrasant que la révolution industrielle et technique que vivait depuis
longtemps l’Europe creusait sans cesse l’écart entre elle et les anciennes
puissances commerçantes et agraires de l’Islam méditerranéen7 . Mais, comme dans une tragédie, les
différentes politiques choisies semblaient toutes contribuer à resserrer l’étau
de la dépendance, contre la volonté même des marocains. Henri Wesseling, dans
son livre sur Le partage de l’Afrique,
résume bien le dilemme dans lequel se virent enfermés les sultans: “soit il
fallait moins dépenser, soit il fallait emprunter davantage. Le Makhzen opta
pour la seconde solution, s’engageant ainsi dans la même voie que la Tunisie et
l’Egypte” 8 . C’est sous le règne de Moulay
Abd-el-Aziz, monté sur le trône à l’âge de quatorze ans, en 1894, que
s’accéléra l’ouverture européenne du Royaume tandis que se précisait une crise
politique que Henri Wesseling décrit ainsi: “Combattre l’influence européenne
supposait des ressources financières que (le sultan) ne possédait pas. Admettre
cette influence ferait de lui le jouet des Européens et, aux yeux de ses
compatriotes, un complice et un agent des puissances étrangères” 9). Eugène Aubin arrive à Tanger en
septembre 1902, pour occuper le poste de Premier secrétaire à la légation
française où il a été nommé le mois précédent
Par la suite, il séjournera six mois à Fès à l’invitation du Makhzen
avant de rejoindre Tanger et de repartir pour la France qu’il quittera en 1904
afin d’occuper son nouveau poste en Haïti. Cet assez long séjour à Tanger,
qu’il considérait d’ailleurs comme une ville européenne, et à Fès, fut
extrêmement studieux. Aubin le consacra essentiellement à la collecte
d’informations sûres sur “le mécanisme de la vie marocaine et du gouvernement
marocain”, comme il l’écrit dans sa Préface, à l’époque de tous les dangers: le
Maroc était en effet secoué partout par un sursaut nationaliste qui trouva en
Bou Hamara son représentant peut-être involontaire, et en tout cas pas toujours
conscient d’enjeux historiques qui le dépassaient. Depuis peu, ces enjeux
étaient devenus plus sensibles à des diplomaties européennes qui, depuis Tanger10 où les grandes puissances d’alors
avaient toutes un ministre plénipotentiaire, jouaient chacune leur jeu compliqué
dans un contexte de rivalités internationales de plus en plus exacerbées. En
effet si, en 1900, à en croire le témoignage du Docteur Weisberger, le Maroc
semblait pouvoir encore tirer son épingle du jeu des grandes puissances11 , ou tout au moins retarder le plus
possible la date des échéances, les choses se précipiteront avec la crise de
Touat. Le lobby algérien ne cessait en effet de répéter que les oasis du Touat,
du Gourara et du Tidikelt abritaient des rebelles à la colonisation française
en Algérie, et qu’il fallait donc, malgré le point de vue marocain qui
considérait que le Touat faisait partie de son Empire, les occuper
militairement 12. On connaît la suite: la prise des oasis des
confins algéro-marocains en 1900-1901, à une époque favorable pour la France,
après la mort de Bâ- Ahmed, alors que le
très jeune sultan manquait de compétence et de volonté politique pour
faire face à une crise internationale 13,
les accords franco-marocains d’avril-mai 1902 qui entérinèrent, avec évidemment
toutes les litotes diplomatiques d’usage, le point de vue de l’armée française
et des coloniaux d’Algérie, le début de
l’impopularité du sultan, coupable de n’avoir pas su organiser le jihad
pour résister aux prétentions françaises: “Il ne semble pas qu’
Abdelaziz se soit rendu compte qu’il s’agissait d’un “tournant de l’histoire”,
comme le remarque Charles-André Julien14
. Par ailleurs, cette impopularité fut aggravée par une réforme fiscale, sans
doute inspirée par des conseillers anglais 15,
avec d’autres réformes qui tendaient à moderniser
le Makhzen et à introduire le
chemin de fer, les automobiles et autres symboles de l’Europe
infidèle dans le
Royaume. La rumeur amplifia les choses, et ce fut le début
d’un mécontentement
général, savamment entretenu par des
intérêts divers qui pouvaient faire leur
profit d’une déstabilisation du royaume chérifien.
