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Un regard de femme , Lucienne FAVRE : Orientale 1930

           Lucienne Martini  /Chercheur associé IREMAM
                                             
            Née le 4 janvier 1894, Lucienne Favre arrive à Philippeville à l’âge de 9 ans. A 18 ans elle épouse Louis Turlin, né à Bône en 1891, et s’installe à Paris. Restée veuve en 1914, après la mort au combat de son mari, sous-lieutenant dans les Tirailleurs, elle retourne à Alger avec sa mère et sa fille, au 17 bis rue Richelieu. En 1923 elle se remarie avec Maître Gaillard, né à Bougie en 1880, avocat à la cour d’appel d’Alger. Lucienne Favre tient alors un salon littéraire que fréquenteront, entre autres, Edmond Brua, Max-Pol Fouchet et le jeune Camus. C’est une période brillante pour la jeune femme qui entame une carrière d’écrivain. En 1934, elle débute une production théâtrale avec Isabelle d’Afrique et surtout Prosper. La pièce comporte trois actes et treize tableaux, les décors font découvrir la Casbah, une rue, une fontaine, un escalier, des terrasses, tous ces éléments pittoresques auxquels elle donnait une place de choix dans Tout l’inconnu de la Casbah, l’ouvrage dont la pièce s’inspire et dont la première édition, en 1933, est illustrée par Brouty La première de la pièce, montée le 24 novembre 1934 à la Gaieté Montparnasse à Paris par Gaston Baty, est l’occasion d’une grande publicité sur l’Algérie orchestrée par l’OFALAC (Office Algérien de l’Action Economique) qui propose à cette occasion peintures, gravures, livres… Le foyer du théâtre accueille une exposition de tableaux de Launois dont les sujets sont pris dans les maisons closes de la Casbah. On peut voir aussi deux toiles de Bouchaud et des planches du monumental ouvrage d’Esquer Iconographie de l’Algérie. Rue Royale, la galerie Dinet consacre une exposition aux peintres contemporains de l’Algérie. La littérature est aussi mise en valeur avec présentation de livres sur l’Algérie d’A.Gide, P.Loti, L.Bertrand, G.Audisio, G.Marçais, Alazard, Brousseau… La pièce, qui connaîtra plus de cent représentations, sert, en quelque sorte, de prétexte pour faire découvrir l’Algérie au public métropolitain. 
    Le suicide de son mari, en 1936, marque une interruption de sa production littéraire qu’elle reprendra en 1939. Elle se remarie, le 18 juillet 1939, avec René Dard et meurt à Paris, le 21 mars 1958. Bien qu’elle soit à peu prés contemporaine du mouvement algérianiste et des tout débuts de l’Ecole d’Alger, Lucienne Favre n’appartient ni à un courant ni à l’autre. Son œuvre est essentiellement consacrée à la description des autochtones et n’attache d’importance à la population de souche européenne que lorsqu’elle en rencontre quelques figures particulières dans la Casbah ou lorsqu’elle la voit à travers les rapports qu’elle peut avoir avec les Arabes. Accompagnée par Le Corbusier, la jeune romancière s’est souvent rendue dans la Casbah où la vie des femmes, qui la fascine, devient une source majeure de son inspiration. Après Tout l’inconnu de la Casbah, elle publiera sous le titre Dans la Casbah deux nouvelles éditions remaniées du même « documentaire romancé » tel qu’elle le désigne elle-même. En tant que femme -et elle ne partage ce privilège qu’avec quelques romancières- il lui a été donné de pénétrer des milieux interdits aux hommes et elle consacre de nombreuses pages à montrer ces figures féminines si souvent méconnues parce que oubliées de la littérature des Européens. Deux romans retracent une vie de femme : Doudja conte l’itinéraire d’une jeune et belle Kabyle qui, pour échapper à un vieux mari brutal, se sauve vers Alger et trouve refuge dans la Casbah où elle exerce, en tout bien tout honneur, la métier de danseuse. Diverses péripéties bien romanesques lui amèneront l’amour dans le mariage et l’enfant, consécration de toute vie de femme au Maghreb. Orientale 1930 donne la parole à une humble employée de maison qui raconte sa vie et offre ainsi un document sur la condition féminine en Algérie, au moment du Centenaire. Pour autant la vie des hommes ne la laisse pas indifférente, mais s’il semble que la condition féminine n’ait que fort peu été modifiée par la présence française, l’homme dont elle conte la vie, en deux tomes Mourad I & Mourad II, est un instituteur indigène donc passé par l’école française et qui représente cette nouvelle couche de la société en équilibre ou en déséquilibre entre deux cultures. Avec Doudja, ces deux romans entrent dans un ensemble intitulé Mille et un jours
    Comme nombre d’ouvrages publiés à ce moment ceux de Lucienne Favre se veulent descriptions de faits et gens mal connus des lecteurs métropolitains, d’où un ton souvent pédagogique et une volonté de démonstration et d’illustration. Bien qu’elle vive à Alger, c’est à la France que la romancière s’adresse d’abord, ainsi ses ouvrages, à de rares exceptions prés, sont publiés à Paris et le regard qu’elle porte sur la société algérienne se ressent des attentes de ce lectorat. Une note dans un de ses premiers romans, Bab-el-oued, ne laisse aucun doute quant au public visé : «  Dans le but d’éviter des renvois trop fréquents au bas des pages[…] je prends la liberté de traduire directement en français le langage et les pensées de mes héros étrangers. Mon livre n’est pas un lexique, c’est un album d’images, ce sont des Français qui le feuilletteront, j’écris donc les légendes dans le langage qui leur est familier sauf quelques expressions particulièrement pittoresques qui font partie du folklore de Bab-el-ouedBab-el-oued, précise-t-elle, c’est leBelleville’ hispano-algérois ». Les circonstances précédemment évoquées qui ont accompagné la mise en scène de Prosper montraient déjà le rôle assigné à sa production littéraire. Faire  découvrir ce pays ou aider à le mieux connaître, à ce tournant essentiel dans l’histoire de la colonisation que représente le Centenaire de la conquête, est un de ses objectifs prioritaires. Ses ouvrages peuvent se lire sous trois angles différents, elle est d’abord une romancière orientaliste, flattant ainsi le goût d’un public qui n’a de l’Algérie qu’une connaissance très limitée et pour qui les fantasmes de houri et de harem, qui ont nourri l’imaginaire européen depuis des lustres, sont encore vivaces. Mais elle cherche à dépasser ce seul intérêt pour proposer justement une connaissance plus réelle de la vie des Arabes et dans cette intention ce sont des ouvrages documentaires qu’elle écrit. Ce faisant, et parce qu’elle s’intéresse surtout aux femmes avec sa propre sensibilité de femme, elle pénètre mieux que ses contemporains cette société et, sait, avec  finesse et sympathie, en pressentir le malaise.
    Sacrifiant à la mode le regard est d’abord orientaliste,. Les titres de certaines de ses œuvres sont un clin d’œil sans équivoque aux fantasmes et à l’imaginaire de l’Orient. Mille et un jours renvoie évidemment aux Mille et une nuits . Le roman de  1941 sobrement intitulé Doudja, s‘enrichit d’un sous-titre plus suggestif : Les aventures de la belle Doudjda. Quant à l’intitulé Orientale 1930 ses connotations sont accrocheuses même si on peut y percevoir aussi, après lecture, quelque nuance moins idyllique. Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger suggère mystères et inquiétants secrets à découvrir. Certains passages de cet ouvrage évoquent irrésistiblement un tableau orientaliste : « C’est un jour extrêmement chaud…Le soleil tombe encore d’aplomb sur les terrasses qui ne supportent en ce moment que peu d’observatrices…De loin en loin, une femme étendue à l’ombre d’un mur bas termine une longue sieste, quelques autres femmes sont accroupies, les mains et les bras si lourds de cette torpeur d’été qu’ils pendent à l’abandon, reposent sur les jambes lasses comme des objets inertes…On est dans un bain de lumière et d’imprévu…de fantasmagorie.… Fatouma apparaît… Fatouma porte un corsage d’un rose ardent, un jupon bleu de chine, un foulard violet…Elle s’appuie contre une muraille d’un ton doux et céleste, passé, lavé par les pluies… ». «  Les femmes, ont, de loin en loin, parsemé les terrasses de linges verts, roses, indigo, violacés qui déplacent autour d’elles, au moindre souffle d’air marin, un autre courant coloré ». La Casbah elle-même est présentée avec une connotation de rêve orientaliste teinté d’érotisme : « On peut dire qu’elle est la vamp de l’Afrique. Elle présente une sorte de charme capricieux, féminin…Quel sex-appeal ! Il suffit soudain d’une touche de lumière sur son visage, d’un chant éclatant dans sa gorge, d’un lambeau d’étoffe traînant sur sa hanche pour que les passants en deviennent fous ». Peu de temps plus tard, le public métropolitain s’enflammera pour le film de Duvivier, Pépé le Moko, dont l’intrigue se déroule dans cette Casbah mystérieuse, inquiétante et tellement fascinante.
    A ce public friand de dépaysement elle ne veut pas offrir seulement du rêve érotique/exotique mais aussi une information objective, une connaissance juste de la réalité dans une approche sociologique ou ethnologique. Intituler un ouvrage Tout l’inconnu de la Casbah suggère aussi une recherche de connaissance, une sorte de reportage :« étude, écrit l’éditeur, de la vieille cité barbaresque ». Dés la première page l’auteur précise cet aspect de son projet : « Il n’est pas jusqu’ici, écrit-elle,  de témoignage loyal et surtout complet qui ait été porté sur elle. Il semble donc qu’il y ait place pour une étude qui rassemble à la fois les éléments d’opprobre et ceux qui témoignent en sa faveur . » En tête de l’édition de 1937 dont le titre, Dans la Casbah, semble gommer la dimension orientaliste, l’éditeur précise  « Le documentaire romancé que nous publions aujourd’hui, s’il conserve quelques fragments de ce texte ancien, offre de nombreuses pages inédites et surtout une quantité d’anecdotes nouvelles caractéristiques de l’actuel malaise nord-africain »
    Ces derniers mots renvoient à la troisième dimension de ces ouvrages, car femme d’Algérie - même si elle n’y est pas née elle y a vécu son enfance et une grande partie de son âge adulte - elle a pénétré avec beaucoup de sympathie, d’attention et de clairvoyance une société que la plupart des Français d’Algérie, à l’époque, côtoient sans chercher à la connaître et elle ressent, avec une grande sensibilité et beaucoup d’intuition, les difficultés nées de l’absence de relations et des incompréhensions entre les deux communautés qui en découlent ; ainsi certaines des remarques dont elle émaille ses ouvrages sonnent comme une mise en garde et un avertissement. Laissant déjà percer, dans l’édition de 1937, son irritation devant le comportement des autorités qui, lors de leurs visites, se laissent berner par des décors et des figurations truquées, au lieu de se mêler au peuple à la manière d’un Haroun-Al-Rachid et rappelant les manifestations inquiétantes lors de l’Armistice et celles de 1934 ; elle prévient « Si l’on ne s’avise pas rapidement de distribuer dans la Casbah assez de bons de pain, de lait, de semoule pour le couscouss (sic), un autre jour on reverra la tourbe redescendre de la colline comme le fait fatalement toute coulée de lave quand le cœur de la terre se met aussi en rébellion pour des motifs divins plus obscurs que cette divine rage ». En 1949, elle ajoute un dernier chapitre à la troisième édition de son ouvrage dans lequel elle constate, avec tristesse, l’évolution, en une dizaine d’années, de cette Casbah qu’elle a tellement aimée et parcourue, laissant le lecteur réfléchir à sa signification « Elle s’est métamorphosée et refermée surtout. Plus de roumis dans la Casbah…Madame Ahmed, personne jadis si courtoise, ne m’ouvre plus sa porte[…] craint-elle les insultes de ses voisines ?..Ou les reproches de son fils ? J’ai connu celui-ci enfant, alors qu’il fréquentait les écoles françaises…Pas de roumia chez nous [dit-il aujourd’hui]… » 
    L’année du Centenaire Lucienne Favre publie Orientale 1930 dont le sous-titre pourrait être: Regards de femme, parole de femme. Parole de femme, car la narratrice est une vieille musulmane illettrée qui raconte sa vie à la demande de la romancière chez qui elle travaille. « Si je lui explique bien ma vie, elle pourra en faire un livre…Il n’y a qu’une femme pour savoir reconnaître la vérité sortie de la bouche d’une autre femme » . La spontanéité garantit l’authenticité. Regards de femme, car c’est, d’abord, celui que la narratrice porte sur sa propre existence et le monde qui l’entoure, mais c’est, aussi et surtout, le regard d’une Européenne qui retient des propos et les agence. Si la parole est plutôt celle de la Musulmane, même arrangée et ordonnée, le point de vue est incontestablement celui de la Française, avec les préoccupations et la mentalité des Français d’Algérie, en cet anniversaire de la colonisation triomphante. Charles Tailliart constatait ,vers cette époque, que «  l’Algérie, quant à ses peuples et à ses mœurs, est à un Français ce que la France est à un étranger ».L’ouvrage se veut, donc, découverte et description d’une société en privilégiant ce que l’écrivain pense plus propre à intéresser un lectorat européen peu informé et peu intéressé des réalités algériennes. Pourtant, ce qui fait le mérite plus intéressant du texte c’est qu’on y devine une grande empathie avec le peuple entrevu, une véritable compréhension de ses difficultés et des problèmes qui sont nés de la présence française.
