Jean-Marie
Seillan
Université
de Nice Côte d’Azur
RAYMONDE BONNETAIN
OU LA COLONISATION AFRICAINE AU FÉMININ
Dans le genre du récit de voyage, la famille Bonnetain ne
manque pas d’originalité : mari et femme s’embarquent à Bordeaux le 5
novembre 1892 à destination du Sénégal et du Soudan, naviguent et cheminent
côte à côte, neuf mois durant, de Dakar à Bamako, rebroussent chemin,
retrouvent Bordeaux le 27 juillet 1893 – et au retour chacun écrit son livre.
Dès 1894, Raymonde publie son journal de route sous le titre Une Française
au Soudan ; Paul, l’année
suivante, un petit volume intitulé Dans la brousse. Sensations du
Soudan.
Expérience viatique strictement identique, textes radicalement différents,
voire écrits à fronts renversés, Paul Bonnetain, chargé de mission, livrant un
recueil de proses à caractère poétique, tandis que sa femme, novice en la
matière, évalue les résultats de l’occupation militaire et de la colonisation
naissante. Parmi les multiples questions posées par ce curieux diptyque
viatique, l’occasion serait belle de se demander si l’image du monde offerte
par l’écriture dépend des contraintes génériques qui règlent ses différents
genres, si l’important réside, comme le pensait Gide, dans le regard et non
dans la chose regardée, ou encore s’il existe une perception proprement
féminine de l’Afrique coloniale.
Mais d’abord qu’allaient-ils faire en Afrique ?
« J’ai voulu
suivre mon mari »
Pour lui, pas de mystère. Depuis dix ans, Paul Bonnetain
s’est fait un nom dans le monde des lettres grâce au procès intenté en 1883
contre le naturalisme provocant de Charlot s’amuse, à sa liaison avec
Marie Colombier, actrice rivale de Sarah Bernhardt contre qui ils lancent les
tapageurs Mémoires de Sarah Barnum, et à
la publication du Manifeste des Cinq contre La Terre, dont il
avait pris l’initiative malencontreuse en 1887. Journaliste, il occupe depuis
1888 le poste influent de secrétaire de la rédaction du Supplément
littéraire du Figaro. Surtout, son service militaire dans
l’infanterie de marine en Guyane (1878-1883), d’où il a rapporté les nouvelles
des Enfants de giberne, et
ses deux séjours comme reporter au Tonkin (1883-1885) qui lui ont inspiré,
outre le reportage lui-même, le
roman L’Opium, ont
assis sa réputation d’écrivain-voyageur spécialiste des questions coloniales –
domaine porteur dans les deux décennies d’expansion territoriale française.
Dépensier, endetté, poursuivi devant les tribunaux par ses
fournisseurs et même par son propre père pour des dettes et une pension
impayées, toujours en quête d’un poste aux appointements réguliers, Bonnetain
décroche une mission « scientifique » conjointe du ministère de
l’Instruction publique et du sous-secrétariat d’État aux Colonies qui le mène
au Soudan. Par une lettre du 21 octobre 1892, le premier charge
« M. Paul Bonnetain, publiciste, […] d’étudier, au Soudan, les
questions relatives à l’ethnographie des peuples habitant notre
colonie » ; le second l’invite à se diriger sur Kayes, la capitale
d’alors, pour y aider « M. Penel dans la préparation du code de
justice indigène, ce qui permettrait d’achever beaucoup plus tôt cette œuvre
importante ». Rétribué sur le budget local de la colonie, il percevra une
solde de 1000 F. par mois de séjour outre-mer, montant ramené à
500 F. pour la durée des traversées et de la rédaction de son rapport.
Bonnetain, au terme d’un voyage de neuf mois, a-t-il remis ce rapport ? On
peut en douter puisque le ministère, constatant le 14 février 1894 qu’il ne
répond pas aux lettres de rappel, suspend sa demi-solde à compter du lendemain. À
moins, comme sa femme l’affirme dans l’étude qu’elle publie en 1896 dans La
Revue encyclopédique, que ses « rapports officiels » n’aient été
« dûment étouffés ». Mais
aucun document, dans le dossier Bonnetain conservé aux Archives de l’Outre-mer,
n’en apporte la preuve. Pas de trace bibliographique non plus du volume sur le
Soudan que Bonnetain, toujours selon sa femme, avait promis d’écrire pour la
maison Hachette.
Concernant sa femme Raymonde, rares sont les informations
biographiques, celles que laisse échapper son récit de voyage différant des
témoignages fragmentaires et douteux laissés par les confrères de son mari. Son
récit nous apprend son origine (une famille métissée du Brésil), son âge
(vingt-quatre ans en 1892) et celui de sa fille Renée (sept ans). À quelle date
a-t-elle rencontré Paul Bonnetain ? Sans doute peu après que Marie
Colombier (1841-1910) eut rompu la liaison qu’elle entretenait avec celui-ci,
Hubert Juin observant avec vraisemblance que le personnage de Blanche, du roman
L’Opium, n’est pas sans lui ressembler. Ce
que l’on sait, c’est que, lors de leur mariage, elle était déjà mère d’une
enfant de trois ans. Edmond de Goncourt, qui était parfois leur invité,
environne leur première rencontre au Jardin de Paris d’une odeur de
prostitution et fait d’elle un portrait – évidemment – malveillant : s’il
la juge « vraiment jolie », il raconte qu’elle exerce une
« domination tourmentante » sur son mari et le traite « comme un
petit chien » ;
relayant les propos d’Ajalbert, il la montre « sans esprit, sans
intelligence » et atteinte d’une maladie intime qui l’oblige à se refuser
à Bonnetain, qui « n’a pas même un cul à sa disposition, occupé à tout
moment par les chirurgiens ». La
rumeur paraît fondée puisque la jeune femme subit avant son départ pour Dakar
ce qui paraît être une ovariectomie et, au retour, dédie son livre au
chirurgien qui l’a opérée.
Voyage commun qui ne semble pas avoir été, au reste, leur
premier essai. Dans les notes d’un voyage au Maroc et en Algérie qu’il publie
dans quatre livraisons du Supplément littéraire du Figaro,
Bonnetain emploie sans l’expliciter un nous dont le caractère conjugal
paraît confirmé par les allusions aux paysages d’Algérie faites par sa femme
dans son journal de route au Soudan. Plus tard, quand Bonnetain, opiomane,
endetté et en conflit avec son supérieur, trouvera, ou plus probablement se
donnera la mort en 1899 au Laos où il avait été nommé commissaire du
gouvernement, il laissera sa famille
sans ressources puisqu’une souscription sera lancée dans les milieux
littéraires afin de secourir Raymonde et « sa fille » :
s’il s’agit bien ici de Renée, qu’est devenue Belvinda, la petite esclave
africaine dont ce journal de route raconte « l’achat » et le retour
en France ? On ne sait. Ce que l’on ignore aussi, faute de manuscrit,
c’est la part exacte prise par le mari dans la conception, voire dans la
rédaction d’Une Française au Soudan, car son influence nous paraît
probable pour tout ce qui touche à la politique coloniale française.
« Le Soudan a
besoin de mystère »
Au début des années
1890, celle-ci n’en est plus à l’exploration proprement dite, mais à
l’expansion militaire en direction de l’est et à la « pacification ».
De fait, les officiers associés à la conquête du Soudan sont omniprésents dans
ce récit de voyage. Faidherbe, gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865 et adversaire
victorieux d’El Hadj Omar, est, certes, déjà statufié sur la place du
Gouvernement de Saint-Louis. Mais le général Borgnis-Desbordes (1839-1900),
adversaire de Samory et le premier à entrer dans Bamako en 1883, est le
compagnon de route des Bonnetain ; le colonel Louis Archinard (1850-1932),
surtout, réside à Kayes : il conduit depuis 1880 les campagnes militaires
annuelles au Soudan, a vaincu la résistance d’Ahmadou et poursuit la lutte
contre l’almamy Samory ;
présent aussi le commandant Bonnier, futur lieutenant-colonel dont la colonne,
désastre retentissant, sera détruite par les Touaregs près de Tombouctou en
janvier 1894.
