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Présentation de la
société
Les
littératures de l'ere coloniale
|
Roland
Roudil / Université Montpellier III
Une
lecture du fait colonial :
Romain Rolland face à
l'éveil des peuples
« Je hais
la folie coloniale des Français; ce n'est pas
pour aimer celle des Italiens », écrit
Romain Rolland à son amie Malwida
von Meysenburg en 1895 à
propos des
événements d’Afrique en
Abyssinie et à Madagascar1,
dénonçant un « ridicule jeu
d’enfants », établi
au nom d’un
idéal de fraternité humaine et
d’égalité sociale : au lieu de
promouvoir leur mission civilisatrice, les nations d’Europe font preuve de
surenchère militaire.
Cependant, même si la question d’Alsace-Lorraine
est moins brûlante que dans
les deux décennies qui ont suivi la défaite de
Sedan, l’idée de revanche
maintient encore le pays dans un effort militaire en vue
d’une guerre; et il
faut bien, ajoute Rolland, « déverser
quelque part cette folie de
brutalité patriotique ». La
guerre doit donc avoir lieu et, lucide, il
conclut : « Tel est notre
égoïsme, et notre respect pour notre
civilisation,
que j'aime encore mieux que ce soit en Abyssinie ou à
Madagascar, qu’en France
ou en Italie. »
Observateur désabusé, plus
que cynique, et dont l’œil est
celui de l’historien, l’auteur de Jean-Christophe
ne pourfend pas ici le
discours colonial tel que l’a formalisé Jules
Ferry devant la Chambre et
selon qui « les
races supérieures
ont le devoir de civiliser les races
inférieures ».
De même, au nom de
l’idéal européen de la civilisation,
dans une
lettre à la même correspondante ,
Rolland relève l’année suivante
l’hypocrisie
et l’égoïsme des nations, de
l’Angleterre
et de la France en l’occurrence, face au problème
de
l’Egypte et de l’Erythrée.
La morale des nations ,
écrit-il, suit
celle des individus, et il ajoute, annonçant les
thème majeurs de son œuvre (
la cité de Dieu, la création artistique et le
sentiment religieux, la vie
héroïque ): « Le royaume du Christ n'est pas
de ce
monde; ni celui de Beethoven.» [Lettre
du 18 mars 1896
, C1,174 ]
Il faut attendre mars 1903 pour que paraisse dans
les Cahiers de la Quinzaine2 une
œuvre inspirée par l'actualité en
rapport avec l’Europe coloniale: la guerre des Boers. Péguy voulait pour sa revue des textes
sur la guerre du Transvaal :
autour d’un
général victorieux,
Lord Clifford, Rolland montre dans Le Temps viendra
les différentes
réactions des soldats anglais en guerre. Mais il
n’oppose pas ces derniers aux
Boers fanatiques, au comportement
tout
aussi inhumain avec leurs esclaves nègres que sont haineux
et cruels leurs
adversaires britanniques. L’occasion pour l’auteur
– comme auparavant dans Les
Loups lors de l’Affaire Dreyfus - de
discréditer les deux camps: ici deux
pays colonisateurs représentant l’Occident et les
textes sacrés auxquels tous
deux sont attachés, Ancien et Nouveau
Testament, au nom desquels
sur un sol étranger l’Europe
s’entredéchire déjà.
La
dédicace du
livre : « Ce drame met en cause,
non un peuple européen, mais
l'Europe. Je le dédie à la
civilisation », définit les intentions de
l’écrivain; l’ingérence de
l’Europe en Afrique n’est pas
dénoncée, mais son
attitude face à des populations qu’elle a pour
mission d’éduquer, son appât de
l’or et du diamant, l’image qu’elle donne
au monde d’elle-même et qui préfigure
l’attitude auto-destructrice du premier conflit mondial. En
outre, à la faveur
de l’évocation de cette seconde guerre des Boers,
le thème du pacifisme est abordé3 qui
sera approfondi au
début des années 20 dans Mahatma
Gandhi.
Dans cette biographie, Rolland relèvera d’ailleurs
qu’en 1899, l’avocat impétueux de
la colonie du Natal soutenait l’idée que les
Indiens devaient participer à l’effort
de guerre: ils étaient en Sud-Afrique4,
dira-t-il, parce
que le pays faisait
partie de l’Empire britannique ce qui justifiera la
création par ses soins
d’une Croix Rouge indienne5 où, brancardier
volontaire, le futur Mahatma
portait secours aux blessés. Rolland interrogera ce dernier
sur cette apparente
contradiction : son zèle à défendre
l’Empire britannique d’une part, son
obstination à ébranler sa domination
dès son retour en Inde de l’autre6. Le
drame de 1903 se rattache d’une
certaine manière à la
« période indienne »
de Rolland dans
l’entre-deux guerres par le biais de
l’évocation des colonies d’une Europe
qui
étend son empire sur le monde. Cette démarche
illustre déjà son exigence à la
fois esthétique et morale de parfaire
l’unité de sens d’une œuvre
qui se donne
à lire, ici à travers l’exemple
colonial, comme combat en vue de juxtaposer les
points de vue divergents, voire antagonistes.
JEAN-CHRISTOPHE ET LA FRANCE
D’OUTRE-MER
Le fait colonial
donne l’occasion à Rolland d’exprimer
ses idées dans un ouvrage – au sens
quasi-architectural du terme - en train de se construire : Jean-Christophe,
et dont la publication, qui s’échelonne de 1904
à 1912, porte la
marque des idées exprimées par le
rédacteur des Cahiers de la Quinzaine
où le roman-fleuve parut. Les Cahiers - Rolland le rappelle dans
son Péguy
– offraient une large place, dans
les premières années du moins, aux
questions de justice sociale internationale. Ainsi quelque
40 ans plus tard7 leur rend-il
hommage :
…ce
n’est pas un de leurs moindres titres d'honneur,
ni de leurs initiatives les moins originales, que de
s’être fait les
défenseurs, toujours aux aguets, des peuples
opprimés de toute la terre. Quelle
autre publication française peut présenter une
telle série d'études documentées
et vengeresses sur les crimes de la
‘civilisation’?8
Mais les peuples colonisés ne sont pas
les seuls
opprimés. Et de citer à côté
d’une étude sur L'enseignement primaire
des indigènes
de
Madagascar, ou d’articles de Félicien
Challaye sur Le Congo français,
d’autres textes sur Les Juifs en
Roumanie ou « sur la résistance du
peuple polonais aux exactions de la germanisation prussienne ».
Rolland qui qualifie cet intérêt pour la
justice internationale d’« ardente
croisade » note qu’elle se limite pour
les Cahiers aux années 1901-1906.
La menace allemande et les
événements russes déplacent le centre
d’intérêt des publications sur la
question de l’Alsace-Lorraine. Lorsqu’il
évoque en 1908 dans Jean-Christophe9 la
première crise marocaine et le
« coup de Tanger », ce
n’est pas pour dénoncer le partage de
l’Afrique par les puissances occidentales mais pour illustrer
le devenir des
relations entre la France et l’Allemagne, la
difficulté pour Olivier et
Christophe de se dégager de leur point de vue nationaux et
de s’entendre sur
l’éternelle question des
« peuples opprimés de
l’Alsace-Lorraine »,
selon la formulation de Péguy dans L’Argent
suite10. Romain Rolland observe la
montée des passions patriotiques, la
versatilité des opinions, la force des
préjugés nationaux et exprime des
idées
proches de cette « plus
grande
France » chère aux Cahiers de
la Quinzaine, le « domaine
de l’extension coloniale et
celui du rayonnement spirituel étant
confondus », selon l’expression d’Henri Giordan11. Dans
une
lettre du 12 juillet 1913 à G. Prezzolini,
fondateur du mouvement
florentin de la Voce, le
« père » de Jean-Christophe
met en relief les rapports privilégiés
qu’entretenait la revue de Péguy avec la
France d’outre-mer et, défendant les
« coloniaux »
:
J'ai
quelques raisons de les connaître et de les
défendre, écrit-il, ils ont
été des
premiers amis de Jean-Christophe. Voici bien des
années que nous sommes,
aux Cahiers
de la Quinzaine, en
relations épistolaires avec tels ou tels
de ces hommes énergiques, et que nous faisons
échange de nos espérances
communes et de nos communs dégoûts. [ C16,p.323].