    Le texte s’intitule, faussement, roman puisqu’il se veut la retranscription d’un récit de vie oral fait, à la première personne, par une femme du petit peuple algérien. Autre forme de « documentaire romancé », c’est la chronique d’une vie sans histoire, le modèle, en quelque sorte, du destin banal partagé par toute une frange, bien mal connue, de la population d’Algérie, Chronique aussi d’une famille du petit peuple arabe,« conte sans fantasia, sans amour extraordinaire, ni tout ce qu’il faudrait pour intéresser les gens » comme le dit elle-même la narratrice. Or c’est cette banalité même qui va faire la force de signification du texte. Le parti-pris autobiographique permet à l’auteur de mettre en scène, mais de l’intérieur, les trois points de vue qui se croisent dans le regard qu’elle porte sur la société algérienne. Quelques touches d’une coloration orientaliste séduisante, attendue et accrocheuse subsistent,.  mais ce qui domine c’est une tentative de représenter la société musulmane de façon plus intime, la recherche d’une meilleure connaissance de ce monde si souvent côtoyé dans l’indifférence et une approche lucide, qui sonne comme une mise en garde, devant les réactions ignorées ou négligées du petit peuple face à la présence française, approche d’autant plus intéressante qu’elle est contemporaine du Centenaire de la conquête, avec tout son cortège de manifestations et de célébrations à la gloire d’une présence française qu’on n’imagine pas en péril.
    Récit de vie oral, le texte, qui pourrait s’intituler Un cœur simple , offre le naturel et la spontanéité de la parole libre d’une femme qui se raconte en toute confiance à une autre femme. « Je n’ai qu’à parler n’importe comment, ainsi que je parlerai devant une sœur ou Saadia, mon amie ». Fathma, devenue vieille et laide, fait le ménage chez Monsieur Chalon.  « Il s’est marié depuis peu avec une femme qui est savante comme une marabouta, elle écrit dans les journaux et c’est elle qui me demande, aujourd’hui, de raconter mon histoire ». On devine sans peine Lucienne Favre dans cette « marabouta » et le texte prend ainsi un accent d’authenticité et de vérité de première main, confirmé par le sentiment de la narratrice : « Il n’y a qu’une femme pour reconnaître la vérité sortie de la bouche d’une autre femme » .
    L’instance de départ est conforme au genre du récit de vie : «  Mon grand-père était allumeur à la Mosquée, mon père avait une petit propriété à Birkadem qui est un pays à côté d’Alger, et moi, Fathma, je suis le femme d’un bel homme qui s’appelle Mouloud et qui est le chaouch d’un avocat français installé dans la plus grande rue de la ville …J’ai trois enfants : un fils Racim et deux filles, Khadidja et Léïla. Depuis que je suis devenue vieille et laide, je fais le ménage des autres». On apprendra que Racim est dans une école supérieure française,. Khadidja reste à la maison pour faire le ménage et  la cuisine. Leïla ira dans une école de tapis dés qu’elle aura neuf ans. L’enfance est évoquée à travers quelques souvenirs de disputes avec les frères, de fièvre pour avoir bu la mauvaise eau d’un ravin, mais aussi de cueillette de jasmin et de géranium pour faire de délicats colliers de fleurs, de joyeuses séances au bain maure avec les voisines. Faute de place elle ne fréquente pas l’école, c’est une femme de gendarme à qui son père vend des légumes qui commence à lui apprendre à lire, mais devant les quolibets des autres femmes, sa mère renonce à la laisser poursuivre ; elle aura, tout de même, appris plus que n’en savent sa mère et les voisines : coudre, repasser, raccommoder. Le père s’oppose à ce qu’elle travaille chez les roumis. Quand il meurt, les femmes, selon la coutume, sont recueillies par des parents. On la marie en mentant sur son âge à cause de la justice française ( on devine qu’elle n’est pas pubère) « je pleurais dés que je le voyais, je ne pouvais pas m’habituer à lui ni à tout ce qui vous arrive dans le mariage ». Le premier fils meurt. Puis vient une fille, causant déception au mari qui, tout de même, achète un phonographe. «  En ce temps-là, dit-elle avec une ombre de nostalgie, j’étais gaie ». Malgré le mauvais sort jeté par la voisine, un autre fils naît. Le quotidien est fait de la dure nécessité de gagner cet argent que l’homme ne donne pas et qu’il dépense sans se soucier ses siens, il boit, il est violent, Fathma le constate, le dit avec simplicité, ne se plaint jamais, se réjouissant seulement que Mouloud ne puisse acheter une autre épouse. C’est la pauvreté qui domine cette vie, les enfants, très jeunes, doivent gagner de l’argent et si Fathma consent à faire ce récit, c’est, dit-elle, parce que :« Nous sommes des mesquines et cet argent[celui du livre]serait un bienfait », avec une réserve « on mettra ma photographie avec le voile devant ma figure…Comme cela personne ne saura qui je suis, personne ne pourra me faire honte ». Dans l’extrême dureté de cette vie de labeur Fathma cultive une forme d’optimisme, faite à la fois de fatalisme et de résignation, se réjouissant de la moindre lueur : « Le soleil me donne envie de chanter pendant que je fais mon travail tandis que j’oublie que Mouloud est revenu ivre la veille et qu’il est probable qu’il reviendra ivre ce soir ou demain…De notre terrasse on voit largement la mer avec les barques des pêcheurs et la ville française avec les automobiles et les voitures-électricité, on se régale d’un bon café, on se raconte des histoires ». Car ces femmes sont souvent entre elles et, malgré l’âpreté de leur vie, restent heureuses et gaies, même si certaines se détestent.
    La Casbah est le lieu unique de cette vie ; toile de fonds et décor elle est traitée d’une manière analogue à celle que la romancière utilisait dans ses ouvrages entièrement consacrés à ce lieu. C’est pourquoi, à travers quelques tableaux, quelques croquis de silhouettes typiques, quelques scènes de genre on y retrouve l’accroche orientaliste.
    Voici la Casbah, au petit matin : « Toutes les maisons des filles du péché sont fermées, elles ne se réveilleront qu’au soir. Le marchand de lait passe en jetant son cri, ensuite ce sera celui des fruits et des légumes. Le porteur d’eau commence à fournir les demeures de ceux qui peuvent le payer régulièrement. Les nombreux barbiers dorment encore et les cafetiers baillent devant leurs boutiques où il y a des joueurs qui ne se sont peut-être même pas couchés de la nuit pour mieux jouer »
  Dans ces cafés maures d’où s’échappent « les chants grenadins ou la glorification des exploits d’Antar[i] », le frère, devenu grand, passe sa vie à raconter des histoires et les mauvais garçons l’écoutent «une fleur derrière l’oreille, un verre d’anisette à la main ». Quelques jeunes hommes se réunissent pour faire de la musique, l’un joue d’une flûte de roseau au milieu du groupe de chanteurs, le plus jeune tient une rose qu’il respire avant de la passer à son voisin qui la respire à son tour et l’admire avant de la donner à un autre pour qu’elle fasse le tour du cercle et que chacun prenne sa part de ce parfum et de cette beauté… « Ensuite, on la remettait encore au plus jeune qui était aussi le plus beau, et n’importe qui recommençait à chanter tandis que tous devaient rêver aux jardins du paradis en regardant la rose, droite sur sa tige, éclatante, intacte, épanouie comme une fille à l’âge de l’amour ».
   La maison, à mi-hauteur de la Casbah, peinte en bleu à l’étage, est rose en bas. « Notre cour n’est pas grande mais elle est gaie avec ce ciel bleu au-dessus, elle est toujours propre, il y a des carreaux de faïence qui représentent des bêtes, des fleurs, des signes…Au milieu de la cour se trouve le bassin et, sur le côté, une fontaine de marbre blanc…». Dans la cour des maisons « le basilic embaume…le jet d’eau chante en même temps que l’oiseau jaune d’or…Les petits enfants font des cris joyeux et les vieilles racontent des histoires étonnantes qu’elles tiennent de celle-ci qui les tenait déjà de celle-là, qui les avait, il y a longtemps, entendues d’une ancêtre qui les avait recueillies de la bouche même de Notre Mahomet  ». Les femmes se rendent au bain maure avec amies et voisines, les négresses les frottent et posent le henné sur les cheveux, les mains, les pieds, d’autres fois elles vont au cimetière : « Nos cimetières sont jolis : il y a des figuiers qui donnent beaucoup d’ombre, des oiseaux qui chantent. On s’assoit autour des tombes et les femmes se mettent à parler entre elles, en racontant des histoires sur celle-ci et sur celle-là. On se repose, les plus jeunes enfants dorment, les autres s’amusent ».  Même quand on n’y a personne, on y va pour retrouver parentes et amies.
   Quelques silhouettes croquées composent une galerie de portraits typiques du lieu.
   Au passage on entrevoit la putain chrétienne grosse , blonde et frisée, habillée presque à l’algérienne et qui pose pour les peintres.