À cette date, en
effet, la résistance opposée par Samory à l’invasion française n’est pas
vaincue. Chaque année, en novembre ou décembre, la campagne reprend donc pour
s’emparer de lui et annexer à la France les territoires qu’il est forcé
d’abandonner. Or la superficie gigantesque des terres conquises (elle se mesure
en millions d’hectares) inquiète le gouvernement français qui, craignant de ne
pouvoir les gouverner, entend borner leur expansion – contrairement au
commandement militaire local qui attend son avancement en grade du nombre de
combats engagés et de villes prises. Derrière le paravent du discours
civilisateur, la campagne 1892-93 à
laquelle assistent les Bonnetain met ainsi en concurrence sourde pour le grade de général les colonels Dodds
au Dahomey et Archinard au Soudan. Archinard choisit de scinder ses forces en
deux : il envoie la colonne du lieutenant-colonel Combes poursuivre Samory
vers le sud en direction de la Sierra Leone britannique, soupçonnée de
l’approvisionner en armes modernes ; marchant lui-même vers l’est à la
tête d’une « colonne légère », il va prendre successivement, en
infraction avec les directives de son gouvernement, Djenné, Mopti, Ségou et
Bandiagara. Les Bonnetain, que le hasard a fait voyager en compagnie d’Aguibou,
fils d’El Hadj Omar, frère d’Ahmadou et jusqu’alors sultan du Dinguiraye,
comprennent qu’Archinard a fait monter celui-ci du sud pour le garder en
réserve et l’introniser roi du Macina (Aguibou régnera effectivement à
Bandiagara jusqu’en 1905) qu’il entendait inscrire à son tableau de chasse.
Or Bonnetain, à son arrivée dans la colonie, est moins
perçu comme l’ethnologue qu’il n’est pas que comme un politique, des fuites
journalistiques (dont nous n’avons pas retrouvé trace) ayant annoncé sa
nomination comme résident :
Il nous
revient en effet, note sa femme, que notre venue n’est pas précisément vue d’un
bon œil par tout le monde à Kayes, qu’on discute les attaches politiques de mon
mari, ses rapports avec certains chefs d’extrême gauche, avec certains
« opportunistes » et avec M. Jules Ferry : « Qu’est-ce
qu’il vient faire ici ?... »
De fait, il souffre de quatre tares aux yeux de ces
soldats : c’est un civil, un journaliste, un homme de gauche et un ancien marsouin.
Il entre donc vite en désaccord avec l’autorité militaire et l’artillerie de
marine, les bigors, qui, Archinard en tête, commandent au Soudan et
craignent de voir s’y installer une autorité civile susceptible de limiter
leurs campagnes annuelles d’expansion. Affrontement inégal évidemment : Bonnetain
l’apprendra quand Archinard, gouverneur militaire en titre, lui intimera
l’ordre d’interrompre son voyage et de ne pas entrer dans le Macina.
L’animosité manifestée par sa femme envers Archinard et ses artilleurs, si elle
résulte d’une vexation personnelle qu’elle raconte longuement, est sans nul
doute aussi celle de son mari, comme le prouve l’interview vindicative que
celui-ci, jugeant qu’Archinard lui a rendu sa liberté de parole en l’obligeant
à faire demi-tour, donne au Figaro à peine rentré en France.
Rappel de la désobéissance du gouverneur militaire, gaspillage des vies
humaines, gestion économique improductive, appel pressant lancé à l’institution
d’un pouvoir civil enfin attentif aux intérêts commerciaux, offres de service
qu’il présente lui-même pour obtenir ce futur poste : tout révèle la
violence de leur désaccord – et tout est déjà dit, avec les mêmes arguments,
les mêmes exemples et parfois les mêmes termes, dans le livre publié par sa
femme.
De là à croire que le mari a utilisé ce livre pour régler
ses comptes, il est tentant de franchir le pas. De fait, comme Raymonde
l’avait pronostiqué (rétrospectivement ?) dans son journal (« J’ai
idée […] que ce n’est pas au Soudan qu’on verra le colonel l’an
prochain !... »), le gouverneur militaire Archinard sera remplacé à
l’automne 1894 par un civil, Albert Grodet,
auprès de qui Paul Bonnetain se verra confier le poste de Directeur des
Affaires Indigènes du Soudan Français. Bonnetain repart donc s’installer à
Kayes avec sa femme et sa fille, d’où il sera rapatrié pour maladie en juillet
1895. On
aura quelques aperçus sur le second séjour africain de la famille Bonnetain,
sensiblement différent du premier, dans l’article déjà cité donné par Raymonde
à La Revue encyclopédique en 1896.
Quant au parcours
effectué par les Bonnetain qui, partis de Saint-Louis, remontent le cours du
fleuve Sénégal et du Backoï avant de rejoindre à Siguiri celui du Niger et de
le suivre jusqu’à Bamako, il est difficile de dire dans quelle mesure il est
dicté par les objectifs géographiques de la mission ministérielle, tant ceux-ci
étaient imprécis.
S’il offre à Raymonde la fierté d’être
la première femme française à atteindre
le Niger, il n’a cependant rien d’original ni de
périlleux à cette date.
Certains des postes où les voyageurs font étape sont
installés depuis quelques
années à peine, certes, mais les sofas de Samory sont
alors refoulés vers le
sud par la colonne Combes et les combats menés par Archinard se
déroulent, eux,
loin vers l’est. Le danger, Raymonde Bonnetain en a conscience,
est moins
militaire que médical, ce qui explique les précautions
hygiéniques dont elle
entoure les siens. De ce parcours, l’encadré ci-dessous
offre le résumé
chronologique :
De Bordeaux à Saint-Louis
Du 5 au 13 novembre 1892 : de Bordeaux à Dakar à
bord du Portugal
15 novembre : aller-retour Dakar-Thiès en chemin
de fer
16-17 novembre : de Dakar-Saint-Louis en chemin
de fer
De Saint-Louis à Kayes
Du 18 au 22 novembre : sur le Sénégal, à bord de
l’aviso La Salamandre : Richard Toll, Dagana, Podor, Saldé, Kaaédi,
Matam
Du 22 au 28 novembre : séjour au poste de Matam
Du 29 novembre au 2 décembre : sur le Sénégal, de
Bakel à Kayes
Du 2 décembre à la fin de janvier 1893 : séjour à
Kayes ; excursions à Bafoulabé et Médine par le train ;
retour à Kayes à cheval
De Kayes à Bammako par Siguiri
11 février : de Kayes à Bafoulabé par le train
15 février : départ de Bafoulabé, à cheval, le
long du Backoï
16 février : campement près de Kalé
19 février : Solinta ; 20 et 21
février : Oualia
Du 22 au 24 février : Badoumbé
25-27 février : Fangala, chutes de Billy, Toukolo
Du 1er au 5 mars : de Toukolo à Kita
Du 6 au 12 mars : séjour à Kita
13 mars : départ de Kita en direction du sud, par
Sitakoto le 15 et Diulakountéfara le 17
Du 19 au 27 mars : de Niagassola à Siguiri, au
bord du fleuve Niger
Du 27 mars au 1er avril : séjour à Siguiri
Du 2 au 5 avril : descente du Niger en pirogues
jusqu’à Bammako
Du 6 au 10 avril : séjour à Bammako
Retour de
Bammako à Kayes
11 avril : départ de Bamako et début du voyage de
retour
26 avril : Kita ; 27 avril : départ de
Kita pour Boulouli
1er mai : Toukolo ; 2 mai :
chutes de Billy ; 3 mai : Badoumbé ; 4 mai : Oualia ;
7 mai : Bafoulabé
8 mai : retour et début du deuxième séjour à
Kayes
De Kayes à Bordeaux
7 juillet : retour à Bakel ; 11 juillet à
Matam ; 13 juillet à Saint-Louis
27 juillet : débarquement à Bordeaux
Il reste que, outre
son réel intérêt historique et géographique, ce journal de route retient
l’attention parce qu’il a été tenu par une femme qui recherchait dans
l’écriture son identité éclatée et problématique. La question de savoir
qui est Raymonde Bonnetain, c’est en effet à son livre, seule trace connue que
cette femme ait laissée d’elle-même, qu’il faut la poser.
