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VICTOR SEGALEN OU LA FIN DE L'EXOTISME COLONIAL
    Jean Sévry, Montpellier III.

   Depuis les études de E.Saïd, tout le monde connaît les ravages exercés par l’exotisme sur les littératures de l’ère coloniale, au sens classique de ce terme. Victor Segalen déteste ce mode d’expression, il vomit les fadaises (ses paysages) de Bernardin de Saint Pierre. Médecin de la marine, il ne fait pas grand cas de son collègue Pierre Loti, car il ne peut supporter son Extrême-Orient de pacotille. Et quand il rencontre Paul Claudel en Chine en 1909, il est scandalisé de voir qu’avec toute sa lourdeur diplomatique, ce dernier n’est pas parvenu, en treize ans de séjour, à aborder la langue de l’Empire du milieu. Il ne fait vraiment pas grand cas de tous ces écrivains peintres de la vie à la colonie, qui ne sont jamais que « des proxénètes de la sensation du divers »[1] . Voilà qui est  très clair.
   C’est donc de tout cela qu’il faut hardiment se débarrasser : « avant tout déblayer le terrain », afin de commencer à y voir plus clair. Mais à vrai dire, on ne peut rien comprendre à « sa » théorie de l’exotisme si on ne suit pas Segalen dans ses propres itinéraires, j’entends par là  dans son séjour en Polynésie qui se situe en 1903, date à laquelle Segalen arrive à Tahiti pour apprendre la mort de Gauguin, figure capitale dans son histoire personnelle. On lui doit un bel hommage au peintre, qu’il a sans doute tendance à idéaliser, faisant de lui le défenseur de l’Indigène, alors que des études plus récentes permettent de mettre très sérieusement en doute cette version, quitte à sombrer dans un excès inverse et à faire du peintre breton un  être passablement pervers, cherchant les sympathies de la société coloniale, et pratiquant une forme de tourisme sexuel [2]. Passons.. Quoi qu’il en soit, Segalen tente d’arracher Gauguin à son naufrage final, ne serait-ce qu’en récupérant, lors d’une vente aux enchères tenue sur place, à Papeete, le 2 septembre 1903, quelques sculptures dont l’une représentant une divinité chère à l’artiste [3], des objets  (sa palette), et des toiles dont un paysage breton sous la neige dans lequel Segalen s’entête à voir sa dernière œuvre, ce qui reste à prouver, probablement parce que cela revient à justifier pour lui une notion qui lui tient à cœur, celle d’une distanciation qui lui permet de mettre en place « sa » version de l’exotisme : où que l’on soit, il faut distance garder, préserver ses ailleurs,  et voilà pourquoi l’on peut répandre de la neige sur le soleil de Papeete.. Passons sur une complicité indéniable entre un Breton et un amoureux de Pont Aven et de la Bretagne !  Mais il faut malgré tout tenter de mieux voir ce qui, de la part de Gauguin, a pu exercer une telle fascination chez Segalen. La lecture des textes rassemblés par Daniel Guérin en 1974 (Oviri, écrits d’un sauvage)  peut nous y aider considérablement. Il y a chez Gauguin un désir ardent de quitter l’Europe, de tout faire pour l’oublier, pour être un autre en s’arrachant à soi-même, pour devenir un « sauvage », comme il nous le dit dans un texte de 1891 : «  Je ne veux faire que de l’art simple, très simple : pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitif, les seuls bons, les seuls vrais » [4] . Ou encore, dans une lettre écrite à August Strindberg en 1895 : « Cette civilisation dont vous souffrez, la barbarie qui est pour moi un rajeunissement (…) Pour faire neuf, il faut remonter aux sources, à l’humanité en enfance, l’Eve de mon choix est presque un animal ; voilà pourquoi elle est chaste, presque nue ».  Il faut ajouter que Gauguin se documente, et mène son enquête sur les mœurs, la religion de Tahiti, et son « ancien culte maori ».