   Le brodeur officie dans « sa boutique très petite, [ qui] sent bon le cuir neuf. Il y a toujours un pot de basilic devant la porte et un oiseau dans une cage au-dessus. Ainsi notre voisin le brodeur a-t-il, malgré son travail et la peine de ce travail, cette verdure pour lui rafraîchir le vue, le chant de l’oiseau pour réjouir ses oreilles et pour son cœur, puisque c’est un homme pieux, l’idée des bienfaits de Dieu sans Lequel rien n’existerait… »
   Le Mozabite  vend tout ce qu’on peut rêver de bon à manger : « Les gros haricots pour la loubia, les pois chiches doux comme le beurre…il a des balais, des étoffes et des trompettes pour les enfants. Il prête aussi de l’argent en faisant toujours rendre cinq douros pour un douro et quand il consent à fournir des marchandises à crédit, au jour du paiement il est impitoyable. Les Mozabites, comme les Juifs se sont toujours entendus à nous faire suer l’or …Ces gens-là travaillent comme des ânes, ils sont rusés comme des chacals et sur la terre pelée, après le passage des sauterelles, trouveraient encore quelque chose à vendre à leur prochain…Ils ont toujours, dans chacune de leurs boutiques, la compagnie réjouissante d’un jeune commis. »
   Le fou est un personnage familier du lieu, il « habite depuis longtemps dans la Casbah. Chacun lui donne à manger et l’abrite, car les fous sont comme des envoyés de Dieu. Ils voient dans le secret des choses et portent souvent bonheur…Quand la chaleur commence à régner il se promène toute la journée par les rues avec une escorte d’enfants…il s’arrête…au croisement des rues, lève les yeux au ciel, un bras tendu droit vers lui et pousse un cri si long, si fort qu’on peut au loin l’entendre…il parle à Dieu pour lui rendre compte des choses de notre terre…Il essaie[aussi] de prévenir le monde des événements bons ou mauvais qui vont arriver »  
   Quelques lignes sont consacrées à Youssef le mutilé de la guerre dont la présence  rappelle combien la guerre fut terrible.
   Marie la négresse  semble née des mystères de l’Orient, avec ses yeux excessivement brillants, son foulard de soie rose, orange ou rouge et des robes pareilles au plumage du perroquet du mozabite ; elle est la fille d’une ancienne esclave des Smaïa, au temps où la famille était riche. Sa mère a été vendue aux Samïa par un Targui qui l’avait razziée. « Cela se passait il y a très longtemps, au fond des sables, dans l’extrême sud. Ses dents étaient limées comme celles des mangeurs d’hommes », un maçon italien, venu pour travailler dans la maison où elle est devenue servante, la rachète aux Smaïa et lui donne deux fils et une fille, cette Marie, dont les sœurs blanches ont fait une chrétienne et qui, devenue esthéticienne,  s’habille comme une Française et va danser aux Bains Matarèse. Elle épousera un marin venu de Nord.
   Mourad, l’instituteur, héros des deux romans éponymes, appartient plutôt à l’étude de la nouvelle société marquée par la France. « Il est le maître de je ne sais combien d’enfants dans une école indigène de la Casbah. Ils sont beaucoup dans une salle qui n’est pas grande. C’est affreusement fatigant…Il écrit dans les journaux afin de redonner du courage aux Arabes qui, comme lui, sont instituteurs et désespèrent d’avoir tant de travail ou de voir que les autres instituteurs français ne les traitent pas en frères ». A propos de Kacim, le fils élève-instituteur, il dit «  que les Arabes de demain vaudront la peine prise par leurs maîtres qui ont souffert les premiers pour s’instruire alors que tout le monde se moquait d’eux ».
  A côté de ces personnages typiques, quelques scènes de genre sont traitées à la manière des peintres orientalistes , comme celle de son mariage évoquée par Fathma: « On me posa sur le front, les joues, le menton, des paillettes d’or et d’argent ». Pour cette occasion la fête dure trois jours, on mange de façon merveilleuse, on arrange la maison, on prépare le henné, on coud, ou répare les vêtements, les femmes sortent leurs bijoux et leurs toilettes les plus colorées, vert, la couleur du prophète, rose, bleu, corsage blanc et pantalon jaune. La mariée est dans un angle de la pièce, accroupie sur un tas de coussins, parée d’étoffes de prix et de bijoux, couverte de parfums rares, elle reste droite et silencieuse comme la pierre tandis que chaque nouvelle venue vient la regarder, les you you fusent. Les hommes sont « installés dans le milieu de la rue sur de grands tapis, devant des plateaux de cuivre avec tout le nécessaire pour boire, manger, fumer tandis que les musiciens jouent sans s’arrêter ou presque ». Il est amusant de noter que pour jouer aux infidèles que Mourad a rencontrés à la réception du gouverneur la comédie de la richesse, les femmes  organisent un décor qui aurait pu servir de modèle à Delacroix : coffre peint d’oiseaux et de fleurs, grand tapis, rideaux de velours et coussins, glaces dorées, plateaux et boules métalliques de couleur pour accrocher dans la cour et pendre au plafond…narguilhé, bougies vertes et rouges, jeu d’échec. Elles ont revêtu leurs plus beaux habits et allongées ou accroupies sur les tapis et les coussins elles se racontent de vieilles histoires. Et Mouloud fait une belle fantasia à partir des airs arabes joués par le phonographe, «  en ajoutant des fleurs, des amours et des batailles. »
   L’évocation du ramadan mêle orientalisme et document, :les mets et les coutumes de ce temps fort de la vie musulmane sont à la fois étranges: et notés avec précision. On mange « la maquatfa, soupe de tomates parfumée aux trois herbes : fenouil, menthe et coriandre, le qatalf, gâteau fourré d’amandes dont la pâte est fine comme le cheveu…Les hommes chantent ou écoutent chanter en buvant le thé à la menthe ou la limonade… ». Les femmes se rendent visite, offrent des gâteaux, échangent des « salams », des souhaits et des bénédictions infinies. « Il y a des cris de joie et des parfums qui réjouissent le cœur. Les petits enfants courent de porte en porte, chantant la chanson consacrée : ô Père Ramadan/ô Ramadan aux longs pieds…Les rues sont embellies par les étalages des marchands de nourritures et de sucreries de toutes sortes. Et l’on a sorti des coffres les costumes magnifiques des grandes fêtes en velours, en satin, en étoffes légères mais toujours brodés d’argent, d’or et quelquefois de perles ».  «  Nous jouons à de beaux jeux. Lorsqu’on perd on donne un gage : un ruban, une bouchée de gâteau, une fleur de son collier. Tous ces gages sont mis dans un vase aux flancs duquel il y a de sages inscriptions. Quand chacune a donné quelque chose et que le vase est empli, on monte sur la terrasse et tandis que passe mystérieusement Sidi-Meddouh, le génie des terrasses dont les enfants ont peur, on jette au vent de la nuit, un par un, le ruban, le morceau de friandise et selon les cris de la rue, le bruit du vent, la couleur de ciel ou tant d’autres signes, au moment où l’on jette l’objet qui appartient à celle-ci ou à celle-là, on fait des prédictions sur le bonheur à venir de celle-ci ou de celle-là ». Une nuit est importante entre toutes, la 27ème, « la nuit sublime » seul moment où les femmes peuvent entrer prier dans la Mosquée .
    On voit qu’au-delà d’effets faciles et accrocheurs, la romancière propose une meilleure connaissance de ce monde avec ses coutumes, ses modes de vie et ses valeurs .
    Cette société est vue du côté des femmes, soulignant leur statut d’infériorité ; la narratrice se définit par rapport aux hommes de la famille : grand-père, père, mari, frère :« quand j’étais petite…mes frères me frappaient […] me tiraient les cheveux |…] ma mère ne les battait pas. Elle était fière de leur force » .Et si la femme n’existe qu’en fonction de l’homme c’est aussi comme procréatrice de mâles avant tout. Mme Smaïa peut donner des conseils parce qu’elle a eu huit enfants dont cinq fils Les femmes et les filles fabriquent des colliers de fleurs que le petit frère va vendre au marché. Mais l’argent, il le dépense et rien n’en revient à la mère. Quand l’occasion s’en présente, sa mère voudrait la placer comme servante chez des Français, mais cède devant la violente hostilité du père dont la fille doit vivre comme a vécu sa mère. « Ceux de notre race, dit-elle, ne laissent pas sortir une femme jeune ». Elle reste à la maison et fait aussi des travaux pénibles au jardin. Malgré leur vie cloîtrée ces femmes ne sont pas forcément ignorantes de tout : « Nous voyons toujours tout sans être vues et nous regardons les hommes principalement. Depuis notre jeunesse et l’âge de l’amour nous savons percer des trous dans les cloisons, les murs, les portes. Ce sont nos sœurs aînées ou nos amies les plus âgées qui nous ont montré comment cela se pouvait, elles l’avaient su déjà par d’autres femmes.. Nous connaissons donc les hommes mieux qu’ils ne nous connaîtront jamais grâce à tant d’ouvertures secrètes ».
    Le mariage représente le seul avenir envisageable. Avec le mari  les relations sont de soumission absolue, il ne donne que ce qu’il veut de l’argent qu’il gagne. « Il a été jeune et beau, il est devenu brutal …me traite comme sa servante et un bourricot qui tire la charrue pendant qu’il s’amuse…Mouloud dit toujours qu’on dépense trop, il se ‘met en colère ‘ … L’autre fois, je suis restée couchée pendant trois jours et je n’ai pas pu aller au travail … Mouloud m’assommerait en apprenant que j’ai livré les secrets de notre vie à des infidèles ». Mais quand il est pris dans une affaire d’escroquerie, Fathma travaille deux fois plus pour nourrir ses enfants et vend ses pauvres bijoux pour qu’il puisse se sauver. Même Saadia, élevée par les sœurs blanches, qui sait lire le journal, et se rebelle contre son mari qu’elle laisse un jour à la porte parce qu’il est rentré trop tard, n’en reste pas moins totalement soumise, faisant seule, par des ménages, vivre la famille. Les hommes soupçonnent toujours les femmes et ils ont tous les droits. Mais les codes sont stricts :«  Une épouse arabe bien élevée ne saurait être jalouse » Quand une musulmane épouse un chrétien son mariage est nul aux yeux de tous ceux de notre race et ainsi elle vit avec cet homme comme une fille du péché. Même si la narratrice laisse percer quelque amertume  lors du mariage du vieux propriétaire avec une gamine, : « C’est une vie sans espérance que d’avoir un mari qu’on ne pourra jamais aimer, sauf en fermant les yeux… et avec un tel mari, si une fille est absolument honnête, qu’elle ne regarde ni le plus jeune frère ni le neveu, elle n’aura peut-être même pas de beaux enfants pour la consoler de toutes ses peines », elle ajoute aussitôt : «  Du moment que son père a décidé, il vaut mieux qu’elle se soumette »
    L’amitié représente une valeur forte pour ces femmes qui se soutiennent entre elles dans les difficultés, elles entourent Mme Smaïa dans les moments doulour
lièrement au marabout pour avoir un fils. On accroche des bouteilles d’eau de mer à chaque nouvelle lune, devant la chambre pour porter bonheur (Juives, Espagnoles, Italiennes et même Françaises de France le font aussi). La petite Leila. devient aveugle, ce qui serait presque un honneur pour un homme que l’on vénère est une tragédie pour une fille. Par peur du toubib français qui fait des piqûres, sa mère a recours à « Celui qui brûle de l’encens, qui lit sur le sable  qui fait les amulettes pour conjurer le mauvais sort ». L’enfant sera guérie par un vieillard roumi qui la fait sauter dans les vagues. « Gloire à notre Dieu, commente-t-elle, sans lui rien ne serait arrivé de bien » Mais elle se rend aussi à Notre-Dame d’Afrique pour remercier Leila Myriam, la mère de Sidna Aïssa, car c’est elle qui a intercédé auprès d’Allah. « C’est une grande maraboute car beaucoup de mauresques lui font la visite et la prière ». Le Paradis, pourtant, n’est pas pour les femmes dont la foi simple et solide s’en remet aveuglément à Dieu et respecte les préceptes comme on le voit lors du  ramadan, tellement dur pour ces pauvres qui font de gros travaux pour survivre. Mais Mourad et Kacim, qui ont reçu une instruction française, laissent, avec indifférence, traîner le caillou porte-bonheur que Mouloud dit avoir rapporté de la Mecque alors qu’il provient de la plage voisine, au grand scandale de la narratrice qui, pourtant, connaît la supercherie.
