Ernest
Psichari (1883-1914)
Ernest Psichari est souvent
cité dans les études portant sur l’histoire
littéraire de la France avant 1914
ou durant l’entre-deux-guerres, et son nom apparaît de plus
en plus dans les
nombreux travaux d’historiens consacrés à la France
coloniale. Cependant, il
n’est pas facile, aujourd’hui encore, de se procurer
certains de ses textes. Si
les écrits mauritaniens, L’Appel des
armes (1ère édition 1913), Les
Voix qui crient dans le désert
(1ère édition posthume 1920) et surtout Le
Voyage du centurion (1ère édition posthume 1916) ont
largement
contribué à forger, dans la culture française, un
impressionnant mythe du
désert, et ont su trouver des générations
successives de lecteurs, il n’en va
pas de même des premiers écrits du petit-fils de Renan,
inspirés par une
remarquable expérience des intérieurs de l’Afrique
noire. Terres de soleil et de sommeil, d’abord publié chez
Calmann-Lévy en
1908, a certes été salué par des écrivains
importants, de Maurice Barrès à
Charles Péguy, mais pas toujours lu avec l’attention
qu’il mérite. Péguy, parmi
les premiers, contribuera à façonner la légende de
Psichari l’Africain, dans
quelques pages flamboyantes de Victor-Marie,
comte Hugo (Cahiers de la quinzaine,
23-10-1910) qui enrôlent le jeune Ernest dans le grand
parti des antimodernes et des
« mécontemporains »
(1). Il le situe alors, cet « ami lointain », cet
« homme jeune,
plein de sang » (2), dans la vaste lignée des
fondateurs, continuateurs de
la Cité antique et il l’apostrophe en ces termes :
« Latin, Romain,
Français héritier de la voie romaine,
castramétateur (3), vous qui savez ce que
c’est que de frayer une route et d’asseoir un
camp » (4). Mais il est
évident que les longues pages fiévreuses et
passionnées de l’auteur de Notre patrie nous en apprennent
plus sur
l’idéologie française des années
d’avant-guerre que sur l’aventure africaine de
Psichari lui-même, qui d’ailleurs contribue dans ses
lettres (5), à la même
époque, à construire son propre mythe avec beaucoup
d’efficacité (6). Parmi les
textes, peu connus et jusqu’à ce jour peu diffusés,
qui devraient permettre de
comprendre au plus près, loin de toute entreprise
légendaire, ce que fut la
réalité d’une aventure coloniale exemplaire au
début du siècle, les Carnets de route occupent une place
essentielle. Ils ont donné lieu à une première
édition, en 1948, en ouverture
du tome 1 des œuvres de Psichari aux éditions Conard.
Henriette Psichari, dans
son Introduction, présente ainsi le texte :
« A dessein, on a placé en
tête des Oeuvres complètes les Carnet de route,
inédits jusqu’à ce
jour, d’abord pour respecter l’ordre chronologique de la
production, surtout parce qu’ils révèlent le
processus créateur de l’écrivain. Les
Voix qui crient dans le Désert sont l’armature du Voyage
du Centurion, les Carnets de route sont la première
jetée
de Terre de Soleil et de Sommeil. Les lecteurs
curieux pourront même y retrouver des passages similaires, des
expressions
identiques. Il nous a paru inutile de nous livrer à une chasse
aux redites qui
eût enlevé la spontanéité des notations
prises au
soir de chaque étape. Bien plus, ces similitudes sont à
nos yeux la marque de
l’écrivain-né, celui dont la sensibilité se
traduit à son insu alors qu’il
écrit pour lui seul, sans souci de ses futurs
lecteurs » (7).
Dans
son intéressant témoignage publié en 1933, Ernest
Psichari, mon frère, Henriette Psichari avait cité, dans
le même esprit,
une lettre d’Ernest à sa mère au moment où
il rédigeait ses Carnets dont il
aimait d’ailleurs adresser certains passages à ses
correspondants les plus
proches. La lettre, datée du 9 octobre 1907, explique pourquoi
il faut passer
de la forme relâchée et linéaire du journal de
campagne à des écrits plus
synthétiques. On voit dans ces lignes l’évolution
qui se profile du récit des
Carnets à celui, plus élaboré et construit, de
Terres de soleil et de sommeil, qui sera publié
l’année
suivante :
« J’ai
un journal de route tenu au jour le jour. Je me suis aperçu en
le parcourant dernièrement qu’il
n’était pas intéressant du tout, et ne donnait pas
l’idée de ce que j’avais vu. C’est
l’inconvénient de tout journal de route.
Pour donc qu’il me reste de ce voyage des notes me rendant aussi
exactement que
possible, non pas les événements de tous les jours,
mais la synthèse des divers états d’âme
qui se
sont succédé, j’ai entrepris ce travail qui
s’éloigne complètement de la forme
« Journal » et qui ne retiendra
de ce long voyage que ce qui m’a paru essentiel et
présentant un intérêt général.