   Tout ceci, pour Segalen, est de la plus grande importance. Dans son essai intitulé Gauguin dans son dernier décor (il s’agit de la Maison du Jouir) il revient une fois de plus sur cette célébration du sauvage. Et il nous dit, à propos de Gauguin,  dans des termes qui peuvent nous choquer : « Il ne cherche point, derrière la belle enveloppe, d’improbables états d’âme canaque : peignant les indigènes, il sut être animalier » [5]. Ou encore, parlant des indigènes : « ces êtres-enfants ». On sent qu’il se situe dans les traces de Gauguin,  qui sont aussi celles d’une époque, et qu’il le suit dans son désir de s’extirper de sa propre civilisation pour s’enfoncer dans celle de l’autre. Tout ceci, nous allons le retrouver dans son très beau texte, Les Immémoriaux, publié en 1907. Segalen effectue alors une plongée dans un monde en voie de disparition. N’oublions pas que lorsque Gauguin avait débarqué à Tahiti, il ne restait pratiquement plus rien de la culture des îles, et les rues étaient déjà éclairées à l’électricité. Segalen nous parlera plus tard d’une « dégradation » de la différence. Et ce qu’il dénonce dans son texte, c’est l’œuvre destructrice accomplie par les missions et les missionnaires. Il s’est documenté, il a lu les études de W.Ellis, consulté Cook et Bougainville. Il nous fait assister à la lente dégradation de cette culture au travers d’un personnage central, Térii, témoin impuissant de cette décadence qui s’était accélérée sous le règne de la reine Pomaré IV, puisque après une résistance acharnée, elle avait dû accepter le protectorat en 1847. Alors, « on brûle les divinités de bois », et Térii ne reconnaît plus ce monde nouveau où chacun doit avoir honte de sa nudité et aller confesser des péchés plus ou moins imaginaires devant un « Tribunal ». « Décidément, tout n’était plus que surprise ou inquiétude, pour lui : ses compagnons, tout d’abord. Ces hommes autrefois si proches de lui-même n’avaient rien gardé de leurs usages les plus familiers » [6] . Ainsi peut-on dire de cet ouvrage qu’il est un héritier de Gauguin.
   Dans l’année qui suit, en 1908, Segalen commence à prendre des notes éparses sur ce qui lui tient le plus à cœur : une véritable théorie de l’exotisme. Ce travail, il le poursuivra jusqu’en 1918 (Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers) sans avoir réussi à en faire un livre dûment composé. Comme nous l’avons déjà vu, il s’agit donc de « déblayer le terrain ». Cet exotisme-là est censé détruire l’autre exotisme, celui de la pacotille coloniale. Il s’agit donc de faire le vide, de s’oublier le plus possible, afin de percevoir les différences : « Et en arriver très vite à définir, à poser la sensation d’exotisme qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance de quelque chose qui n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre » [7] . Tout ceci implique une distanciation, une forte dose de liberté. Le voyageur est donc un « Exote », quelqu’un qui sort de lui-même pour tenter de se situer à l’intérieur de l’autre, en son centre : un décentrage déboucherait donc sur un re-centrage. C’est du moins ce qu’il croit : « Il se peut que l’un des caractères de l’Exote soit la liberté, soit d’être libre vis à vis de l’objet qu’il décrit ou ressent » (Essai, p 60). Dès lors, d’autres notions sont à mettre en place, telle que « la clairvoyance » (p 80), « l’exaltation du sentir », auquel on va prioritairement faire confiance, plutôt qu’à des réflexions purement intellectuelles. De la sorte, on peut parler d’un exotisme « source d’énergie » (p 93). Et on va le retrouver partout, à plusieurs niveaux, à propos de la nature, des plantes, des animaux, des espèces humaines, ou des morales pratiquées par les uns et par les autres. Si le voyageur est une sorte de voyeur, en faisant abstraction de soi, il pourra (Les Immémoriaux) commencer à percevoir comment  ceux que nous sommes en train de regarder nous considèrent. L’apprentissage de la langue de l’autre (ce qu’il va faire pour la Chine) permet de pénétrer au cœur de sa culture, et justement, de commencer à la percevoir de l’intérieur, pour elle-même, et non pour ce que nous souhaiterions qu’elle soit. Mais Segalen n’est pas aussi illusionniste que l’on pourrait le croire au premier abord : « L’exotisme n’est donc pas une adaptation (…) C’est la perception aigue et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle » (p 44). Ou encore, et plus nettement : « L’impénétrabilité des races (…) la trahison du langage, des langages » (p 46 & 57). Nous sommes donc très loin des déguisades à la Loti, des prétendues identifications d’Isabelle Eberhardt : « essayer de comprendre, ce n’est pas assimiler à soi » [8] . Dans une lettre à son ami Debussy, il ajoute « Au fond, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine, celle-là, je la tiens et j’y mords à pleines dents ». Et à la fin de L’équipée, on peut lire ce qui suit : « Dans les centaines de rencontres quotidiennes entre l’Imaginaire et le Réel, j’ai été moins retentissant à l’un d’entre eux, qu’attentif à leur opposition. J’avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J’avoue, maintenant, avoir surtout recueilli le son » [9] .
