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Jean-Marie Seillan

Université de Nice Côte d’Azur

RAYMONDE BONNETAIN

OU LA COLONISATION AFRICAINE AU FÉMININ

Dans le genre du récit de voyage, la famille Bonnetain ne manque pas d’originalité : mari et femme s’embarquent à Bordeaux le 5 novembre 1892 à destination du Sénégal et du Soudan, naviguent et cheminent côte à côte, neuf mois durant, de Dakar à Bamako, rebroussent chemin, retrouvent Bordeaux le 27 juillet 1893 – et au retour chacun écrit son livre. Dès 1894, Raymonde publie son journal de route sous le titre Une Française au Soudan[1] ; Paul, l’année suivante, un petit volume intitulé Dans la brousse. Sensations du Soudan[2]. Expérience viatique strictement identique, textes radicalement différents, voire écrits à fronts renversés, Paul Bonnetain, chargé de mission, livrant un recueil de proses à caractère poétique, tandis que sa femme, novice en la matière, évalue les résultats de l’occupation militaire et de la colonisation naissante. Parmi les multiples questions posées par ce curieux diptyque viatique, l’occasion serait belle de se demander si l’image du monde offerte par l’écriture dépend des contraintes génériques qui règlent ses différents genres, si l’important réside, comme le pensait Gide, dans le regard et non dans la chose regardée, ou encore s’il existe une perception proprement féminine de l’Afrique coloniale.

Mais d’abord qu’allaient-ils faire en Afrique ?

 
« J’ai voulu suivre mon mari »

 Pour lui, pas de mystère. Depuis dix ans, Paul Bonnetain s’est fait un nom dans le monde des lettres grâce au procès intenté en 1883 contre le naturalisme provocant de Charlot s’amuse, à sa liaison avec Marie Colombier, actrice rivale de Sarah Bernhardt contre qui ils lancent les tapageurs Mémoires de Sarah Barnum[3], et à la publication du Manifeste des Cinq contre La Terre, dont il avait pris l’initiative malencontreuse en 1887. Journaliste, il occupe depuis 1888 le poste influent de secrétaire de la rédaction du Supplément littéraire du Figaro. Surtout, son service militaire dans l’infanterie de marine en Guyane (1878-1883), d’où il a rapporté les nouvelles des Enfants de giberne[4], et ses deux séjours comme reporter au Tonkin (1883-1885) qui lui ont inspiré, outre le reportage lui-même[5], le roman L’Opium[6], ont assis sa réputation d’écrivain-voyageur spécialiste des questions coloniales – domaine porteur dans les deux décennies d’expansion territoriale française.

Dépensier, endetté, poursuivi devant les tribunaux par ses fournisseurs et même par son propre père pour des dettes et une pension impayées, toujours en quête d’un poste aux appointements réguliers, Bonnetain décroche une mission « scientifique » conjointe du ministère de l’Instruction publique et du sous-secrétariat d’État aux Colonies qui le mène au Soudan. Par une lettre du 21 octobre 1892, le premier charge « M. Paul Bonnetain, publiciste, […] d’étudier, au Soudan, les questions relatives à l’ethnographie des peuples habitant notre colonie » ; le second l’invite à se diriger sur Kayes, la capitale d’alors, pour y aider « M. Penel dans la préparation du code de justice indigène, ce qui permettrait d’achever beaucoup plus tôt cette œuvre importante ». Rétribué sur le budget local de la colonie, il percevra une solde de 1000 F. par mois de séjour outre-mer, montant ramené à 500 F. pour la durée des traversées et de la rédaction de son rapport. Bonnetain, au terme d’un voyage de neuf mois, a-t-il remis ce rapport ? On peut en douter puisque le ministère, constatant le 14 février 1894 qu’il ne répond pas aux lettres de rappel, suspend sa demi-solde à compter du lendemain[7]. À moins, comme sa femme l’affirme dans l’étude qu’elle publie en 1896 dans La Revue encyclopédique, que ses « rapports officiels » n’aient été « dûment étouffés »[8]. Mais aucun document, dans le dossier Bonnetain conservé aux Archives de l’Outre-mer, n’en apporte la preuve. Pas de trace bibliographi­que non plus du volume sur le Soudan que Bonnetain, toujours selon sa femme, avait promis d’écrire pour la maison Hachette.

Concernant sa femme Raymonde, rares sont les informations biographiques, celles que laisse échapper son récit de voyage différant des témoignages fragmentaires et douteux laissés par les confrères de son mari[9]. Son récit nous apprend son origine (une famille métissée du Brésil), son âge (vingt-quatre ans en 1892) et celui de sa fille Renée (sept ans). À quelle date a-t-elle rencontré Paul Bonnetain ? Sans doute peu après que Marie Colombier (1841-1910) eut rompu la liaison qu’elle entretenait avec celui-ci[10], Hubert Juin observant avec vraisemblance que le personnage de Blanche, du roman L’Opium, n’est pas sans lui ressembler[11]. Ce que l’on sait, c’est que, lors de leur mariage, elle était déjà mère d’une enfant de trois ans. Edmond de Goncourt, qui était parfois leur invité, environne leur première rencontre au Jardin de Paris d’une odeur de prostitution et fait d’elle un portrait – évidemment – malveillant : s’il la juge « vraiment jolie », il raconte qu’elle exerce une « domination tourmentante » sur son mari et le traite « comme un petit chien »[12] ; relayant les propos d’Ajalbert, il la montre « sans esprit, sans intelligence » et atteinte d’une maladie intime qui l’oblige à se refuser à Bonnetain, qui « n’a pas même un cul à sa disposition, occupé à tout moment par les chirurgiens »[13]. La rumeur paraît fondée puisque la jeune femme subit avant son départ pour Dakar ce qui paraît être une ovariectomie et, au retour, dédie son livre au chirurgien qui l’a opérée.

Voyage commun qui ne semble pas avoir été, au reste, leur premier essai. Dans les notes d’un voyage au Maroc et en Algérie qu’il publie dans quatre livraisons du Supplément littéraire du Figaro[14], Bonnetain emploie sans l’expliciter un nous dont le caractère conjugal paraît confirmé par les allusions aux paysages d’Algérie faites par sa femme dans son journal de route au Soudan. Plus tard, quand Bonnetain, opiomane, endetté et en conflit avec son supérieur, trouvera, ou plus probablement se donnera la mort en 1899 au Laos où il avait été nommé commissaire du gouvernement[15], il laissera sa famille sans ressources puisqu’une souscription sera lancée dans les milieux littéraires afin de secourir Raymonde et « sa fille »[16] : s’il s’agit bien ici de Renée, qu’est devenue Belvinda, la petite esclave africaine dont ce journal de route raconte « l’achat » et le retour en France ? On ne sait. Ce que l’on ignore aussi, faute de manuscrit, c’est la part exacte prise par le mari dans la conception, voire dans la rédaction d’Une Française au Soudan, car son influence nous paraît probable pour tout ce qui touche à la politique coloniale française.

 
« Le Soudan a besoin de mystère »

 Au début des années 1890, celle-ci n’en est plus à l’exploration proprement dite, mais à l’expansion militaire en direction de l’est et à la « pacification ». De fait, les officiers associés à la conquête du Soudan sont omniprésents dans ce récit de voyage. Faidherbe, gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865 et adversaire victorieux d’El Hadj Omar, est, certes, déjà statufié sur la place du Gouvernement de Saint-Louis. Mais le général Borgnis-Desbordes (1839-1900), adversaire de Samory et le premier à entrer dans Bamako en 1883, est le compagnon de route des Bonnetain ; le colonel Louis Archinard (1850-1932), surtout, réside à Kayes : il conduit depuis 1880 les campagnes militaires annuelles au Soudan, a vaincu la résistance d’Ahmadou et poursuit la lutte contre l’almamy Samory[17] ; présent aussi le commandant Bonnier, futur lieutenant-colonel dont la colonne, désastre retentissant, sera détruite par les Touaregs près de Tombouctou en janvier 1894.