   Malgré un certain immobilisme les temps changent et Fathma constate avec amertume « Notre Casbah devient chaque jour plus petite pour tant de gens qui arrivent sans cesse de l’intérieur des terres afin de travailler ici et il en meurt beaucoup d’être si mal logés et de se mal nourrir pour faire rapidement de grosses économies qui leur permettent de retourner dans leur pays et de devenir propriétaires de terres et de troupeaux. ». Ce sont des observations de cette nature qui montrent, chez la romancière, une prise de conscience et une lucidité que ne partagent pas, à l’époque, les autres Européens.  Car c’est un monde misérable de travailleurs et de pauvres qu’elle offre à notre regard : « Je rencontre chaque matin à peu prés les mêmes personnes : les charbonniers qui vont au travail, sur les chalands, dans le port…  les mauresques qui, comme moi, ont des patrons dans la ville française et les pauvres vieilles tremblantes qui cherchent dans les ordures de quoi se nourrir…Le porteur d’eau commence à fournir les demeures de ceux qui peuvent le payer régulièrement …Au bas de la Casbah, la voiture électricité passe, pleine de gens qui sont tous, à cette heure, des pauvres, obligés comme moi d’aller gagner leur pain ». les Kabyles, travailleurs du port, souvent « se disputent et, de toutes manières, font du tapage en rentrant à toutes les heures de la nuit , [ils] sont entassés dans de petites chambres, que le Mozabite sous-loue dans sa maison  pour s’enrichir davantage,  » Les Juifs apparaissent brièvement, comparés aux Mozabites «  ils se sont toujours entendus à nous faire suer l’or »[ii]. Les femmes ne peuvent plus remplacer leur vieil haïck et Saadia exprime de manière imagée cette exaspération qui monte : « Qu’est-ce que ça peut donc me faire que monsieur le colon (elle enfle le ventre et gonfle la bouche) mette un peu d’argent chez son trésorier, alors que je ne peux seulement acheter assez de nourriture pour toutes les bouches voraces de cette maison ». Au détour d’une phrase, on entrevoit ce que pensent ces miséreux. Quand les blessés reviennent de la guerre, les Arabes regardent ces pauvres allongés sur des planches «  comme on fait chez nous pour les morts… Et parmi les Arabes…certains faisaient une figure contente et l’un disait que des bâbords venaient du pays des Turcs que les Français avaient voulu prendre de même qu’ils  prirent Alger jadis, mais que nos frères avaient été cette fois les plus forts. Louange au Seul ».
   Dans le regard que cette femme simple porte sur les Européens et sur les rapports entre les deux communautés, on peut repérer les signes d’un malaise exprimé de manière plus explicite par la vieille Mme Smaïa qui incarne, avec l’attachement aux traditions, la sagesse et la conscience du groupe.
   Parole de femme, regard de femme, l’originalité du propos tient, d’abord, à ce qu’il montre comment une femme arabe voit les femmes françaises. Même si la femme du gendarme qui veut l’emmener en France est une figure positive comme celle de sa patronne qui lui fait dire  reprenant l’image hiérarchisée de la société européenne : «  Elle est une vraie Française de France », le propos est plutôt critique. Dans « la voiture électricité », une Française les trouve trop encombrantes avec leurs vastes pantalons, leurs haïck et leurs enfants. Parfois au bain maure, il y a des Françaises, «  mais au moment des fêtes où nous venons en si grand nombre, nous aimions mieux tester entre nous. L’on s’arrangeait alors pour qu’elles ne puissent plus entrer ». L’étrangère invitée mange beaucoup, bavarde trop :«  Elle ne cessait de poser des questions sur notre vie, nos enfants, le mariage arabe, nos coutumes …cela ne se discute pas devant des étrangers. La loi est la loi comme la race est la race… Et l’on ne vient pas en visite pour critiquer les usages de celui qui vous reçoit …» Les Françaises invitées au mariage saisissent les enfants pour les interroger et leur donnent des sous, Saadia leur raconte n’importe quoi car « elles sont curieuses et elles montent nous regarder et nous questionner. Comme cela nous ennuyait nous faisions celles qui ne comprenaient pas ou nous feignions de dormir, enfin tout ce qu’il fallait pour qu’elles nous prennent pour de vraies bourriques. Et nous nous retenions pour ne rire qu’en dessous .»
 La narratrice exprime son mépris devant l’absence de solidarité entre Européennes, comme en témoigne le sort de la petite vieille française trop pauvre pour payer le porteur d’eau, « C’est une Française…Elle est très pauvre…On dit qu’elle vient d’une grande ville de France…Dans sa maison, il n’y a que des Espagnoles (sale race !)…Elles n’aident jamais cette pauvre vieille », et c’est elle, Fathma, qui l’aide à traîner sa cruche !
   Elle porte un jugement indirect sur le peuple de la colonie quand elle dit : « Les Français de là-bas sont meilleurs que ceux d’ici …il paraît qu’en France on aime les mauresques de toutes conditions ».  Plus directement elle le montre sans éducation comme le constate Mouloud qui, empruntant l’invitation de son patron, se rend à une réception chez le Gouverneur : « dans cette fête on était très serré et …on s’est presque battu au moment de manger pour saisir les choses de la gourmandise ». Ces gens sont surtout débauchés :« Les cafés sont pleins d’Espagnols, d’Italiens et même de vrais Français, qui boivent leur première anisette », C’est à leur contact que Mouloud a appris la boisson, qu’il est devenu ivrogne et brutal. Les Français qui assistent à la nuit sublime à la Mosquée se montrent curieux et irrespectueux :« ne savent-ils pas qu’il est  grossier de lever les yeux sur les femmes d’autrui » et, ajoute-t-elle « Nos affaires doivent rester entre nous et la loi des Français ne saurait être la nôtre puisque leur Dieu n’est pas notre Dieu ! Nos coutumes nous ont été léguées par nos pères qui étaient sages » Ainsi « Les Français ne comprennent pas que chez nous la vengeance est sacrée et ils disent qu’on doit punir même celui qui a tué par le commandement de sa race. Ils le tuent donc ou le mettent en prison pour toujours. La mort n’est rien pour les hommes courageux qui sont les favoris d’Allah, tandis que l’éternelle prison doit être terrible ».
   Ce comportement des Français fait que les deux communautés se côtoient sans se connaître. On se souvient que lorsque les étrangers que Mouloud a rencontrés à une réception chez le gouverneur veulent venir dans leur maison, toutes les voisines s’affairent à la transformer car il ne faut pas leur laisser voir la pauvreté. Ignorance d’un côté, méfiance et mépris de l’autre. « Un infidèle est comme un chien ; on ne cache pas aux chiens la beauté des filles » « Nos affaires doivent rester entre nous et la loi des Français ne saurait être la nôtre puisque leur Dieu n’est pas notre Dieu ».
   Deux destins incarnent la rencontre entre les deux mondes et permettent de mesurer la différence de comportement . C’est, d’abord, l’histoire de Touati-René, véritable fils de France, laissé orphelin par de « très pauvres gens de la campagne de France, venus follement…On leur avait laissé croire qu’en Algérie on gagnait ce qu’on voulait, sans se donner beaucoup de peine ». Après la mort des parents, le gamin est recueilli par la famille de Fatmah, qui, après avoir en vain tenté de retrouver des parents, l’élève «  il est brave et travailleur. Dés qu’il a pris de l’âge on l’a fait musulman avec Ali…Ainsi il connaît la vraie religion ( sa famille d’adoption refuse de le placer comme domestique chez des Européens, non par réflexe de classe, mais parce qu’il ne faut pas le détourner de la vraie foi). Car Saadia[ qui l’a allaité en même temps que son dernier né] dit qu’une race est pire qu’une mère nourrice, qu’on retourne fatalement à sa race et que lorsque Touati fera son service militaire, ou s’il fait, par malheur,  la connaissance d’une fille française, il sera perdu complètement pour nous ».
   A l’inverse de ce monde accueillant, le monde européen est perçu comme destructeur. La narratrice se souvient : «  mon père prit une grande colère, disant que se fille n’irait pas seule par les rues et ne travaillerait pas, visage dévoilé, chez les roumis qui étaient des débauchés avec un mauvais Dieu .» Quand Mme Smaïa apprend que son petit-fils Ahmed s’est fait naturaliser français pour épouser une fille de France, elle clame son désespoir « Mme Smaïa (après s’être arraché la figure avec les ongles) a gémi que c’était la fin de sa race si ses petits-fils devenaient Français pour épouser les chrétiennes…Les Françaises généralement n’ont pas de descendance .» L’histoire de cette Marie la Française est représentative. Dés qu’elle arrive dans la maison, elle s’occupe des autres et les aide, « elle est vraiment bonne » reconnaissent les femmes de la cour, mais elle n’est pas acceptée par elles et surtout par Mme Smaïa qui ne supporte pas de la voir tenir tête à son mari rentré ivre un soir. La vieille dame se scandalise de la voir s’habiller en Française et aller en ville ; de plus « elle a trop marqué un soir, dit-elle, qu’elle avait du mépris pour nous et qu’elle se croyait d’une race meilleure ! » Elle résume sa réprobation de manière imagée : «  Les petits du chien ne devraient pas frayer avec ceux du renard… ». Pour survivre le couple finit par aller s’installer dans le ville française sur les conseils de Mourad, qui, pourtant, pense que tout irait mieux le jour où il y aurait tant de mariages de ce genre que personne n’y prêterait plus attention.