Je crois qu’en
principe l’idée est bonne et que ce petit opuscule
pourra plaire à ceux qui le liront, par sa forme nouvelle (car
l’Afrique n’a
pas encore été décrite de cette
manière-là) et par la sincérité de
l’émotion » (8)
Psichari
avait vu juste, et c’est sous une forme plus construite et canalisée que son
Journal lui vaudra le succès, inaugurant ainsi une œuvre qui atteindra son
maximum d’audience avec les écrits mauritaniens. Mais pour le lecteur
contemporain, ce sont au contraire les textes les moins idéologiques, les moins
philosophiques, ceux qui s’attachent, à rendre compte des « événements de
tous les jours », qui méritent le plus d’attention. Dans sa lettre à sa
mère, l’écrivain semble tenir en piètre estime la chronique du quotidien et
sans doute parce que, fidèle à une grande tradition de l’intelligentsia
française de son temps, celle qui berça toute son enfance et son adolescence, à
l’ombre tutélaire de Renan, de Taine et de Bergson, il voulait que le voyage
fût un exercice de compréhension du monde, à la manière entre autres des récits
d’André Chevrillon, familier des mêmes milieux au quartier latin (9). Or, plus
modestement, les Carnets de route se proposent de raconter, étapes par étapes,
une expédition africaine qui, même si elle a nourri les rêveries encore
romantiques d’un jeune homme en quête de « merveilleuses et mystérieuses
destinées »(10) fut aussi faite d’ennui et de désenchantement. La
correspondance témoigne d’ailleurs admirablement de cette ambivalence, qui voit
l’écrivain tantôt exalter la grandeur de l’aventure et la somptuosité
wagnérienne des paysages, et tantôt préférer un style plus sobre et
retenu : « Le ton grandiloquent ne saurait s’appliquer à la vie
facile et exempte de tout souci que l’on mène ici. On exagère énormément les
difficultés de l’Afrique et l’erreur est entretenue par les voyageurs eux-mêmes
qui relèvent ainsi leurs actions et se rehaussent aux yeux du public »
(11). Mais les carnets de route ne tiendront pas toujours cette promesse de
sobriété car on y trouve maints passages, comme nous le verrons, où l’Afrique
suggère des atmosphères envoûtantes et magiques. Mais la contradiction n’est
qu’apparente. Si la vie quotidienne est généralement simple et facile, rarement
dramatique et inquiète, ce sont les paysages eux-mêmes qui souvent tendent à la
grandeur et au sublime, à un romantisme flamboyant dont Psichari aurait bien
voulu, pour l’Afrique, être le premier illustrateur.
1. Psichari avant 1906.
Le
jeune militaire qui s’embarque à Bordeaux le 25 août
1906 pour un périple
africain de près d’un an a déjà
derrière lui un lourd et riche passé qu’il
importe de rappeler. L’étude de Frédérique
Neau-Dufour, Ernest Psichari, l’ordre et l’errance (12)
nous permet désormais
d’en mieux comprendre toute la complexité. Rien ne
prédestinait en effet le
jeune Ernest à entreprendre une carrière coloniale
d’autant plus que sa famille
n’était pas directement liée au milieu militaire.
Frédérique Neau-Dufour la
rattache à la « haute bourgeoisie intellectuelle
parisienne » (13) et
relate avec beaucoup de détails ses réseaux de relation,
son atmosphère, ses
engagements politiques, particulièrement en faveur de Dreyfus,
en même temps
qu’une lente ascension sociale qui la situa de plus en plus au
centre des
circuits parisiens les plus introduits et les plus influents. Ernest,
né en
1883, est donc incontestablement un héritier, surtout
d’ailleurs par sa mère
Noémie, fille d’Ernest Renan. Il portera tout
naturellement le prénom de son
grand-père, et Noémie jouera un rôle essentiel
durant les années de sa première
formation. Il aura avec elle un rapport intensément affectif et
passionné,
comme en témoigne la correspondance. L’ascendance grecque
paternelle (Jean
Psichari fut un savant de grand renom), bien que nullement
reniée, ne sera
jamais aussi déterminante. Henriette Psichari a consacré
de belles pages à ce
milieu privilégié, tout entier voué à la
vie de l’esprit, et qui très tôt
orienta les goûts et les intérêts du jeune Ernest
vers la littérature,
l’histoire, la philosophie, les langues anciennes. Elle le
dépeint, par exemple,
encore enfant, menant à table des discussions souvent au-dessus
de son
âge: « A la table familiale, vaste et très
accueillante, Ernest
tenait une place importante. Il était rare que la conversation
s’attaquât au
récit des menus événements de la journée,
on n’avait pas fini le potage qu’un
sujet plus ample était déjà posé et
qu’Ernest s’y mouvait avec facilité. La
littérature d’abord, plus tard la philosophie et la
politique étaient son champ
d’action » (14). Cet intérêt pour les
idées et le monde contemporain
s’accentua durant l’affaire Dreyfus qui mobilisa la famille
Psichari dès août
1897. Le combat dreyfusard souda autour des Psichari des amitiés
solides, Jean
Jaurès, Emile Zola, Gaston Paris, Anatole France le colonel
Picquart, Eugène
Lenfant, rencontré en mai 1904, qui jouera un rôle
décisif dans la carrière
militaire d’Ernest. Il ne faut certes pas omettre, dans ce rapide
rappel,
Jacques Maritain (15), rencontré en 1899, Charles Péguy,
en 1901, Henri Massis,
en 1906, pour ne citer que les noms les plus importants. C’est
tout
naturellement que le jeune Psichari adhère alors au socialisme
jaurésien, qui
n’était au fond qu’un approfondissement de
l’idée républicaine selon l’esprit
de l’époque (16), et qu’il s’engage dans le
mouvement des Universités populaires
(17). Il passe son baccalauréat au lycée Henri IV en
1900, et une licence de
philosophie à la Sorbonne en 1903, tout en suivant les cours de
Bergson au
Collège de France. Ces années d’apprentissage (18)
sont d’une importance
extrême, car elles permettent de comprendre la tonalité
des premiers textes
africains de Psichari et leur humanisme affirmé, avant que
l’expérience
mauritanienne ne vienne donner à l’œuvre une
orientation plus militaire,
nationaliste et mystique (19).