À cette date, en effet, la résistance opposée par Samory à l’invasion française n’est pas vaincue. Chaque année, en novembre ou décembre, la campagne reprend donc pour s’emparer de lui et annexer à la France les territoires qu’il est forcé d’abandonner. Or la superficie gigantesque des terres conquises (elle se mesure en millions d’hectares) inquiète le gouvernement français qui, craignant de ne pouvoir les gouverner, entend borner leur expansion – contrairement au commandement militaire local qui attend son avancement en grade du nombre de combats engagés et de villes prises. Derrière le paravent du discours civilisateur, la campagne 1892-93 à laquelle assistent les Bonnetain met ainsi en concurrence sourde pour le grade de général les colonels Dodds au Dahomey[18] et Archinard au Soudan. Archinard choisit de scinder ses forces en deux : il envoie la colonne du lieutenant-colonel Combes poursuivre Samory vers le sud en direction de la Sierra Leone britannique, soupçonnée de l’approvisionner en armes modernes ; marchant lui-même vers l’est à la tête d’une « colonne légère », il va prendre successivement, en infraction avec les directives de son gouvernement, Djenné, Mopti, Ségou et Bandiagara. Les Bonnetain, que le hasard a fait voyager en compagnie d’Aguibou, fils d’El Hadj Omar, frère d’Ahmadou et jusqu’alors sultan du Dinguiraye, comprennent qu’Archinard a fait monter celui-ci du sud pour le garder en réserve et l’introniser roi du Macina (Aguibou régnera effectivement à Bandiagara jusqu’en 1905) qu’il entendait inscrire à son tableau de chasse.

Or Bonnetain, à son arrivée dans la colonie, est moins perçu comme l’ethnologue qu’il n’est pas que comme un politique, des fuites journalistiques (dont nous n’avons pas retrouvé trace) ayant annoncé sa nomination comme résident :

 
Il nous revient en effet, note sa femme, que notre venue n’est pas précisément vue d’un bon œil par tout le monde à Kayes, qu’on discute les attaches politiques de mon mari, ses rapports avec certains chefs d’extrême gauche, avec certains « opportunistes » et avec M. Jules Ferry : « Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?... »

 

De fait, il souffre de quatre tares aux yeux de ces soldats : c’est un civil, un journaliste, un homme de gauche et un ancien marsouin. Il entre donc vite en désaccord avec l’autorité militaire et l’artillerie de marine, les bigors, qui, Archinard en tête, commandent au Soudan et craignent de voir s’y installer une autorité civile susceptible de limiter leurs campagnes annuelles d’expansion. Affrontement inégal évidemment : Bonnetain l’apprendra quand Archinard, gouverneur militaire en titre, lui intimera l’ordre d’interrompre son voyage et de ne pas entrer dans le Macina. L’animosité manifestée par sa femme envers Archinard et ses artilleurs, si elle résulte d’une vexation personnelle qu’elle raconte longuement, est sans nul doute aussi celle de son mari, comme le prouve l’interview vindicative que celui-ci, jugeant qu’Archinard lui a rendu sa liberté de parole en l’obligeant à faire demi-tour, donne au Figaro à peine rentré en France[19]. Rappel de la désobéis­sance du gouverneur militaire, gaspillage des vies humaines, gestion économique improductive, appel pressant lancé à l’institu­tion d’un pouvoir civil enfin attentif aux intérêts commerciaux, offres de service qu’il présente lui-même pour obtenir ce futur poste : tout révèle la violence de leur désaccord – et tout est déjà dit, avec les mêmes arguments, les mêmes exemples et parfois les mêmes termes, dans le livre publié par sa femme.

De là à croire que le mari a utilisé ce livre pour régler ses comptes, il est tentant de franchir le pas. De fait, comme Ray­monde l’avait pronostiqué (rétrospectivement ?) dans son journal (« J’ai idée […] que ce n’est pas au Soudan qu’on verra le colonel l’an prochain !... »), le gouverneur militaire Archinard sera remplacé à l’automne 1894 par un civil, Albert Grodet[20], auprès de qui Paul Bonnetain se verra confier le poste de Directeur des Affaires Indigènes du Soudan Français. Bonnetain repart donc s’installer à Kayes avec sa femme et sa fille, d’où il sera rapatrié pour maladie en juillet 1895[21]. On aura quelques aperçus sur le second séjour africain de la famille Bonnetain, sensiblement différent du premier, dans l’article déjà cité donné par Raymonde à La Revue encyclopédique en 1896.

Quant au parcours effectué par les Bonnetain qui, partis de Saint-Louis, remontent le cours du fleuve Sénégal et du Backoï avant de rejoindre à Siguiri celui du Niger et de le suivre jusqu’à Bamako, il est difficile de dire dans quelle mesure il est dicté par les objectifs géographiques de la mission ministérielle, tant ceux-ci étaient imprécis[22]. S’il offre à Raymonde la fierté d’être la première femme française à atteindre le Niger, il n’a cependant rien d’original ni de périlleux à cette date. Certains des postes où les voyageurs font étape sont installés depuis quelques années à peine, certes, mais les sofas de Samory sont alors refoulés vers le sud par la colonne Combes et les combats menés par Archinard se déroulent, eux, loin vers l’est. Le danger, Raymonde Bonnetain en a conscience, est moins militaire que médical, ce qui explique les précautions hygiéniques dont elle entoure les siens. De ce parcours, l’encadré ci-dessous offre le résumé chronologique :

De Bordeaux à Saint-Louis

Du 5 au 13 novembre 1892 : de Bordeaux à Dakar à bord du Portugal

15 novembre : aller-retour Dakar-Thiès en chemin de fer

16-17 novembre : de Dakar-Saint-Louis en chemin de fer

De Saint-Louis à Kayes

Du 18 au 22 novembre : sur le Sénégal, à bord de l’aviso La Salamandre : Richard Toll, Dagana, Podor, Saldé, Kaaédi, Matam

Du 22 au 28 novembre : séjour au poste de Matam

Du 29 novembre au 2 décembre : sur le Sénégal, de Bakel à Kayes

Du 2 décembre à la fin de janvier 1893 : séjour à Kayes ; excursions à Bafoulabé et Médine par le train ; retour à Kayes à cheval

De Kayes à Bammako par Siguiri

11 février : de Kayes à Bafoulabé par le train

15 février : départ de Bafoulabé, à cheval, le long du Backoï

16 février : campement près de Kalé

19 février : Solinta ; 20 et 21 février : Oualia

Du 22 au 24 février : Badoumbé

25-27 février : Fangala, chutes de Billy, Toukolo

Du 1er au 5 mars : de Toukolo à Kita

Du 6 au 12 mars : séjour à Kita

13 mars : départ de Kita en direction du sud, par Sitakoto le 15 et   Diulakountéfara le 17

Du 19 au 27 mars : de Niagassola à Siguiri, au bord du fleuve Niger

Du 27 mars au 1er  avril : séjour à Siguiri

Du 2 au 5 avril : descente du Niger en pirogues jusqu’à Bammako

Du 6 au 10 avril : séjour à Bammako

 
Retour de  Bammako à Kayes

11 avril : départ de Bamako et début du voyage de retour 

26 avril : Kita ; 27 avril : départ de Kita pour Boulouli

1er mai : Toukolo ; 2 mai : chutes de Billy ; 3 mai : Badoumbé ; 4 mai : Oualia ; 7 mai : Bafoulabé

8 mai : retour et début du deuxième séjour à Kayes

 

De Kayes à Bordeaux

7 juillet : retour à Bakel ; 11 juillet à Matam ; 13 juillet à Saint-Louis

27 juillet : débarquement à Bordeaux

 Il reste que, outre son réel intérêt historique et géographique, ce journal de route retient l’attention parce qu’il a été tenu par une femme qui recherchait dans l’écriture son identité éclatée et problématique. La question de savoir qui est Raymonde Bonnetain, c’est en effet à son livre, seule trace connue que cette femme ait laissée d’elle-même, qu’il faut la poser.

  « C’est vrai que je suis femme »

 En dépit de son jeune âge, Raymonde Bonnetain n’entre pas l’esprit vierge dans l’univers colonial. Elle y a été sensibilisée par son passé personnel. « Petite-fille de créoles brésiliens », « vaccinée contre le climat tropical », issue d’une famille métissée propriétaire d’esclaves et ruinée par leur émancipation, elle ne porte pas sur l’Afrique un regard naïf. Elle a beau se plaire à étaler son ignorance et à douter « d’avoir tout bien compris et retenu », elle y a été si bien initiée par les conversations de son salon, fréquenté par des coloniaux et en particulier par son beau-frère, Émile Bonnetain, vice-résident au Tonkin, qu’elle reconnaît avoir « depuis des années, les oreilles rebattues de cela ». Elle ne part pas non plus sans connaissances livresques, fictionnelles ou non. Amie de Pierre Loti, familière des romans de Jules Verne et de son illustrateur Riou, lectrice du Tour du monde, la revue de voyages créée par Édouard Charton en 1860, elle est capable de confronter les stéréotypes de l’imaginaire exotique avec les réalités du terrain et de s’interroger sur la part de mythification, sinon de mystifica­tion diffusée par la littérature de propagande coloniale :

 je suis obligée de réfléchir pour ne pas en vouloir aux illustrateurs du Tour du Monde... Il faut qu’il y ait Afrique et Afrique, pour que leurs dessins ne soient pas mensongers !... 