   Nous voici bien loin de la définition traditionnelle de l’exotisme, qui par ailleurs brille par son aspect vague : « ce qui est des pays lointains ou en provient », « qui provient des pays lointains et chauds », nous disent les dictionnaires. Le Robert se fait plus précis en proposant : « qui n’appartient pas aux civilisations de l’Occident ». Pour nous qui travaillons sur les littératures de l’ère coloniale, ce concept est essentiel puisqu’il a longtemps fonctionné comme un leurre, comme un miroir aux alouettes, alibi pour des sentiments très ambigus.  L’exotisme avait alors une fâcheuse tendance à se confondre avec un pittoresque dû à un éloignement culturel et géographique, léger dépaysement assez agréable (et donc très commercial) puisqu’il n’a rien de véritablement compromettant par rapport à soi ou à l’étranger : il a en fait, l’extrême avantage d’effacer l’éventualité même d’une possible rencontre, case, niche cruelle où on logeait l’autre en passant devant lui sans tenter de vraiment  s’approcher de lui, par crainte de perdre les privilèges inhérents à une situation de domination coloniale. Il nous restait donc parfaitement  « étrange » autant qu « étranger », même si on lui reconnaissait l’avantage d’être « pittoresque » dans sa différence d’inférieur (puisque « pas comme nous »). En fait, ce qui nous intéresse en la circonstance, c’est que la définition de Segalen tourne résolument le dos à tout ce fatras, et s’annonce comme une générosité fortement compromettante, ce qui est le propre d’une véritable générosité. Comme nous l’avons déjà signalé, il se méfie du récit de voyages, à tout prendre fortement ethnocentré,  comme de la peste : « J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits du genre : récits d’aventures,  feuilles de route, racontars –joufflus de mots sincères- d’actes qu’on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués » nous dit-il dans Equipée  [10] . Pourtant, sa définition laisse souvent un sentiment d’inachevé, de quelque chose de contradictoire car il semble par moments croire qu’avec un tel outil on pourrait se mettre à la place de l’autre, pour reconnaître ensuite, à l’évidence,  que cela ne peut être qu’une illusion de plus. En  effet, il faudrait être bien naïf pour croire qu’à force d’empathie, l’on pourrait entrer dans le monde intime de l’étranger. Accepterions-nous qu’il en fasse autant ?  au nom de quoi, et de quel droit ? La question demeure !  Mais ce qui demeure aussi, en dépit de toutes ces hésitations bien compréhensibles, c’est chez Segalen un réel  et très  honnête souci de la rencontre, le souci de commencer à  connaître cet étranger dans sa différence, tel qu’il est dans sa réalité, au lieu de vouloir l’enfermer dans des grilles de définition, avec des critères d’observation prétendument scientifiques qui demeurent les nôtres, puisqu’ils sont les produits évidents de notre civilisation et de sa très longue histoire, qui n’a rencontrée la leur que d’une façon  très (trop ?) tardive, ce qui explique le déferlement d’une lamentable marée de malentendus. Il nous revient donc d’accepter l’humanité dans sa diversité même. En cela, Segalen annonce quelque peu les recherches de Michel Leiris dans l’Afrique fantôme, récit d’un ethnologue  qui refuse l’ethnologie, et qui plutôt que de se focaliser sur le repérage de l’autre, préfère commencer par s’interroger en profondeur sur lui-même pour finalement dresser une cartographie éminemment personnelle d’un Ego très torturé. Segalen lui-même fera quelque peu œuvre d’ethnographe lors d’une mission archéologique organisée en Chine entre 1913 et 1915, mais ce sera en fait pour s’enfoncer davantage dans la profondeur du temps chinois, puisqu’il découvrira alors la statue la plus ancienne de la sculpture de ce pays. Soyons francs : pendant trop longtemps, on a négligé quelque peu son oeuvre. Ce n’est plus le cas, puisque l’on peut maintenant avoir un accès plus facile à l’ensemble de ses écrits, grâce à la parution en deux volumes de ses travaux, dans la collection Bouquins (Laffont), et sous la direction de Henry Bouillier.