2. Au cœur de l’Afrique.
La jeunesse privilégiée
d’Ernest, parmi quelques-unes des sommités de la France
républicaine de
l’époque, le destinait tout naturellement à prendre
sa place au sein d’une
République des Professeurs (20) que l’affaire Dreyfus
avait profondément
légitimée, et c’est une crise sentimentale grave,
liée sans doute aussi à une
fragilité psychologique plus ancienne, bien que masquée,
qui orienta le jeune
licencié vers le métier des armes. Sa sœur
Henriette a consacré à cet épisode
des pages non dénués de romantisme. On sait que le jeune
Ernest était tombé
amoureux de Jeanne Maritain, qui n’éprouvait pour lui que
de l’amitié. Dès
lors, Ernest fut emporté par un « vertige de
malheur », comme l’écrit
sa sœur : « La mélancolie s’emparait
de lui chaque jour davantage, le
travail devenait difficile, la distraction impossible »
(21). Henriette
reste pudique sur les différents
épisodes de l’« effondrement » de
son frère, et il faut dès lors
compléter son récit par celui, beaucoup plus
détaillé, nourri à des sources
inédites, de la biographie de Frédérique
Neau-Dufour : « Ernest
essaie de se suicider, de manière avérée, en
août 1903, et peut-être, déjà, en
juillet 1902. Sans doute recourt-il chaque fois au poison »
(22). On comprend dès lors que le choix d’Ernest,
en février 1904, de s’engager dans l’armée au
terme de l’année de service
obligatoire qu’il avait effectuée au cinquantième
régiment d’infanterie de
Beauvais ait eu quelque chose de la recherche d’un refuge.
C’est en tout cas la
thèse avancée par sa sœur, avec toutefois des
accents nationalistes qui
relèvent indéniablement d’une reconstruction a
posteriori de la trajectoire d’Ernest, sans doute au
départ plus
instinctive et pragmatique : « Les quelques mois
qu’Ernest vécut
ainsi de chute en chute sont le point de départ du redressement
surhumain qu’il
allait accomplir, de cette subite entrée en jeu de sa
volonté
renaissante » (23). Dans Les Voix
qui crient dans le désert, bien plus tard, Psichari donnera
lui-même une
lecture « providentialiste » de cette dure crise
existentielle qui
allait le conduire au salut par la discipline monacale de
l’armée. La réalité
est sans doute plus banale, jusqu’à cet aveu :
« Faut-il que la vie
soit une triste chose pour qu’on en soit réduit à
se réfugier dans une caserne
comme dans un couvent et à considérer la vie militaire
comme l’idéal de la
vie ! » (24) Il faut d’ailleurs noter que le ton
des lettres varie
selon leur destinataire. Celles adressées à
Geneviève Favre sont parfois d’un
romantisme exalté (25) alors que la correspondance avec Jean
Psichari est
nettement plus retenue, voire froide et technique. Toujours est-il que
la
destinée d’Ernest bascule une fois de plus lorsqu’il
décide de demander à
rejoindre, en décembre 1905, le 1er régiment
d’artillerie coloniale,
à Lorient, où il pourra compter sur le soutien sans
faille d’un ami de sa
famille, le commandant Lenfant. De septembre 1906 à
décembre 1907, il
accompagnera celui-ci dans le cadre de la Mission du Haut-Logone, entre
les
bassin du Tchad et du Congo. Il faut rappeler que la fondation de
l’Oubangui-Chari-Tchad remonte seulement à
l’année 1890 et que, dans cette
région, la France est encore mal implantée.
Frédérique Neau-Dufour résume ainsi
l’état des forces en présence :
« Quand Psichari arrive en
Oubangui-Chari, la présence française y est très
faible et la résistance
africaine vivace. Il reste à prendre véritablement
possession de la colonie, à
en déterminer les contours pour en maîtriser
l’espace » (26). La mission
dirigée par Lenfant est organisée par la
Société de géographie de Paris, dans
le cadre de la politique conduite par le ministère des colonies.