« C’est vrai que je suis femme »
En dépit de son jeune âge, Raymonde Bonnetain n’entre pas
l’esprit vierge dans l’univers colonial. Elle y a été sensibilisée par son
passé personnel. « Petite-fille de
créoles brésiliens », « vaccinée contre le climat tropical »,
issue d’une famille métissée propriétaire d’esclaves et ruinée par leur
émancipation, elle ne porte pas sur l’Afrique un regard naïf. Elle a
beau se plaire à étaler son ignorance
et à douter « d’avoir tout
bien compris et retenu », elle y a été si bien initiée par les
conversations de son salon, fréquenté par des coloniaux et en particulier par
son beau-frère, Émile Bonnetain, vice-résident au Tonkin, qu’elle reconnaît
avoir « depuis des années, les
oreilles rebattues de cela ». Elle ne part pas non plus sans connaissances
livresques, fictionnelles ou non. Amie de Pierre Loti, familière des romans de
Jules Verne et de son illustrateur Riou, lectrice du Tour du monde, la
revue de voyages créée par Édouard Charton en 1860, elle est capable de
confronter les stéréotypes de l’imaginaire exotique avec les réalités du
terrain et de s’interroger sur la part de mythification, sinon de mystification
diffusée par la littérature de propagande coloniale :
je suis
obligée de réfléchir pour ne pas en vouloir aux illustrateurs du Tour du Monde... Il faut qu’il y ait
Afrique et Afrique, pour que leurs dessins ne soient pas
mensongers !...
C’est égal,
le pauvre troupier, l’engagé volontaire, qui arrive ici, doit-il être assez
désillusionné après la fallacieuse lecture des livres de voyage !
étalées sur la table de son mari – Avant de partir, elle a étudié les cartes géographiquesoù étaient ouverts aussi de « gros
livres pleins d’images exotiques, d’affreuses
négresses, des sauvages à moitié nus »
– et s’y référera
sur place. Elle s’est procuré le livre tout récent du docteur Paul-Étienne Vigné d’Octon,
Terre de mort. Soudan et Dahomey, qu’elle cite à quatre reprises avec
réprobation ou ironie, en accusant à tort l’auteur de n’avoir pas visité les
pays qu’il décrit, et sans se rendre bien compte, semble-t-il, que ses
observations personnelles sur l’affreuse mortalité des soldats français
pouvaient donner raison aux thèses anticoloniales de l’auteur.
En route, elle consulte encore La
France coloniale d’Alfred Rambaud, dont elle cite la notice sur le
Soudan rédigée par Archinard lui-même, et
le compte rendu d’expédition du capitaine Binger, « le seul document
ethnographique que nous ayons ». Elle se montre sensible enfin à la doxa
africaine circulant parmi ses amies, qu’elle apostrophe d’un : « Vous
avez vu Moussa, sûrement, à la foire
de Neuilly », au moment de faire le portrait d’un des domestiques engagés
par l’expédition.
Ne la prenons pas,
cependant, pour une aventurière de vocation, comme Melle Tinne
ou Isabelle Eberhardt. C’est l’aventure qui vient la saisir quand elle retourne
contre son mari réticent l’article le plus platement bourgeois du Code
civil : « La femme doit suivre son mari » et s’embarque avec (et malgré ?) lui pour le Soudan, au
titre modeste d’épouse accompagnatrice. Sans doute est-ce pourquoi, se sachant
surveillée, elle ne prend jamais de posture avantageuse ; seulement, sa
transplantation durable dans un univers sans rapport avec un intérieur parisien
va faire éclater son identité et surgir en elle des êtres nouveaux dont elle ne
soupçonnait pas l’existence.
« On est femme ou on ne l’est pas ». Première différence identitaire qu’il lui faut
assumer dans un territoire colonial exclusivement militaire, masculin et
souvent machiste. Non sans malice, elle observe la réaction de ces soldats,
suffoqués « de voir […] une femme et une fillette blanches en ce
coin où l’on n’en vit jamais, –
et où l’on n’en verra pas de sitôt » ; elle s’amuse de ce commandant Jauffre qui rentre de nuit à son
campement au retour d’un voyage d’études : « Non ! sa stupéfaction devant notre table correctement
mise, – devant surtout la
femme blanche inattendue !!! Ça ne se décrit pas… »
Femme, donc, mais
de multiples manières. Et d’abord dans son corps puisqu’elle vient de subir une
opération mutilante et sait trouver dans ce voyage périlleux une revanche sur
la maladie et la douleur. Elle s’étonne elle-même de l’énergie nouvelle qui la
métamorphose et s’écrie en songeant à ses amis de France :
« Ah ! s’ils m’avaient vue hier, ils n’auraient pas reconnu la pauvre
petite femme que le moindre mistral effrayait naguère ». Car il lui a
fallu, pour pouvoir partir, batailler contre son mari, ses amis, les officiels
civils ou militaires. « Déjouant les plans des uns et des autres,
j’atteindrai le Niger, et à cheval, ce
Niger, que n’a jamais vu encore femme blanche !... »
Femme de volonté, on l’imagine sans
peine dans le rôle – cliché –
d’héroïne de roman d’aventures qu’elle se
donne
quand la supposée faible femme se voit abandonnée en
pleine brousse par ses
porteurs qui croient son mari mort :
À ce moment
j’étais perdue si j’avais manqué de sang-froid ; mais, du sang-froid, j’en
ai […] je n’ai pas perdu la tête. J’ai sorti mon petit revolver Colt, un
joujou, et je l’ai braqué sur mes noirs : « Toi marcher, ou moi
tirer. » Ils m’ont regardée ; et j’avais de tels yeux, paraît-il,
qu’en dépit de leur mépris de la femme, ils ont eu peur. Tout de suite, ils ont
repris leur fardeau et ont continué.
Ce
goût pour la
lutte et la compétition, s’il ne l’empêche pas
de reconnaître sa peur, la rend
fière d’apprendre qu’« aucune de [ses]
devancières n’a dépassé Bafoulabé,
c’est-à-dire la grande banlieue de Kayes », etde devenir « la
première blanche arrivée au bord du Niger ». Par l’effort calculé qu’elle accomplit chaque jour, elle démontre
quelque chose au nom des autres femmes qu’elle représente : jamais elle
n’oublie de chercher du regard les rares Européennes qui vivent au Soudan, de
s’interroger sur leur statut et la raison de leur présence.
Femme, elle
apparaît certes emprisonnée dans les clichés que son temps lui impose. Elle
parle, fût-ce avec ironie, de sa « petite cervelle de femme », répète comme dans un vaudeville que
« ce que femme veut, Dieu le veut ! », pense que les rivalités
de carrière interdisent aux officiers « de nous reprocher à nous femmes,
nos cerveaux soi-disant si étroits, nos rivalités pour une robe ou pour un
chapeau ». Son journal, discours de femme à l’usage d’autres femmes, ne
craint pas d’accueillir des notations d’un prosaïsme extrême, par exemple sur
le voyage maritime : « Une Parisienne ne peut pas s’habiller dans sa
cabine […] en se coiffant, on se fait des bleus au coude ». Mais si elle
souffre souvent d’être ligotée par ces stéréotypes sexuels (pas question pour
elle, par exemple, de tenir un fusil : « Décidément, je devrai
rester femme, et tandis que le général se moque de moi, je reprends mon
aiguille ! »), elle sait
aussi les retourner en sa faveur et réclamer, comme une victime de mélodrame,
la sollicitude apitoyée due à son sexe. Qu’un marin néglige de les attendre et
le voilà accusé de « jeter une femme et une enfant sur une berge
brûlée, en plein Sénégal, dans un des coins les plus malsains de la colonie, où
rien ne peut nous abriter » ! Ce qui ne l’empêche pas de s’indigner
du machisme injurieux d’Archinard quand celui-ci, pour lui interdire d’entreprendre
ce voyage, use d’une formule télégraphique qui lui restera en travers de la
gorge : « Soudan pas fait pour
femmes du monde ».