C’est égal, le pauvre troupier, l’engagé volontaire, qui arrive ici, doit-il être assez désillusionné après la fallacieuse lecture des livres de voyage !

  étalées sur la table de son mari – Avant de partir, elle a étudié les cartes géographiquesoù étaient ouverts aussi de « gros livres pleins d’images exotiques, d’affreuses négresses, des sauvages à moitié nus » – et s’y référera sur place. Elle s’est procuré le livre tout récent du docteur Paul-Étienne Vigné d’Octon, Terre de mort. Soudan et Dahomey, qu’elle cite à quatre reprises avec réprobation ou ironie, en accusant à tort l’auteur de n’avoir pas visité les pays qu’il décrit, et sans se rendre bien compte, semble-t-il, que ses observations personnelles sur l’affreuse mortalité des soldats français pouvaient donner raison aux thèses anticoloniales de l’auteur[23]. En route, elle consulte encore La France coloniale d’Alfred Rambaud, dont elle cite la notice sur le Soudan rédigée par Archinard lui-même[24], et le compte rendu d’expédition du capitaine Binger, « le seul document ethnographique que nous ayons »[25]. Elle se montre sensible enfin à la doxa africaine circulant parmi ses amies, qu’elle apostrophe d’un : « Vous avez vu Moussa, sûrement, à la foire de Neuilly », au moment de faire le portrait d’un des domestiques engagés par l’expédition.

Ne la prenons pas, cependant, pour une aventurière de vocation, comme Melle Tinne ou Isabelle Eberhardt. C’est l’aventure qui vient la saisir quand elle retourne contre son mari réticent l’article le plus platement bourgeois du Code civil : « La femme doit suivre son mari » et s’embarque avec (et malgré ?) lui pour le Soudan, au titre modeste d’épouse accompagnatrice. Sans doute est-ce pourquoi, se sachant surveillée, elle ne prend jamais de posture avantageuse ; seulement, sa transplantation durable dans un univers sans rapport avec un intérieur parisien va faire éclater son identité et surgir en elle des êtres nouveaux dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

« On est femme ou on ne l’est pas ». Première différence identitaire qu’il lui faut assumer dans un territoire colonial exclusivement militaire, masculin et souvent machiste. Non sans malice, elle observe la réaction de ces soldats, suffoqués « de voir […] une femme et une fillette blanches en ce coin où l’on n’en vit jamais, et où l’on n’en verra pas de sitôt » ; elle s’amuse de ce commandant Jauffre qui rentre de nuit à son campement au retour d’un voyage d’études : « Non ! sa stupéfaction devant notre table correctement mise, devant surtout la femme blanche inatten­due !!! Ça ne se décrit pas… »

Femme, donc, mais de multiples manières. Et d’abord dans son corps puisqu’elle vient de subir une opération mutilante et sait trouver dans ce voyage périlleux une revanche sur la maladie et la douleur. Elle s’étonne elle-même de l’énergie nouvelle qui la métamorphose et s’écrie en songeant à ses amis de France : « Ah ! s’ils m’avaient vue hier, ils n’auraient pas reconnu la pauvre petite femme que le moindre mistral effrayait naguère ». Car il lui a fallu, pour pouvoir partir, batailler contre son mari, ses amis, les officiels civils ou militaires. « Déjouant les plans des uns et des autres, j’atteindrai le Niger, et à cheval, ce Niger, que n’a jamais vu encore femme blanche !... » Femme de volonté, on l’imagine sans peine dans le rôle – cliché – d’héroïne de roman d’aventures qu’elle se donne quand la supposée faible femme se voit abandon­née en pleine brousse par ses porteurs qui croient son mari mort :

 À ce moment j’étais perdue si j’avais manqué de sang-froid ; mais, du sang-froid, j’en ai […] je n’ai pas perdu la tête. J’ai sorti mon petit revolver Colt, un joujou, et je l’ai braqué sur mes noirs : « Toi marcher, ou moi tirer. » Ils m’ont regardée ; et j’avais de tels yeux, paraît-il, qu’en dépit de leur mépris de la femme, ils ont eu peur. Tout de suite, ils ont repris leur fardeau et ont continué.

 Ce goût pour la lutte et la compétition, s’il ne l’empêche pas de reconnaître sa peur, la rend fière d’apprendre qu’« aucune de [ses] devancières n’a dépassé Bafoulabé, c’est-à-dire la grande banlieue de Kayes », etde devenir « la première blanche arrivée au bord du Niger ». Par l’effort calculé qu’elle accomplit chaque jour, elle démontre quelque chose au nom des autres femmes qu’elle représente : jamais elle n’oublie de chercher du regard les rares Européennes qui vivent au Soudan, de s’interroger sur leur statut et la raison de leur présence.

Femme, elle apparaît certes emprisonnée dans les clichés que son temps lui impose. Elle parle, fût-ce avec ironie, de sa « petite cervelle de femme », répète comme dans un vaudeville que « ce que femme veut, Dieu le veut ! », pense que les rivalités de carrière interdisent aux officiers « de nous reprocher à nous femmes, nos cerveaux soi-disant si étroits, nos rivalités pour une robe ou pour un chapeau ». Son journal, discours de femme à l’usage d’autres femmes, ne craint pas d’accueillir des notations d’un prosaïsme extrême, par exemple sur le voyage maritime : « Une Parisienne ne peut pas s’habiller dans sa cabine […] en se coiffant, on se fait des bleus au coude ». Mais si elle souffre souvent d’être ligotée par ces stéréotypes sexuels (pas question pour elle, par exemple, de tenir un fusil : « Décidément, je devrai rester femme, et tandis que le général se moque de moi, je reprends mon aiguille ! »), elle sait aussi les retourner en sa faveur et réclamer, comme une victime de mélodrame, la sollicitude apitoyée due à son sexe. Qu’un marin néglige de les attendre et le voilà accusé de « jeter une femme et une enfant sur une berge brûlée, en plein Sénégal, dans un des coins les plus malsains de la colonie, où rien ne peut nous abriter » ! Ce qui ne l’empêche pas de s’indigner du machisme injurieux d’Archinard quand celui-ci, pour lui interdire d’entre­prendre ce voyage, use d’une formule télégraphique qui lui restera en travers de la gorge : « Soudan pas fait pour femmes du monde ».

Femme, mais épouse. Jamais Raymonde n’oublie qu’elle compose avec Paul un « ménage », au double sens de couple conjugal et de gestionnaire de la vie quotidienne. Aucune trace de malaise dans ce statut : avant de le nommer Paul, elle désigne son compagnon de route par les mots « mon mari »[26]. Elle est flattée de l’autorité intellectuelle d’un époux « assez populaire par ses livres, conférences et articles » ; elle sollicite et respecte ses avis, veille à ne pas compromettre sa carrière : « Je ferai lire ce morceau de mon journal à mon mari pour qu’il rectifie », se promet-elle en évaluant le rendement des investissements aux colonies. Elle assume donc avec aisance et satisfaction les tâches de maîtresse de maison dévolues aux femmes de son temps : « Les deux couchettes bien arrangées, les matelas de Renée bien drapés sur un coffre, la table au milieu (accaparée par mon mari, la table !), tout cela, avec un rien d’arrangement, a son côté home, sa douceur de chez-soi ». Elle surveille les provisions, protège son confortable, convaincue qu’il faut, « pour être muni de l’indispensable, traîner des séries de caisses derrière soi » et se félicite, rendue à Kayes, de pouvoir accrocher des panneaux de Chéret aux murs d’un logis de passage. Ira-t-on jusqu’à la dire « popotte », comme risquent de le faire les maris de ses amies ?

 Nos deux cantines (pour six) recèlent ruolz, cris­taux, nappes et linge, ainsi que l’indispensable batterie de cuisine. La vaisselle y est de fer émaillé, mais d’un joli modèle, blanche et bleue, simulant à plaisir la por­celaine. Et vraiment, le premier jour, mon couvert mis devant notre nègre stupéfait, j’ai été très fière. Il ne manquait que des fleurs !!