Dans son livre Ernest Psichari d’après des documents
inédits, A. M. Goichon résume très clairement ses
objectifs: « La
Mission du Haut-Logone avait pour but l’exploration des pays qui
s’étendent
entre la Sangha et le Chari, donc entre le bassin du Tchad et celui du
Congo ; région qui pourrait permettre des communications
entre le Centre
Africain et la colonie congolaise. Il fallait reconnaître le
pays, en relever les
ressources, prendre contact avec les indigènes,
reconnaître les routes
praticables et les laisser ouvertes après avoir dressé
des cartes aussi
détaillées que possible » (27). Ces objectifs
sont d’autant plus
stratégiques que la France est rivale de l’Angleterre, de
l’Allemagne –de
l’Allemagne surtout- et de la Belgique en cette partie de
l’Afrique où les
frontières demeurent incertaines (28). Les récits de
Psichari témoignent à
diverses reprises d’une obsession anti-allemande qui trouve un
terrain nouveau
au cœur de l’Afrique et permet l’éloge
d’une présence française qui se veut
civilisatrice (29). La mission Lenfant bénéficiera
d’excellents compte rendus
dans la presse, entre autres dans Le
Petit Journal. Elle fut pour Psichari une véritable initiation
au métier
colonial, car il ne faut bien sûr pas sous-estimer le
« professionnalisme », comme l’on dirait
aujourd’hui, de telles
expéditions, qui avaient un contenu scientifique hautement
affirmé. A son
retour en France, le maréchal des logis Psichari sera
décoré de la médaille
militaire (le 7 mars 1908) avant d’intégrer
l’école des officiers de Versailles
d’où il sortira sous-lieutenant. Dès lors commence
un nouvel épisode de
l’aventure africaine, d’abord vers Dakar puis la
Mauritanie, qui nourrira le
deuxième versant de son œuvre.
3. Le quotidien colonial.
Dans le minutieux récit de
sa mission, le commandant Lenfant prend soin de présenter
l’équipe dont il
s’était entouré et dans laquelle,
écrira-t-il dans ses rapports, le jeune
Psichari avait su trouver dès le début toute sa place. Ce
passage mérite d’être
cité, car il permet de bien comprendre la dimension collective
de l’aventure,
alors même que les textes autobiographiques de Psichari ont, ce
qui est normal,
une tonalité plus individualiste et personnelle. Lenfant
écrit dans le chapitre
I de son livre : « La condition la plus indispensable
de succès pour
un chef de mission est tout entière exprimée par quatre
mots : le choix
des collaborateurs. Les miens furent et restèrent au-dessus de
tout
éloge ; ils me rendirent très fiers d’avoir su
les mettre à mes côtés. Le
capitaine Périquet était le second de la Mission. Ce
jeune officier
d’artillerie coloniale joignait à son savoir une âme
bien trempée, une
résistance physique égale à sa vaillance et
à son énergie. (…). Le docteur
Kérandel, médecin-major des troupes coloniales,
était chargé des soins
médicaux, des observations et des études
afférentes à sa spécialité. Il s’est
dévoué sans compter, propageant la vaccine,
délimitant les zones où règne la
maladie du sommeil, portant secours aux indigènes qui la
subissent, étudiant la
tsé-tsé (…). Quatre sous-officiers, Bougon,
Delacroix, de Montmort et Psichari,
aussi intelligents que dévoués, nous secondaient de toute
leur activité et leur
vaillance ; notre état-major était
complété par l’ingénieur des mines
Bastet et le capitaine Joannard que la maladie faisait rentrer en
France
presque au début de la Mission, au moment même où
le sergent de Montmort était
si cruellement enlevé à notre profonde
affection ». Ce bref descriptif des
cadres de la Mission (30), dont fait partie Psichari,
s’accompagne d’une mise
en valeur des vraies qualités du chef colonial, loin de toute
conception
brutale de l’autorité, dans un esprit qui était
aussi à l’époque celui de
Galliéni et de Lyautey (31) : « Sous ces
latitudes brûlantes qui
exaspèrent les caractères et les tempéraments, la
vie de brousse est une pierre
de touche sincère et fidèle du naturel de chacun.
C’est précisément cela qu’un
chef doit comprendre. Son rôle consiste, non pas à imposer
sa personnalité,
mais à rendre son autorité telle à l’esprit
de ses amis qu’ils en tiennent le
plus grand compte sans en sentir le poids. Plus les collaborateurs ont
d’initiative et d’indépendance, pourvu qu’ils
aient reçu des ordres rationnels
et précis, plus ils ont de goût à leur travail,
plus celui-ci leur tient à
cœur, s’étend et se multiplie ». Dans son
Journal, Psichari adhérera sans
la moindre réserve à la conception coloniale du
commandant Lenfant (32). Les
passages les plus critiques du livre contre la colonisation alors en
vigueur
rapportent souvent des propos du commandant lui-même, ou
résument les
inquiétudes qu’il laisse paraître devant ses
hommes : « Le commandant
m’a paru un peu tourmenté des difficultés que nous
aurons plus tard à surmonter.