Alfred-Georges-Paul Martin a
bien rendu compte de cette atmosphère
délétère qui se répandit un peu partout,
et qui fut vectrice de la crise dont Eugène Aubin fut le
témoin privilégié en
1902-1903: “Aussi distingua-t-on couramment que le sultan avait
été ensorcelé
par ses commensaux européens et avait acquis une
mentalité chrétienne et
détestable; couramment, il ne fut plus que le sultan
‘medjnoun’ (endiablé) ou
‘mahboul’ (aliéné): cela se
répéta dans tout l’empire et jusque dans le
Sahara”16 . Tel est le contexte, extrêmement
trouble et insaisissable, de l’apparition sur la scène de l’histoire du rogui
Jilali ben Driss, dit Bou Hamara, qui parvint à unifier une grande partie des
tribus contre le sultan et menaça plusieurs fois directement son trône. Au
printemps 1902, quelques mois avant l’arrivée d’Aubin, il parcourait déjà le
Maroc entre l’incertaine frontière algérienne et Fès, dans le but d’établir des
contacts ultérieurement profitables. Il entra en dissidence à la fin de l’année
1902, et se fit passer pour le propre frère d’Abdelaziz, affirmant ainsi sa
légitimité dynastique. Il fut même proclamé sultan à Taza. Le 22 décembre 1902,
il menaça directement la ville de Fès après avoir défait les méhallas chérifiennes. Aubin fut le témoin, parfois direct, de tous ces
événements considérables, ce qui donne à son livre un intérêt unique dans les
écrits de l’époque. Bou Hamara, après un certain nombre d’erreurs stratégiques
(Aubin en raconte quelques-unes) finit par perdre l’initiative, jusqu’à son
exécution à Fès le 10 septembre 1909.
Il est
évident que l’agitation de Bou Hamara contribua beaucoup à populariser la thèse
d’une “anarchie marocaine” (c’est le titre même d’un chapitre important du
livre d’Eugène Aubin) qui sera l’une des justification idéologiques du futur
Protectorat. Il n’est pas lieu de raconter ici les longues tractations entre la
France et l’Angleterre, qui mobilisèrent toutes les ressources de la diplomatie
secrète alors que se profilait à l’horizon l’ombre d’un autre prétendant,
l’Allemagne. Qu’il suffise de rappeler que le traité d’avril 1904, sur fond de
crise marocaine, s’efforça de fixer les nouvelles règles d’un partage des zones
d’influence. Au coeur de la négociation, il y avait le Maroc et l’Egypte
qu’abordent les clauses de l’article I et II: “Le Gouvernement de Sa Majesté
Britannique déclare qu’il n’a pas l’intention de changer l’état politique de
l’Egypte. De son côté, le Gouvernement de la République française déclare qu’il
n’entravera pas l’action de l’Angleterre dans ce pays en demandant qu’un terme
soit fixé à l’occupation britannique, ou de toute autre manière. Le
Gouvernement de la République française déclare qu’il n’a pas l’intention de
changer l’état politique du Maroc. De son côté, le gouvernement de Sa majesté
Britannique reconnaît qu’il appartient à la France, notamment comme puissance
limitrophe du Maroc sur une vaste étendue, de veiller à la tranquillité dans ce
pays ou de lui prêter son assistance pour toutes les réformes administratives,
économiques, financières et militaires dont il a besoin”17. Dans un article du Times
du 19 avril 1904, Walter Harris tirera très clairement les conséquences
de cet accord qui allait préciser pour de longues années les visées
stratégiques de la France sur le Maroc: “Le statu quo est assuré, et
l’influence unique de la France se substitue aux influences rivales qui
travaillaient jusqu’ici”. Dans son étude sur Lyautey, Sonia E. Howe cite
d’autre part une lettre du ministre Lord Landsdowne à l’Ambassadeur britannique
à Paris, reconnaissant “le bien fondé du droit de la France à étendre son
influence sur le Maroc -sans qu’elle ait le désir d’annexer les territoires
soumis au Sultan, ni de renverser son autorité”18.
Tel est le contexte immédiat, de rapprochement franco-anglais et de
mécontentement allemand, qui permet de mieux comprendre l’intérêt du livre
d’Eugène Aubin, publié chez Armand Colin en 1904, et dans lequel se trouvaient
réunis les articles déjà parus, en 1902, 1903, dans plusieurs numéros du Journal des Débats, de la Revue des Deux Mondes, de la Revue de Paris et de la Renaissance latine.