 Parfaitement assumé, ce statut de ménagère itinérante ne l’empêche nullement d’être, sous le regard des Africains et des Blancs, une jeune femme de vingt-quatre ans (son mari en a trente-cinq). Désirable ? Dans celui que les Africains portent sur la « Femme-toubab », sur cette « femme blanche » qu’elle doit apprendre à être, elle n’aperçoit, blessée, qu’un « mépris de primitifs pour la femme ». Tel chef de village, qui la déclare « trop vieille » pour l’épouser, lui demande en mariage sa fillette de sept ans : rivalité de mère à fille qu’elle résout par un mélange de mépris et de prétérition :« Comme je n’ai pas vingt-cinq ans et qu’il s’agit de nègres, je puis bien, sans faire sourire, constater qu’il n’y en a que pour elle !... » Tel autre, après l’avoir « examinée d’assez gênante façon », lui tourne un compliment qui ouvre sur l’œuvre de colonisation, telle qu’un colonisé la perçoit, une perspective inattendue : « je ne savais pas que les toubabs avaient des femmes comme ça... Alors, qu’est-ce qu’ils viennent f...aire ici ? » Mais le regard que les officiers français portent sur elle ne la rassure pas davantage. Elle n’ignore pas que la rumeur aura tôt fait de la perdre auprès de son mari si jamais elle le laisse s’absenter : « est-ce que je puis rester à Kayes, moi seule femme blanche, au milieu d’officiers ?... […] Je sais trop comment avec l’énervement colonial les médisances ont beau jeu ». Sa condition de femme mariée constitue donc un abri sûr à partir duquel elle peut observer la misère sexuelle des coloniaux isolés dans des postes solitaires et réduits à abuser de leurs boys. Raison de plus pour elle de penser que « ce qui nous empêche de bien colo­niser, c’est le manque de femmes françaises dans nos colonies ».

Car cette femme est mère aussi. Mère pleine d’admiration et de soins pour sa fille Renée, qu’elle joue à voir par les yeux des paysans africains ébahis devant une petite blanche et à qui elle a le sentiment d’offrir une aventure audacieuse :

 Le vrai conte de fée, c’est sa présence ici, son endurance, sa belle humeur ! Et mère, puis grand-mère, elle n’en pourra raconter de plus merveilleux, de plus touchant, à ses enfants et petits-enfants !...

 Mais sa maternité s’étend par solidarité aux mères attendant en France des nouvelles des soldats qu’elle voit mourir (« Mon Dieu ! que je suis heureuse de ne plus pouvoir être mère !... ») ; aux mères africaines qui, leur enfant sur le dos, « vont, viennent, lavent le linge ou les cale­basses au fleuve, cuisinent, pilent, traient les bêtes, va­quent en un mot à tous leurs travaux de ménagère » – et qui lui sourient ; aux femmes indigènes qui ont conçu des enfants avec des soldats de hasard et composent, « mères et mioches » réunis, une nursery de petits mulâtres ; aux femmes esclaves qui précèdent la troupe, chargées plus que des baudets, pour préparer le couscouss de l’étape. Nul doute que cette attention émue, même quand elle se teinte de réserve, ne donne à son récit de voyage une tonalité peu commune.

 
« C’est terrible d’être femme d’homme de lettres » 

 Vécu par la voyageuse comme une singularité, son statut de femme se complique encore du fait qu’elle est l’épouse d’un écrivain français chargé de mission par son gouvernement.

Française elle aussi, en effet, au point d’avoir voulu inscrire dans le titre de son livre un mot – s’imposait-il ? – qui l’engage de bien des façons au-delà d’elle-même. Française, elle l’est par attachement nostalgique d’une expatriée qui cherche des yeux ses paysages familiers, ou qui a le sentiment d’incarner ce que la ‘mère patrie’ a de meilleur quand sa fille adoptive l’appelle « petite mère de France ». Par sens de l’exploit sportif moderne qui, du bord du fleuve Niger, lui fait « câbl[er] à quelques amis en France le cordial faire-part de la première Française, de la première blanche, arrivée sous cette latitude ». Française par colère de patriote qui voit la métropole, horizon rêvé du soldat malade qui doute de la revoir jamais, se montrer oublieuse des mérites de ceux qui sont morts à son service : « on ignore, hélas ! les merveilles obscuré­ment accomplies au Sénégal et ici par nos marsouins, artilleurs et spahis ! » Et par nationalisme surtout, quand elle observe que les produits étrangers sont mieux distribués dans le Soudan français que ceux de son pays. « Française, note la voyageuse, je suis constamment humiliée par ce que je vois et entends ici ».

Car cette identité-là se définit non par rapport aux Africains, mais par référence au système colonial britannique qu’elle cite constamment – de manière ambivalente. D’un côté, elle l’offre en exemple à la colonisation française, accusée de sous-équiper et de maltraiter ses troupes, de les priver des soins médicaux nécessaires, de ne pas investir dans l’équipement portuaire ou ferroviaire de ses nouveaux territoires et dans le confort de ses colons. Mais si elle juge que « les Anglais ont raison quand ils se moquent de nous », elle n’en refuse pas moins d’appeler un boy autrement que ‘garçon’, et les accuse, en patriote qui ressasse les griefs anglopho­bes, d’abreuver les Africains d’alcool et d’aider en sous-main les ennemis de la France en vendant à Samory des chevaux et des armes modernes. Pourtant, cette lectrice de Jules Verne cache si peu son admiration pour l’esprit d’initiative des Anglais, pour qui les aventuriers nouveaux et les nouveaux maîtres du monde sont les négociants, qu’elle entend s’affirmer elle-même, hybridant les mérites des deux nationalités, « comme une bonne petite Française courageuse, très anglo-saxonne ». Et elle ne sera pas mécontente, à son retour, de découvrir que les journaux français lui reprochaient son audace « tandis qu’on [l]’en félicitait dans la presse anglo-saxonne »[27].

Ce sentiment d’appartenir à une nation et de la représenter quelque peu, elle n’en prend toutefois conscience qu’au travers de son activité de diariste qui lui révèle une dernière facette de son identité, inédite : Raymonde s’appelle Bonnetain, et « c’est terrible d’être femme d’homme de lettres ». Comment peut-elle, en rédi­geant un journal de route, puis en le retravaillant pour le publier, sauvegarder sa liberté de parole et de style auprès d’un mari journaliste et écrivain de métier qui a publié une vingtaine de livres et en tirera un autre de leur voyage commun ? Comment se faire un prénom ? Non seulement elle craint, on l’a dit, de nuire à sa carrière en prenant des positions imprudentes, mais surtout, novice de l’écriture, elle sait qu’elle maîtrise moins bien que lui l’art du récit. Dans ce partage inéquitable des compétences, elle lui fait donc jouer le rôle paralysant de surmoi stylistique. De là ses doutes permanents. « Je ne sais pas m’expliquer, j’en ai peur... » L’in­quiète en particulier l’obligation de décrire, persuadée qu’elle est de son incapacité à faire voir aux lecteurs, par les mots seuls et sans l’aide de la photographie, les lieux qu’elle habite ou traverse. De là sa rébellion contre les codes professionnels des écrivains : « Je ne sais pas décrire un paysage, moi. […] D’abord, est-ce que ça fait vraiment voir quelque chose, une ‘description littéraire ?’... Moi, je les saute, quand je lis. Et je ne suis pas la seule !... » Pire, elle doute que sa pensée lui appartienne en propre. Ses échanges de chaque instant avec un mari que l’on devine autoritaire, l’observation des mêmes paysages et des mêmes scènes, menacent de produire une sorte de discours partagé où se dissoudra sa voix personnelle :

 Je dirais bien des choses encore là-dessus, mais il y a Paul... […] Comment avoir une idée à soi sans qu’on l’attribue au mari ?... De fait, il est vrai, pour moi du moins, c’est assez juste. Nous vivons tellement d’une vie commune qu’en parlant ou en écrivant, je ne sais jamais si j’invente ou si je répète !

 En réalité, si elle répète, c’est sans doute moins l’opinion de son mari que le vaste et diffus discours social tenu par l’époque sur l’Afrique et sur ses habitants.