Il m’a confié que ce sujet l’occupait tant
qu’il ne pouvait dormir que quelques
heures la nuit. Il est persuadé que nous aurons là-bas
beaucoup d’ennemis,
parmi les blancs naturellement. Ces ennemis seront ceux-là que
nous irons
déranger dans l’exercice de leur royauté coloniale,
ceux-là dans les fiefs
desquels nous mettrons les pieds » (éd. Lambert, p.
22) . Une fois
arrivé en Afrique, Psichari décrira avec une ironie
parfois voltairienne
quelques-uns de ces fiefs construits par des administrateurs sans
scrupules et
des aventuriers de tous poils. Mais c’est encore le commandant
Lenfant qui
tient les propos les plus hostiles, par exemple le 3 septembre à
Dakar, à la
vue du palais du gouverneur, disproportionné, onéreux et
inutile. C’est d’ailleurs l’homme
lui-même, à l’image
de tant de coloniaux indignes, qui provoque les saillies les plus
mordantes : « C’est un triste personnage, un
homme taré. En plus, il
ignore complètement l’indigène. Il n’est
jamais allé dans la brousse, sinon
traîné en palanquin, précédé
d’une fanfare militaire, pour aller recueillir les
adorations de quelques indigènes. Quand il peut faire une crasse
à un indigène,
il la lui fait. Il est entouré d’une bande de petits
ratés qui rongent le
budget » (p.25). Les remarques de ce type seront nombreuses
dans les Carnets de route, et pas toujours
prêtées à Lenfant. Psichari les formule pour son
propre compte, par exemple au
Congo belge, à Matadi, après avoir rencontré le
consul de France, M.
Casabianca : « C’est une sorte de fou dont tout
le monde ici dit le
plus grand mal. Il n’a de rapports avec aucun Européen. On
dit qu’il se promène
parfois en brandissant un revolver. Voilà l’homme qui
représente la France dans
la colonie belge » (p. 27). De tels passages resteraient
anecdotiques s’ils
ne mettaient le doigt sur un des maux endémiques de la
colonie : la
médiocrité des hommes qui y séjournent, dans une
totale indifférence à l’oeuvre
française que Lenfant et Psichari ne cessent de
présenter, bien avant Robert
Delavignette qui en fera un thème essentiel de ses écrits
(33), comme relevant
d’un véritable « service », et
d’un sens aigu du devoir d’Etat.
Psichari, après Lenfant et influencé par ses idées
et son exemple, plaide pour
une véritable professionnalisation, pour employer un mot
d’aujourd’hui, du
service colonial : « Il faudrait résolument
entrer en campagne contre
les « coloniaux en chambre » qui n’ont
jamais quitté le trottoir
parisien et qui répandent sur des questions qu’ils
ignorent des idées
inconsidérées » (p. 39). On le voit, le combat
doit être mené sur deux
fronts, à l’intérieur et à
l’extérieur de la colonie. A l’intérieur de
la
colonie, le danger vient à la fois de pratiques abusives du
pouvoir qui peuvent
tendre à créer une extraterritorialité coloniale,
en dehors du droit commun
républicain, mais aussi, plus insidieusement, d’une lente
altération des
caractères comme si le français installé sur des
terres
« inclémentes » voyait peu à peu sa
personnalité se fondre, se
perdre, se disperser dans le « quotidien Pernod »
et la « sieste
avilissante » (p. 42-43). Suit alors une véritable
galerie de portraits
des français d’Afrique (voir entre autres les descriptions
cocasses de M.
Dupont, M. Bruel, M. Chapas etc.), qui transporte le lecteur au
cœur du
quotidien de la colonie, bien loin de toute rhétorique
héroïque et épique. Mais
ces passages cruels ne doivent pas faire oublier l’exacte saisie,
d’un intérêt
documentaire évident, des lentes transformations que
connaît l’Afrique au
contact du commerce et de la technique européens.
Particulièrement intéressants
sont les passages qui mettent en scène Bania, la capitale du
caoutchouc, au
centre des activités de la puissante Compagnie L.H.S
(Logone-Haute-Sangha), où
s’affirme une activité entrepreneuriale d’où
se détachent quelques figures
hautes en couleurs de commerçants et de planteurs, aux antipodes
des portraits
tracés antérieurement de petits blancs avachis dans les
vapeurs de
l’alcool et affectés par la congolite
(34) Comme nous allons le voir, ce pays qui lentement se transforme et
s’insère
dans les circuits du commerce global s’oppose à un autre,
que Psichari qualifie
de « romantique », selon un véritable
topos du récit colonial que
trente plus tard Robert Delavignette illustrera encore avec le talent
que l’on
sait dans Les paysans noirs
(35) .