Dans cette même lettre qui critique le
livre de Prezzolini ( La
Francia et Francesi nef secolo XX ), il lui reproche
d’avoir été inexact
dans son tableau de la politique et de l’administration
coloniale
française et de
méconnaître cette :
élite nouvelle, plus vigoureuse, plus droite,
et plus saine, que les nécessités de l'action, la
solitude, le lourd poids salutaire
des responsabilités, ont formée dans nos
colonies, soit parmi les officiers,
qui non seulement conquièrent, mais organisent, administrent
`et
tâchent de comprendre la variété des
races, soit parmi les Français, trop
rares, mais d'autant plus hardis, qui vont
s’établir là-bas.
La
France des colonies n’est pas celle de la
« Foire sur la Place ». Des
forces vives s’y développent, susceptibles de
régénérer à terme la
métropole,
comme en Indochine ou en Algérie
« où nous avons toujours
trouvé des
foyers d'idéalisme vigoureux et de sympathies
dévouées, alors que nous ne
parvenions pas à secouer l’apathie des
provinces françaises. »
Plus
tard, Rolland
reviendra sur le rôle
joué par les Cahiers de la Quinzaine
dans le rapprochement de la France
des colonies avec la métropole: dans une lettre à
Frantisek Laichter, il est
question de ces Français
d’outre-mer auxquels s’adressait
l’auteur par la
voix de Jean-Christophe, et de
l’énergie créatrice qu’ils
lui
insufflaient dans l’écriture de son
œuvre; par
exemple, ces :
…deux
fonctionnaires ou officiers français,
au Tonkin,
qui, dans le même village perdu, aux
frontières de la Chine,
avaient pris deux abonnements; ils auraient pu se passer le
même exemplaire,
mais chacun voulait le sien. Très peu de
littérateurs et d'artistes. (…) Les Cahiers étaient leur chose.
Cette voix soulageait leur pensée. Le sentiment de
cette communion a doublé ma force pour continuer Jean-Christophe; et
il explique le caractère qu’a pris
l'œuvre, à partir de la Foire sur la
Place. Christophe devient la voix
d’un peuple universel, d’une
élite morale opprimée (…) mais qui,
peu à peu, se groupe, prend conscience de
sa force (…).12
Avant le premier conflit mondial,
l’œuvre de Rolland,
à côté de
l’approbation du fait colonial (
qui est l’accomplissement de la mission universaliste et
républicaine de la
France telle que définie à la fin du
siècle précédent), porte
néanmoins la
marque d’une dénonciation affirmée, et
dont la virulence ira croissant, d’un
colonialisme érigé en idéologie
où prédomine l’économie
libre-échangiste
à l’origine de conflits meurtriers. Dans une
lettre à Sofia Bertolini13,
à propos de la guerre qu’en
septembre 1911 le gouvernement italien a entreprise en Libye,
il
écrit :
Il
m’est impossible d’en penser du bien, pas
plus que de nos expéditions françaises
au Maroc, allemandes au Cameroun (… ). Je
considère les nations
européennes comme des bandits, qui ne parlent que de
civilisation, et qui ne
pensent qu’à voler.
Annonçant par
ailleurs des prises de position proches de celles de Au-dessus
de la Mêlée
( compréhension du comportement des peuples, toujours
prêts, victimes de
l’illusion, à défendre leur patrie,
critique des élites, religieuses notamment,
dénonciation des agissements belliqueux ), il
poursuit :
Que
la majorité des hommes se laissent aveuglément
emporter par de tels mouvements,
c’est naturel: il y a si peu d'hommes qui soient libres !
Mais que des prêtres chrétiens
puissent faire l’apologie de la guerre - et d'une
telle guerre, d'une guerre
de rapt et de conquête, - je ne puis
dire l'aversion que j’ai pour eux.
Les
puissances européennes se livrent au
marchandage, celui par exemple de l'Allemagne et de la
France à propos
du Maroc et du Congo : « la politique de tout
l’Occident est aux mains de
quelques bandes de spéculateurs » . Les Etats
faillissent à leur devoir et
devraient « s’occuper de la
misère de [leur] peuple, avant de songer à
conquérir le Maroc (ou la
Tripolitaine) »[ Lettre du 24 février
1912, C11,137].
Quelques mois plus tard, il exprime sa déception de voir
l’Italie, seule nation
européenne à s’être
« conservée pure », « tremper
dans le courant d’injustice et de violence, qui
souille toute l'Europe. »
Vous me
demandez si j'admire cette incursion de torpilleurs
dans les Dardanelles ? (…). Comment voulez-vous que
j’admire chez les Italiens
ce que je trouve criminel chez les Anglais dans l’Inde, les
Allemands en
Alsace, Sleswig, Pologne, etc., les Russes en Finlande, et les
Français, au
Maroc? [ Lettre du 30
juillet 1912, C11,158].
L’argumentation convaincante est assortie
d’un ton sincère et révolté.
Avec les
représentants de la Voce,
l’attitude est plus nuancée - peut-être
par
stratégie éditoriale puisque la revue fait
connaître Jean-Christophe en
Italie - et Rolland ne prendra ses distances avec le
rédacteur Prezzolini qu’au
moment où le pays, lors de la 1ère
guerre mondiale, sortira de sa
neutralité.
Lorsque la guerre
éclate, l’auteur de Jean-Christophe,
écrivain maintenant célèbre, retenu
en Suisse, ne peut s’isoler dans le silence. En septembre
1914, dans le célèbre
article Au-dessus de la Mêlée,
il exprime son mécontentement de voir
« les trois plus grands
peuples
d'Occident, les gardiens de la
civilisation »
appeler :
à
la rescousse les Cosaques, les Turcs, les Japonais, les
Cinghalais, les Soudanais, les Sénégalais, les
Marocains, les Egyptiens, les
Sikhs et les Cipayes, les barbares du pôle et ceux de
l’équateur, les âmes et
les peaux de toutes les couleurs.[EL,73]
Les
« plus forts » en appellent
donc aux « plus faibles » pour
leur défense : « On dirait,
poursuit Rolland, l’empire romain au temps de la
Tétrarchie, faisant appel,
pour s’entre-dévorer, aux hordes de tout
l’univers. » La
Civilisation en quelque sorte s’est donnée à
elle-même son propre arrêt de mort. Ce
qu’il
reproche aux pays d’Europe, c’est de ne pas avoir
essayé de s’entendre avant la
guerre pour l’éviter. Que ne se sont-ils
appliqués à résoudre les questions qui
les opposaient : « celle
des
peuples annexés contre leur volonté, et la
répartition équitable entre [eux] du
travail fécond et des richesses du
monde » ! L’allusion à
l’annexion de
l’Alsace-Lorraine et aux différents conflits
exportés par les Européens sur les
sols d’Afrique ou des Balkans se double de la nostalgie d’une présence
coloniale bien-pensée, non seulement porteuse de valeurs de
fraternisation des
peuples et de leur libération mais
génératrice de richesses économiques,
où
le colon, dans ce mouvement d’expansion outre-mer, est tout
autant émancipateur
qu’entrepreneur. La note rajoutée à ce
même article l’année suivante pour sa
publication en recueil, répond à ses adversaires
qui lui reprochent son
« mépris à
l’égard des races d’Asie
et d’Afrique ». Rolland argumente sa
défense:
la ligne de partage ne se fait pas entre peuples colonisés
et colons,
ni entre peuples opprimés et peuples oppresseurs; elle
s’établit entre peuples
civilisés et peuples barbares, à condition
néanmoins de considérer que la
barbarie a changé de camp: « les peaux
blanches n’ont plus de reproche à faire aux peaux
noires, rouges ou jaunes
» :
Ce
n'est
pas à celles-ci que mon blâme s’adresse,
c’est à celles-là. Avec autant de
vigueur qu’il
y a quatorze mois, je dénonce aujourd’hui encore
la politique à courte vue qui a introduit
l’Afrique et l’Asie dans les
luttes de l’Europe.[ EL, p.83]
Derrière la défense de la
Civilisation, pointe la peur du
déclin de l’Occident, voire la hantise
d’un péril de la race blanche. Le Journal
des Années de Guerre en date du 22 septembre
1914 reprenait déjà les
termes de l’article: « Je trouve
(…) criminel de faire appel, pour cette
guerre, à tous les barbares de l’univers,
Soudanais, Sénégalais [etc.] »
mais Rolland ajoute cette phrase :
« L’aspect d’un grand peuple
d’Europe acculé, faisant tête
à ces hordes sauvages, me seraient impossibles à
supporter sans révolte »14. La
crainte ici exprimée, avant Spengler, est celle
d’un historien devant le déclin
de l’Empire romain qui n’est plus capable de se
défendre lui-même sans intégrer
dans ses armées la soldatesque barbare. Vingt ans plus
tôt, dans une lettre
à Malwida von Meysenburg Rolland
avait écrit : « L’Europe
actuelle est pourrie comme le vieux monde
romain » [C1,58
] et plus tard, en juillet 1895 :
Ah
! pauvres de nous, il paraît
que dans soixante ans, les Chinois qui sont 400
millions,
seront 800
millions.