Les articles eux-mêmes, lors de leur première publication journalistique
rendaient compte, semaine après semaine, de la crise provoquée par les
agissements de Bou Hamara. Du livre se dégage tout naturellement une impression
de plus grande cohérence, comme si l’auteur avait voulu encadrer les épisodes
dramatiques de son récit d’analyses détaillées et pointilleuses du
fonctionnement de l’appareil makhzénien, avec une tentative d’évaluation des
forces en présence, tant du côté du pouvoir légitime que du côté de la siba.
En outre, le livre trace un très
exact tableau, malgré l’absence de statistiques, de
l’état économique du Maroc,
en même temps qu’il fournit de remarquables informations
sur les zones
tribales, sur le système complexe d’allégeances, ou
encore sur la communauté
juive dont il observe les premières transformations au contact
des influences
françaises. Dans sa courte Préface, Eugène Aubin
précise ce que fut sa méthode
de travail. Il s’est efforcé partout (et plus
particulièrement à Fès lors de
son long séjour de six mois), de recueillir des informations
précises,
vérifiées, des “renseignements” comme il
l’écrit lui-même, auprès de témoins et
d’acteurs directs. Une telle démarche privilégie la
recherche des données
inédites sur toute accumulation de sources livresques.
D’où la nécessité
d’avoir recours à des informateurs fiables, d’autant
plus qu’Eugène Aubin
reconnaît son ignorance de la langue arabe. Dans sa
Préface, il rend un hommage
appuyé à l’un de ses informateurs les plus
brillants, un Algérien, Si Kaddour
ben Ghabrit, dont il écrit qu’ à travers lui se
justifie “une fois de plus,
cette vérité évidente que nos fellow-subjects
algériens sont parmi les plus précieux ouvriers de l’oeuvre française au
Maroc”. Ce point, qui peut sembler de détail, a son importance, car il attire
l’attention sur un phénomène culturel qui joua un rôle essentiel dans la récolte
du renseignement dans les zones d’influence coloniale : l’existence
d’hommes et de femmes nourris à deux cultures, arabe et française, parfois
française et berbère19, et
capables dès lors de comprendre de l’intérieur les réactions des populations arabophones.
On peut supposer qu’il y avait beaucoup
d’hommes de ce type parmi la “quantité de personnes (qui) ont ainsi contribué à
me fournir les renseignements contenus dans ce livre”, pour citer la Préface
d’Eugène Aubin. Dans ses souvenirs, Madame Saint-René Taillandier trace
d’ailleurs un assez fascinant portrait de
Kaddour ben Ghabrit qu’elle fréquenta à Tanger, dans le milieu haut en
couleur des légations où pullulaient les espions et agents d’influence de toute
sorte, parfois mythomanes, mais le plus souvent acteurs plus ou moins secrets
des menées embrouillées des grandes puissances 20:
“Nous étions nombreux, mais dans ce groupe serré, il y avait une personnalité
unique. Algérien, musulman de religion et de coutumes, Français dans sa
formation intellectuelle, fidèle à sa djellaba blanche sur la robe de drap
coloré, aux babouches jaunes et à l’énorme turban, celui-là était aussi à
l’aise dans la souplesse du français que dans sa langue maternelle, l’arabe
(...) Il suivait mon mari dans son cabinet et là, on était tout au secret des
affaires. Notre ami, sans être né au palais chérifien, en connaissait les
détours (...) A Fez, notre ami connaissait de même les ministres, leurs
accointances, leurs rivalités et le prix de leurs consciences, s’ils en avaient
une”. Plus loin, Madame Saint-René Taillandier ira même jusqu’ à préciser qu’
“il a été la double antenne si longtemps invisible où passaient les ondes entre
le Maroc et la France”21.
Kaddour ben Ghabrit fera par la suite une brillante carrière à Paris, et jouera
un rôle de premier plan dans les affaires franco-musulmanes. A l’heure où Aubin
rédige ses articles, il est encore un homme de l’ombre (relativement), l’un de
ceux qui savaient tout et voyaient tout 22.
On comprend mieux ainsi à quelles sources, fiables, certes, mais aussi
“diplomatiquement” orientées, Eugène Aubin a pu puiser l’essentiel de sa
documentation marocaine.