   Les figures de Mourad et Kacim, instituteurs, incarnent une possible passerelle entre deux mondes et la rencontre est vue avec amertume et inquiétude. Kacim, qui est instruit comme un Français, se permet même de juger son père dont il a compris la duperie et il ose parfois discuter sur certaines choses de la coutume, il n’est pas certain qu’il fasse « ses prières aussi régulièrement qu’il se doit et il semble trop aimer la société des roumis alors que chacun sait que pour un roumi d’ici un arabe n’est guère plus qu’un bourriquot » Fathma conclut avec amertume :« L’instruction française change nos fils, Mme Smaïa a raison de dire que ce n’est pas toujours pour le bien ! »
   Cette Madame Smaïa  incarne dans le texte une force de résistance et de lucidité ; la narratrice ponctue son récit de « Mme Smaïa dit » comme une référence de sagesse qui souligne les failles que les autres n’aperçoivent pas ou veulent ignorer,. Son âge et son passé en font la conscience de ce groupe de femmes. Cette femme qui sait raconter de belles histoires a été « grande et riche comme une vraie fille de caïd. Ensuite il y eut chez eux un caïd qui fit des sottises contre le gouvernement français. C’est alors qu’on leur confisqua leurs biens et c’est pourquoi Mme Smaïa n’est pas contente envers la France ». « Peut-être, dit-elle,…les colons de ce pays  qui n’étaient pas tous de vrais Français de France n’avaient-ils pas été justes quant au partage des terres ou au bon traitement des hommes ». Elle rappelle aussi l’inégalité entre les deux mondes. « Les jeunes Français ne restent soldats que pendant un an, nos fils bien davantage ».  Son jugement est sévère sur la présence française qui fait qu’aujourd’hui :[ les hommes vont] au café français boire l’anisette, fumer et jouer ;  elle dit que tout augmente par la faute de ce mauvais gouvernement « la vie chère aura raison de nous, de notre fierté, de notre honneur parce que tout cela dépend de nos sages coutumes et que bientôt une mesquine n’aura même plus assez d’argent pour conserver les habitudes de la vraie foi » ; elle porte un jugement global sans appel sur les Européens : «  Chacun sait que pour un roumi, un Arabe n’est guère plus qu’un bourricot. Ce n’est donc pas la peine de les considérer mieux qu’ils ne nous considèrent ». Plus que les autres, elle a à pâtir de la justice dont son petit-fils est la victime : Zohra, une voisine de la cour, rieuse, serviable, adroite, généreuse, « folle des choses françaises qu ‘elle trouve meilleures », a amené la joie avec elle, mais « elle sort beaucoup et s’est mise à faire le mal en dedans … un jour d’entre les jours, Kaddour ben Smaïa vit Zohra qui probablement riait. Quel homme vaillant aurait su résister à ce rire ? » ; à la suite d’une grande dispute, il tente de tuer Messaoud, le mari, et le voilà emprisonné à Barberousse… « Il faut dire qu’ici les Arabes ne sont pas jugés pour la faute de la même façon que les Français. Les Français sont amenés devant une Cour d’Assises qui se compose de gens qui connaissant peu la loi. Aussi, font-ils relâcher presque toujours les coupables plutôt que de les frapper lourdement sans savoir. Les Arabes sont amenés dans un mauvais endroit qu’on appelle ‘Cour Criminelle’ où il n’y a que des juges qui connaissent trop bien leur métier : alors ils sont condamnés presque toujours.» «  Mme Smaïa dit que c’est mal de la part des Français, surtout après la guerre où tant de nos fils se sont fait tuer, et que nos caïds, au lieu de passer leur temps à faire des salams devant M. le gouverneur pour avoir des médailles, devraient plutôt demander qu’on juge désormais les fautes des Arabes de la même façon que celles des Français ». Et elle ajoute que c’est mal de la part des Français, « surtout après cette guerre où tant de nos fils se sont fait tuer »
   Juge sans concessions des comportements autour d’elle, elle défend les traditions et s’oppose à Mourad, l’instituteur qui, lui, représente l’homme-frontière, le passeur entre les deux mondes: Elle soutient que tout était mieux autrefois et quand Mourad dit que « si tous les Arabes et non un sur mille avaient de l’instruction, on discuterait au moins avec eux au lieu de les juger comme des bourricots tout juste capables de faire marcher la charrue et pousser la vigne », elle lui rétorque que cela ne l’empêcherait pas d’être traité toute sa vie comme un féal par les Français, d’être un serviteur moins payé qu’un serviteur français bien qu’il fasse le même travail. « Il se passerait bien du temps avant que tous le petits Arabes puissent apprendre dans les livres, vu qu’il n’y avait même pas assez d’écoles pour les petits chrétiens…Il eût été certainement préférable pour son salut qu’il restât ignorant et berger ». 
   Charles Tailliart, à l’époque, déplorait le pittoresque facile des romans écrits par des Français où « l’antique Casbah d’Alger est le refuge redoutable de la tuberculose, de la variole, de la rougeole, de la diphtérie, de la typhoïde… » et regrettait que « les temps ne [soient] pas venus où des écrivains musulmans algériens dévoiler[aient] en des livres français le mystère jusqu’ici impénétrable de la famille algérienne ». Dans ce roman L.Favre tente de pénétrer ce mystère, brossant aussi une peinture « de la misère, d’existences mornes et hostiles envers l’extérieur, d’un monde coupé de la ville européenne qui l’enserre et la menace et d’une civilisation qu ‘elle refuse ». Et pourtant ce n’est pas ce que la critique contemporaine a retenu.
    Les Nouvelles littéraires, en avril 1930, notent dans un placard publicitaire pour le livre « Dans sa simplicité une musulmane femme d’aujourd’hui. Le voici le vrai document sur la conquête de l’Algérie ». Dans le Figaro, du 23 mai 1930, J.Freteval, s’il critique «  le ton métropolitain de cette femme arabe » conclut « C’est un fort adroit bilan de l’influence occidentale et française sur l’âme indigène qui reste hostile à la civilisation importée »
    Dans Le Temps
du 18 juillet , A.Therive retire « malgré tout de l’ouvrage l’idée qu’une lente endosmose se produit entre les deux races dans les basses couches de la société ».
    La révolution prolétarienne, le 1er juillet 1930, souligne «  la tendance à introduire dans la vie arabe plus de civilisation européenne » et ajoute «  l’Orientale de 1930 ressemble à celle de 1910, mais il existe de nouvelles générations qui, malgré l’atavisme profond de la race, vont vers une vie plus facile et vers l’émancipation ».
       Née le 4 janvier 1894, Lucienne Favre arrive à Philippeville à l’âge de 9 ans. A 18 ans elle épouse Louis Turlin, né à Bône en 1891, et s’installe à Paris. Restée veuve en 1914, après la mort au combat de son mari, sous-lieutenant dans les Tirailleurs, elle retourne à Alger avec sa mère et sa fille, au 17 bis rue Richelieu. En 1923 elle se remarie avec Maître Gaillard, né à Bougie en 1880, avocat à la cour d’appel d’Alger. Lucienne Favre tient alors un salon littéraire que fréquenteront, entre autres, Edmond Brua, Max-Pol Fouchet et le jeune Camus. C’est une période brillante pour la jeune femme qui entame une carrière d’écrivain. En 1934, elle débute une production théâtrale avec Isabelle d’Afrique et surtout Prosper. La pièce comporte trois actes et treize tableaux, les décors font découvrir la Casbah, une rue, une fontaine, un escalier, des terrasses, tous ces éléments pittoresques auxquels elle donnait une place de choix dans Tout l’inconnu de la Casbah, l’ouvrage dont la pièce s’inspire et dont la première édition, en 1933, est illustrée par Brouty La première de la pièce, montée le 24 novembre 1934 à la Gaieté Montparnasse à Paris par Gaston Baty, est l’occasion d’une grande publicité sur l’Algérie orchestrée par l’OFALAC (Office Algérien de l’Action Economique) qui propose à cette occasion peintures, gravures, livres… Le foyer du théâtre accueille une exposition de tableaux de Launois dont les sujets sont pris dans les maisons closes de la Casbah. On peut voir aussi deux toiles de Bouchaud et des planches du monumental ouvrage d’Esquer Iconographie de l’Algérie. Rue Royale, la galerie Dinet consacre une exposition aux peintres contemporains de l’Algérie. La littérature est aussi mise en valeur avec présentation de livres sur l’Algérie d’A.Gide, P.Loti, L.Bertrand, G.Audisio, G.Marçais, Alazard, Brousseau… La pièce, qui connaîtra plus de cent représentations, sert, en quelque sorte, de prétexte pour faire découvrir l’Algérie au public métropolitain.
   Le suicide de son mari, en 1936, marque une interruption de sa production littéraire qu’elle reprendra en 1939. Elle se remarie, le 18 juillet 1939, avec René Dard et meurt à Paris, le 21 mars 1958. Bien qu’elle soit à peu prés contemporaine du mouvement algérianiste et des tout débuts de l’Ecole d’Alger, Lucienne Favre n’appartient ni à un courant ni à l’autre. Son œuvre est essentiellement consacrée à la description des autochtones et n’attache d’importance à la population de souche européenne que lorsqu’elle en rencontre quelques figures particulières dans la Casbah ou lorsqu’elle la voit à travers les rapports qu’elle peut avoir avec les Arabes. Accompagnée par Le Corbusier, la jeune romancière s’est souvent rendue dans la Casbah où la vie des femmes, qui la fascine, devient une source majeure de son inspiration. Après Tout l’inconnu de la Casbah, elle publiera sous le titre Dans la Casbah deux nouvelles éditions remaniées du même « documentaire romancé » tel qu’elle le désigne elle-même. En tant que femme -et elle ne partage ce privilège qu’avec quelques romancières- il lui a été donné de pénétrer des milieux interdits aux hommes et elle consacre de nombreuses pages à montrer ces figures féminines si souvent méconnues parce que oubliées de la littérature des Européens. Deux romans retracent une vie de femme : Doudja conte l’itinéraire d’une jeune et belle Kabyle qui, pour échapper à un vieux mari brutal, se sauve vers Alger et trouve refuge dans la Casbah où elle exerce, en tout bien tout honneur, la métier de danseuse. Diverses péripéties bien romanesques lui amèneront l’amour dans le mariage et l’enfant, consécration de toute vie de femme au Maghreb. Orientale 1930 donne la parole à une humble employée de maison qui raconte sa vie et offre ainsi un document sur la condition féminine en Algérie, au moment du Centenaire. Pour autant la vie des hommes ne la laisse pas indifférente, mais s’il semble que la condition féminine n’ait que fort peu été modifiée par la présence française, l’homme dont elle conte la vie, en deux tomes Mourad I & Mourad II, est un instituteur indigène donc passé par l’école française et qui représente cette nouvelle couche de la société en équilibre ou en déséquilibre entre deux cultures. Avec Doudja, ces deux romans entrent dans un ensemble intitulé Mille et un jours.