3. L’illusion romantique.
Quelques-unes
des plus belles pages du Journal s’efforcent de saisir des
atmosphères
africaines marquées par le sublime et la grandeur des paysages
et envisagent
même la possibilité d’une nouvelle
esthétique, à la hauteur d’une démesure et
d’une sauvagerie que seuls les paysages américains, rendus
plus familiers à la
culture française par les récits de Chateaubriand,
peuvent égaler (36). Ce
sentiment, exaltant et écrasant à la fois, d’une
démesure du monde qui brise
tous les carcans classiques saisit Psichari dès qu’il
s’éloigne de l’univers
confiné de Dakar. De Conakry à Cap Lopez,
l’impression de sauvagerie
s’accentue. Il n’y a guère que quelques factoreries
qui indiquent une présence
européenne sur les rivages : « Tout de suite,
derrière, la brousse,
et, dans le fond, la forêt » (p.26). Mais la
profondeur mystérieuse de la
forêt tropicale n’éveille pas chez Psichari, comme
quelques années plus tôt en
Inde, chez Chevrillon (37), une peur diffuse et très victorienne
des
commencements du monde, et d’une primitivité qui peut
à tout moment devenir
destructrice et mortelle. C’est moins Darwin que Wagner qui
nourrit les
rêveries de l’écrivain, et une rêverie
romantique, rousseauiste parfois, et de
plus en plus puissante au fur et à mesure que l’on
s’enfonce dans les
intérieurs de l’Afrique. La remontée du fleuve
Congo, de Banane à Matadi est
dès lors une véritable expérience
esthétique, transfigurée sans doute par des
réminiscence rimbaldiennes : « C’est un
perpétuel enchantement. Le
fleuve se resserre rapidement entre des rives abruptes. On a
l’impression de la
désolation et de la solitude. La terre est rude et rocailleuse.
Parfois on
aperçoit d’immenses feux de brousse, qui, à
certains endroits, embrasent des
flancs entiers de la montagne. Le décor de la
Walkyrie » (p.27). On est ici au cœur d’une
Afrique païenne,
immémoriale, et qui relève même, pourrait-on dire,
d’un chromatisme nordique
(38) bien loin de ce que sera quelques années plus tard
l’expérience
mauritanienne de Psichari : « Les anciens faisaient des
fleuves des
dieux. Le Congo est un vieux et grand dieux, très puissant et
très
vénérable » (p. 28). La navigation sur le
Congo ressemble dès lors à une
traversée des multiples alluvions du temps, mais vers des
origines mythiques
que nimbent encore les lumières de l’Eden des
romantiques : « On
croirait naviguer dans des jardins de paradis. Des îles vertes
nagent dans l’or
du fleuve (…). Ici, il n’y a pas de traces humaines, de
tels aspects suffisent
à remplir toute une vie d’un parfum merveilleux de
tendresse et de beauté. Que
la nostalgie des voyageurs pour la terre d’Afrique
m’apparaît aujourd’hui
naturelle et légitime ! (…). On ne sait plus
où l’on est. La latitude
s’abolit » (p. 33-34). En Mauritanie, des paysages
exactement inverses par
leur dépouillement et leur ascèse lumineuse inspireront
bientôt à l’écrivain
une expérience semblable, mais celle-ci, liée
aux espaces vides et à un
monothéisme incandescent, éclipsera, ce qui est bien
dommage, le souvenir du premier
Psichari, celui de la forêt et du fleuve. Toutefois, et il faut
lire bien sûr
entre les lignes de son Journal, le Psichari africain n’oublie
pas qu’il a été
menacé au sortir de l’adolescence par des tempêtes
wertheriennes qui ont failli
lui coûter la vie, et il se préserve, au cours de son
périple, de la
« névrose romantique où l’individu
s’exalte jusqu’à l’illusion de la
complète indépendance et de la force
intérieure » (p. 61). La régularité
militaire, le devoir quotidien, les tâches humbles et
nécessaires qui
maintiennent au cœur de la brousse la plus
impénétrable l’exigence du contrôle
de soi sont autant de garde fous qui tiennent le romantisme à
distance, qui le
disciplinent, et qui le canalisent dans une écriture lyrique et
maîtrisée. A
l’évidence, Psichari ne cédera plus aux forces
démoniques qui menacent toujours
de se déchaîner en lui, et de plus en plus, il les
transposera dans la
Mystique. C’est en des termes dignes de Goethe qu’il
désigne les dangers du
romantisme : « Danger trouble, d’abord par
l’exaltation soudaine de
l’individu, ensuite par le factice de cette
exaltation » (p.62). Mais
quelle que soit la crainte qu’il éprouve de pouvoir une
fois de plus perdre
pied, comme en cette dramatique année 1903 évoquée
plus haut, ce qui domine, tout
au long des Carnets de route mais
aussi de la très riche correspondance qui en accompagne la
rédaction, c’est le
sentiment rimbaldien d’approcher au plus près de la vraie
vie. Il y a, dans les
lettres de cette époque, de nombreux passages qui expriment un
pur bonheur
d’exister dans un monde où tout est à la fois plus
jeune et plus éclatant, les
couleurs, les sons, les images : « Ne sont-ce pas les
plus beaux
jours de ma vie que je vis en ce moment ? Je suis dans le plus
étrange et
le plus excitant des pays. (…). Aussi bien cette vieille terre
qui a tué tant
d’hommes, est-elle pour ceux qui peuvent y vivre, un pays de
cure, un
merveilleux sanatorium, où le corps se fortifie dans une
existence rude et
saine » (39).