Il
paraît de plus qu’une peuplade nègre
double en quarante ans. De sorte que dans
un ou deux siècles, l’Europe sera jaune, en
attendant qu’elle soit noire. Un
nouveau moyen âge commencera, plus étrange que le premier.
Ce
sont les savants et les philosophes qui le disent. Que deviendra notre
civilisation blanche ?
Si l’Europe ne tend pas la main aux peuples
des autres continents, elle signe son arrêt de
mort : « Un jour
viendra où dans l’Europe jaune, l’art
blanc rayonnera comme chez nous l’art
antique, d’un éclat
immortel » ; mais le propos se
nuance :
l’humanité en sortira grandie et
« d'une autre façon sans doute ;
mais peut-être que de la nôtre il n’y
avait plus rien à dire.» [C1,
145].
Sa position face à la puissance
coloniale française ne se comprend que
dans cette reconnaissance globale du déclin de
l’Occident15 :
« Je n’avais pas vingt ans, que je voyais
venir sur l’Europe les
Barbares, les Barbares du dedans. Les Barbares du
dehors », écrira-t-il en
1925 dans Le Voyage intérieur16.
Toute l’œuvre, à partir de Jean-Christophe,
et de ce qu’il considère
comme des « travaux
préparatoires » ( les Vies
Illustres
publiées aux Cahiers de la Quinzaine :
Beethoven, Michel-Ange, Tolstoï),
est le sursaut d’une conscience ne pouvant accepter cette
Europe construite à
la force des biceps à une époque où la
France « se taillait dans le monde
le plus vaste domaine colonial qu’elle ait jamais
eu ». Au lieu de se
retrancher sur des positions nationalistes figées,
d’agir en fonction de
valeurs matérielles asphyxiantes, de prôner une
idéologie coloniale qui mène
les Empires à leur perte, le futur auteur de
« Europe, élargis-toi ou
meurs »17,
dépassant les clivages
franco-allemands, se détourne de
l’idéal européen cher à
Goethe et Hugo pour
s’ouvrir au monde et envisager globalement le destin des
peuples: puisque le
conflit est mondial, la solution est internationale. Cet élan panhumaniste, inscrit
déjà dans Jean-Christophe,
sera affirmé plus tard par la reprise de cette citation de
Michelet :
« La Grèce est petite :
j’étouffe […]. Laissez-moi un peu
regarder du
côté de la haute Asie, vers le profond
Orient »18. Alors
même que la guerre fratricide
n’a pas éclaté, cette ouverture est
exprimée dans une lettre de 1913, où
Rolland défend
non seulement la Pologne
et la Finlande mais aussi, annonçant son futur attrait pour
les pays d’Orient,
« certaines vieilles civilisations d'Asie, comme les Indes,
l'Annam et le
Tonkin » :
on
ne supprime plus, au XX°siècle, une
nationalité consciente, on ne l’absorbe
pas, malgré elle; jamais on ne réussira
à fermer la porte sur son passé; tôt ou
tard, dans vingt ans, dans soixante, dans cent ans, la porte se
rouvrira, et le
passé chassera la force qui l’a voulu nier.19
LE DEBAT
EUROPÉO-ASIATIQUE
Jean-Christophe
agit comme un outil de rapprochement avec l’Inde
et en tant que tel représente un moyen d’action
privilégié pour un auteur en
mal d’exploits héroïques : le point de vue
sur les colonies va s’en trouver
modifier.
Ce qu’on
préfère de mon Jean-Christophe aux
Indes, c’est l’Adolescent, Antoinette et le Buisson Ardent,
écrit-il dans son Journal. C’est à
peu près ce que je préfère. Il est
curieux de voir, par delà les différences de
races, l’universalité des
sentiments les plus simples et profonds.20
C’est par
l’intermédiaire de Ananda Coomaraswamy, qui lui
écrit en
février 1915, que s’établit
un premier contact direct. Aux yeux du
penseur indien, la guerre en Europe marque une crise dans l'histoire de
la
culture occidentale et démontre « la
déloyauté et l’hypocrisie de la
Chrétienté ». Or le
renouvellement de la culture européenne ne peut se
faire que grâce à l’intervention des
autres cultures:
Il y a en
ce moment une guerre mondiale des
cœurs et des esprits, un universel Kulturkampf, d’où va
surgir la
civilisation de l’humanité. Et nous, Hindous, nous
devons y prendre part.[
Février 1915, Inde, 10]
Après
avoir affirmé que l’Inde
peut être pour l’Europe un
« exemple », grâce
à sa culture du passé
et la profondeur de sa philosophie, Coomaraswamy avance
l’idée que l’absence de
guide européen peut être compensée par
le recours à une religion qu’il qualifie
d’éternelle et d’universelle:
Je ne sais
si l’Europe pourra trouver toute
seule le chemin qui y mène; mais je sais qu’elle
n’a pas trop de répugnance ni
trop de fierté pour demander notre aide, et que si nous ne
sommes pas avec elle
nous serons contre elle...[
Inde, 11]
La coopération des cultures, et non
leur importation obligée dans un
contexte impérialiste, est donc susceptible de faire
émerger une nouvelle
humanité. Rolland, imprégné de
l’idéal des Weltbürger,
ne peut qu’être
enchanté par cette voix qui, réhabilitant le
religieux, fonde une morale
nouvelle pour l’humanité future où les
individus deviennent des « citoyens
du monde», où la politique de
l’expansion coloniale s’éclipse
derrière la foi
en une coopération des cultures :
Si 10
ou 20 ans de vie me sont encore accordés, je
voudrais mener la pensée de ma
race sur les hauts plateaux du monde, qu’elle n’a
même pas entrevus…[ dans
le] jardin
d’où furent chassés Eve et
Adam tout nus... [Février 1915, Inde, 11-12]
Le discours de Tagore à
l’Université impériale de
Tokyo en juin 191621,
marque le début d’un vrai dialogue
avec une colonie de l’Empire britannique. Le Prix Nobel de
littérature - grand
voyageur qui par trois fois22
rencontrera Rolland , définitivement installé en
Suisse - met en
garde le Japon contre la civilisation
d’Europe, annonce la fin de la mission civilisatrice de
l’Occident, de son
monopole et dresse un tableau sans pitié de cette
civilisation « vorace et
dominatrice » :
…elle
consume les peuples qu’elle envahit, elle
extermine ou anéantit les races qui gênent sa
marche conquérante. C’est une
civilisation toute politique, aux tendances cannibales; elle opprime
les
faibles et s’enrichit à leurs dépens.
C’est une machine à broyer. Elle sème
partout les jalousies, les dissensions, elle fait le vide devant
elle [ Octobre
1916, Inde, 12] 23
Essentiellement scientifique, profondément
inhumaine,
n’ayant pour but que de s’enrichir et de tromper le
monde en dressant « de
gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples
élevés au Gain, le dieu
qu’elle adore », le monde occidental
contemporain, prophétise Tagore, est voué
à disparaître; l’Asie, dans son
processus de décolonisation, doit s’engager
à remettre en question les valeurs
prônées par les Européens, à
prendre conscience de sa propre richesse
intérieure, mouvement qui, pense-t-il, doit
s’accompagner d’un dialogue
d’égal
à égal avec l’Occident.
Pour Rolland, ce discours marque un
« tournant
dans l’histoire » du monde et il observe
qu’aucun journal européen n’en a
parlé. Une telle dénonciation ne
l’inquiète pas. Il sait depuis la guerre
russo-japonaise de 1905, que le prestige de l’Europe est
entamé, que la guerre,
révélant sa sanglante barbarie, a
achevé de discréditer aux yeux du monde une
civilisation qui s’était donnée pour
mission d’éclairer les peuples. La guerre
finie, il demande au poète de l’Offrande
lyrique d’adhérer à la
« Déclaration
d’Indépendance de
l’Esprit » pour laquelle il
désire entre trois et quatre signataires par pays: un
écrivain, un savant et
un artiste. Et tout en lui envoyant son texte sur Empédocle
d’Agrigente,
il écrit:
Je
voudrais que désormais l'intelligence de
l’Asie prît une part de plus en plus
régulière dans les manifestations de la
pensée d’Europe. Mon rêve serait que
l’on vît, un jour, l’union de ces deux
hémisphères de l’Esprit; et je vous
admire d’y avoir contribué plus que
quiconque.24
Ainsi
s’amorce le dialogue avec l’Inde que va
concrétiser le recours à
l’unité
cérébrale de l’Inde et de
l’Europe dont la « pensée a
besoin de la pensée
d’Asie, comme celle-ci a profit à
s’appuyer sur la pensée d’Europe. Ce
sont les
deux hémisphères du cerveau de
l’humanité. Si l’un est
paralysé, tout le corps
dégénère. Il faut tâcher de
rétablir leur union et leur sain
développement.»