   Comme nombre d’ouvrages publiés à ce moment ceux de Lucienne Favre se veulent descriptions de faits et gens mal connus des lecteurs métropolitains, d’où un ton souvent pédagogique et une volonté de démonstration et d’illustration. Bien qu’elle vive à Alger, c’est à la France que la romancière s’adresse d’abord, ainsi ses ouvrages, à de rares exceptions prés, sont publiés à Paris et le regard qu’elle porte sur la société algérienne se ressent des attentes de ce lectorat. Une note dans un de ses premiers romans, Bab-el-oued, ne laisse aucun doute quant au public visé : «  Dans le but d’éviter des renvois trop fréquents au bas des pages[…] je prends la liberté de traduire directement en français le langage et les pensées de mes héros étrangers. Mon livre n’est pas un lexique, c’est un album d’images, ce sont des Français qui le feuilletteront, j’écris donc les légendes dans le langage qui leur est familier sauf quelques expressions particulièrement pittoresques qui font partie du folklore de Bab-el-ouedBab-el-oued, précise-t-elle, c’est leBelleville’ hispano-algérois ». Les circonstances précédemment évoquées qui ont accompagné la mise en scène de Prosper montraient déjà le rôle assigné à sa production littéraire. Faire  découvrir ce pays ou aider à le mieux connaître, à ce tournant essentiel dans l’histoire de la colonisation que représente le Centenaire de la conquête, est un de ses objectifs prioritaires. Ses ouvrages peuvent se lire sous trois angles différents, elle est d’abord une romancière orientaliste, flattant ainsi le goût d’un public qui n’a de l’Algérie qu’une connaissance très limitée et pour qui les fantasmes de houri et de harem, qui ont nourri l’imaginaire européen depuis des lustres, sont encore vivaces. Mais elle cherche à dépasser ce seul intérêt pour proposer justement une connaissance plus réelle de la vie des Arabes et dans cette intention ce sont des ouvrages documentaires qu’elle écrit. Ce faisant, et parce qu’elle s’intéresse surtout aux femmes avec sa propre sensibilité de femme, elle pénètre mieux que ses contemporains cette société et, sait, avec  finesse et sympathie, en pressentir le malaise.
   Sacrifiant à la mode le regard est d’abord orientaliste,. Les titres de certaines de ses œuvres sont un clin d’œil sans équivoque aux fantasmes et à l’imaginaire de l’Orient. Mille et un jours renvoie évidemment aux Mille et une nuits . Le roman de  1941 sobrement intitulé Doudja, s‘enrichit d’un sous-titre plus suggestif : Les aventures de la belle Doudjda. Quant à l’intitulé Orientale 1930 ses connotations sont accrocheuses même si on peut y percevoir aussi, après lecture, quelque nuance moins idyllique. Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger suggère mystères et inquiétants secrets à découvrir. Certains passages de cet ouvrage évoquent irrésistiblement un tableau orientaliste : « C’est un jour extrêmement chaud…Le soleil tombe encore d’aplomb sur les terrasses qui ne supportent en ce moment que peu d’observatrices…De loin en loin, une femme étendue à l’ombre d’un mur bas termine une longue sieste, quelques autres femmes sont accroupies, les mains et les bras si lourds de cette torpeur d’été qu’ils pendent à l’abandon, reposent sur les jambes lasses comme des objets inertes…On est dans un bain de lumière et d’imprévu…de fantasmagorie.… Fatouma apparaît… Fatouma porte un corsage d’un rose ardent, un jupon bleu de chine, un foulard violet…Elle s’appuie contre une muraille d’un ton doux et céleste, passé, lavé par les pluies… ». «  Les femmes, ont, de loin en loin, parsemé les terrasses de linges verts, roses, indigo, violacés qui déplacent autour d’elles, au moindre souffle d’air marin, un autre courant coloré ». La Casbah elle-même est présentée avec une connotation de rêve orientaliste teinté d’érotisme : « On peut dire qu’elle est la vamp de l’Afrique. Elle présente une sorte de charme capricieux, féminin…Quel sex-appeal ! Il suffit soudain d’une touche de lumière sur son visage, d’un chant éclatant dans sa gorge, d’un lambeau d’étoffe traînant sur sa hanche pour que les passants en deviennent fous ». Peu de temps plus tard, le public métropolitain s’enflammera pour le film de Duvivier, Pépé le Moko, dont l’intrigue se déroule dans cette Casbah mystérieuse, inquiétante et tellement fascinante.
   A ce public friand de dépaysement elle ne veut pas offrir seulement du rêve érotique/exotique mais aussi une information objective, une connaissance juste de la réalité dans une approche sociologique ou ethnologique. Intituler un ouvrage Tout l’inconnu de la Casbah suggère aussi une recherche de connaissance, une sorte de reportage :« étude, écrit l’éditeur, de la vieille cité barbaresque ». Dés la première page l’auteur précise cet aspect de son projet : « Il n’est pas jusqu’ici, écrit-elle,  de témoignage loyal et surtout complet qui ait été porté sur elle. Il semble donc qu’il y ait place pour une étude qui rassemble à la fois les éléments d’opprobre et ceux qui témoignent en sa faveur . » En tête de l’édition de 1937 dont le titre, Dans la Casbah, semble gommer la dimension orientaliste, l’éditeur précise  « Le documentaire romancé que nous publions aujourd’hui, s’il conserve quelques fragments de ce texte ancien, offre de nombreuses pages inédites et surtout une quantité d’anecdotes nouvelles caractéristiques de l’actuel malaise nord-africain »
   Ces derniers mots renvoient à la troisième dimension de ces ouvrages, car femme d’Algérie - même si elle n’y est pas née elle y a vécu son enfance et une grande partie de son âge adulte - elle a pénétré avec beaucoup de sympathie, d’attention et de clairvoyance une société que la plupart des Français d’Algérie, à l’époque, côtoient sans chercher à la connaître et elle ressent, avec une grande sensibilité et beaucoup d’intuition, les difficultés nées de l’absence de relations et des incompréhensions entre les deux communautés qui en découlent ; ainsi certaines des remarques dont elle émaille ses ouvrages sonnent comme une mise en garde et un avertissement. Laissant déjà percer, dans l’édition de 1937, son irritation devant le comportement des autorités qui, lors de leurs visites, se laissent berner par des décors et des figurations truquées, au lieu de se mêler au peuple à la manière d’un Haroun-Al-Rachid et rappelant les manifestations inquiétantes lors de l’Armistice et celles de 1934 ; elle prévient « Si l’on ne s’avise pas rapidement de distribuer dans la Casbah assez de bons de pain, de lait, de semoule pour le couscouss (sic), un autre jour on reverra la tourbe redescendre de la colline comme le fait fatalement toute coulée de lave quand le cœur de la terre se met aussi en rébellion pour des motifs divins plus obscurs que cette divine rage ». En 1949, elle ajoute un dernier chapitre à la troisième édition de son ouvrage dans lequel elle constate, avec tristesse, l’évolution, en une dizaine d’années, de cette Casbah qu’elle a tellement aimée et parcourue, laissant le lecteur réfléchir à sa signification « Elle s’est métamorphosée et refermée surtout. Plus de roumis dans la Casbah…Madame Ahmed, personne jadis si courtoise, ne m’ouvre plus sa porte[…] craint-elle les insultes de ses voisines ?..Ou les reproches de son fils ? J’ai connu celui-ci enfant, alors qu’il fréquentait les écoles françaises…Pas de roumia chez nous [dit-il aujourd’hui]… »
    L’année du Centenaire Lucienne Favre publie Orientale 1930 dont le sous-titre pourrait être: Regards de femme, parole de femme. Parole de femme, car la narratrice est une vieille musulmane illettrée qui raconte sa vie à la demande de la romancière chez qui elle travaille. « Si je lui explique bien ma vie, elle pourra en faire un livre…Il n’y a qu’une femme pour savoir reconnaître la vérité sortie de la bouche d’une autre femme » . La spontanéité garantit l’authenticité. Regards de femme, car c’est, d’abord, celui que la narratrice porte sur sa propre existence et le monde qui l’entoure, mais c’est, aussi et surtout, le regard d’une Européenne qui retient des propos et les agence. Si la parole est plutôt celle de la Musulmane, même arrangée et ordonnée, le point de vue est incontestablement celui de la Française, avec les préoccupations et la mentalité des Français d’Algérie, en cet anniversaire de la colonisation triomphante. Charles Tailliart constatait ,vers cette époque, que «  l’Algérie, quant à ses peuples et à ses mœurs, est à un Français ce que la France est à un étranger ».L’ouvrage se veut, donc, découverte et description d’une société en privilégiant ce que l’écrivain pense plus propre à intéresser un lectorat européen peu informé et peu intéressé des réalités algériennes. Pourtant, ce qui fait le mérite plus intéressant du texte c’est qu’on y devine une grande empathie avec le peuple entrevu, une véritable compréhension de ses difficultés et des problèmes qui sont nés de la présence française.
   Le texte s’intitule, faussement, roman puisqu’il se veut la retranscription d’un récit de vie oral fait, à la première personne, par une femme du petit peuple algérien. Autre forme de « documentaire romancé », c’est la chronique d’une vie sans histoire, le modèle, en quelque sorte, du destin banal partagé par toute une frange, bien mal connue, de la population d’Algérie, Chronique aussi d’une famille du petit peuple arabe,« conte sans fantasia, sans amour extraordinaire, ni tout ce qu’il faudrait pour intéresser les gens » comme le dit elle-même la narratrice. Or c’est cette banalité même qui va faire la force de signification du texte. Le parti-pris autobiographique permet à l’auteur de mettre en scène, mais de l’intérieur, les trois points de vue qui se croisent dans le regard qu’elle porte sur la société algérienne. Quelques touches d’une coloration orientaliste séduisante, attendue et accrocheuse subsistent,.  mais ce qui domine c’est une tentative de représenter la société musulmane de façon plus intime, la recherche d’une meilleure connaissance de ce monde si souvent côtoyé dans l’indifférence et une approche lucide, qui sonne comme une mise en garde, devant les réactions ignorées ou négligées du petit peuple face à la présence française, approche d’autant plus intéressante qu’elle est contemporaine du Centenaire de la conquête, avec tout son cortège de manifestations et de célébrations à la gloire d’une présence française qu’on n’imagine pas en péril.