Femme, mais épouse.
Jamais Raymonde n’oublie qu’elle compose avec Paul un « ménage », au
double sens de couple conjugal et de gestionnaire de la vie quotidienne. Aucune
trace de malaise dans ce statut : avant de le nommer Paul, elle désigne
son compagnon de route par les mots « mon mari ».
Elle est flattée de l’autorité intellectuelle d’un époux « assez populaire
par ses livres, conférences et articles » ; elle sollicite et
respecte ses avis, veille à ne pas compromettre sa carrière : « Je
ferai lire ce morceau de mon journal à mon mari pour qu’il rectifie », se
promet-elle en évaluant le rendement des investissements aux colonies. Elle
assume donc avec aisance et satisfaction les tâches de maîtresse de maison
dévolues aux femmes de son temps : « Les deux couchettes bien
arrangées, les matelas de Renée bien drapés sur un coffre, la table au milieu
(accaparée par mon mari, la table !), tout cela, avec un rien
d’arrangement, a son côté home, sa
douceur de chez-soi ». Elle
surveille les provisions, protège son confortable, convaincue qu’il faut,
« pour être muni de l’indispensable, traîner des séries de caisses
derrière soi » et se félicite, rendue à Kayes, de pouvoir accrocher
des panneaux de Chéret aux murs d’un logis de passage. Ira-t-on jusqu’à la dire
« popotte », comme risquent de le faire les maris de ses
amies ?
Nos deux
cantines (pour six) recèlent ruolz, cristaux, nappes et linge, ainsi que
l’indispensable batterie de cuisine. La vaisselle y est de fer émaillé, mais
d’un joli modèle, blanche et bleue, simulant à plaisir la porcelaine. Et
vraiment, le premier jour, mon couvert mis devant notre nègre stupéfait, j’ai
été très fière. Il ne manquait que des fleurs !!
Parfaitement
assumé, ce statut de ménagère itinérante ne
l’empêche nullement d’être, sous le
regard des Africains et des Blancs, une jeune femme de vingt-quatre ans
(son
mari en a trente-cinq). Désirable ? Dans celui que les
Africains portent
sur la « Femme-toubab », sur cette
« femme blanche »
qu’elle doit apprendre à être, elle
n’aperçoit, blessée, qu’un
« mépris de
primitifs pour la femme ». Tel chef de village, qui la
déclare « trop
vieille » pour l’épouser, lui demande en
mariage sa fillette de sept
ans : rivalité de mère à fille qu’elle
résout par un mélange de mépris et
de prétérition :« Comme je n’ai pas vingt-cinq ans et qu’il
s’agit de nègres, je puis bien, sans faire sourire, constater qu’il n’y en a que pour elle !... » Tel autre, après l’avoir « examinée d’assez gênante
façon », lui tourne un compliment qui ouvre sur l’œuvre de colonisation,
telle qu’un colonisé la perçoit, une perspective inattendue : « je ne
savais pas que les toubabs avaient des femmes comme ça... Alors,
qu’est-ce qu’ils viennent f...aire ici ? » Mais le regard que les officiers français portent sur elle ne la rassure
pas davantage. Elle n’ignore pas que la rumeur aura tôt fait de la perdre
auprès de son mari si jamais elle le laisse s’absenter : « est-ce
que je puis rester à Kayes, moi seule femme blanche, au milieu
d’officiers ?... […] Je sais trop comment avec l’énervement colonial les
médisances ont beau jeu ». Sa condition de femme mariée constitue donc un
abri sûr à partir duquel elle peut observer
la misère sexuelle des coloniaux isolés dans des postes solitaires et réduits à
abuser de leurs boys. Raison de plus pour elle de penser que « ce qui nous
empêche de bien coloniser, c’est le manque de femmes françaises dans nos
colonies ».
Car cette femme est
mère aussi. Mère pleine d’admiration et de soins pour sa fille Renée, qu’elle
joue à voir par les yeux des paysans africains ébahis devant une petite blanche
et à qui elle a le sentiment d’offrir une aventure audacieuse :
Le vrai conte
de fée, c’est sa présence ici, son endurance, sa belle humeur ! Et mère,
puis grand-mère, elle n’en pourra raconter de plus merveilleux, de plus touchant,
à ses enfants et petits-enfants !...
Mais sa maternité
s’étend par solidarité aux mères attendant en France des nouvelles des soldats
qu’elle voit mourir (« Mon Dieu ! que je suis heureuse de ne
plus pouvoir être mère !... ») ; aux mères africaines qui, leur enfant sur le dos, « vont,
viennent, lavent le linge ou les calebasses au fleuve, cuisinent, pilent,
traient les bêtes, vaquent en un mot à tous leurs travaux de ménagère » – et qui lui sourient ; aux femmes
indigènes qui ont conçu des enfants avec des soldats de hasard et composent,
« mères et mioches » réunis, une nursery de petits
mulâtres ; aux femmes esclaves qui précèdent la troupe, chargées plus que
des baudets, pour préparer le couscouss de l’étape. Nul doute que cette
attention émue, même quand elle se teinte de réserve, ne donne à son récit de
voyage une tonalité peu commune.
« C’est
terrible d’être femme d’homme de lettres »
Vécu par la
voyageuse comme une singularité, son statut de femme se complique encore du
fait qu’elle est l’épouse d’un écrivain français chargé de mission par son
gouvernement.
Française elle
aussi, en effet, au point d’avoir voulu inscrire dans le titre de son livre un
mot – s’imposait-il ? – qui l’engage de bien des façons au-delà
d’elle-même. Française, elle l’est par attachement nostalgique d’une expatriée
qui cherche des yeux ses paysages familiers, ou qui a le sentiment d’incarner
ce que la ‘mère patrie’ a de meilleur quand sa fille adoptive l’appelle
« petite mère de France ». Par sens de l’exploit sportif moderne qui,
du bord du fleuve Niger, lui fait « câbl[er] à quelques amis en France le
cordial faire-part de la première Française, de la première blanche, arrivée
sous cette latitude ». Française
par colère de patriote qui voit la métropole, horizon rêvé du soldat malade qui
doute de la revoir jamais, se montrer oublieuse des mérites de ceux qui sont
morts à son service : « on ignore, hélas ! les merveilles
obscurément accomplies au Sénégal et ici par nos marsouins, artilleurs et spahis ! » Et par nationalisme surtout, quand elle
observe que les produits étrangers sont mieux distribués dans le Soudan
français que ceux de son pays. « Française, note la voyageuse, je
suis constamment humiliée par ce que je vois et entends ici ».
Car cette
identité-là se définit non par rapport aux Africains, mais par référence au
système colonial britannique qu’elle cite constamment – de manière ambivalente.