[Août 1919, Inde,16].
Cette image, qui renvoie d’une
certaine manière au « membra sumus
corporis magni » de Sénèque
(« Nous sommes les membres d’un grand
corps ») et que l’on retrouve
sous la forme de «lobes» dans Le Joujou
patriotisme ( chez Remy de
Gourmont, les deux lobes sont ceux de l’Allemagne et de la
France), révèle un
monde senti comme un organisme vivant qui doit se développer
harmonieusement et
dans lequel la guerre apparaît comme la
conséquence d’une croissance
exagérée
d’une partie au détriment de l’autre.
C’est un authentique rééquilibrage que
doit opérer le contact culturel entre les continents et que
favoriseraient
entre autres la création d’Universités
et de revues internationales.
De fait s’élabore un projet de culture
européo-asiatique: « une
muraille d’indifférence sépare ce pays
[la France ] du reste du monde:
(…) Elargissons la brèche! clame Romain
Rolland. Et que, par l’ouverture,
se fasse entendre à la France le message de
l’Inde!»25.Le
questionnement sur la marche du
monde dépasse amplement le problème
colonial ; telle est la raison pour
laquelle il n’existe pas chez l’écrivain
de position bien définie dans ce débat
lancé dès 1919 par le premier congrès
de l'Internationale Communiste quand
celui-ci appelle à la rébellion
« les esclaves coloniaux d’Afrique et
d’Asie ». Séduit par
« la voix de l’Orient »
qui se fera
entendre dans la France de l’après-guerre,
notamment en 1924-192526,
Rolland rapporte avec plaisir les
propos de son jeune ami indien Kalidas Nag : grâce
à Jean-Christophe,
les jeunes lecteurs bengalis ont eu « la
révélation de l’unité et de
l’éternité de l’âme
humaine », quitte à recourir à
un discours
teinté d’un
darwinisme social emprunté à la fin du
siècle
précédent :
Je dis
que je suis
certainement le dernier rejeton de l’avant-garde Aryane,
venue des hauts
plateaux d’Asie, –
et perdue maintenant parmi les races négroïdes et
sémitisées d’Occident. Sans
aucun doute, le tragique dialogue du Buisson
Ardent n’a
jamais eu chez mes compatriotes les échos
passionnés
qu’il a trouvés dans l’Inde.
[4
avril 1922, Inde,30]
Victime lui aussi victime de
l’idéologie aryaniste, Edmont Privat, cet ami
suisse de Rolland qui partira
avec Gandhi, après son séjour en 1931
à Villeneuve , écrira à son
retour :
Voici
l’Inde.(…). Pour nous, c’est le souvenir
et le pressentiment de grandes
choses…La Grèce, l’Inde, antiques
patries fondées par nos ancêtres
aryens.27
Ainsi, avec le déferlement de la
barbarie européenne, la civilisation
occidentale est en péril,
« l’esprit se venge», dit
Rolland; l’Inde et ses
penseurs représentent face à la
déperdition des âmes d’Occident une
force
morale rédemptrice où
l’idéologie aryaniste a toute sa part :
elle situe
l’auteur dans la mouvance des intellectuels du
19°siècle, la lutte entre Aryen
et Sémite étant soulignée
par Taine et Renan; la société moderne,
plus
favorable au marchand qu’au guerrier, voit l’Aryen
en situation d’infériorité
et sa survie est menacée28.
C’est
pourquoi il doit partir en guerre: conquête, croisade sont
des termes qui
reviennent souvent dans les écrits de l’auteur de Saint-Louis
(1897 )
comme dans cette autre biographie
consacrée à Vivekananda
dont la pensée de
« guerrier-prophète »
rappelle son appartenance à la classe Kayastha, sous-caste
des guerriers29.
L’Occident matérialiste,
pense Rolland, en redécouvrant le divin, participera
à un renouveau religieux,
inaugurera «une ère de développement
moral et spirituel sans précédent dans
l’histoire». Pour l’instant la
libération des peuples opprimés importe moins
que l’affirmation de cette unité du monde, et
à l’idéal européen de Jean-Christophe
succède la conviction panhumaniste
d’une fraternité universelle:
Des lointains de
l’antiquité
d’Asie…jusqu’à
Socrate, …jusqu’aux lointains de
l’avenir, qui retournera peut-être, bouclant
la boucle du temps, à la pensée d’Asie,
…nous formons un seul peuple.30
C’est cet esprit de reconquête
qui l’anime lorsqu’il publie en 1924 son Mahatma
Gandhi,
« un des types les plus
héroïques, dit-il, du Résistant »31 ainsi
que cinq ans plus tard ses études
sur les deux réformateurs du vedantisme: Ramakrishna et Vivekananda qui
ont « réalisé, avec un charme et une puissance
incomparables, cette splendide symphonie de
l’Âme Universelle».32
MAHATMA
GANDHI
ET L’EMPIRE BRITANNIQUE
Plus précisément, Mahatma
Gandhi est écrit après la controverse
(décembre 1921- mars 1922) de Rolland avec Barbusse qui lui
reproche d’être un
« mystique sans emploi ». Le
débat porte sur la question suivante:
« la fin justifie-t-elle les moyens ?
». Suite à l’attentat contre
Lénine en août 1918, la répression
s’est accrue en Russie et Rolland prend
ses distances avec la Révolution bolchevik, après
avoir salué son avènement.
Par ailleurs, sous les coups de la réaction des classes
dirigeantes, un régime
de terreur s’est installé en Europe, en Allemagne
mais aussi en Hongrie,
Bulgarie, Pologne et Roumanie33. La
société dont rêve l’auteur
pacifiste de Clerambault peut-elle se
réaliser sans répression ni installation
d’un régime de terreur, dans le
respect des choix individuels? Dans cet échange
avec l’auteur du Feu,
la réponse de Rolland est affirmative car il existe une
autre arme,
« beaucoup plus puissante, et qui convient
à tous » : celle des Conscientious
Objectors , « celle au moyen de laquelle
Mahatma Gandhi sape
actuellement la domination de l’Empire britannique dans
l’Inde.» [Lettre du 2
février 1922, TPS., 213]
Le 18 mars
1922, Gandhi est condamné à 6 ans de prison.
Même si dans son Journal,
Romain Rolland décrit un Kalidas Nag mettant
l’accent sur les différences qu’il
croit percevoir entre la pensée de Tagore et celle du
Mahatma :
« Tagore
a en Inde, une
position absolument identique à la mienne, dans le
débat Barbusse. Il
soutient le principe de l’absolue liberté
individuelle; et Gandhi lui-même, le
«non-résistant», y porte atteinte, en
soumettant l'individu à des tactiques de
masse » [ 4 avril 1922, Inde, 28
], tous deux ,
le Poète bengali et le « Christ des temps
modernes » embrassent,
pense Rolland, « dans
[leur] double étreinte l’Orient et
l’Occident, – celui-ci, tragédie de
l'action héroïque; celui-là, vaste
songe de lumière –
tous deux ruisselants de Dieu, sur le monde
labouré par le soc de la violence ». [
MG, 84].
C’est avec
cette conviction personnelle ( résistance non-violente et
individuelle ), mais
surtout animé de cet esprit – foi en
l’idéal
héroïque, croyance en la
complémentarité des deux continents,
présence
cosmique du divin - qu’il se
lance dans l’écriture de la vie de la
« Grande
Âme ». Un an après
l’emprisonnement
du Mahatma paraît cette hagiographie, vendue en 100 000
exemplaires en une
seule année, traduite en de nombreuses langues et qui accrut
la
notoriété du
leader indien dans son propre pays34.