On
voit, à partir de ces citations, que l’intérêt est grand de rééditer ces
premiers textes de Psichari, d’autant plus que, contrairement à Terre
de soleil et de sommeil, et surtout L’Appel
des armes, Les Voix qui crient dans le désert ou Le Voyage du Centurion, ils
n’ont eu qu’un public assez limité dans l’édition posthume de 1948. La richesse
de ces notes, qui tiennent du journal, du récit de voyage, et de la réflexion
philosophique, est par ailleurs multiple. On peut les lire comme un témoignage
précieux d’un certain esprit colonial, « humaniste » si l’on
veut, très répandu dans certaines élites républicaines de la métropole.
L’historien militaire y trouvera de nombreuses indications sur la conception
coloniale de secteurs influents de l’armée, après l’Affaire Dreyfus et avant le
premier conflit mondial. Elles offrent aussi un ensemble de descriptions
précises, de « choses vues », qui donnent une excellente idée de la
réalité quotidienne de la colonie, de ses activités économiques, des voies de
communication et d’échange. Quant au spécialiste de littérature française,
il y trouvera une passionnante matière : à la fois évocation d’un nouveau
mal du siècle que l’Afrique contribuera à guérir, et greffe, au cœur de
l’Afrique forestière, d’une sensibilité esthétique venue des profondeurs de la vieille
Europe : le romantisme allemand, Wagner, et même, ici et là, une petite
musique lamartinienne ou rimbaldienne.
Jean-François Durand
Montpellier III.
Notes
(1) Charles Péguy, Oeuvres en prose complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome III,
1992, p. 344.
(2)
Ibid., p. 334.
(3)
Mot forgé par Péguy à partir du verbe latin castrametari.
(4)
Ibid., p. 338.
(5) Voir les Lettres
du centurion dans Oeuvres complètes
de Ernest Psichari, Paris, Conard, 1948, tome III. La lettre à Charles
Péguy du 18 août 1910 est particulièrement intéressante, car Psichari y décrit
sa « bibliothèque de campagne », dans un esprit qui se voudrait dans
la continuité de César (le grand modèle des écrivains militaires de l’époque).
Les références lettrées (Bossuet, Pascal, Vigny) accompagnent l’évocation
d’écrits très techniques, le Règlement
d’Artillerie de campagne, la Table
des logarithmes. A l’évidence, Psichari veut camper la figure d’un clerc de
type nouveau, savant mélange de grande culture et d’intelligence pratique, aux
antipodes de l’ « intellectuel » moderne, menacé d’abstraction
et de desséchement.
(6) Une lettre datée de 1911, sans autre précision,
confie à Péguy que ses livres, et surtout Notre
Jeunesse, sont « très goûtés dans le
petit milieu très peu littéraire et très peu
intellectuel où
je vis ». Par la suite, il trace le portrait de l’un
de ses nouveaux
camarades, Aubert, « soldat modeste et obscur, un peu le
type que Vigny a
décrit dans Servitude et Grandeur »
(Lettres, op.cit., p. 188).
(7) Œuvres
complètes de Ernest Psichari, op. cit., p. 14.
(8) Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère, Paris, Plon, 1933, p. 46-47.
(9) Dans
l’Inde, Paris, Hachette, 1891 et Un Crépuscule d’Islam, Paris, Hachette,
1906.
(10) Oeuvres complètes, op. cit., p. 21.
(11) Ibid., p. 147.
(12) Paris, Les éditions du Cerf, 2001.
(13)
Ibid., p. 15.
(14)
Ibid. p.5-6.
(15) Voir les belles pages de Raïssa Maritain Les Grandes Amitiés, Paris, Desclée de
Brouwer, 1949, p. 61-68 (1ère édition 1941).
(16) Jean Jaurès en avait dégagé la doctrine dans
une intervention mémorable à la séance de la Chambre des Députés du 21 novembre
1893 (repris dans Jean Jaurès, Pages
choisies, Paris, Rieder, 1922, p. 313-328). Ce texte permet de comprendre
la philosophie républicaine du premier Péguy et du jeune Psichari.
(17) Lucien Mercier résume leur esprit en quelques
pages très précises du Dictionnaire des
intellectuels français (dir. Jacques Julliard et Michel Winock, éditions du
Seuil, 2002, p.1375-1378).
(18) Voir Annexe I.
(19) J’ai abordé ailleurs ce problème, « La
tentation d’Ernest Psichari », dans Poétique
et imaginaire du désert, Publications de l’Université Paul-Valéry,
Montpellier III, p. 103-115.
(20) L’expression de Thibaudet est bien sûr
postérieure mais elle rend bien compte de l’importance accrue du pouvoir
intellectuel et universitaire au moment de l’Affaire. Revenu de ses illusions
de jeunesse, Psichari opposera de plus en plus le militaire et le conquérant à
l’ « intellectuel », coupé des forces profondes de la vie.
(21) Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère, Paris, Plon, 1933, p. 94-95.
(22)
Op.cit., p. 99.
(23) Ibid., p.105-106. Voir le texte complet dans
l’Annexe II. La lettre écrite par Ernest à son père le 2 février 1904 est sans
doute beaucoup plus exacte quand il évoque les raisons professionnelles du
choix du métier des armes, Cf. Lettres du
Centurion, dans Œuvres Complètes de
Ernest Psichari, tome III, Paris, éditions Louis Conard, 1948, p. 125.