D’un côté, elle l’offre en exemple à la colonisation française, accusée de
sous-équiper et de maltraiter ses troupes, de les priver des soins médicaux
nécessaires, de ne pas investir dans l’équipement portuaire ou ferroviaire de
ses nouveaux territoires et dans le confort de ses colons. Mais si elle juge que « les Anglais ont
raison quand ils se moquent de nous », elle n’en refuse pas moins
d’appeler un boy autrement que ‘garçon’, et les accuse, en patriote qui
ressasse les griefs anglophobes, d’abreuver les Africains d’alcool et d’aider
en sous-main les ennemis de la France en vendant à Samory des chevaux et des
armes modernes. Pourtant, cette lectrice de Jules Verne cache si peu son
admiration pour l’esprit d’initiative des Anglais, pour qui les aventuriers
nouveaux et les nouveaux maîtres du monde sont les négociants, qu’elle entend s’affirmer elle-même, hybridant les
mérites des deux nationalités, « comme une bonne petite Française
courageuse, très anglo-saxonne ». Et elle ne sera pas mécontente, à son
retour, de découvrir que les journaux français lui reprochaient son audace
« tandis qu’on [l]’en félicitait dans la presse
anglo-saxonne ».
Ce sentiment d’appartenir à une nation et de la représenter
quelque peu, elle n’en prend toutefois conscience qu’au travers de son activité
de diariste qui lui révèle une dernière facette de son identité, inédite :
Raymonde s’appelle Bonnetain, et « c’est terrible d’être femme d’homme de
lettres ». Comment peut-elle, en rédigeant un journal de route, puis en
le retravaillant pour le publier, sauvegarder sa liberté de parole et de style
auprès d’un mari journaliste et écrivain de métier qui a publié une vingtaine
de livres et en tirera un autre de leur voyage commun ? Comment se faire
un prénom ? Non seulement elle craint, on l’a dit, de nuire à sa carrière
en prenant des positions imprudentes, mais surtout, novice de l’écriture, elle
sait qu’elle maîtrise moins bien que lui l’art du récit. Dans ce partage
inéquitable des compétences, elle lui fait donc jouer le rôle paralysant de
surmoi stylistique. De là ses doutes permanents. « Je ne sais pas
m’expliquer, j’en ai peur... » L’inquiète en particulier l’obligation de
décrire, persuadée qu’elle est de son incapacité à faire voir aux lecteurs, par
les mots seuls et sans l’aide de la photographie, les lieux qu’elle habite ou
traverse. De là sa rébellion contre les codes professionnels des
écrivains : « Je ne sais pas décrire un paysage, moi. […] D’abord,
est-ce que ça fait vraiment voir quelque chose, une ‘description
littéraire ?’... Moi, je les saute, quand je lis. Et je ne suis pas la
seule !... » Pire, elle doute que sa pensée lui appartienne en
propre. Ses échanges de chaque instant avec un mari que l’on devine
autoritaire, l’observation des mêmes paysages et des mêmes scènes, menacent de
produire une sorte de discours partagé où se dissoudra sa voix
personnelle :
Je dirais
bien des choses encore là-dessus, mais il y a Paul... […] Comment avoir une
idée à soi sans qu’on l’attribue au mari ?... De fait, il est vrai, pour
moi du moins, c’est assez juste. Nous vivons tellement d’une vie commune qu’en
parlant ou en écrivant, je ne sais jamais si j’invente ou si je répète !
En réalité, si elle
répète, c’est sans doute moins l’opinion de son mari que le vaste et diffus
discours social tenu par l’époque sur l’Afrique et sur ses habitants.
« Ici je ne suis pas négrophile »
Les propos tenus
par Raymonde Bonnetain sur les Africains heurteront à bon droit des lecteurs du
xxie
siècle. Mais ces
lecteurs doivent, pour les comprendre et pour comprendre l’effort
séculaire
qu’il a fallu faire pour les dissiper un peu, se rappeler que les
esprits de
France et d’Europe étaient alors
pénétrés des thèses racialistes
élaborées
depuis le milieu du siècle. Que les Africains aient
constitué une « race
inférieure » faisait partie, à de rares
exceptions près, des discours
scientifiques, politiques, littéraires et journalistiques,
colonialistes ou
non. Loin de réfuter cette thèse, les témoignages
rapportés par les voyageurs
ayant visité l’intérieur de l’Afrique la
confortaient aux yeux d’hommes pour
qui le progrès matériel et la maîtrise de la
technologie formaient un critère
de hiérarchisation des peuples. La supériorité
éclatante des armes occidentales
venait légitimer la domination coloniale et recouvrir de morale
humaniste ou
laïque, avec une bonne foi d’une extrême
élasticité, les mobiles géopolitiques
et économiques qui la justifiaient.
Rien d’étonnant à
ce que Raymonde Bonnetain ait vu le monde au travers des lunettes idéologiques
de son temps. À ses yeux, les « nègres » sont « pareils aux
quadrumanes des ménageries » où l’Europe d’alors, on le sait, les exposait.
Cette « négraille bon enfant », cette « puante négraille »
dont Césaire ramassera le nom pour l’ennoblir dans le Cahier d’un retour au
pays natal, portent sur son corps l’inscription de son appartenance à des
règnes pré-humains, animal ou végétal. L’effroi du Blanc devant le corps noir
tient à ce que ce dernier le confronte avec horreur à la nature à laquelle il
prétend, insigne privilège, avoir su s’extraire. C’est pourquoi cette jeune
femme, sûre de faire partager cette horreur à ses amies françaises, perçoit
l’irruption du Noir dans la cérémonie sociale du repas, si importante à ses
yeux, comme le retour au sein de l’humanité d’une ignoble animalité
refoulée : « Je ne suis pas encore habituée, confie-t-elle, à
voir, à table, les mains des domestiques, ces pattes de singe, qui, tout à
coup, surgissent à côté de vous, sur la nappe, pour prendre votre
assiette !... » Il y a plus angoissant :
Ah ! ces
pieds, l’horreur de ces pieds !... je ne m’y habituerai jamais. Notre
nègre est propre comme la grande majorité des noirs, dont le bain au fleuve est
au moins quotidien, pour les deux sexes, mais la marche et le soleil ont
transformé ces extrémités humaines en je ne sais quelles pattes de bête. Encore
les singes ont-ils au moins du poil qui cache leurs doigts, tandis que ces
pieds-ci s’étalent librement, larges et longs, non pas noirs, mais gris,
couleur hippopotame, rongés, noueux, pareils en un mot à des souches, à des
racines, comme j’en prête volontiers au baobab !
Pourvue de
présupposés anthropologiques qui font du Noir la racine inadmissible de
l’humanité, la voyageuse confirme par ses observations la plupart des préjugés
qui courent sur l’Afrique à son époque. Elle ne recule ainsi devant aucun
discours généralisant. Un Noir valant pour tous les Noirs, elle écrit sans
embarras que son domestique est « entêté et paresseux comme tous ceux de
sa race », que « le nègre est insouciant, paresseux et
vaniteux », que « si les
nègres sont fermés à tous les arts, ils sont du moins en musique relativement
doués » et que « en religion comme en tout, les noirs sont des
singes ». Et dans la même logique, on la voit « noter, en passant,
que les noirs sont bons et charitables ». Soldat, porteur ou domestique,
l’Africain qu’elle aperçoit est donc dépouillé de son identité et doté d’un
surnom bouffon et dépréciatif : Tortillard, son cuisinier, évidemment
incapable, « est bien la fripouille la plus fripouille qu’on puisse voir,
[…] la saleté en personne ». Il sera soit corrigé à la cravache par son
maître, soit transformé en figure comique par sa maîtresse qui le montre,
conformément à l’un des clichés les plus éculés des récits de voyages
africains, affublé d’un chapeau incongru, en l’occurrence le pot de chambre de
sa fille. On en rira longtemps à Paris.
Les Bonnetain, malgré l’apparence, ne développent pourtant
aucun racialisme essentialiste. Face à des êtres auxquels ils se jugent
supérieurs pour la seule raison qu’ils forment, à titre de Blancs, le parangon
de l’humanité, ils gardent la latitude intellectuelle – car c’en est une, et
plus rare qu’on ne pense à l’époque – d’observer que « les enfants sont
relativement intelligents et ne deviennent abrutis qu’une fois adultes ».