L’auteur a le sentiment qu’il réalise
par cette œuvre l’union souhaitée des
deux continents et réaffirme sa critique du
matérialisme de la civilisation
occidentale :
Le
vrai ennemi de
l’Inde, c’est elle, bien plus que les Anglais qui,
individuellement, ne sont
pas méchants, mais malades de leur civilisation. Aussi,
Gandhi combat ceux de
ses compatriotes qui voudraient chasser les Anglais, pour faire de
l’Inde un
État civilisé,
à la façon européenne. Ce
serait, dit-il, « la nature du tigre, sans
le tigre.» Non, le
grand, « le seul effort requis est de chasser la
civilisation d’Occident. [MG.44]
Certes,
l’engagement de Gandhi contre la colonisation britannique et
les moyens
originaux mis en œuvre dans sa lutte – le Satyagraha
expérimenté en
Afrique du Sud pendant 20 ans –
impressionne Rolland, mais que cette lutte
soit tout autant nationale
que religieuse et morale le séduit davantage encore. « Religieux par
nature, politicien par
nécessité » [MG.33],
l’apôtre de l’Inde présente
l’idéal de Non-violence comme une
hypothèse sociale
dans la lutte contre la colonisation, une véritable
expérimentation au même
titre que l’expérience bolchevique dans la
Révolution prolétarienne; du même
coup l’action de Gandhi est une réponse au propos
de Barbusse: la vérité est le
but, la non-violence le moyen, encore faut-il que celle-ci soit
empreinte de
cette pureté d’âme qui est la condition
même du swadeshi: l’autonomie
de
l’individu, vécue personnellement au quotidien
dans sa confrontation avec la
réalité est une recherche de la
vérité ; elle est aussi un
préalable à
l’autonomie des peuples. Gandhi n’a-t-il pas
donné comme titre à sa biographie,
occulté dans la traduction française:
« Histoire de mes expériences avec
la vérité » ?
C’est dire combien cette révolution, selon la
formulation de Lanza del Vasto exige moins « le
changement du régime
social que la transmutation de la substance
humaine ».35
Le Mahatma
incarne cette voie. Même si les violences
policières commises par le pouvoir
britannique sont rapportées sans fard, notamment
lors des événements
d’Amristar, il serait inexact de voir dans cette biographie,
une remise en
cause du phénomène colonial; loin de proposer une
modification radicale des
rapports hiérarchiques et d’ailleurs complexes de
l’Inde, il s’agit pour
Rolland de faire connaître à l’Europe un
leader qui par des moyens originaux de
résistance fait prendre conscience à un peuple de
sa force, et cela dans le
cadre d’un renforcement des liens entre deux continents, une
entreprise parmi
d’autres, comme cette idée qu’il a
lui-même de créer à la même
époque une
maison de l’Asie avec Roniger, une revue internationale (
celle qui donnera
naissance à la Revue Europe), et
même une Maison de l’Amitié. Au
demeurant, Gandhi avait lu Thoreau et Mazzini ainsi que le Sermon
sur la
Montagne ; à ce titre son action se
réclamait d’une tradition
occidentale judeo-chrétienne et pacifique, humaniste et
libérale. Si Rolland
avait d’ailleurs voulu traiter la libération du
peuple indien sur un mode plus
revendicatif, son étude aurait porté sur la
révolte nationaliste du Bengale de
1905 au moment de sa partition, dressé les portraits de
Tilak ou d’Aurobindo -
avant que celui-ci, il est vrai, délaissant son engagement
politique, ne se
décide de se retirer à Pondichéry dans
son ashram et ne sombre dans l’
« aristocratisme » [20 juin 1937, Inde
494]. Pour l’heure, la
pensée religieuse et universaliste l’emporte
sur les prises de position politiques et anti-coloniales. Un an
après la
publication de l’autobiographie, à propos de celui
que Masson-Oursel
qualifie de « dictateur indien »36,
Roland s’interroge encore dans
l’introduction à La Jeune Inde,
recueil d’articles du Mahatma :
« Assistons-nous
à l’apparition d’un prophète
qui
apporte un nouveau Credo? »37:
« Prophète »,
« credo »: la
libération du peuple est menée
par un héros qui , de Beethoven à
Tolstoï, de Mazzini à Sun-Yat-Sen, incarne et
réveille les forces puissantes de l’esprit des
peuples.
En juillet
1925, Rolland se tourne vers un autre continent lorsqu’il
répond à l’enquête
que mène Clarté à
propos de la guerre du Rif et dans laquelle il précise
ses positions, d’autant plus intéressantes
qu’il y est question, cette fois-ci,
d’une possession française:
« Oui ou non, condamnez-vous la
guerre ? » demande Barbusse. Rolland
réaffirme ses principes :
contre la guerre, contre le fanatisme et toute forme de violence, mais
aussi
contre le communisme. Il
s’associe
néanmoins à la protestation et signe
l’Appel de Barbusse. Le texte de Rolland,
s’il paraît in extenso dans Clarté,
est amputé d’un paragraphe
lorsqu’il paraît dans L’Humanité :
Quant aux
communistes, qui ne voient dans ce soulèvement des
peuples que la ruine de l’impérialisme, je les
avertis que les forces
déchaînées ne distingueront pas entre
l’impérialisme et le communisme d’Europe
et que sous le rouleau d’Asie le bolchevisme de Moscou sera
un jour anéanti .38
Où s’exprime
la crainte du « péril
jaune » , mise en vogue lors de la guerre
russo- japonaise, en même temps que se manifeste –
depuis le déchaînement de la
presse autour d’Au-dessus de la
Mêlée – la facilité
avec laquelle les
propos de Rolland sont régulièrement
l’objet de lectures sélectives et
tendancieuses, sans doute parce que, favorable à l'émancipation
de tous les peuples, il la souhaite, comme le
rappelle Barrère39, « progressive,
et non sans des précautions
et des nuances où se manifestent à la fois son
réalisme historique et son
esprit de justice ». Nuances qui
s’atténueront lorsque les
événements
obligeront bientôt l’écrivain
à des positions idéologiques plus
tranchées et
dont sauront profiter efficacement Barbusse et les amis communistes de
l’Urss.
Dans une
lettre à Paul Kellog40 à
propos
des événements du Rif et de
Syrie, le point de vue de Rolland sur la question
coloniale se
précise mais évite encore une fois la
simplification dichotomique. Certes,
il y exprime son intuition
d’un grand conflit à venir entre les nations
colonisatrices et les peuples
colonisés: ce qui
se passe là,
dit-il, doit être envisagé dans le cadre
« du grand drame de l’expansion
impérialiste et conquérante des races
d’Europe (et d’Amérique
anglo-saxonne),
aux prises avec les races indigènes »
mais il importe de prendre en
considération les deux points de vue antagonistes, celui des
« conquis » et celui des
« conquérants ».
Après avoir
dénoncé la prétention de ces derniers
« à servir la cause de la
civilisation, en même temps que leurs
intérêts » qui n’est
« qu’une
hypocrisie, ou le signe d’une étroitesse
d’esprit incapable de reconnaître la
grandeur propre des autres civilisations », il
s’inquiète de
l’indépendance du Rif qui met en danger le Maroc,
défendu avant la guerre par
les Français contre les Allemands dont la
présence aurait été une
« cause
permanente de menaces pour
l’Algérie. ». Or
l’Algérie est la pierre
angulaire de l’édifice colonial
français en Afrique:
La
France peut-elle laisser compromettre son empire africain, son
labeur puissant et heureux d’un siècle, son seul
effort colonial qui ait
pleinement et brillamment réussi, avec
l’assentiment patiemment obtenu des
races indigènes, et pour le bien commun
?
Passons sur
l’accord supposé des colons avec les
indigènes qui laisse dans l’ombre
l’insurrection de confédérations
tribales ainsi que le coût d’une colonisation
dénoncée en son temps par Clémenceau en
réponse aux propos de J. Ferry rapportés plus
haut . Certes, reconnaît
Rolland, la conquête de l’Algérie
« partie intégrante du domaine
français,
un membre nécessaire », fut
« le fruit d’une
extorsion » mais pour maintenir le territoire au
sein de l’Empire colonial, il est fatal de devoir commettre
« d’autres
crimes contre l’indépendance des races
indigènes »:
Si le
conquérant s’arrête en chemin et
fléchit, toute sa conquête
chancelle; l’Islam entier se soulève. Et qui peut
calculer les ruines, non
seulement pour la France, mais pour l’Europe
?
Alors que ses
espoirs, avait-il prévenu dès la fin de la
guerre, résidaient dans une
Internationale de l’Esprit, c’est au nom de
l’Europe que l’entreprise coloniale
est ici défendue. Même argumentation pour
l’Inde: si elle acquiert
l’indépendance, ce qu’il ne semble pas
irréaliste d’envisager,
l’économie de
l’Angleterre, qui tire ses richesses du sous-contient
asiatique, sera atteinte
de plein fouet, ce qui provoquera dans la nation souffrances et
révoltes
sociales. Attitude bien réaliste, surprenante chez un
écrivain dont l’œuvre est
tout empreinte d’idéalisme ! Se font jour
encore une fois les différentes
craintes sur « l’éveil de
l’islam », la peur de
l’asiatisme ou du
pan-africanisme, tout à fait dans l’air du temps.