  Récit de vie oral, le texte, qui pourrait s’intituler Un cœur simple , offre le naturel et la spontanéité de la parole libre d’une femme qui se raconte en toute confiance à une autre femme. « Je n’ai qu’à parler n’importe comment, ainsi que je parlerai devant une sœur ou Saadia, mon amie ». Fathma, devenue vieille et laide, fait le ménage chez Monsieur Chalon.  « Il s’est marié depuis peu avec une femme qui est savante comme une marabouta, elle écrit dans les journaux et c’est elle qui me demande, aujourd’hui, de raconter mon histoire ». On devine sans peine Lucienne Favre dans cette « marabouta » et le texte prend ainsi un accent d’authenticité et de vérité de première main, confirmé par le sentiment de la narratrice :« Il n’y a qu’une femme pour reconnaître la vérité sortie de la bouche d’une autre femme »
   L’instance de départ est conforme au genre du récit de vie : «  Mon grand-père était allumeur à la Mosquée, mon père avait une petit propriété à Birkadem qui est un pays à côté d’Alger, et moi, Fathma, je suis le femme d’un bel homme qui s’appelle Mouloud et qui est le chaouch d’un avocat français installé dans la plus grande rue de la ville …J’ai trois enfants : un fils Racim et deux filles, Khadidja et Léïla. Depuis que je suis devenue vieille et laide, je fais le ménage des autres». On apprendra que Racim est dans une école supérieure française,. Khadidja reste à la maison pour faire le ménage et  la cuisine. Leïla ira dans une école de tapis dés qu’elle aura neuf ans. L’enfance est évoquée à travers quelques souvenirs de disputes avec les frères, de fièvre pour avoir bu la mauvaise eau d’un ravin, mais aussi de cueillette de jasmin et de géranium pour faire de délicats colliers de fleurs, de joyeuses séances au bain maure avec les voisines. Faute de place elle ne fréquente pas l’école, c’est une femme de gendarme à qui son père vend des légumes qui commence à lui apprendre à lire, mais devant les quolibets des autres femmes, sa mère renonce à la laisser poursuivre ; elle aura, tout de même, appris plus que n’en savent sa mère et les voisines : coudre, repasser, raccommoder. Le père s’oppose à ce qu’elle travaille chez les roumis. Quand il meurt, les femmes, selon la coutume, sont recueillies par des parents. On la marie en mentant sur son âge à cause de la justice française ( on devine qu’elle n’est pas pubère) « je pleurais dés que je le voyais, je ne pouvais pas m’habituer à lui ni à tout ce qui vous arrive dans le mariage ». Le premier fils meurt. Puis vient une fille, causant déception au mari qui, tout de même, achète un phonographe. «  En ce temps-là, dit-elle avec une ombre de nostalgie, j’étais gaie ». Malgré le mauvais sort jeté par la voisine, un autre fils naît. Le quotidien est fait de la dure nécessité de gagner cet argent que l’homme ne donne pas et qu’il dépense sans se soucier ses siens, il boit, il est violent, Fathma le constate, le dit avec simplicité, ne se plaint jamais, se réjouissant seulement que Mouloud ne puisse acheter une autre épouse. C’est la pauvreté qui domine cette vie, les enfants, très jeunes, doivent gagner de l’argent et si Fathma consent à faire ce récit, c’est, dit-elle, parce que :« Nous sommes des mesquines et cet argent[celui du livre]serait un bienfait », avec une réserve « on mettra ma photographie avec le voile devant ma figure…Comme cela personne ne saura qui je suis, personne ne pourra me faire honte ». Dans l’extrême dureté de cette vie de labeur Fathma cultive une forme d’optimisme, faite à la fois de fatalisme et de résignation, se réjouissant de la moindre lueur : « Le soleil me donne envie de chanter pendant que je fais mon travail tandis que j’oublie que Mouloud est revenu ivre la veille et qu’il est probable qu’il reviendra ivre ce soir ou demain…De notre terrasse on voit largement la mer avec les barques des pêcheurs et la ville française avec les automobiles et les voitures-électricité, on se régale d’un bon café, on se raconte des histoires ». Car ces femmes sont souvent entre elles et, malgré l’âpreté de leur vie, restent heureuses et gaies, même si certaines se détestent.
   La Casbah est le lieu unique de cette vie ; toile de fonds et décor elle est traitée d’une manière analogue à celle que la romancière utilisait dans ses ouvrages entièrement consacrés à ce lieu. C’est pourquoi, à travers quelques tableaux, quelques croquis de silhouettes typiques, quelques scènes de genre on y retrouve l’accroche orientaliste.
    Voici la Casbah, au petit matin : « Toutes les maisons des filles du péché sont fermées, elles ne se réveilleront qu’au soir. Le marchand de lait passe en jetant son cri, ensuite ce sera celui des fruits et des légumes. Le porteur d’eau commence à fournir les demeures de ceux qui peuvent le payer régulièrement. Les nombreux barbiers dorment encore et les cafetiers baillent devant leurs boutiques où il y a des joueurs qui ne se sont peut-être même pas couchés de la nuit pour mieux jouer »
   Dans ces cafés maures d’où s’échappent « les chants grenadins ou la glorification des exploits d’Antar[i] », le frère, devenu grand, passe sa vie à raconter des histoires et les mauvais garçons l’écoutent «une fleur derrière l’oreille, un verre d’anisette à la main ». Quelques jeunes hommes se réunissent pour faire de la musique, l’un joue d’une flûte de roseau au milieu du groupe de chanteurs, le plus jeune tient une rose qu’il respire avant de la passer à son voisin qui la respire à son tour et l’admire avant de la donner à un autre pour qu’elle fasse le tour du cercle et que chacun prenne sa part de ce parfum et de cette beauté… « Ensuite, on la remettait encore au plus jeune qui était aussi le plus beau, et n’importe qui recommençait à chanter tandis que tous devaient rêver aux jardins du paradis en regardant la rose, droite sur sa tige, éclatante, intacte, épanouie comme une fille à l’âge de l’amour ».
    La maison, à mi-hauteur de la Casbah, peinte en bleu à l’étage, est rose en bas.  « Notre cour n’est pas grande mais elle est gaie avec ce ciel bleu au-dessus, elle est toujours propre, il y a des carreaux de faïence qui représentent des bêtes, des fleurs, des signes…Au milieu de la cour se trouve le bassin et, sur le côté, une fontaine de marbre blanc…». Dans la cour des maisons « le basilic embaume…le jet d’eau chante en même temps que l’oiseau jaune d’or…Les petits enfants font des cris joyeux et les vieilles racontent des histoires étonnantes qu’elles tiennent de celle-ci qui les tenait déjà de celle-là, qui les avait, il y a longtemps, entendues d’une ancêtre qui les avait recueillies de la bouche même de Notre Mahomet  ». Les femmes se rendent au bain maure avec amies et voisines, les négresses les frottent et posent le henné sur les cheveux, les mains, les pieds, d’autres fois elles vont au cimetière : « Nos cimetières sont jolis : il y a des figuiers qui donnent beaucoup d’ombre, des oiseaux qui chantent. On s’assoit autour des tombes et les femmes se mettent à parler entre elles, en racontant des histoires sur celle-ci et sur celle-là. On se repose, les plus jeunes enfants dorment, les autres s’amusent ».  Même quand on n’y a personne, on y va pour retrouver parentes et amies.
   Quelques silhouettes croquées composent une galerie de portraits typiques du lieu.
   Au passage on entrevoit la putain chrétienne grosse , blonde et frisée, habillée presque à l’algérienne et qui pose pour les peintres.
   Le brodeur officie dans « sa boutique très petite, [ qui] sent bon le cuir neuf. Il y a toujours un pot de basilic devant la porte et un oiseau dans une cage au-dessus. Ainsi notre voisin le brodeur a-t-il, malgré son travail et la peine de ce travail, cette verdure pour lui rafraîchir le vue, le chant de l’oiseau pour réjouir ses oreilles et pour son cœur, puisque c’est un homme pieux, l’idée des bienfaits de Dieu sans Lequel rien n’existerait… »
   Le Mozabite  vend tout ce qu’on peut rêver de bon à manger : « Les gros haricots pour la loubia, les pois chiches doux comme le beurre…il a des balais, des étoffes et des trompettes pour les enfants. Il prête aussi de l’argent en faisant toujours rendre cinq douros pour un douro et quand il consent à fournir des marchandises à crédit, au jour du paiement il est impitoyable. Les Mozabites, comme les Juifs se sont toujours entendus à nous faire suer l’or …Ces gens-là travaillent comme des ânes, ils sont rusés comme des chacals et sur la terre pelée, après le passage des sauterelles, trouveraient encore quelque chose à vendre à leur prochain…Ils ont toujours, dans chacune de leurs boutiques, la compagnie réjouissante d’un jeune commis. »
    Le fou est un personnage familier du lieu, il « habite depuis longtemps dans la Casbah. Chacun lui donne à manger et l’abrite, car les fous sont comme des envoyés de Dieu. Ils voient dans le secret des choses et portent souvent bonheur…Quand la chaleur commence à régner il se promène toute la journée par les rues avec une escorte d’enfants…il s’arrête…au croisement des rues, lève les yeux au ciel, un bras tendu droit vers lui et pousse un cri si long, si fort qu’on peut au loin l’entendre…il parle à Dieu pour lui rendre compte des choses de notre terre…Il essaie[aussi] de prévenir le monde des événements bons ou mauvais qui vont arriver ».  
   Quelques lignes sont consacrées à Youssef le mutilé de la guerre dont la présence  rappelle combien la guerre fut terrible.
   Marie la négresse  semble née des mystères de l’Orient, avec ses yeux excessivement brillants, son foulard de soie rose, orange ou rouge et des robes pareilles au plumage du perroquet du mozabite ; elle est la fille d’une ancienne esclave des Smaïa, au temps où la famille était riche. Sa mère a été vendue aux Samïa par un Targui qui l’avait razziée. « Cela se passait il y a très longtemps, au fond des sables, dans l’extrême sud. Ses dents étaient limées comme celles des mangeurs d’hommes », un maçon italien, venu pour travailler dans la maison où elle est devenue servante, la rachète aux Smaïa et lui donne deux fils et une fille, cette Marie, dont les sœurs blanches ont fait une chrétienne et qui, devenue esthéticienne,  s’habille comme une Française et va danser aux Bains Matarèse. Elle épousera un marin venu de Nord .
Mourad, l’instituteur, héros des deux romans éponymes, appartient plutôt à l’étude de la nouvelle société marquée par la France. « Il est le maître de je ne sais combien d’enfants dans une école indigène de la Casbah. Ils sont beaucoup dans une salle qui n’est pas grande. C’est affreusement fatigant…Il écrit dans les journaux afin de redonner du courage aux Arabes qui, comme lui, sont instituteurs et désespèrent d’avoir tant de travail ou de voir que les autres instituteurs français ne les traitent pas en frères ». A propos de Kacim, le fils élève-instituteur, il dit «  que les Arabes de demain vaudront la peine prise par leurs maîtres qui ont souffert les premiers pour s’instruire alors que tout le monde se moquait d’eux ».         A côté de ces personnages typiques, quelques scènes de genre sont traitées à la manière des peintres orientalistes , comme celle de son mariage évoquée par Fathma: « On me posa sur le front, les joues, le menton, des paillettes d’or et d’argent ». Pour cette occasion la fête dure trois jours, on mange de façon merveilleuse, on arrange la maison, on prépare le henné, on coud, ou répare les vêtements, les femmes sortent leurs bijoux et leurs toilettes les plus colorées, vert, la couleur du prophète, rose, bleu, corsage blanc et pantalon jaune. La mariée est dans un angle de la pièce, accroupie sur un tas de coussins, parée d’étoffes de prix et de bijoux, couverte de parfums rares, elle reste droite et silencieuse comme la pierre tandis que chaque nouvelle venue vient la regarder, les you you fusent. Les hommes sont « installés dans le milieu de la rue sur de grands tapis, devant des plateaux de cuivre avec tout le nécessaire pour boire, manger, fumer tandis que les musiciens jouent sans s’arrêter ou presque ». Il est amusant de noter que pour jouer aux infidèles que Mourad a rencontrés à la réception du gouverneur la comédie de la richesse, les femmes  organisent un décor qui aurait pu servir de modèle à Delacroix : coffre peint d’oiseaux et de fleurs, grand tapis, rideaux de velours et coussins, glaces dorées, plateaux et boules métalliques de couleur pour accrocher dans la cour et pendre au plafond…narguilhé, bougies vertes et rouges, jeu d’échec. Elles ont revêtu leurs plus beaux habits et allongées ou accroupies sur les tapis et les coussins elles se racontent de vieilles histoires. Et Mouloud fait une belle fantasia à partir des airs arabes joués par le phonographe, «  en ajoutant des fleurs, des amours et des batailles. »
    L’évocation du ramadan mêle orientalisme et document, :les mets et les coutumes de ce temps fort de la vie musulmane sont à la fois étranges: et notés avec précision. On mange « la maquatfa, soupe de tomates parfumée aux trois herbes : fenouil, menthe et coriandre, le qatalf, gâteau fourré d’amandes dont la pâte est fine comme le cheveu…Les hommes chantent ou écoutent chanter en buvant le thé à la menthe ou la limonade… ». Les femmes se rendent visite, offrent des gâteaux, échangent des « salams », des souhaits et des bénédictions infinies. « Il y a des cris de joie et des parfums qui réjouissent le cœur. Les petits enfants courent de porte en porte, chantant la chanson consacrée : ô Père Ramadan/ô Ramadan aux longs pieds…Les rues sont embellies par les étalages des marchands de nourritures et de sucreries de toutes sortes. Et l’on a sorti des coffres les costumes magnifiques des grandes fêtes en velours, en satin, en étoffes légères mais toujours brodés d’argent, d’or et quelquefois de perles ».  «  Nous jouons à de beaux jeux. Lorsqu’on perd on donne un gage : un ruban, une bouchée de gâteau, une fleur de son collier. Tous ces gages sont mis dans un vase aux flancs duquel il y a de sages inscriptions. Quand chacune a donné quelque chose et que le vase est empli, on monte sur la terrasse et tandis que passe mystérieusement Sidi-Meddouh, le génie des terrasses dont les enfants ont peur, on jette au vent de la nuit, un par un, le ruban, le morceau de friandise et selon les cris de la rue, le bruit du vent, la couleur de ciel ou tant d’autres signes, au moment où l’on jette l’objet qui appartient à celle-ci ou à celle-là, on fait des prédictions sur le bonheur à venir de celle-ci ou de celle-là ». Une nuit est importante entre toutes, la 27ème, « la nuit sublime » seul moment où les femmes peuvent entrer prier dans la Mosquée.