 

« Ici je ne suis pas négrophile »

 Les propos tenus par Raymonde Bonnetain sur les Africains heurteront à bon droit des lecteurs du xxie siècle. Mais ces lecteurs doivent, pour les comprendre et pour comprendre l’effort séculaire qu’il a fallu faire pour les dissiper un peu, se rappeler que les esprits de France et d’Europe étaient alors pénétrés des thèses racialistes élaborées depuis le milieu du siècle. Que les Africains aient constitué une « race inférieure » faisait partie, à de rares exceptions près, des discours scientifiques, politiques, littéraires et journalistiques, colonialistes ou non. Loin de réfuter cette thèse, les témoignages rapportés par les voyageurs ayant visité l’intérieur de l’Afrique la confortaient aux yeux d’hommes pour qui le progrès matériel et la maîtrise de la technologie formaient un critère de hiérarchisation des peuples. La supériorité éclatante des armes occidentales venait légitimer la domination coloniale et recouvrir de morale humaniste ou laïque, avec une bonne foi d’une extrême élasticité, les mobiles géopolitiques et économiques qui la justifiaient.

Rien d’étonnant à ce que Raymonde Bonnetain ait vu le monde au travers des lunettes idéologiques de son temps. À ses yeux, les « nègres » sont « pareils aux quadrumanes des ménageries » où l’Europe d’alors, on le sait, les exposait. Cette « négraille bon enfant », cette « puante négraille » dont Césaire ramassera le nom pour l’ennoblir dans le Cahier d’un retour au pays natal, portent sur son corps l’inscription de son appartenance à des règnes pré-humains, animal ou végétal. L’effroi du Blanc devant le corps noir tient à ce que ce dernier le confronte avec horreur à la nature à laquelle il prétend, insigne privilège, avoir su s’extraire. C’est pourquoi cette jeune femme, sûre de faire partager cette horreur à ses amies françaises, perçoit l’irruption du Noir dans la cérémonie sociale du repas, si importante à ses yeux, comme le retour au sein de l’humanité d’une ignoble animalité refoulée : « Je ne suis pas encore habituée, confie-t-elle, à voir, à table, les mains des domes­tiques, ces pattes de singe, qui, tout à coup, surgissent à côté de vous, sur la nappe, pour prendre votre assiette !... » Il y a plus angoissant :

 
Ah ! ces pieds, l’horreur de ces pieds !... je ne m’y habituerai jamais. Notre nègre est propre comme la grande majorité des noirs, dont le bain au fleuve est au moins quotidien, pour les deux sexes, mais la marche et le soleil ont transformé ces extrémités humaines en je ne sais quelles pattes de bête. Encore les singes ont-ils au moins du poil qui cache leurs doigts, tandis que ces pieds-ci s’étalent librement, larges et longs, non pas noirs, mais gris, couleur hippopotame, rongés, noueux, pareils en un mot à des souches, à des racines, comme j’en prête volontiers au baobab !

 Pourvue de présupposés anthropologiques qui font du Noir la racine inadmissible de l’humanité, la voyageuse confirme par ses observations la plupart des préjugés qui courent sur l’Afrique à son époque. Elle ne recule ainsi devant aucun discours généralisant. Un Noir valant pour tous les Noirs, elle écrit sans embarras que son domestique est « entêté et paresseux comme tous ceux de sa race », que « le nègre est insouciant, paresseux et vaniteux », que « si les nègres sont fermés à tous les arts, ils sont du moins en musique relativement doués » et que « en religion comme en tout, les noirs sont des singes ». Et dans la même logique, on la voit « noter, en passant, que les noirs sont bons et charitables ». Soldat, porteur ou domestique, l’Africain qu’elle aperçoit est donc dépouillé de son identité et doté d’un surnom bouffon et dépréciatif : Tortillard, son cuisinier, évidemment incapable, « est bien la fripouille la plus fripouille qu’on puisse voir, […] la saleté en personne ». Il sera soit corrigé à la cravache par son maître, soit transformé en figure comique par sa maîtresse qui le montre, conformément à l’un des clichés les plus éculés des récits de voyages africains, affublé d’un chapeau incongru, en l’occurrence le pot de chambre de sa fille. On en rira longtemps à Paris.

Les Bonnetain, malgré l’apparence, ne développent pourtant aucun racialisme essentialiste. Face à des êtres auxquels ils se jugent supérieurs pour la seule raison qu’ils forment, à titre de Blancs, le parangon de l’humanité, ils gardent la latitude intellec­tuelle – car c’en est une, et plus rare qu’on ne pense à l’époque – d’observer que « les enfants sont relativement intelligents et ne deviennent abrutis qu’une fois adultes ». Pour rendre compte de ce phénomène, ils ébauchent, esprits laïcs, des explications d’ordre historique et matérialiste. L’histoire politique les conduit à incrimi­ner « l’état social résultant de l’esclavage » ; celle des techniques, l’habitude de porter sur la tête, dès l’enfance, des fardeaux qui provoquent une compression du crâne affectant à son tour « le poids et la forme du cerveau » ; l’histoire morale enfin est mise en procès, s’il est vrai que « d’après beaucoup d’officiers, de précoces excès seraient […] la cause de ce changement », quand les jeunes boys ne sont pas corrompus – comprenons : violés – par les « fami­liarités caserniè­res » que leur imposent leurs patrons blancs.

Pourtant, les Africains sont-ils autre chose que des objets pour la voyageuse ? Sur ce point, deux passages de son livre jettent un éclairage brutal sur la relativité historique et géographique des valeurs qui l’animent.

Dans le premier, cette jeune femme issue d’une famille d’anciens esclavagistes engage une longue réflexion sur un pro­blème qui la touche de près : celui de l’esclavage. Humaniste et catholique, elle affirme avoir lu avec émotion La Case de l’Oncle Tom, approuvé la lutte émancipatrice menée par Victor Schoelcher et les condamnations formulées par l’évêque d’Alger, Mgr Lavige­rie, qui appelait les chrétiens « à mettre un terme à de semblables infamies »[28]. Mais, traversant une colonie où l’esclavage est encore pratiqué, elle ose réviser ses jugements – et l’avouer. « Toutes mes idées là-dessus, écrit-elle, sont bouleversées par ce que je vois et j’entends ». Le lecteur du xxie siècle lira, aux pages 47 à 55, le sidérant argumentaire qui, en mêlant philosophie, morale, histoire, ethnologie et intérêts politico-économiques français bien compris, la conduit à affirmer, compte tenu de ses observations, que les esclaves désormais « ne sont plus à plaindre », qu’ils acceptent un « sort auquel tout les a préparés : hérédité et éducation », que « l’esclave noir n’a que faire de notre pitié », que l’esclavage est « dans le sang du noir » et, pour faire bonne mesure, que « le nègre du Soudan est une bête de somme, – rien de plus !... » Et Raymonde de conclure en assumant clairement son refus de tout universalisme éthique : « ici je ne suis pas négrophile »[29].

Faut-il tenir le second passage pour la mise en pratique de cette théorie ? Bravant l’impudeur morale que comporte son aveu, elle raconte avoir fait l’achat, au prix de cent quatre-vingts francs, d’une jeune esclave pour tromper l’ennui de sa fille Renée :

 Paul consulté, j’ai décidé c’est affreux à dire ! de lui acheter une pou­pée noire, une poupée vivante, une petite esclave que je libérerai, que je décrasserai et que je soignerai bien. Ce sera une bonne œuvre et ça donnera une compagne à l’enfant. Si je tombe sur un bon sujet, nous l’emmène­rons en France, si non, je serai bien contrainte de con­fier l’ex-captive aux sœurs du Sénégal, bien que, de leur propre aveu, elles ne fassent rien de bon de leurs élèves.

 Au lecteur de découvrir, là encore, la petite esclave misérable aux « bons yeux de chien battu », de lire les bribes de l’épouvantable histoire à laquelle sa mère d’adoption l’a arrachée, les soins et l’affection dont elle environne « [s]a petite Belvinda » et la singulière amitié que cette dernière (elle « se prête à tout. C’est le bon chien ») noue avec Renée. Et de se demander comment juger, un grand siècle plus tard, le succès que Raymonde est fière d’avoir obtenu en entendant l’enfant noire, ramenée en France, affirmer qu’elle « ne tient pas du tout, mais pas du tout, à retourner chez ces ‘sales nègres’ »…

 

 « Pauvre France coloniale !... »

 Avec de telles convictions, faut-il coloniser ? Pour Raymonde Bonnetain, la question, en passe de devenir consensuelle dans la France des années 90, ne se pose même pas : seul lui importe le modus operandi. L’idée qu’elle s’en fait participe, originellement du moins, du mythe romanesque de l’aventurier :

 
Il en faut, de ces aventuriers, de ces risque-tout, que j’admire, moi, d’aller créer une boutique-caboulot sur le champ de bataille de la veille, en pleine fièvre, des fois en pleine épidémie. – S’ils ne commençaient pas, les autres ne viendraient point !