Rolland voit bien là
d’ailleurs un dilemme et lui apporte une réponse:
il
faudrait, dit-il, que les deux antagonistes consentissent à
se
faire des sacrifices mutuels, à traiter en commun, dans un
esprit de
bienveillance et d’abnégation, une question
angoissante, d’où dépend la vie, la
mort de tous deux. Car leurs destins sont
liés.
Il y a donc
péril en la demeure européenne: depuis la guerre,
les pays indigènes voient
bien « la faiblesse de l’Europe, les
symptômes de son dépérissement
»; et
dans ce contexte, « leur propre force […]
renaît, leur orgueil, indien ou
musulman, s’est exalté. »
Dans cette
même lettre, l’historien Rolland – et le
lecteur d’Eschyle - rappelle le destin
des civilisations où le châtiment qui
succède au crime suit le cheminement
imposé par l’antique Fatum : oppresseurs et opprimés
« ne peuvent plus s’en dégager
sans
périr ». Par ailleurs, étant
donné l’incompétence de la SDN qui
représente
les gouvernements et non les peuples, compte tenu aussi de
l’orgueil des Etats,
l’Occident court à la
« catastrophe ». Dans ces
circonstances, quelle
chance de salut ?
…bloquer
les
freins de la machine en marche (est-ce possible ?) de
l'impérialisme des armes
et de l'argent, et (…) faire appel à la
coopération des races opprimées.
Réunir
de véritables Etats généraux de
l’univers où les représentants des
races
opposées confrontent leurs besoins et leurs aspirations,
cherchent loyalement
en commun un modus vivendi, qui satisfasse
à leurs nécessités mutuelles,
et établissent les bases d'un nouveau Contrat Social du
genre humain.
En 1926 , l’année
même où il accepte de figurer
au
Conseil Humanitaire consultatif du
« comité de défense de la race
nègre »41, il
lance un appel Aux étudiants et travailleurs indochinois
résidant
en France42 où
s’expriment
sensiblement les mêmes idées. Mais le discours,
public cette fois, devient plus
militant: Rolland réclame la
liberté pour Nguyen-An-Ninh
, condamné à deux ans de prison par le
gouverneur colonial de la Cochinchine pour délit
d’opinion, suite à la parution
de son livre: La France
en
Indo-Chine. Au
nom de
la liberté d’expression, de l’égalité
des droits et des devoirs, et de la collaboration
entre Indo-Chinois et Français, la vérité
sur les abus
du régime colonial doit être établie;
les civilisations se doivent de dépasser les nationalismes
étroits qui divisent
les peuples d’Europe et d’Asie et ruinent ainsi
« l’œuvre commune de
l’humanité. »
Fidèle à son idéal de fraternisation
universelle,
Rolland s’en prend une
nouvelle fois à l’esprit conquérant des
Européens et les mobiles qui les ont
animés dans leur entreprise :
« lucre, esprit
d’aventures et de
curiosité, avidité de conquêtes et de
gains,
impérialisme». A cela s’ajoute un
fait nouveau : les Européens ne sont pas les seuls
victimes
de ces
« stupides préjugés de
vanité de
races » :
Je le vois en
maints pays
d’Asie, ajoute-t-il, où les peuples
opprimés longtemps, à peine ont-ils
l’espoir de se libérer, affichent des
préjugés d’orgueil, de
supériorité de
race et de mépris des autres races, qui ne valent pas mieux
que ceux des
oppresseurs.
Le nationalisme est un obstacle à
l’entente entre les peuples: Au-dessus
de la Mêlée l’avait
affirmé haut et fort dès septembre 1914.
Dénoncé comme
idéologie - issue de la Révolution
française comme il le rappelle dans sa
lettre à Gabriel Périé43 - ce
nationalisme-là dont se revendiquent les pays
opprimés par les Européens,
comment s’opposer à lui si dans un même
temps, on défend les efforts de ceux qui
s’en réclament pour briser le joug de
l’oppresseur ? Même si Rolland termine
son Appel en affirmant que « l’adversaire
d’hier sera le collaborateur de demain »,
ou que du « mal sortira le
bien », on sent bien qu’insérer
de tels points de vue dans un ensemble
cohérent va vite s’avérer
délicat, d’autant plus que les politiques des pays
voisins de la Suisse évoluent rapidement…Et que
penser d’un Tagore qui,
lors de son séjour en Italie, ne cache pas son attirance
pour Mussolini ?
CAUSE DE L’INDE ET OPPOSITION
AU FASCISME
Car il est un fait nouveau dans cette Europe du
milieu des années 20,
sensible à la fois aux Appels de l’Orient44 et à la Révolution
surréaliste45 : la
promulgation en Italie des lois
fascistissimes ou l’assassinat de Matteoti qui poussent
Rolland, dès le 19
avril 1926, c’est-à-dire le lendemain des
provocations guerrières de Mussolini
à Tripoli, à rédiger une Adresse
à La Ligue française des Droits de
l’Homme
[QAC,66] puis quatre
jours plus
tard une Lettre à Henry
Torrès : « Tout
régime fondé sur les
principes du fascisme italien est dégradant pour la
conscience humaine » [QAC, 67].
Le mois suivant, il envoie une autre lettre au journal des proscrits
italiens à
Paris, La Libertà et rend
hommage à Filippo Turrati, député
socialiste qui vient de s’évader des
îles Lipari, ainsi qu’à tous les
persécutés de l’Italie
mussolinienne :
Le combat que vous
livrez n’est pas seulement
pour la libération d’un grand peuple
opprimé, humilié, outragé,- il est,
pour
la liberté du monde entier. [QAC, 68].
Assurément subsistent dans ces prises
de position l’attachement de
Rolland à l’entente entre les peuples ( comme en
1924 dans l’« Appel aux
Français pour venir en aide aux malheureux
d’Allemagne » [QAC, 62]
), la valorisation de l’idéal
héroïque pour la libération des peuples
opprimés
( à propos de Haya
de la Torre, par
exemple, ce chef de la jeunesse péruvienne que
Rolland décrit à Kalidas Nag
comme « un idéaliste qui a
sacrifié sa vie à la cause des
opprimés (les
Incas, réduits à une sorte
d'esclavage) » [Lettre du 9 février 1925,
C12,
129], ou l’attachement à
l’indépendance de l’esprit dans sa
recherche de la vérité
qui seule permet la libération individuelle ( parce
qu’« Ignavia est
jacere… »)46. De
même, à cette
époque, est maintenu le clivage entre Européens
et pays colonisés :
lorsque la section française de la Ligue
Internationale des Femmes pour la
Paix et la Liberté veut donner pour sujet
général de discussion à ses
réunions annuelles: « la question
coloniale », Rolland suggère un
autre titre: «Les rapports entre les races
européennes et les races indigènes».
[Inde, 112-Septembre
1926 ]. Mais défendre la cause de
l’Inde, ou de tout
autre peuple colonisé, va dorénavant
réclamer une affirmation toujours plus
nette de la dénonciation du fascisme italien.