   Un autre point mérite de retenir notre attention. Au contact plus poussé avec d’autres civilisations, l’œuvre qui entend rendre compte d’une tentative de rencontre, pour peu qu’elle soit soucieuse de son honnêteté intellectuelle ,  va se modifier en profondeur, changer de forme, et donner lieu à une innovation au niveau de l’esthétique du récit. C’est une nécessité :  peut-on  communiquer avec une différence en restant semblable à soi-même, et sans changer nos moyens de communication ? Ainsi Les Immémoriaux ne peuvent pas se lire comme un simple roman, mais comme une chronique historique, une tentative de reconstitution ethnographique et une enquête pleine de nostalgie. Ceci est encore plus vrai dans le cas de Stèles paru en 1913. Segalen est arrivé en Chine en 1910 avec sa famille. Notre médecin y est resté cinq ans et a pris le temps d’approfondir sa connaissance de la langue et de la culture chinoises. Ses stèles sont de toutes sortes, amoureuses ou guerrières, héroïques ou sentimentales, ou méditatives. Ces poèmes sont des objets d’une contemplation esthétique nouvelle, avec leur orientation, leur intertextualité signalée par des caractères chinois, un idéogramme placé à droite, en haut de leur message. Segalen avait veillé à ce que l’édition soit faite à la chinoise, en 81 exemplaires, chiffre correspondant à un nombre sacré (9x9) des dalles de la troisième du Temple du Ciel à Pékin. Aucun de ces volumes ne fut « commis à la vente ».
   Ainsi son « exotisme » l’a-t-il amené beaucoup plus loin qu’il ne l’avait prévu à l’époque des Immémoriaux. Ceci revient à dire qu’un voyage n’a rien d’innocent, qu’il peut transformer radicalement nos images intimes de notre monde et de celui de ceux ou de celles que je rencontre dans leur ailleurs, ce que Gauguin voulait nous faire comprendre au travers de sa toile testamentaire intitulée « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ».  
   Segalen semble, en bon « Exote » lui apporter une confirmation en nous parlant dans Equipée [11] de « l’avant-monde et l’arrière-monde, cela d’où l’on vient, et cela vers où l’on va. » . Perçu de cette manière, l’exotisme est un enrichissement, une façon de se ressourcer, mais aussi de s’abstraire. Pour décrire un « nouveau monde », encore faut-il sans doute inventer de nouvelles formes d’expression, ce que Segalen parlant de ses Stèles appelait un « genre littéraire nouveau ». De la sorte, l’autre ne serait plus celui que je regarde en passant à la façon d’un voyeur sans me et nous remettre en cause, mais celui qui me regarde tandis que je l’observe pour m’interroger en profondeur, en me demandant qu’est-ce que je suis venu faire ici, qu’est-ce que j’apporte, ou qu’est-ce que je veux emporter, et tout cela,  pour quoi faire ?  Ce serait donc une façon bien différente de voyager.
   James Cook, le savez-vous, se posait déjà ce genre de questions.
                  
    
NOTES

[1] In Essai sur l’exotisme, Fata Morgana, collection J’ai lu, Paris, 1986, p 13, puis p 42 pour la citation qui suit.
[2] Voir l’étude intéressante de Jean Bernard Staszak, Géographie de Gauguin, Rosny/Bois, éditions Bréal, 2003.
[3] « Oviri, qui veut dire en tahitien « sauvage », est le titre d’une sculpture céramique, étrange, barbare et androgyne que Gauguin avait cuite dans le four du céramiste E.Chaplet », in D.Guérin, p 10. Il faut ajouter que le mot « sauvage » est alors très à la mode. Dans le roman tahitien de Pierre Loti Le mariage de Loti (1880), il apparaît pas moins de vingt neuf fois..
[4] Paul Gauguin, Oviri, écrits d’un sauvage, choisis et présentés par D.Guérin, Paris, Gallimard, collection Idées, 1974, p 70, puis pp 134 & 140.
[5] In Essai sur l’exotisme, Paris, Fata Morgana, collection J’ai Lu, 1986, pp 165, 164.
[6] Victor Segalen, Les Immémoriaux, Paris, collection 10/18, Union Générale d’Editions, 1966, pp 182, 160.
[7] Cité par J.L.Baudoin in Victor Segalen, Paris, Seghers, collection Poètes d’Aujourd’hui, 1963, p 19. Voir aussi l’essai intéressant de Marc Gontard,  Victor Segalen, une esthétique de la différence, Paris, L’Harmattan, 1990.
[8] In Gontard, op.cit., p 57.
[9] Cité par Henry Amer, postface aux Immémoriaux, op.cit., pp 359 & 361.
[10] Cité par J.L.Bédouin, p 175.
[11] Idem, p 183.                                                        
                              
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