Pour rendre compte de ce phénomène, ils ébauchent, esprits laïcs, des
explications d’ordre historique et matérialiste. L’histoire politique les
conduit à incriminer « l’état social résultant de
l’esclavage » ; celle des techniques, l’habitude de porter sur la
tête, dès l’enfance, des fardeaux qui provoquent une compression du crâne
affectant à son tour « le poids et la forme du cerveau » ;
l’histoire morale enfin est mise en procès, s’il est vrai que « d’après
beaucoup d’officiers, de précoces excès seraient […] la cause de ce
changement », quand les jeunes boys ne sont pas corrompus –
comprenons : violés – par les « familiarités casernières » que
leur imposent leurs patrons blancs.
Pourtant, les Africains sont-ils autre chose que des objets
pour la voyageuse ? Sur ce point, deux passages de son livre jettent un
éclairage brutal sur la relativité historique et géographique des valeurs qui
l’animent.
Dans le premier, cette jeune femme issue d’une famille
d’anciens esclavagistes engage une longue réflexion sur un problème qui la
touche de près : celui de l’esclavage. Humaniste et catholique, elle affirme avoir lu avec émotion La Case
de l’Oncle Tom, approuvé la lutte émancipatrice menée par Victor Schoelcher
et les condamnations formulées par l’évêque d’Alger, Mgr Lavigerie, qui
appelait les chrétiens « à mettre un terme à de semblables infamies ».
Mais, traversant une colonie où l’esclavage est encore pratiqué, elle
ose réviser ses jugements – et l’avouer. « Toutes mes idées là-dessus, écrit-elle, sont bouleversées par ce
que je vois et j’entends ». Le lecteur du xxie
siècle lira, aux pages 47 à 55, le sidérant argumentaire qui, en mêlant
philosophie, morale, histoire, ethnologie et intérêts politico-économiques
français bien compris, la conduit à affirmer, compte tenu de ses observations,
que les esclaves désormais « ne sont plus à plaindre », qu’ils
acceptent un « sort auquel tout les a préparés : hérédité et
éducation », que « l’esclave noir n’a que faire de notre
pitié », que l’esclavage est « dans le sang du noir » et, pour
faire bonne mesure, que « le nègre du Soudan est une bête de somme, – rien
de plus !... » Et Raymonde de conclure en assumant clairement son
refus de tout universalisme éthique : « ici je ne suis pas
négrophile ».
Faut-il tenir le second passage pour la mise en pratique de
cette théorie ? Bravant l’impudeur morale que comporte son aveu, elle
raconte avoir fait l’achat, au prix de cent quatre-vingts francs, d’une jeune
esclave pour tromper l’ennui de sa fille Renée :
Paul
consulté, j’ai décidé – c’est
affreux à dire ! – de
lui acheter une poupée noire, une
poupée vivante, une petite esclave que je libérerai, que je décrasserai et que
je soignerai bien. Ce sera une bonne œuvre et ça donnera une compagne à
l’enfant. Si je tombe sur un bon sujet, nous l’emmènerons en France, si non,
je serai bien contrainte de confier l’ex-captive aux sœurs du Sénégal, bien
que, de leur propre aveu, elles ne fassent rien de bon de leurs élèves.
Au lecteur de découvrir, là encore, la petite esclave
misérable aux « bons yeux de chien battu », de lire les bribes de l’épouvantable
histoire à laquelle sa mère d’adoption l’a arrachée, les soins et l’affection
dont elle environne « [s]a petite Belvinda » et la singulière amitié
que cette dernière (elle « se prête à tout. C’est le bon chien »)
noue avec Renée. Et de se demander comment juger, un grand siècle plus tard, le
succès que Raymonde est fière d’avoir obtenu en entendant l’enfant noire,
ramenée en France, affirmer qu’elle « ne tient pas du tout, mais pas du
tout, à retourner chez ces ‘sales nègres’ »…
« Pauvre France coloniale !... »
Avec de telles convictions, faut-il coloniser ? Pour
Raymonde Bonnetain, la question, en passe de devenir consensuelle dans la
France des années 90, ne se pose même pas : seul lui importe le modus
operandi. L’idée qu’elle s’en fait
participe, originellement du moins, du mythe romanesque de l’aventurier :
Il en faut, de ces aventuriers, de ces risque-tout, que j’admire, moi,
d’aller créer une boutique-caboulot sur le champ de bataille de la veille, en
pleine fièvre, des fois en pleine épidémie. – S’ils ne commençaient pas, les
autres ne viendraient point !
Mais cet imaginaire ne s’inscrit pas pour autant dans la
tradition de l’exotisme romantique. À preuve le jugement qu’elle porte sur Robinson
Crusoe, roman de l’utilitarisme bourgeois :
Devant des récits de voyage, je me suis si souvent demandée :
« Mais comment mangeaient-ils ? »
Au fond je crois que Robinson nous intéresse surtout parce qu’on le voit
s’ingénier à vivre. S’il se bornait à raconter ses promenades, ses rêveries,
ses tristesses, nous passerions. On le plaindrait, mais il ne nous semblerait
pas vivant, réel, et son roman ne nous passionnerait pas.
Esprit positif et pragmatique porté aux chiffres et aux
calculs, désireuse de trouver une voie moyenne entre compassion et « humanitairomanie mal placée », la
voyageuse tourne d’abord ses regards vers les soldats chargés de la conquête et se montre attentive, parmi eux, aux
nécessités matérielles des plus humbles. De là le mélange de précision
et d’irritation avec lequel elle décrit les « tristes dessous de notre
politique coloniale en Afrique ».
Dans des pages indignées, elle dénonce la rareté des convois de ravitaillement
qui prive les troupiers de nourriture (« nos combattants du Niger qui
n’ont ni pain, ni biscuit, ni vin, ni
eau-de-vie, et se nourrissent de riz indigène ») et d’eau potable (« Il n’y a pas plus de 5 à 6 pour 100 de la
population militaire blanche qui fasse usage d’eau filtrée ! »). Elle est révoltée par l’horreur
et l’absurdité des quarantaines médicales imposées aux soldats à la frontière
des territoires du Soudan et du Sénégal, par les inepties architecturales que
bâtissent les artilleurs de la marine, et
dresse à l’usage des sociétés de bienfaisance la liste détaillée des besoins élémentaires des postes isolés : graines
potagères, appareils à douche, glacières, lectures et jeux, lait pasteurisé
« système Autefage ».
Mais elle n’en reste ni à la protestation, si généreuse
soit-elle, ni à une vision ménagère. Elle se découvre un désir d’action et
d’administration tels qu’on se demande qui, de son mari ou d’elle-même, est
chargé de mission. Sans doute est-il
malaisé, comme elle l’explique elle-même, de faire le départ entre les idées de
Paul, qu’elle évite de contredire, et ses jugements personnels. Mais si elle se
cache encore souvent dans ce livre derrière son mari, elle aura grandement
gagné en assurance au retour de son second séjour soudanais, au point d’écrire
dans la Revue encyclopédique que son mari « partage sur ce chapitre
presque toutes [s]es idées » et de souligner leurs points de désaccord –
sur le rôle de l’État par exemple. Déjà, en effet, elle a pris
conscience de ce qu’un regard de femme apporte de singulier dans l’étude d’un
monde masculin et machiste :
Sentimentale
ou non, pieuse ou pas, une femme n’aura jamais, devant cette horreur qu’est
l’esclavage, que sont surtout ses dessous, cette résignation masculine.