 Mais cet imaginaire ne s’inscrit pas pour autant dans la tradition de l’exotisme romantique. À preuve le jugement qu’elle porte sur Robinson Crusoe, roman de l’utilitarisme bourgeois :

 
Devant des récits de voyage, je me suis si souvent demandée : « Mais comment mangeaient-ils ? » Au fond je crois que Robinson nous intéresse surtout parce qu’on le voit s’ingénier à vivre. S’il se bornait à raconter ses promenades, ses rêveries, ses tristesses, nous passerions. On le plaindrait, mais il ne nous semblerait pas vivant, réel, et son roman ne nous passionnerait pas.

 Esprit positif et pragmatique porté aux chiffres et aux calculs, désireuse de trouver une voie moyenne entre compassion et « humanitairomanie mal placée », la voyageuse tourne d’abord ses regards vers les soldats chargés de la conquête et se montre attentive, parmi eux, aux nécessités matérielles des plus humbles. De là le mélange de précision et d’irritation avec lequel elle décrit les « tristes dessous de notre politique coloniale en Afrique »[30]. Dans des pages indignées, elle dénonce la rareté des convois de ravitaillement qui prive les troupiers de nourriture (« nos combattants du Niger qui n’ont ni pain, ni biscuit, ni vin, ni eau-de-vie, et se nourrissent de riz indigène ») et d’eau potable (« Il n’y a pas plus de 5 à 6 pour 100 de la population militaire blanche qui fasse usage d’eau filtrée ! »). Elle est révoltée par l’horreur et l’absurdité des quarantaines médicales imposées aux soldats à la frontière des territoires du Soudan et du Sénégal, par les inepties architecturales que bâtissent les artilleurs de la marine, et dresse à l’usage des sociétés de bienfaisance la liste détaillée des besoins élémentaires des postes isolés : graines potagères, appareils à douche, glacières, lectures et jeux, lait pasteurisé « système Autefage ».

Mais elle n’en reste ni à la protestation, si généreuse soit-elle, ni à une vision ménagère. Elle se découvre un désir d’action et d’administration tels qu’on se demande qui, de son mari ou d’elle-même, est chargé de mission. Sans doute est-il malaisé, comme elle l’explique elle-même, de faire le départ entre les idées de Paul, qu’elle évite de contredire, et ses jugements personnels. Mais si elle se cache encore souvent dans ce livre derrière son mari, elle aura grandement gagné en assurance au retour de son second séjour soudanais, au point d’écrire dans la Revue encyclopédique que son mari « partage sur ce chapitre presque toutes [s]es idées » et de souligner leurs points de désaccord – sur le rôle de l’État par exemple. Déjà, en effet, elle a pris conscience de ce qu’un regard de femme apporte de singulier dans l’étude d’un monde masculin et machiste :

 
Sentimentale ou non, pieuse ou pas, une femme n’aura jamais, devant cette horreur qu’est l’esclavage, que sont surtout ses dessous, cette résignation masculine.

 C’est pourquoi elle donne, hésitante et audacieuse à la fois, son point de vue dans tous les débats, militaires, religieux ou économi­ques, engagés par l’invasion française. À propos du coup de main lancé par le colonel Archinard en direction de Ségou, elle s’élève contre les arrière-pensées carriéristes qui motivent les opérations militaires et la manipulation des chefs africains. Sur le terrain religieux, elle réfléchit à l’appui que les colonisateurs pourraient trouver dans le Coran s’ils se présentaient « comme des amis et des protecteurs de l’Islam ». Et déplore dans l’un et l’autre cas les carences intellectuelles et éthiques du personnel militaire colonial :

 
Malheureusement, voilà : il faudrait ici des convaincus, des savants, non des militaires ambitieux d’un galon de plus, ou des fonctionnaires de hasard, ignorant l’Afrique et non pratiquement intéressés à l’étudier, à la connaître.Les missionnaires laïques sont encore à créer !

 Pour une observatrice débordant d’idées pratiques, ouverte aux idées libérales britanniques et convaincue qu’il faut « conquérir pour notre com­merce et notre industrie », il est peu de questions auxquelles elle ne recherche des solutions, inédites ou non.

Elle croit aux effets émancipateurs de l’instruction, même si elle est persuadée qu’« il faudra […] des siècles et des centaines d’écoles avec un per­sonnel enseignant spécial ! […] mais les écoles exigeraient de l’argent que nous aimons mieux employer en fusils et canons » – écoles dont elle pense qu’il ne faut pas les confier aux « pauvres religieux dévoués, mais ignorants, courageux mais sans le sou », exception faite pourtant des pères du Saint-Esprit dont elle visite le « pénitencier-ferme-école » et admire les résultats. Mais elle assigne à la création de ces écoles un objectif pratique au service immédiat des colonisateurs : « nous assure[r] dans quelques années un personnel peu coûteux d’auxiliaires métis pour la majorité des emplois subalternes de l’administration future ». Avec le même esprit pratique, elle propose d’utiliser les forçats à la construction du chemin de fer plutôt que des « engagés, chinois, marocains ou kroumen », d’abandonner l’impôt exigé des populations africaines au bénéfice du travail forcé, dont la gestion serait confiée à la seule responsabilité des chefs de village, de mettre en place des services de transport cohérents et de créer des haras pour les équipages du train, de définir les procédures de recrutement et de formation des divers responsables, de loger les hommes dans « des pavillons Espitallier » aérés et isolés du sol, de les doter de machines à glace... Bref, rien n’échappe à la vigilance de cette marraine de régiment colonial qui s’autorise des vues de ministre.

Faut-il croire, au-delà, que le Soudan ait à ses yeux vocation à devenir colonie de peuplement, contrairement à la politique officielle qui n’y voit qu’une colonie d’exploitation ? Peut-être, car, non seulement elle ne raisonne pas uniquement en termes de profit et de balance économiques entre métropole et colonie, mais elle revendique ce qu’elle nomme « [s]a petite théorie féminine » : « la colonisation à l’aide de couples, et non de célibataires ». Elle observe, tout en déplorant le concubinage interethnique, les bénéfices démographiques du métissage, avec une satisfaction rarement partagée à son époque : « Le Français, quoi qu’on dise, est colonisateur par excellence, puisque, à l’encontre de l’Anglo-Saxon, il procrée, outre-mer, des métis et métisses aussi beaux que solides ». Elle déplore qu’aussi peu d’épouses de commerçants viennent s’installer dans le pays auprès de leur mari et se propose ouvertement en exemple – exemple à l’en croire suivi d’effets, puisque la publication d’Une Française au Soudan aurait déterminé, comme elle l’expliquera en 1896, « de nombreuses femmes d’officiers et de fonctionnaires à suivre leur époux en des régions plus ou moins équatoriales »[31]. Mieux : selon Greaves, c’est la politique que promeut son mari, rallié à ses arguments, quand il est nommé sur son dernier poste au Laos[32].

C’est dire la force persuasive de cette femme et le rôle central qu’elle assigne à son sexe, au sein de la revendication féministe montante, dans sa vision de la colonisation. Pas de méprise cependant : par femme, elle entend épouse légitime, européenne, bonne hôtesse, bonne ménagère et plus encore commerçante avisée, puisque l’Afrique elle-même, comme elle l’écrit dans la Revue encyclopédique, ne peut offrir aux colons célibataires que d’« écœurants concubinages avec des singesses indigènes ». Le journal de route tiré de son premier voyage montre ainsi en gestation la formule à la fois féministe et pacifiste à laquelle elle aboutira pour définir sa conception de l’expansion française en Afrique : « On colonise par la femme, et non par le fusil »[33].

Des « pages non griffonnées pour le public »

 Dernier intérêt présenté par ce journal de route, la singularité de son écriture. S’il donne une aussi remarquable impression d’authenticité, c’est d’abord pour des raisons énonciatives sur lesquelles l’auteur, qui s’en explique dans la note de l’éditeur de la page 3, revient en 1896 :

 Ce volume n’est qu’un ramassis soit de notes familières prises dans mon journal de route (entre un compte de blanchissage et un inventaire de nos conserves Prévet), soit d’extraits des lettres que j’écrivais aux miens et à quelques intimes : – en un mot, de pages non griffonnées pour le public ! [34]

 Sévérité excessive puisque la diariste, qui s’adresse en effet à ses amies restées en France, donne à ses propos le ton de la conversation familière, voire de la confidence. Non seulement elle désigne nommément ses allocutaires lointaines (« Vous compren­drez sans que j’insiste, ma chère Claire, et vous, Suzanne, et vous aussi, Jeannette […] la gravité de ce que je veux dire ! »), mais elle choisit quelquefois de dédier à l’une d’entre elles sa séquence d’écriture : « Retenez bien, ma petite Jeanne, pour qui j’écris ce soir, que l’on se fait à tout ». Sans doute l’oralité de ce discours intimiste a-t-elle pour contrepartie un contrôle incertain de la langue ; mais il importe peu, à vrai dire, que l’on trouve sous sa plume quelques flottements orthographiques ou des formules réprouvées par les puristes, comme l’évocation de ces « chapeaux étonnants pour à Paris, cet hiver », puisque l’agrément de son journal tient moins à ses mérites académiques qu’à la spontanéité de la voix qui le porte.