(24) Cité par Frédérique Neau-Dufour, op.cit.,
p.123.
(25) Entres
autres celles datées d’août et de septembre 1902 (Lettres du Centurion, p. 116-122).
(26) Frédérique Neau-Dufour, op.cit., p.136.
(27) Voir en Annexe III le résumé complet que
donne de l’expédition A. M. Goichon, à
partir de l’ouvrage du commandant Lenfant, La
Découverte des grandes sources du centre de l’Afrique, Paris, Hachette,
1909.
(28) Pour un
tableau complet de ces rivalités européennes voir Henri
Wesseling, Le partage de l’Afrique, Paris, Denoël,
1996 pour la traduction française.
(29) Voir un clair exposé de cette idéologie
française de la colonisation dans Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, tome II, Paris, Fayard, p.
207-273. Dans son livre de 1909, le commandant Lenfant est très attentif, dès
l’entrée en matière, à défendre l’aspect humanitaire de sa mission :
« entrer en contact avec l’indigène, le pénétrer avec humanité, réprimer
ses agressions avec générosité mais avec énergie, examiner ses misères et les
maladies du pays ». Cette attitude libérale, hostile à une colonisation brutale et purement
militaire sera aussi défendue par Psichari tout au long des Carnets par exemple
lorsque, à Binder, il observe la manière dont le commandant s’attire la
sympathie du camido, chef traditionnel musulman qu’il importe de séduire :
« C’est un grand principe du commandant : se faire des amis partout
où l’on passe et laisser de bons souvenirs » (p. 37).
(30) Pour un exposé plus détaillé des différentes
composantes de la mission, voir Neau-Dufour, op.cit., p. 137 et suivantes.
(31) C’est cette conception du commandement qu’il
s’efforcera de faire prévaloir au Maroc. Rappelons que son
article, Du rôle social de l’officier, avait
été
publié le 15 mars 1891 dans une livraison de la Revue des
Deux-Mondes. Son influence fut grande. Une étude
comparatiste de la conception coloniale du monarchiste Lyautey et du
républicain Lenfant dépasse le cadre limité de
cette Introduction.
(32) Ils divergent sur un point toutefois, ce que
l’on pourrait appeler le romantisme de l’aventure africaine. Lorsqu’il
s’embarque à Bordeaux, le 25 aôut 1905, à bord du steamer la Ville-de-Maranhao, parmi « des
administrateurs, des agents de Compagnies africaines, quelques commerçants,
quelques officiers » ( éd. Lambert, 21), Psichari est un jeune homme en
quête de sensations exotiques. Il note avec exaltation : « Ce soir,
nous serons en pleine mer, voguant vers de merveilleuses et mystérieuses
destinées » (Ibid.) Le commandant Lenfant quant à lui s’exprime toujours
selon l’esprit positiviste de l’époque. La Mission a pour but de faire avancer
partout la connaissance de l’Afrique et de dissiper son mystère trompeur. Les
dernières lignes de son compte rendu de Mission sont en ce sens des plus
significatives : « Les races ont été pénétrées et décrites, le
mystère est éclairci sur leur compte (…). La Mission a soulevé l’un des
derniers voiles de ténèbres qui recouvraient encore ces régions du Continent
noir ».
(33) Voir Robert Delavignette, Service africain, Paris, Gallimard, 1946, livre d’abord publié en
1940 sous le titre Les vrais chefs de
l’Empire dans la collection Esprit dirigée
par Emmanuel Mounier, et interdit après juin 1940 par les autorités allemandes.
(34) Voir la lettre du 7 décembre 1906 adressée à sa
mère. Psichari y évoque ce grand poème de l’Afrique que personne n’a encore
écrit, et que nul n’écrira parce qu’il n’est « jamais venu ici que des
brutes ». Toutefois, poursuit-il, « quelques élus, comme moi, le
sentiront plus intimement, plus profondément, mais nul ne l’écrira. Il est un
mal qui sévit au Congo. C’est la fameuse congolite
qui existe bel et bien et qui est même à des degrés divers généralisée. Tous
les hommes que l’on rencontre ici sont des énervés plus ou moins dangereux ou
des apathiques » (Lettres du
Centurion, op.cit., p.147).
(35) J’ai abordé ailleurs ce contraste, si
révélateur
de l’ambiguïté du regard colonial surtout quand
c’est celui d’un écrivain
lettré consciemment ou non influencé par des
esthétiques exotiques,
« Robert Delavignette, le romancier et le
colonial », dans Collectif Robert Delavignette, savant et
politique,
Paris, Karthala, 2003.
(36) On voit ainsi s’exprimer plus ou moins
allusivement, dans certains textes coloniaux, le fantasme d’une Afrique qui
serait comme le substitut d’une Amérique perdue.
(37) Dans
l’Inde, Paris, Hachette, 1891.
(38) Au point d’écrire : « Ici,
Wotan , et Brunnehilde aux yeux glauques habitèrent peut-être avant l’exil
dans la brume » (p. 64-65).
(39) Lettres du Centurion, op. it., p. 156.
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