C’est pourquoi elle donne, hésitante et audacieuse à la
fois, son point de vue dans tous les débats, militaires, religieux ou économiques,
engagés par l’invasion française. À propos du coup de main lancé par le colonel
Archinard en direction de Ségou, elle s’élève contre les arrière-pensées
carriéristes qui motivent les opérations militaires et la manipulation des
chefs africains. Sur le terrain religieux, elle réfléchit à l’appui que les
colonisateurs pourraient trouver dans le Coran s’ils se présentaient
« comme des amis et des protecteurs de l’Islam ». Et
déplore dans l’un et l’autre cas les carences intellectuelles et éthiques du personnel
militaire colonial :
Malheureusement,
voilà : il faudrait ici des convaincus, des savants, non des militaires
ambitieux d’un galon de plus, ou des fonctionnaires de hasard, ignorant
l’Afrique et non pratiquement intéressés à l’étudier, à la connaître. – Les missionnaires laïques sont
encore à créer !
Pour une observatrice débordant d’idées pratiques, ouverte
aux idées libérales britanniques et convaincue qu’il faut « conquérir pour notre commerce et
notre industrie », il est peu de questions auxquelles elle ne
recherche des solutions, inédites ou non.
Elle croit
aux effets émancipateurs de l’instruction, même si elle est persuadée
qu’« il faudra […] des siècles et des centaines d’écoles avec un personnel
enseignant spécial ! […] mais les écoles exigeraient de l’argent que nous
aimons mieux employer en fusils et canons » – écoles dont elle pense qu’il
ne faut pas les confier aux « pauvres religieux dévoués, mais ignorants,
courageux mais sans le sou », exception faite pourtant des pères du Saint-Esprit dont elle visite le
« pénitencier-ferme-école » et admire les résultats. Mais elle
assigne à la création de ces écoles un objectif pratique au service immédiat
des colonisateurs : « nous assure[r] dans quelques années un
personnel peu coûteux d’auxiliaires métis pour la majorité des emplois
subalternes de l’administration future ». Avec le même esprit pratique,
elle propose d’utiliser les forçats à la construction du chemin de fer plutôt
que des « engagés, chinois,
marocains ou kroumen », d’abandonner l’impôt exigé des populations
africaines au bénéfice du travail forcé, dont la gestion serait confiée à la
seule responsabilité des chefs de village, de mettre en place des services de
transport cohérents et de créer des haras pour les équipages du train, de
définir les procédures de recrutement et de formation des divers responsables,
de loger les hommes dans « des pavillons Espitallier » aérés et
isolés du sol, de les doter de machines à glace... Bref, rien n’échappe à la
vigilance de cette marraine de régiment colonial qui s’autorise des vues de
ministre.
Faut-il croire, au-delà, que le Soudan ait à ses yeux
vocation à devenir colonie de peuplement, contrairement à la politique
officielle qui n’y voit qu’une colonie d’exploitation ? Peut-être, car, non seulement elle ne
raisonne pas uniquement en termes de profit et de balance économiques entre
métropole et colonie, mais elle revendique ce qu’elle nomme « [s]a petite
théorie féminine » : « la colonisation à l’aide de couples, et
non de célibataires ». Elle observe, tout en déplorant le
concubinage interethnique, les bénéfices démographiques du métissage, avec une
satisfaction rarement partagée à son époque : « Le Français, quoi
qu’on dise, est colonisateur par excellence, puisque, à l’encontre de l’Anglo-Saxon,
il procrée, outre-mer, des métis et métisses aussi beaux que solides ».
Elle déplore qu’aussi peu d’épouses de commerçants viennent s’installer dans le
pays auprès de leur mari et se propose ouvertement en exemple – exemple à l’en
croire suivi d’effets, puisque la publication d’Une Française au Soudan
aurait déterminé, comme elle l’expliquera en 1896, « de nombreuses femmes
d’officiers et de fonctionnaires à suivre leur époux en des régions plus ou
moins équatoriales ».
Mieux : selon Greaves, c’est la politique que promeut son mari, rallié à
ses arguments, quand il est nommé sur son dernier poste au Laos.
C’est dire la force persuasive de cette femme et le rôle
central qu’elle assigne à son sexe, au sein de la revendication féministe
montante, dans sa vision de la colonisation. Pas de méprise cependant :
par femme, elle entend épouse légitime, européenne, bonne hôtesse, bonne
ménagère et plus encore commerçante avisée, puisque l’Afrique elle-même, comme
elle l’écrit dans la Revue encyclopédique, ne peut offrir aux colons
célibataires que d’« écœurants concubinages avec des singesses
indigènes ». Le journal de route tiré de son premier voyage montre ainsi
en gestation la formule à la fois féministe et pacifiste à laquelle elle
aboutira pour définir sa conception de l’expansion française en Afrique :
« On colonise par la femme, et non par le fusil ».
Des « pages non griffonnées pour le public »
Dernier intérêt
présenté par ce journal de route, la singularité de son écriture. S’il donne
une aussi remarquable impression d’authenticité, c’est d’abord pour des raisons
énonciatives sur lesquelles l’auteur, qui s’en explique dans la note de
l’éditeur de la page 3, revient en 1896 :
Ce volume n’est qu’un ramassis soit de notes familières prises dans mon
journal de route (entre un compte de blanchissage et un inventaire de nos
conserves Prévet), soit d’extraits des lettres que j’écrivais aux miens et à
quelques intimes : – en un mot, de pages non griffonnées pour le
public !
Sévérité excessive
puisque la diariste, qui s’adresse en effet à ses amies restées en France,
donne à ses propos le ton de la conversation familière, voire de la confidence.
Non seulement elle désigne nommément ses allocutaires lointaines (« Vous
comprendrez sans que j’insiste, ma chère Claire, et
vous, Suzanne, et vous
aussi, Jeannette […] la gravité de ce que je veux
dire ! »), mais
elle choisit quelquefois de dédier à l’une
d’entre elles sa séquence d’écriture :
« Retenez bien, ma petite Jeanne, pour qui
j’écris ce soir, que l’on se
fait à tout ». Sans doute
l’oralité de ce discours intimiste a-t-elle pour contrepartie un contrôle
incertain de la langue ; mais il importe peu, à vrai dire, que l’on trouve
sous sa plume quelques flottements orthographiques ou des formules réprouvées
par les puristes, comme l’évocation de ces « chapeaux étonnants pour
à Paris, cet hiver », puisque l’agrément de son journal tient moins à
ses mérites académiques qu’à la spontanéité de la voix qui le porte.
Comme la plupart
des diaristes, et comme l’avait fait son mari dans son reportage sur le Tonkin,
Raymonde Bonnetain met en scène son activité d’écriture, son journal devenant
pour elle un compagnon de route attachant. Le lecteur l’aperçoit
« griffonn[ant] au crayon sur ce journal pour tuer le temps », puis
en train de recopier ses notes à l’encre. Mais les contraintes du voyage ne lui
laissent pas le loisir d’écrire chaque jour, loin s’en faut :
Enfin,
note-t-elle le 10 décembre, je puis revenir à mon journal. Mais, après cette
semaine d’interruption, j’ai peur d’oublier des choses. Des tas de détails et
d’impressions se battent dans ma tête, veulent sortir tous ensemble. Le mieux,
je crois, est de reprendre ce cahier à la date où je l’ai laissé...
Si le temps de la
notation quotidienne a été pour partie recomposé, c’est aussi que la perception
de la durée est sujette à variations dans un cheminement d’une telle
lenteur : « J’ai perdu la notion du temps, note-t-elle pendant
l’interminable remontée du fleuve, et je griffonne ces notes sur mes genoux,
sans papiers ou calendrier pour me repérer ». De fait, le risque de n’avoir rien à consigner est plus fréquent qu’on ne
croit dans les récits de voyage authentiques, en particulier lorsque ceux-ci
sont dépourvus d’objectif qui les dramatise quelque peu. Confinée dans le rôle
d’accompagnatrice et de témoin, la voyageuse s’interdit en effet de dire un
seul mot, discrétion oblige, du travail dont est chargé son mari. Durant leur
premier séjour à Kayes, elle est donc forcée de grossir les
« pauvres » détails d’un quotidien vide d’événements.