Si on
approuve -
écrit Rolland dans son Journal,
à propos de Tagore, séduit par le Duce
–
l’abus de pouvoir et le mensonge imposé, en
Italie, pour des raisons
d’opportunisme politique, alors on n’a plus le
droit de défendre la cause de
l’Inde. [ 29 juin 1926 Inde, 139 ]
La
dénonciation anti-fasciste
et le soutien à l’Urss (ou du moins son projet et
le peuple qui le met en œuvre
à défaut de ses dirigeants) se
réalisent concomitamment, ce que
révèlent les
articles de 1927-1928 réunis dans Quinze ans de
combat. Rolland croit
toujours plus fermement aux possibilités de
rédemption de l’Occident par le
monde nouveau qui est en train de se construire en Union
soviétique, comme il y
a peu, il le voyait poindre dans le rapprochement de l’Inde
et de l’Europe (
« Lux ex
Oriente » !) ; et tout en
adhérant en 1927 à la Ligue
contre l’oppression coloniale et
l’impérialisme, qui regroupent les
« tenants de
l’anti-impérialisme de type
léniniste », les
« représentants d’une certaine
pensée humanitaire d’inspiration
social-démocrate et les principaux leaders des premiers
mouvements
nationalistes africains et asiatiques »47, il signe l’Appel
antifasciste de
Barbusse, devient président d’honneur du meeting
antifasciste qui se tient à
Paris en février48,
répond à une invitation
adressée par VOKS, en octobre de la même
année, où il exprime à ses
« frères et
sœurs » de Russie un témoignage
d’amitié dont ils ont
besoin « plus que jamais aujourd’hui,
à cette heure où tous les
impérialismes, tous les fascismes, tous les obscurantismes,
s’évertuent à
déchaîner contre vous la presse et
l’opinion… »[ QAC,
84]. Il est
clair que Rolland s’associe à l’espoir
que fait naître en Russie « un
peuple qui tâche au prix de souffrance sans nom,
d’enfanter un ordre
nouveau. ». Et cet espoir s’associe tout
naturellement à une critique de
l’impérialisme anglo-saxon, comme le
témoigne sa correspondance avec Jean
Guehenno49 au sujet de Mother
India de Katherine Mayo50,
livre dans lequel elle
défend la thèse selon
laquelle « la
race blanche doit rester [en Inde], pour le salut des races
asservies car
celles-ci sont incapables de vivre seules». La Revue
Europe dont
Guéhenno est directeur doit faire en sorte, pense Rolland,
qu’un tel « poison
n’ait pas le temps de se
répandre». Pour cela, le bureau d’Europe :
devrait
être un arsenal fourni des meilleures et
des plus récentes munitions pour
riposter aussitôt à tous ces malfaiteurs, plus ou
moins gagés, dont la fonction
est de travailler l’opinion contre l’Inde, la
Chine, la Russie, etc. - tous
ceux qu’on veut étrangler et
dépouiller. Toutes les publications nouvelles de
défense des races opprimées devraient
être centralisées chez nous.51
Rolland a définitivement fait sienne la
pensée de Lénine sur le
colonialisme comme caractéristique de
« l'impérialisme, stade suprême
du
capitalisme ». Mais la défense
indifférenciée des peuples opprimés ne
va
pas sans difficulté pour se maintenir dans une
cohérence de pensée: les
communistes ne soutiennent pas Gandhi, et celui-ci n’approuve
pas la révolution
bolchevique. De plus, à l’engagement politique
s’ajoute l’aspect
mystique de la pensée religieuse de Rolland :
comment concilier le
matérialisme historique dont
s’inspire « le Marxisme
Léniniste
révolutionnaire et constructif » [QAC,232]
et la foi de l’auteur en
un « sentiment
océanique », un ordre cosmique dont il
s’est fait
l’écho quatre plus tôt dans Ramakrishna
[ RK, 29],
en un monde où
un « ordre caché » tel
que le révèlent les
philosophies du Vedanta s’oppose
résolument à
l’ «ordre
brutal » imposé par
l’Occident : celui qui a goûté
au premier ne peut
plus se contenter du second, dit-il, avant de
préciser :
Ce
n’est
rien, de régner sur un monde, qu’on a, pour les
trois quarts, asservi, avili,
ou détruit. Il faut régner sur la vie, tout
entière embrassée, respectée,
épousée, et dont harmonieusement
on sait
coordonner les forces qui s’opposent, en un juste
équilibre.
Dès le début des années 30,
sans doute – et entre autres raisons - par
l’effet de sa rencontre avec Maria Koudacheva, sa future
épouse d’origine
russe, Rolland soutient plus ardemment l’Urss, au moment
même où Gandhi vient
séjourner chez lui à la villa Olga. Les
discussions avec le Mahatma,
précisément consignées dans son Journal,
montrent bien que les
préoccupations des deux hommes sont différentes.
Rolland s’aperçoit que la
méthode de Gandhi ne peut s’appliquer à
l’Occident qui a un défi à
relever
d’une autre nature que celui de l’Inde. Le
petit-fils de Gandhi, dans la
biographie consacrée à son grand-père,
fait dire à Rolland, d’une manière
beaucoup plus décisive que lui-même
n’aurait pu l’exprimer :
Vous savez, le
fascisme est un danger beaucoup plus grave que le
colonialisme. Nous devrions faire front commun avec les communistes et
l’Union
soviétique contre les fascistes et les nazis.52
Dès lors Rolland se rapproche
des thèses communistes; il entre au comité
directeur de Commune, va
mettre au-dessus de tout la révolution sociale.
L’Urss qu’il exalte est le
meilleur rempart contre le fascisme, surtout à partir de
l’avènement de Hitler
en 1933. Le Courrier de l’Inde , rubrique
qu’il va tenir quelque temps
dans la revue Europe, va désormais
condamner le « terrorisme
colonial » et l’assimiler au fascisme
mussolinien . Informé par ses amis
indiens, il
condamne la politique de répression des Anglais aux Indes et
l’attitude du
vice-roi, « prisonnier des instruments de
répression
dont il fait
emploi », qu’il compare à
Mussolini ,
« le faux énergique, [qui]
mène
ses bandes mais (…) à condition
d’être
mené par elles » [“Echec au
Roi”, Inde,
543]. Dans Révolution, le chef invisible,
il compare le comportement de
la police britannique aux expéditions punitives
organisées par les chemises
noires [Inde,550].
Dans
sa défense des condamnés de Meerut, tout en
dénonçant « la
terreur qui pèse actuellement sur tous les points de la
terre livrée à l’exploitation
capitaliste », il déplore la
répression
implacable qui sévit dans l’Inde anglaise [15
février 1933, Inde,574-5].
Deux mois plus tard, le
procès de Meerut lui paraît
« presque humain »
auprès du
« monstrueux verdict » de
Saïgon, qui a « la barbarie,
après
trois années d’emprisonnement, de
condamner à mort 8 travailleurs indochinois,
l8 aux travaux forcés à
perpétuité, et de distribuer à une
centaine d’autres
900 années de bagne! ». Il s’en
prend à la France de M. Daladier et se
révolte de voir « 10000 Annamites qui se meurent dans les
prisons ou dans les bagnes de
Poulo-Condor et de la Guyane! »[ QAC,198]
EN GUISE DE CONCLUSION
En 1936, Rolland – dont la soif de
reconnaissance officielle par son pays
est grande – se rapproche - à moins
qu’il ne soit
« récupéré »
par
lui - du Front Populaire dont il devient malgré lui
l’icône septuagénaire et
vivante, et qui par
la voix de Léon
Blum tient le discours maintenant bien rôdé
à gauche du droit et du devoir :
des races
supérieures d’attirer à elles celles
qui ne sont pas parvenues au même degré de
culture, et de les appeler aux
progrès réalisés grâces aux
efforts de la science et de l'industrie.
Ainsi,
l’œuvre est-elle construite
sur des prises de position successives dont l’essentiel en
matière politique
n’est jamais remis en cause jusqu’au 2ème
procès de Moscou.
Le pacte germano-soviétique finira par détourner tout à fait Rolland des sirènes
communistes. De son évolution
d’intellectuel, il fait lui-même de nombreuses
lectures et critiques,
empreintes de rectifications, de détours au fil de cette
« route qui monte
en lacets » et qui constitue le lent et parfois
laborieux cheminement
d’une pensée
« engagée » dans son
temps. Dans cette recherche
éperdue, où l’auteur ne sort pas
nécessairement vainqueur, le regard sur la
question coloniale n’est qu’un aspect
d’une vue d’ensemble sur la défense des
peuples opprimés à la recherche de leur
identité. On serait bien en peine de
trouver un fil conducteur cohérent à cette
réflexion sur le colonialisme (le
mot n’est d’ailleurs
jamais utilisé) où
domine avant tout la quête d’un
ordo
novus. En proie à un désir vital de
cohérence à la fois esthétique, morale
et idéologique, soumis à la force
irrépressible d’une perpétuelle remise
en
question, seule
sauvegarde contre la
pensée desséchante, faite de
préjugés et d’idolâtries, ce
« précurseur », cette
« conscience », dont parlent
dès 1914
ses hagiographes, développe au fil des années les
thèmes récurrents
constitutifs de l’œuvre : la vie
héroïque, la fraternité universelle, les
ressources de l’esprit libre.
L’écrivain, dont les propos sont
traversés par
tous les grands courants d’idées de cette
première moitié de siècle (pacifisme,
internationalisme, communisme, asiatisme, fascisme…) cherche en
réalité – loin de toute
cohérence idéologique – et à
travers les dissonances d’un monde bouleversé,
à fonder l’harmonie de la pensée
et de l’action, de l’être et de
l’humanité. Si sa condamnation du
terrorisme colonialiste est conforme à la «
doctrine » du communisme
international, c’est dans ce sens-là que Romain
Rolland, comme le suggère Guy
Thuillier53,
y met un « accent
particulier.»