Eugène
Aubin était quant à lui bien préparé pour démêler les fils de l’imbroglio
marocain. De son vrai nom Léon-Eugène-Aubin Descos Coullard, né le 11 avril
1863, il fit des études de sciences juridiques, passa avec succès une licence
en droit, et commença sa carrière en 1885 au sein du ministère des Affaires
Etrangères, d’abord comme attaché au cabinet (service de presse). Il occupa par
la suite de nombreux postes diplomatiques un peu partout dans le monde, parfois
dans des pays sensibles, maillons essentiels des différentes politiques
coloniales: en Europe orientale et balkanique, en Asie, en Amérique latine et
dans le monde arabo-islamique, notamment à Constantinople en 1886, puis au
Caire en 1890. En 1898, il sera promu sous-secrétaire du cabinet du ministre
des Affaires Etrangères. Le 12 août 1902, il fut nommé Premier Secrétaire à la
légation française de Tanger, où il s’installe pendant deux ans, durée
relativement longue si on la compare au reste de sa carrière assez mouvementée.
C’est durant son séjour dans cette ville dont il prend soin de dire, en
conclusion de son livre, qu’elle faisait partie de la “civilisation européenne”,
qu’il rassembla une partie importante de son enquête sur le Maroc contemporain.
A son départ du Maroc il rejoignit Port-au-Prince en tant qu’ Envoyé
Extraordinaire et Ministre Plénipotentiaire de la France auprès de la
république de Haïti. Mais, dès l’année suivante, il quitte ce dernier pays pour
Téhéran. En 1910 il est nommé au grade -assez rarement atteint dans la
carrière- de Ministre Plénipotentiaire de première classe. A partir du 23
juillet 1914 et jusqu’à son départ à la retraite, il est mis en disponibilité
du Quai d’ Orsay. Au cours de sa carrière, Descos Coullard a reçu plusieurs
distinctions importantes et sera chevalier (1896) puis officier (1910) de la
Légion d’honneur23. Ce résumé que nous
donnons ici d’une carrière bien remplie permet aussi de comprendre que la
nomination de 1902 à Tanger fut sans doute facilitée par des compétences
acquises ailleurs, en Europe orientale et en Egypte. Le livre publié par Eugène
Aubin en 1899 (il sera couronné par l’Académie française), Les Anglais aux Indes et en Egypte , faisait preuve déjà des mêmes
qualités qui font tout l’intérêt du Maroc
d’aujourd’ hui:
une information prudente, et systématiquement recoupée,
un
jugement lucide, qui n’oublie jamais les enjeux internationaux et
relie
toujours les analyses ponctuelles à une perspective
d’ensemble, un style sobre,
descriptif, analytique, qui ne se laisse aller à aucune effusion
et limite au
strict nécessaire les confidences personnelles, ou
l’expression de sentiments
plus intimes. Il s’agit, bien sûr, de contrôler,
voire de brider la
subjectivité pour que celle-ci n’altère pas la
représentation d’un réel dont
d’ailleurs la richesse et la complexité offrent à
l’écrivain une matière
suffisamment nourricière. Que de sujets
d’étonnement, en effet, et même pour un
lecteur de1904, dans le tableau que dresse Aubin d’un Maroc
féodal et guerrier
qui avait su se tenir à l’écart de l’Europe
autant que le permettaient les
curiosités et les désirs d’expansion de celle-ci!
Aubin, qui n’est guère sujet
à l’effusion, laisse pourtant éclater son
enthousiasme dans la Préface, à
l’approche du plus extraordinaire des Etats musulmans, dont la
féodalité est
comparée à “une sorte de Saint-Empire”:
“J’ai vécu plusieurs années au Caire et
à Constantinople; il m’a été donné de
pacourir la plus grande partie des terres
musulmanes, l’Algérie et la Tunisie, la Syrie et
l’Egypte, les Indes, la Crimée
et le Caucase, les pays balkaniques, les Turquies d’Europe et
d’Asie; je n’ai
rien rencontré nulle part qui ressemblât au Maroc et
j’ai eu tout à apprendre
en abordant l’Extrême Occident de l’Islam”.