Que
mettrais-je d’ailleurs dans ce journal, se demande-t-elle, si je n’y décrivais
pas notre vie monotone ?... […] Mon mari a la distraction de la chasse et
son travail. Moi, je n’ai rien, hors la maison et l’enfant à surveiller.
Ses notes sont donc très inégalement réparties, au
détriment du voyage de retour qui suit, il est vrai, un trajet déjà décrit. En
particulier, le second séjour à Kayes n’apparaît guère dans le journal :
« Pauvre journal ! Pauvre
papier jauni, brûlé, sentant le cuir des fontes, le renfermé des
sacoches !... Je ne l’ai pas continué. À quoi bon ?... » Au-delà
encore, reconnaît-elle, « la plume m’est tombée des mains dès
Saint-Louis ».
Cette restitution
subjective de la durée n’est pas seule à conférer au récit son allure
d’authenticité. Y contribue grandement son caractère émotionnel. En témoigne
une ponctuation surabondante qui multiplie et combine points de suspension,
d’interrogation, tirets, italiques, capitales, pour transcrire quasi
physiquement les réactions de surprise, d’indignation, de colère ou
d’attendrissement de la narratrice. Celle-ci jette à la volée les points
d’exclamation et, pour faire bonne mesure, rajoute une poignée de points de
suspension. Style compassionnel renforcé par la récurrence de l’adjectif
« pauvre » antéposé, véritable tic verbal.
Cette visiteuse du cœur, tout en vantant les bonheurs de l’esclavage, offre sa
commisération à tous et à toutes, habitants, pays, hommes, animaux ou choses. À
ses intimes d’abord (son « pauvre Paul », sa « pauvre petite Renée », son
« pauvre bon chien » Typ), puis à ceux qui l’environnent de
près comme de très loin (« pauvre
petite Kadédia », « Pauvres
troupiers !... Pauvres mamans !... », « Pauvres,
pauvres soldats !... », « pauvres
nègres », « pauvres
bougnouls », « pauvres
petits captifs », « pauvres Indo-Chinois
bouddhistes », « pauvres religieux dévoués, mais ignorants »,
« pauvre infanterie de marine »),
sans oublier la « pauvre
locomotive », le « pauvre Kayes », la « pauvre France
coloniale ! » et finalement… son « pauvre
Journal » ! Apitoiement
universel mâtiné évidemment d’une pointe de mépris pour les recrues africaines,
ces « pauvres diables de grands singes »…
Toutefois, la compassion ne l’empêche pas de remplir à sa
façon le contrat didactique lié au genre viatique, même si elle n’en fait pas,
à la différence des explorateurs et des pionniers de l’ethnologie, sa
préoccupation première. Il reste que, en dépit de ses moyens littéraires
limités, elle offre de la vie africaine, dans les villages ou dans une capitale
naissante comme Kayes, des tableaux attachants par leur quotidienneté
même : étals des marchés, préparation des repas dans les cours, femmes
faisant la vaisselle ou la lessive, colonnes militaires avec leur escorte
disparate, campements du soir au bord des fleuves… Elle n’ignore pas que les
croquis, suivant l’usage de l’époque, devraient suppléer à des descriptions
qu’elle juge défaillantes (« Je n’ai jamais autant regretté de ne savoir
pas dessiner !... »), mais n’oublie non plus, en se rabattant sur les
photographies qu’elle prend et développe elle-même sous la tente, de rappeler à
quel point celles-ci « déforme[nt], en l’embellissant, la moindre
masure ».
Quoi qu’il en soit, elle sait adjoindre aux mots du lexique
local, soulignés par l’italique, les définitions indispensables. Mais elle
cite au total un assez petit nombre de termes désignant des réalités proprement
africaines, et si elle explique ce que sont les « lougans (c’est-à-dire leurs champs de mil, maïs, etc.) », les
« marigots (ruisseaux ou étangs) » et les
« laptots, ces mariniers
noirs », elle ne se soucie guère de distinguer les fromagers des flamboyants
(« je ne me rappelle plus le nom qu’on m’a dit »). Elle disperse
ainsi au fil des pages quelques fiches sur les noix de kola, sur la
« soudanite », cette variante coloniale du spleen, et fournit
les définitions prévisibles du griot, du balafon, du tara ou du dolo.
Définitions assorties parfois – le genre impose d’instruire en distrayant – de
commentaires personnels (« un lory
(j’ignorais ce mot et je ne sais comment ça s’écrit…) » ou d’effets
humoristiques : les rôniers
« sont des espèces de cocotiers ou de palmiers dont le tronc tout
droit se renfle au milieu comme ces gros cigares (si chers !) que nos maris
ont l’audace de fumer... » ; le « beurre de karité, [un] beurre végétal que les femmes achètent pour leur
cuisine et pour s’oindre les cheveux (pouah !) » ; et si elle
« écri[t] chaouch, chères amies, [c’est] uniquement pour
faire de la ‘couleur locale’ ». Quant à sa curiosité pour les langues
vernaculaires, elle demeure limitée : elle ne retient guère que « Bissimilaï ! […] le fond de la
langue yoloff », parce que sa fille l’emploie et, du bambara, qu’« Anissagué ! Cela veut dire bonjour et merci ».
Car son journal – là réside son originalité – est riche
surtout en informations sur la micro-société militaire des tout débuts de la
colonisation. Telle que la voyageuse la réfracte, trois grandes préoccupations
la dominent. D’abord la question de l’adaptabilité d’une famille de citadins
européens au climat et aux conditions éprouvantes de la vie soudanaise. Choisir
des lieux de campement hygiéniques, pouvoir prendre son bain quotidien,
disposer de vin et de glace pour les repas, diversifier ses menus, veiller à la
santé des enfants, disposer du courrier et des journaux parisiens dans les
meilleurs délais : tout montre que l’objectif réflexe des apprentis colons
est de se faire accompagner, dans un espace exotique où ils font défaut, des
avantages matériels de leur mode de vie métropolitain, non de les faire
partager, si peu que ce soit, aux habitants du pays.
De là l’importance accordée par la voyageuse à la gestion
des problèmes posés par les domestiques, seuls Africains avec qui elle
entretienne un contact quotidien. Tandis que Paul, pratiquant une pédagogie
d’ancien militaire, se fait obéir des porteurs de l’expédition à coups de
« gifles et […] de cravache », sa femme n’en finit pas de gémir ou de
rire de l’ineptie ou de la canaillerie de ses cuisiniers et servantes (anse du
panier qui saute, larcins à la cuisine, recettes répétitives ou ratées, appétit
insatiable, etc.), sans réellement se demander ce qu’ils sont en mesure de
comprendre de ses exigences de petite bourgeoise, ni ce qu’elle aperçoit
elle-même des autres faces de leur vie.
Dernier pôle d’intérêt, la description des rivalités,
intrigues, préséances, méfiances et médisances infinitésimales qui sèment la
zizanie parmi les occupants français. L’invasion graduelle du Soudan, loin de
résulter du grand élan civilisateur que la lyrique colonialiste métropolitaine
se plaît à chanter, apparaît sous son regard dans sa mesquinerie et ses
petitesses. Crasseux, fiévreux, mal nourris, abandonnés à eux-mêmes dans des
postes déserts, les héros de la coloniale, tels que cette femme les a vus, sont
fatigués. Ou quand ils furent effectivement héroïques, tel ce Paul Holl qui
résista dans Médine au siège d’El Hadj Omar, oubliés. Le
tableau qu’elle peint comporte même des accents
pré-céliniens :
ainsi de ce concert donné par des « musiciens
anémiés » dans le
kiosque à musique, sur une « place morne, à
moitié enténébrée » de
Saint-Louis...
Qu’on ne sourie donc pas de l’exiguïté de ses
observations : c’est au contraire un des grands mérites de Raymonde
Bonnetain que de porter un regard sans hostilité de principe mais sans aménité
sur ce que fut au quotidien une aventure haussée par ses narrateurs au niveau
de l’épopée.