NOTES
1 Lettre du 18 décembre
1895,
p. 153 - Choix de lettres à Malwida von
Meysenburg. Avant-propos
d’Edouard Monod-Herzen, Cahiers Romain Rolland n°1,
Albin Michel,1948 -
Désormais noté C1
2 14e Cahier de la 4e série, mars 1903.
3 « Le temps viendra quand tous les hommes
sauront la vérité, quand ils fondront les piques
pour des faux, les sabres pour des herses, et quand le lion s'étendra
près de l’agneau.» [ selon les
prophéties d’Isaïe ].
4 Vie de MK Gandhi
écrite par lui-même,
Editions Rieder,1931, p.168-169.
5 Mahatma Gandhi,
édition augmentée,
Stock, 1930 [1ère édition
1924], p.20. Noté MG.
6 Mohandas K. s’en
explique dans son
autobiographie, op.cit., chap.IX.
7 En 1916
déjà, il note : «
Toute
une série des Cahiers de la Quinzaine a
été consacrée à
flétrir les
crimes de la civilisation », article
« Aux peuples
assassinés »
in L’Esprit Libre, Préface de
Jean Albertini, 1971, Editi-Service
S.A.,Genève, p.190. Noté EL.
8 Péguy,
Albin Michel,1945, Tome I , p.322-323.
9 Jean-Christophe,
édition définitive
en 1 volume, Albin Michel,1966, pp.1060-1068.
11 Romain Rolland et le
mouvement florentin
de « La Voce ».
Correspondance et fragments du
Journal, présentés et annotés par
Henri Giordan, Cahiers Romain Rolland n°16,
Albin Michel, 1966, p.324 - Noté C16
.
12 Lettre
du 14 avril 1925, publié in Bulletin
n° 34,
décembre
1955, pp. 19-26 , C16,34.
13 Lettre du
10 octobre 1911, p.123 - Chère
Sofia. Choix de lettres de Romain
Rolland à Sofia Bertolini Guerrieri-Gonzaga. Cahiers Romain
Rolland n°11 -.
Noté C.11
.
14 Journal des
années de guerre,
1914-1919, Albin Michel, 1952, p. 50.
15 Sur « le
déclin de l’Europe et la
décadence de l’Allemagne »,
voir le chapitre que lui consacre R.Cheval, Romain
Rolland, l’Allemagne et la guerre, PUF, 1963,
p.103-217.
16 Le Voyage
intérieur. Songe d’une
vie, édition augmentée, Albin Michel,
1959, p.353.
17 « Europe,
Elargis-toi », lettre
ouverte à Gaston
Riou, Janvier 1931, QAC,112.
18 J.Michelet, La Bible de
l’Humanité,
cité en exergue à Romain Rolland, La Vie de Ramakrishna, Stock,1993,
p.11.
19 3 juin 1913 - Lettre à
un destinataire
inconnu, publiée in Bulletin n°
58, décembre 1961, p. 32., cité par
H.Giordan, C16, p. 98
.
20 23 août 1920- Inde,
Journal, 1915-1943, Albin Michel, 1960,
p.18.
21 Extraits reproduits dans
« Aux Peuples
assassinés » , EL,
op.cit.p.191.
22 « Romain
Rolland et Rabindranath
Tagore », in Jacques Roos, Etudes de
Littérature générale et
comparée,
Editions Ophrys, 1979.
23 Andrée Viollis
écrira de même : « La guerre
avait à peu près détruit le prestige
européen (…). Les demi-dieux étaient
tombés de leur socle» ; les intellectuels
indiens avaient pu
« mesurer le néant d’une
civilisation scientifique qui n’invente que pour
tuer et ravager, la faillite d’une morale qui,
prétendant assurer le bonheur
des peuples, les conduit à la haine, au meurtre et au
pillage (…) Leur idéal [
était] supérieur à celui de
l’Europe et leur tour [était]
venu d’apporter
au monde un message spirituel.» (L’Inde
contre les Anglais, Editions des
Portiques,1930, p.46).
24 Lettre du 10 avril 1919 - Rabindranath
Tagore et Romain Rolland, Lettres et autres
écrits. Introduction par
Kalidas Nag, Cahiers Romain Rolland n°12, Albin Michel, 1961-
p. 21. Désormais
noté C12.
25 Ananda Coomaraswamy, La
Danse de Çiva-
Quatorze essais sur l’Inde - Traduction de
Madeleine Rolland - Avant-Propos
de Romain Rolland, Editions Rieder, 1922, p.9.
26 Sur cette
« redécouverte » de
l’Asie
aux alentours des années 20 s’inscrivant dans une
pensée universaliste, voir,
Eliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et
sensibilités littéraires (1919-1924),
Publications de la Sorbonne, 1991, notamment pp.124-126.
27 Edmond Privat, Aux Indes
avec Gandhi,
Editions Victor Attinger, 1934, p.32.
28 J.Assayag,
L’Inde fabuleuse, Le
charme discret de l’exotisme français
(XVII°s.-XX°s.), Editions Kimé, 1999,
p.169.
29 Essai sur la mystique et
l’action de
l’Inde vivante, II : La vie de Vivekananda,
Stock, 1977, p.14.
Désormais noté VK.
30 «La Route en lacets qui
monte», EL 188.
31 Mahatma Gandhi, éd. nouvelle
augmentée d’une Postface, 1930, Stock, p.53. Dorénavant
noté MG ]
32 Essai sur la mystique et
l’action de
l’Inde vivante, I : La vie de Ramakrishna,
Stock, 2002, p.17
dorénavant noté VR.
33 Textes
politiques, sociaux et philosophiques de Romain Rolland, Editions
sociales,1970, p. 70. Dorénavant
noté TPS.
34 Voir Claude Markovits, Gandhi,
Presses de la fondation nationale des sciences politiques.
35 Le pèlerinage
aux sources,
Denoël,1943, Collection Folio, p.169.
36 Romain Rolland et la NRF,
correspondances et fragments du journal, Cahiers Romain Rolland
n°27, Albin
Michel, 1989, p.230.
37 M.K. Gandhi, La Jeune
Inde,
Introduction de Romain Rolland, Stock, 1925, p.VIII.
38 B.Duchatelet, Romain
Rolland tel
qu’en lui-même, Albin Michel, 2002,
p.264-265.
39 J.B Barrère, Romain
Rolland, l’âme et
l’art, Albin Michel, 1966,p. 69-71.
40 Lettre du 18
novembre 1925,
p.227-230 - Un
beau visage à tous sens,
Choix de lettres de Romain Rolland (1886-1944), Préface de
A. Chamson, Cahiers
Romain Rolland 17, Albin Michel, 1967.
41 Romain Rolland, sa vie,
son œuvre,
Archives de France, 1966, p.55.
42 Dans Quinze ans de combat,
Rieder,
1935, p. 69-71. Dorénavant noté QAC.
43 Lettre du 13 avril 1925, reprise
dans Par
la Révolution, la paix, Editions Sociales
Internationales, p. 133.
44 Appels de
l’Orient, publié par Les
Cahiers du Mois, Editions Emile-Paul, 1925, recueil
d’articles et de
réponses à une enquête sur les
relations entre Orient et Occident.
45 Revue dont le n°3
présente un manifeste sur
la suppression de l’esclavage de P.Eluard- R.-L.Omgba,
« L’anti-colonialisme dans la
littérature française de
l’entre-deux-guerres » in Littérature
et Colonies, Les Cahiers de
la Sielec n°1,Editions Kailash, 2003.
46
« …dum possis
surgere » :
« C’est lâcheté de
rester vautré, tant que tu peux te lever et
marcher ». Les trois premiers mots de cette locution
est le titre d’un
article d’avril 1926 recueilli dans Par la
Révolution la paix, op.cit.,
p.136.
47 R. Girardet, L’idée
coloniale en France,
1978, 1ère édition 1972-
Voir aussi p. 437.
48 Voyage
à Moscou (juin-juillet 1935), Introduction
et notes de Bernard, Albin Michel,1992, Cahiers Romain Rolland
n°29, p.42.
49 Lettre du 9 août 1928,
p. 20 - L'Indépendance
de l'Esprit. Correspondance
entre Jean Guéhenno et R.Rolland (1919-1944), Cahiers Romain Rolland
n°23 , Albin Michel, 1975 - Noté
C23.
50 Certains chapitres de ce livre ont
paru en
français sous le titre L’Inde avec les
Anglais, traduit par Théo Varlet,
Gallimard, 1929.
52 Selon Rajmohan Gandhi, petit-fils
du leader
indien, cité par J.Attali, Gândhi ou
l’éveil des humiliés, Fayard,
2007,
p.291.
53 Romain Rolland, Bibliothèque
municipale de Nevers, 2006, Tome II,
p. 91.
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