C’est à ce même voyage
“déconcertant” que nous convie la lecture de son
livre, avec des moments forts
qui font du Maroc d’aujourd’hui un
document historique d’un intérêt considérable. On y lira ainsi le récit du
siège de Fès par Bou Hamara, ainsi qu’un tableau remarquable de la politique du
Makhzen à l’égard des tribus. On entrera dans le détail des alliances -et de
leurs retournements- qui permet aussi de comprendre que la frontière entre
l’allégeance et la siba pouvait fluctuer, se retourner brusquement, au gré de
l’intérêt de chacun. Aubin n’oublie jamais d’expliquer, de débrouiller
l’écheveau des contradictions marocaines, en rendant claires des logiques de
comportement éloignées de l’esprit européen. Il comprend l’importance du
facteur religieux, en même temps qu’il esquisse une approche d’anthropologie
politique, dirions-nous aujourd’hui, dans son explication de la baraka
chérifienne, de son rôle symbolique central dans l’affirmation de la légitimité
dynastique. Aubin pressent aussi (le développement des villes côtières l’y
aide) l’ “importance croissante des questions économiques” dans
l’administration d’un pays qui allait entrer lui aussi, mais comme en freinant
des quatre fers, dans un long processus de modernisation. Aubin sera très
attentif aux tendances nouvelles qui impriment leur marque au Makhzen. Il
observe ainsi, à la faveur d’une réorganisation de celui-ci, que l’ancienne
classe militaire et rurale, de moeurs bédouines, qui avait fait la force et les
limites en même temps du Maroc féodal, se voit de plus en plus supplantée par
des citadins lettrés dont l’influence ne cesse de grandir au sein du Makhzen:
“Avec eux s’installe au Makhzen la haute bourgeoisie des villes hadhariya, et
surtout la prépondérance de Fez”. Aubin observe avec attention la montée
d’hommes nouveaux dans l’entourage d’Abdelaziz, plus aptes à diriger le Maroc
au moment où il s’ouvre davantage à l’Europe. Cette attention aux hommes, dont
le caractère, les particularités, voire les passions dominantes peuvent avoir
une influence déterminante dans les choix politiques, explique les nombreux
portraits dont l’auteur émaille son récit. Ceux-ci sont toujours
remarquablement précis et pénétrants: Bou Hamara, le sultan Abdelaziz, le grand
vizir Si Ahmed ben Mouça et bien d’autres encore sont ainsi saisis dans leur
épaisseur humaine et toute la subtilité de leur comportement. Mais les
identités collectives apparaissent aussi dans leur constance et dans leurs
transformations: les fassis, les juifs, les berbères de l’Atlas, les confréries
etc. Il
est à noter que le
“pittoresque” n’intervient que très peu dans
le rendu de cette réalité parfois
surprenante qui ailleurs donnera lieu à bien des surcharges
orientalisantes.
Aubin rend compte et explique. Evidemment, il ne peut éviter
d’employer des
termes de comparaison parfois approximatifs pour saisir quelque chose
de la
réalité marocaine. La fragmentation de l’espace
politique, l’enchevêtrement
complexe des alliances évoque à ses yeux le Saint Empire
romain germanique. Les
rapports de pouvoir et de légitimité en pays
berbère lui soufflent l’expression
(dont Robert Montagne se souviendra peut-être) de
“république fédérative et
oligarchique”. L’importance, très justement
observée, de la kasbah du caïd et
de la zaouïa du chérif et du marabout lui rappellent
irrésistiblement l’
“action politique du château et l’action morale du
monastère”. Pour désigner
l’extrême complexité de la répartition des
fonctions religieuses, chérifiennes,
maraboutiques, caïdales etc., il parlera d’ “anarchie
féodale”, et l’on sent
ainsi poindre une idéologie très Troisième
République qui peut certes déformer
la réalité observée, ou en tout cas
l’expliquer par des comparaisons qui
gomment, sans que l’auteur s’en aperçoive, sa
spécificité. D’ailleurs, cette
“anarchie” n’est pas sans séduire le diplomate
qui voit partout des limites au
pouvoir absolutiste du Makhzen: le Maroc “est un véritable
groupement de petits
Etats autonomes, à l’égard desquels le makhzen doit
procéder selon une
diplomatie appropriée à chacun d’entre eux”.
Gouverner le Maroc suppose un art
consommé de la manoeuvre et de la négociation. La moindre
erreur (et Aubin
analyse celles commises par Abdelaziz) peut ébranler des
équilibres tribaux et
makhzéniens que certains intérêts auront toujours
tendance à vouloir
renégocier. L’art de gouverner, dans le Maroc
féodal d’alors, ne peut être que
conservateur, car il doit ménager des pouvoirs multiples, qui
peuvent très vite
basculer dans la dissidence. Aubin est d’ailleurs très
français dans cette
analyse qui, sans jamais être exprimée brutalement, peut
se déduire de
l’ensemble de son livre. La méfiance à
l’égard de l’Angleterre se manifeste
clairement. Celle-ci est suspecte de vouloir pousser le sultan à
entreprendre
des réformes qui seront des facteurs d’instabilité.
Aubin exprime le sentiment
courant à Paris à l’époque, dans les milieux
diplomatiques, quand il taxe le
jeune souverain de “légèreté” et
d’ “irréflexion”, au point
d’apparaître comme
le “sultan du bouleversement universel” qui peut
précipiter son pays dans une
spirale de changements dont profiteront des puissances ennemies de la
France.