Comme la plupart des diaristes, et comme l’avait fait son mari dans son reportage sur le Tonkin, Raymonde Bonnetain met en scène son activité d’écriture, son journal devenant pour elle un compagnon de route attachant. Le lecteur l’aperçoit « griffonn[ant] au crayon sur ce journal pour tuer le temps », puis en train de recopier ses notes à l’encre. Mais les contraintes du voyage ne lui laissent pas le loisir d’écrire chaque jour, loin s’en faut :

 Enfin, note-t-elle le 10 décembre, je puis revenir à mon journal. Mais, après cette semaine d’interruption, j’ai peur d’oublier des choses. Des tas de détails et d’impressions se battent dans ma tête, veulent sortir tous ensemble. Le mieux, je crois, est de reprendre ce cahier à la date où je l’ai laissé...

 Si le temps de la notation quotidienne a été pour partie recomposé, c’est aussi que la perception de la durée est sujette à variations dans un cheminement d’une telle lenteur : « J’ai perdu la notion du temps, note-t-elle pendant l’interminable remontée du fleuve, et je griffonne ces notes sur mes genoux, sans papiers ou calendrier pour me re­pérer ». De fait, le risque de n’avoir rien à consigner est plus fréquent qu’on ne croit dans les récits de voyage authentiques, en particulier lorsque ceux-ci sont dépourvus d’objectif qui les dramatise quelque peu. Confinée dans le rôle d’accompagnatrice et de témoin, la voyageuse s’interdit en effet de dire un seul mot, discrétion oblige, du travail dont est chargé son mari. Durant leur premier séjour à Kayes, elle est donc forcée de grossir les « pauvres » détails d’un quotidien vide d’événements.

 Que mettrais-je d’ailleurs dans ce journal, se demande-t-elle, si je n’y décrivais pas notre vie monotone ?... […] Mon mari a la distraction de la chasse et son travail. Moi, je n’ai rien, hors la maison et l’enfant à surveiller.

 Ses notes sont donc très inégalement réparties, au détriment du voyage de retour qui suit, il est vrai, un trajet déjà décrit. En particulier, le second séjour à Kayes n’apparaît guère dans le journal : « Pauvre journal ! Pauvre papier jauni, brûlé, sentant le cuir des fontes, le renfermé des sacoches !... Je ne l’ai pas continué. À quoi bon ?... » Au-delà encore, reconnaît-elle, « la plume m’est tombée des mains dès Saint-Louis ».

Cette restitution subjective de la durée n’est pas seule à conférer au récit son allure d’authenticité. Y contribue grandement son caractère émotionnel. En témoigne une ponctuation surabondante qui multiplie et combine points de suspension, d’interrogation, tirets, italiques, capitales, pour transcrire quasi physiquement les réactions de surprise, d’indignation, de colère ou d’attendrissement de la narratrice. Celle-ci jette à la volée les points d’exclamation et, pour faire bonne mesure, rajoute une poignée de points de suspension. Style compassionnel renforcé par la récurrence de l’adjectif « pauvre » antéposé, véritable tic verbal[35]. Cette visiteuse du cœur, tout en vantant les bonheurs de l’esclavage, offre sa commisération à tous et à toutes, habitants, pays, hommes, animaux ou choses. À ses intimes d’abord (son « pauvre Paul », sa « pauvre petite Renée », son « pauvre bon chien » Typ), puis à ceux qui l’environnent de près comme de très loin (« pauvre petite Kadédia », « Pauvres troupiers !... Pauvres mamans !... », « Pauvres, pauvres soldats !... », « pauvres nègres », « pauvres bougnouls », « pauvres petits captifs », « pauvres Indo-Chinois bouddhistes », « pauvres religieux dévoués, mais ignorants », « pauvre infanterie de marine »), sans oublier la « pauvre locomotive », le « pauvre Kayes », la « pauvre France coloniale ! » et finalement… son « pauvre Journal » ! Apitoiement universel mâtiné évidemment d’une pointe de mépris pour les recrues africaines, ces « pauvres diables de grands singes »…

Toutefois, la compassion ne l’empêche pas de remplir à sa façon le contrat didactique lié au genre viatique, même si elle n’en fait pas, à la différence des explorateurs et des pionniers de l’ethnologie, sa préoccupation première. Il reste que, en dépit de ses moyens littéraires limités, elle offre de la vie africaine, dans les villages ou dans une capitale naissante comme Kayes, des tableaux attachants par leur quotidienneté même : étals des marchés, préparation des repas dans les cours, femmes faisant la vaisselle ou la lessive, colonnes militaires avec leur escorte disparate, campe­ments du soir au bord des fleuves… Elle n’ignore pas que les croquis, suivant l’usage de l’époque, devraient suppléer à des descriptions qu’elle juge défaillantes (« Je n’ai jamais autant regretté de ne savoir pas dessiner !... »), mais n’oublie non plus, en se rabattant sur les photographies qu’elle prend et développe elle-même sous la tente, de rappeler à quel point celles-ci « déforme[nt], en l’embel­lissant, la moindre masure ».

Quoi qu’il en soit, elle sait adjoindre aux mots du lexique local, soulignés par l’italique, les définitions indispen­sables. Mais elle cite au total un assez petit nombre de termes désignant des réalités proprement africaines, et si elle explique ce que sont les « lougans (c’est-à-dire leurs champs de mil, maïs, etc.) », les « marigots (ruisseaux ou étangs) » et les « laptots, ces mariniers noirs », elle ne se soucie guère de distinguer les fromagers des flamboyants (« je ne me rappelle plus le nom qu’on m’a dit »). Elle disperse ainsi au fil des pages quelques fiches sur les noix de kola, sur la « soudanite », cette variante coloniale du spleen, et fournit les définitions prévisibles du griot, du balafon, du tara ou du dolo. Définitions assorties parfois – le genre impose d’instruire en distrayant – de commentaires person­nels (« un lory (j’ignorais ce mot et je ne sais comment ça s’écrit…) » ou d’effets humoristiques : les rôniers « sont des espèces de cocotiers ou de palmiers dont le tronc tout droit se renfle au milieu comme ces gros cigares (si chers !) que nos maris ont l’audace de fumer... » ; le « beurre de karité, [un] beurre végétal que les femmes achètent pour leur cuisine et pour s’oindre les cheveux (pouah !) » ; et si elle « écri[t] chaouch, chères amies, [c’est] uniquement pour faire de la ‘couleur locale’ ». Quant à sa curiosité pour les langues vernaculaires, elle demeure limitée : elle ne retient guère que « Bissimilaï ! […] le fond de la langue yoloff », parce que sa fille l’emploie et, du bambara, qu’« Anissagué ! Cela veut dire bonjour et merci ».

Car son journal – là réside son originalité – est riche surtout en informations sur la micro-société militaire des tout débuts de la colonisation. Telle que la voyageuse la réfracte, trois grandes préoccupations la dominent. D’abord la question de l’adaptabilité d’une famille de citadins européens au climat et aux conditions éprouvantes de la vie soudanaise. Choisir des lieux de campement hygiéniques, pouvoir prendre son bain quotidien, disposer de vin et de glace pour les repas, diversifier ses menus, veiller à la santé des enfants, disposer du courrier et des journaux parisiens dans les meilleurs délais : tout montre que l’objectif réflexe des apprentis colons est de se faire accompagner, dans un espace exotique où ils font défaut, des avantages matériels de leur mode de vie métropoli­tain, non de les faire partager, si peu que ce soit, aux habitants du pays.

De là l’importance accordée par la voyageuse à la gestion des problèmes posés par les domestiques, seuls Africains avec qui elle entretienne un contact quotidien. Tandis que Paul, pratiquant une pédagogie d’ancien militaire, se fait obéir des porteurs de l’expédition à coups de « gifles et […] de cravache », sa femme n’en finit pas de gémir ou de rire de l’ineptie ou de la canaillerie de ses cuisiniers et servantes (anse du panier qui saute, larcins à la cuisine, recettes répétitives ou ratées, appétit insatiable, etc.), sans réellement se demander ce qu’ils sont en mesure de comprendre de ses exigences de petite bourgeoise, ni ce qu’elle aperçoit elle-même des autres faces de leur vie.

Dernier pôle d’intérêt, la description des rivalités, intrigues, préséances, méfiances et médisances infinitésimales qui sèment la zizanie parmi les occupants français. L’invasion graduelle du Soudan, loin de résulter du grand élan civilisateur que la lyrique colonialiste métropolitaine se plaît à chanter, apparaît sous son regard dans sa mesquinerie et ses petitesses. Crasseux, fiévreux, mal nourris, abandonnés à eux-mêmes dans des postes déserts, les héros de la coloniale, tels que cette femme les a vus, sont fatigués. Ou quand ils furent effectivement héroïques, tel ce Paul Holl qui résista dans Médine au siège d’El Hadj Omar, oubliés. Le tableau qu’elle peint comporte même des accents pré-céliniens : ainsi de ce concert donné par des « musiciens anémiés » dans le kiosque à musique, sur une « place morne, à moitié enténébrée » de Saint-Louis...

Qu’on ne sourie donc pas de l’exiguïté de ses observations : c’est au contraire un des grands mérites de Raymonde Bonnetain que de porter un regard sans hostilité de principe mais sans aménité sur ce que fut au quotidien une aventure haussée par ses narrateurs au niveau de l’épopée.

 



[1] Titre complet : Une Française au Soudan (Sur la route de Tombouctou) (du Sénégal au Niger), ancienne maison Quantin, 1894, 377 pages. Des bonnes feuilles extraites du début du livre ont paru dans le Supplément littéraire du Figaro le 28 avril 1894 sous le titre « Une Parisienne en Afrique ».

[2] Alphonse Lemerre, 208 p. Quatorze textes s’inspirent du Soudan, deux de séjours antérieurs en Asie ; le dernier raconte une ascension en ballon. 

[3] Avec préface par Paul Bonnetain et lettre explicative de l’auteur, Paris, chez tous les libraires, 1883.

[4] Fayard, 1892, 157 pages. Les quatre nouvelles racontent des vies de soldats.

[5] Publiés dans le Figaro, puis en volume sous le titre Au Tonkin (V. Havard, 1885). Bonnetain, apologiste de la guerre (« Elle est sublime, la guerre, et bienfaisante. Je lui pardonne tout pour la grandeur des instincts qu’elle éveille », p. 83) et de la conquête coloniale, décrit les combats menés contre les Pavillons noirs par l’infanterie de marine sous les ordres du général de Négrier.

[6] Charpentier, 1886.

[7] Informations extraites du dossier Bonnetain, Centre des Archives d’Outre-mer, Fonds ministériels. Série géographique, soud III 7 D.

[8] « La Femme aux colonies, par madame Paul Bonnetain », La Revue encyclopédique, n° 142, 1896, p. 441-445. Voir annexe ii, p. *.

[9] La source la plus sûre, signalée par R.-P. Colin dans Zola, renégats et alliés (PU de Lyon, 1988), est A. A. Greaves, « Paul Bonnetain, an introductory study (1858-1896) [sic] », Nottingham French Studies, mai 1966, p. 2-12).

[10] Dans la troisième partie, intitulée Fin de tout, des Mémoires de cette dernière (Flammarion, 1900), elle reproduit des lettres que Paul lui avait adressées depuis Hanoï, Paul ayant lui-même publié dans L’Opium des extraits des lettres de sa maîtresse.

[11] H. Juin, préface à la réédition de L’Opium, Paris, Genève, Slatkine 1980.

[12] Journal, 29 mars 1890, éd. Ricatte, Laffont, coll. Bouquins, t. iii, 1989, p. 408.

[13] 1er avril 1890, ibid., p. 409.

[14] Livraisons des 26 octobre, 9 novembre, 7 décembre 1889 et du 4 janvier 1890, sous le titre « De Paris au Désert. Notes de route ». La datation de ces notes s’échelonne de « Saint-Nazaire, le 30 septembre 1889 » à « Biskra, le 21 octobre ». Bonnetain ne semble pas les avoir reprises en volume.

[15] Voir A. A. Greaves (art. cité) et, parmi les contemporains de Bonnetain, J. H. Rosny (Torches et lumignons, éditions ‘La Force française’, 1921), qui fait de lui un portrait intéressant aux p. 58 à 62. Rosny ajoute : « On prétend aussi qu’il aima d’une passion dévorante, quoique chaste, une jeune fille qui était sa fille adoptive… » Renée ? Belvinda ?

[16] Lettre de Gustave Geffroy à Zola du 27 juillet 1900, citée par Auriant dans le Mercure de France du 15 juin 1937. Zola, sans rancune, apporta sa contribution.

[17] Sur la carrière du général Archinard, on lira l’ouvrage apologétique de son neveu, le général E. Réquin, Archinard et le Soudan (Berger-Levrault, 1946), et celui de Martine Cuttier, Portrait du Colonialisme Triomphant. Louis Archinard 1850-1932, écrit dans un esprit tout différent (Lavauzelle, 2006).

[18] Dodds prend Abomey en novembre 1892 et obtient la reddition de Béhanzin en janvier 1894.

[19] « La Vérité sur le Soudan », annexe ii, p. *. Archinard y répond dans un entretien (« La Question du Soudan ») accordé le 18 août au Figaro et publié le 22.

[20] Deux des trois arguments avancés par Le Matin du 28 septembre 1893 pour justifier le choix d’un civil sont ceux des Bonnetain : la pacification est désormais acquise (« la période des conquêtes ininterrompues doit faire place à une période d’organisation méthodique ») et la nécessité de travailler à l’exploitation des « richesses naturelles » de la colonie. S’y ajoute l’état de santé d’Archinard, nécessitant un an de repos en France.

[21] Nous suivons ici les informations fournies par A. A. Greaves (article cité), qui rappelle que Goncourt, revoyant Bonnetain fin octobre, « le trouve bien changé. Le malheureux, qui a pris du calomel ce matin, ne dîne pas et va six ou sept fois aux water-closets » (Journal, éd. citée, 25 octobre 1895, t. iii, p. 1184).

[22] Le Soudan désignait à cette date une zone géographique sans rapport avec l’État portant aujourd’hui ce nom. Il couvrait, à l’est du Sénégal et au nord de l’actuelle Sierra Leone, une grande partie des états modernes du Mali, du Burkina-Faso, du Niger et de la Guinée.

[23] Lemerre, 1892 (iii-285 p.). Vigné d’Octon décrivait les « petits blancs » du Sénégal comme des « déshérités […] qui – à des soldes dérisoires – triment sur la terre de Mort pour permettre aux actionnaires de toucher de gros dividendes, et à MM. les administrateurs de sérieux jetons de présence à… Paris » (p. 30). Médecin, il offrait une vision délétère du pays, décrivant « les ulcères du Sénégal, l’une des plus terribles choses, et aussi des plus hideuses qu’il [lui] ait été donné de voir durant [s]on long séjour sur la Terre de Mort », et les soldats indigènes dépourvus de soins, « mutilés et mêlant leurs déjections, leurs exhalaisons immondes et leurs pus » (p. 62 et 64).

[24] La France coloniale, histoire, géographie, commerce, Armand Colin, 1886. Archinard, alors commandant, avait rédigé le chapitre « Sénégal et dépendances et Soudan français » aux p. 171 à 225.

[25] Capitaine Louis G. Binger, Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi (1887-1889), dessins de Riou, Hachette, 2 vol., 1892.

[26] La désignation « Mon mari » apparaît 192 fois, « Paul » 146.

[27] La Revue encyclopédique, art. cité, annexe ii, p. *.

[28] Lire par exemple la Conférence prononcée dans l’église de Saint-Sulpice à Paris, Paris, À la Procure des Missions d’Afrique, 1888, 52 pages.

[29] Nous soulignons.

[30] La Revue encyclopédique, art. cité, annexe ii, p. *.

[31] Ibid., p. *.

[32] Article cité, p. 11.

[33] La Revue encyclopédique, art. cité, annexe ii, p. *.

[34] Ibid., annexe ii, p. *.

[35] Quatre-vingt neuf attestations.


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