Cette prudence de Paris, dont Aubin se fait l’écho, a
été parfaitement
expliquée par Madame Saint-René Taillandier dans les
souvenirs déjà cités:
“pour nous, le mot d’ordre que déjà
j’avais entendu si souvent prononcer à
Paris était celui de “statu quo”...
c’était comme aux jonchets, ne pas remuer
les pièces du jeu en en dérangeant une seule”24.
De telles analyses, historiquement très datées, n’enlèvent rien à l’intérêt
d’un livre qui a été souvent cité par les historiens du Maroc moderne et que
les éditions EDDIF, après leur réédition du récit de voyage contemporain
d’André Chevrillon, Un Crépuscule d’Islam,
offrent à nouveau à un large public d’étudiants, d’universitaires et de simples
curieux d’une histoire qui continue à s’écrire sous nos yeux.
Jean-François Durand
Université de Montpellier III
NOTES
1 Rapport de
Henri Duveyrier dans Vicomte Charles de Foucauld, Reconnaissance au Maroc, Paris, Société d’éditions géographiques,
maritimes et coloniales, 1939 (1ère édition 1888), p. 11.
3 Casablanca et les Chaouia en 1900,
Casablanca, Les Imprimeries réunies, 1935.
5 Voir le
portrait que trace Charles-André Julien du grand vizir dans Le Maroc face aux impérialismes, Paris,
éditions Jeune Afrique, 1978, p. 38.
6 Cité par
Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique,
Paris, collection folio histoire, 2002, (1ère édition 1991), p. 639. Pour
toutes ces questions, la synthèse d’Henri Wesseling est accompagnée d’ une
bibliographie très complète.
7 André
Chevrillon fut l’analyste rigoureux et un peu désabusé de cette irrésistible
occidentalisation du monde: voir ma Préface à Marrakech dans les palmes, Aix-en-Provence, Edisud, 2002.
8 Henri Wesseling, op. cit., p. 643.
10 Voir
Alfred-Georges-Paul Martin, Quatre
siècles d’histoire marocaine, “Ambassades et compétitions européennes”,
Rabat, éditions La Porte, 1994, (1ère éd. Paris, librairie Félix Alcan, 1923),
p. 386 et suivantes. Madame Saint-René Taillandier à laissé d’intéressants
souvenirs qui tracent un suggestif tableau de la vie à Tanger au début du
siècle, Ce monde disparu, Paris, Plon, 1947, p. 157 et suivantes.
11 Voir
Charles-André Julien, op. cit., p. 38: “il (Ba Ahmed) maintint un immuable statu quo comme l’ ultime sauvegarde du
pouvoir chérifien menacé par l’étranger”.
12 Limiter la
prétention marocaine à une souveraineté territoriale qui prétend reconstituer
la zone d’influence de l’ancien empire chérifien sera un leitmotif des écrits
coloniaux de l’époque. Voir entre autres Henri Duveyrier, op. cit., p. 12.
13
Charles-André Julien, op. cit., p. 40 et A.G.P. Martin, op. cit., “La conquête
française”, p. 323 et suivantes.
15 Sur ce
point controversé, se reporter à Charles-André Julien, Ibid., et tout le
chapitre IX du livre d’ A. G.P. Martin, op.cit.
17 Cité par
Sonia E. Howe, Lyautey du Tonkin au Maroc,
Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1938, p.
260-261.
19 L’exemple
de Saïd Guennoun est des plus instructifs. Voir Michel Lafon, “Regards croisés
sur le capitaine Saïd Guennoun” dans Regards
sur les littératures coloniales , tome II, Paris, L’ Harmattan, 1999, p.
177-207.
20 Le
correspondant du Times, Walter
Harris, fut l’un de ces hommes d’influence si caractéristiques du milieu
cosmopolite et intrigant de Tanger: cf. La
Maroc au temps du sultan, Paris, Balland, 1994 (1ère édition This was Morocco, 1905).
21 Op. cit., p. 195. Gustave Babin est
beaucoup plus critique dans le portrait qu’il trace de Kaddour ben Ghabrit en
1912 ( Au Maroc. Par lescamps et par les
villes, Paris, Grasset, p.373 et suivantes).
23 Je dois
ces précisions biographiques à l’historien Maâti Monjib (Université de Meknès)
qui a pu les établir après consultation des archives du Quai d’ Orsay.
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