    On voit qu’au-delà d’effets faciles et accrocheurs, la romancière propose une meilleure connaissance de ce monde avec ses coutumes, ses modes de vie et ses valeurs.
     Cette société est vue du côté des femmes, soulignant leur statut d’infériorité ; la narratrice se définit par rapport aux hommes de la famille : grand-père, père, mari, frère :« quand j’étais petite…mes frères me frappaient […] me tiraient les cheveux |…] ma mère ne les battait pas. Elle était fière de leur force » .Et si la femme n’existe qu’en fonction de l’homme c’est aussi comme procréatrice de mâles avant tout. Mme Smaïa peut donner des conseils parce qu’elle a eu huit enfants dont cinq fils Les femmes et les filles fabriquent des colliers de fleurs que le petit frère va vendre au marché. Mais l’argent, il le dépense et rien n’en revient à la mère. Quand l’occasion s’en présente, sa mère voudrait la placer comme servante chez des Français, mais cède devant la violente hostilité du père dont la fille doit vivre comme a vécu sa mère. « Ceux de notre race, dit-elle, ne laissent pas sortir une femme jeune ». Elle reste à la maison et fait aussi des travaux pénibles au jardin. Malgré leur vie cloîtrée ces femmes ne sont pas forcément ignorantes de tout : « Nous voyons toujours tout sans être vues et nous regardons les hommes principalement. Depuis notre jeunesse et l’âge de l’amour nous savons percer des trous dans les cloisons, les murs, les portes. Ce sont nos sœurs aînées ou nos amies les plus âgées qui nous ont montré comment cela se pouvait, elles l’avaient su déjà par d’autres femmes.. Nous connaissons donc les hommes mieux qu’ils ne nous connaîtront jamais grâce à tant d’ouvertures secrètes ».
    Le mariage représente le seul avenir envisageable. Avec le mari  les relations sont de soumission absolue, il ne donne que ce qu’il veut de l’argent qu’il gagne. « Il a été jeune et beau, il est devenu brutal …me traite comme sa servante et un bourricot qui tire la charrue pendant qu’il s’amuse…Mouloud dit toujours qu’on dépense trop, il se ‘met en colère ‘ … L’autre fois, je suis restée couchée pendant trois jours et je n’ai pas pu aller au travail … Mouloud m’assommerait en apprenant que j’ai livré les secrets de notre vie à des infidèles ». Mais quand il est pris dans une affaire d’escroquerie, Fathma travaille deux fois plus pour nourrir ses enfants et vend ses pauvres bijoux pour qu’il puisse se sauver. Même Saadia, élevée par les sœurs blanches, qui sait lire le journal, et se rebelle contre son mari qu’elle laisse un jour à la porte parce qu’il est rentré trop tard, n’en reste pas moins totalement soumise, faisant seule, par des ménages, vivre la famille. Les hommes soupçonnent toujours les femmes et ils ont tous les droits. Mais les codes sont stricts :«  Une épouse arabe bien élevée ne saurait être jalouse » Quand une musulmane épouse un chrétien son mariage est nul aux yeux de tous ceux de notre race et ainsi elle vit avec cet homme comme une fille du péché. Même si la narratrice laisse percer quelque amertume  lors du mariage du vieux propriétaire avec une gamine, : « C’est une vie sans espérance que d’avoir un mari qu’on ne pourra jamais aimer, sauf en fermant les yeux… et avec un tel mari, si une fille est absolument honnête, qu’elle ne regarde ni le plus jeune frère ni le neveu, elle n’aura peut-être même pas de beaux enfants pour la consoler de toutes ses peines », elle ajoute aussitôt : «  Du moment que son père a décidé, il vaut mieux qu’elle se soumette ».
    L’amitié représente une valeur forte pour ces femmes qui se soutiennent entre elles dans les difficultés, elles entourent Mme Smaïa dans les moments douloureux de l’emprisonnement de son fils et Saadia, qui « est comme une sœur », console Fathma quand son mari est violent et paie le loyer quand il a disparu.
    Face à la mort et à la maladie, fatalisme et superstitions se conjuguent. La mort de la sœur est simplement notée sans épanchement. Quand la narratrice est malade, pendant l’enfance, sa mère va chez le marabout, met la poudre à bouillir dans la marmite en disant les mots qu’il faut. Plus tard, une femme lui jette un sort. Fathma prie régulièrement au marabout pour avoir un fils. On accroche des bouteilles d’eau de mer à chaque nouvelle lune, devant la chambre pour porter bonheur (Juives, Espagnoles, Italiennes et même Françaises de France le font aussi). La petite Leila. devient aveugle, ce qui serait presque un honneur pour un homme que l’on vénère est une tragédie pour une fille. Par peur du toubib français qui fait des piqûres, sa mère a recours à « Celui qui brûle de l’encens, qui lit sur le sable  qui fait les amulettes pour conjurer le mauvais sort ». L’enfant sera guérie par un vieillard roumi qui la fait sauter dans les vagues. « Gloire à notre Dieu, commente-t-elle, sans lui rien ne serait arrivé de bien » Mais elle se rend aussi à Notre-Dame d’Afrique pour remercier Leila Myriam, la mère de Sidna Aïssa, car c’est elle qui a intercédé auprès d’Allah. « C’est une grande maraboute car beaucoup de mauresques lui font la visite et la prière ». Le Paradis, pourtant, n’est pas pour les femmes dont la foi simple et solide s’en remet aveuglément à Dieu et respecte les préceptes comme on le voit lors du  ramadan, tellement dur pour ces pauvres qui font de gros travaux pour survivre. Mais Mourad et Kacim, qui ont reçu une instruction française, laissent, avec indifférence, traîner le caillou porte-bonheur que Mouloud dit avoir rapporté de la Mecque alors qu’il provient de la plage voisine, au grand scandale de la narratrice qui, pourtant, connaît la supercherie.
    Malgré un certain immobilisme les temps changent et Fathma constate avec amertume « Notre Casbah devient chaque jour plus petite pour tant de gens qui arrivent sans cesse de l’intérieur des terres afin de travailler ici et il en meurt beaucoup d’être si mal logés et de se mal nourrir pour faire rapidement de grosses économies qui leur permettent de retourner dans leur pays et de devenir propriétaires de terres et de troupeaux. ». Ce sont des observations de cette nature qui montrent, chez la romancière, une prise de conscience et une lucidité que ne partagent pas, à l’époque, les autres Européens.  Car c’est un monde misérable de travailleurs et de pauvres qu’elle offre à notre regard : « Je rencontre chaque matin à peu prés les mêmes personnes : les charbonniers qui vont au travail, sur les chalands, dans le port…  les mauresques qui, comme moi, ont des patrons dans la ville française et les pauvres vieilles tremblantes qui cherchent dans les ordures de quoi se nourrir…Le porteur d’eau commence à fournir les demeures de ceux qui peuvent le payer régulièrement …Au bas de la Casbah, la voiture électricité passe, pleine de gens qui sont tous, à cette heure, des pauvres, obligés comme moi d’aller gagner leur pain ». les Kabyles, travailleurs du port, souvent « se disputent et, de toutes manières, font du tapage en rentrant à toutes les heures de la nuit , [ils] sont entassés dans de petites chambres, que le Mozabite sous-loue dans sa maison  pour s’enrichir davantage,  » Les Juifs apparaissent brièvement, comparés aux Mozabites «  ils se sont toujours entendus à nous faire suer l’or »[ii]. Les femmes ne peuvent plus remplacer leur vieil haïck et Saadia exprime de manière imagée cette exaspération qui monte : « Qu’est-ce que ça peut donc me faire que monsieur le colon (elle enfle le ventre et gonfle la bouche) mette un peu d’argent chez son trésorier, alors que je ne peux seulement acheter assez de nourriture pour toutes les bouches voraces de cette maison ». Au détour d’une phrase, on entrevoit ce que pensent ces miséreux. Quand les blessés reviennent de la guerre, les Arabes regardent ces pauvres allongés sur des planches «  comme on fait chez nous pour les morts… Et parmi les Arabes…certains faisaient une figure contente et l’un disait que des bâbords venaient du pays des Turcs que les Français avaient voulu prendre de même qu’ils  prirent Alger jadis, mais que nos frères avaient été cette fois les plus forts. Louange au Seul ».
            Dans le regard que cette femme simple porte sur les Européens et sur les rapports entre les deux communautés, on peut repérer les signes d’un malaise exprimé de manière plus explicite par la vieille Mme Smaïa qui incarne, avec l’attachement aux traditions, la sagesse et la conscience du groupe.
Parole de femme, regard de femme, l’originalité du propos tient, d’abord, à ce qu’il montre comment une femme arabe voit les femmes françaises. Même si la femme du gendarme qui veut l’emmener en France est une figure positive comme celle de sa patronne qui lui fait dire  reprenant l’image hiérarchisée de la société européenne : «  Elle est une vraie Française de France », le propos est plutôt critique. Dans « la voiture électricité », une Française les trouve trop encombrantes avec leurs vastes pantalons, leurs haïck et leurs enfants. Parfois au bain maure, il y a des Françaises, «  mais au moment des fêtes où nous venons en si grand nombre, nous aimions mieux tester entre nous. L’on s’arrangeait alors pour qu’elles ne puissent plus entrer ». L’étrangère invitée mange beaucoup, bavarde trop :«  Elle ne cessait de poser des questions sur notre vie, nos enfants, le mariage arabe, nos coutumes …cela ne se discute pas devant des étrangers. La loi est la loi comme la race est la race… Et l’on ne vient pas en visite pour critiquer les usages de celui qui vous reçoit …» Les Françaises invitées au mariage saisissent les enfants pour les interroger et leur donnent des sous, Saadia leur raconte n’importe quoi car « elles sont curieuses et elles montent nous regarder et nous questionner. Comme cela nous ennuyait nous faisions celles qui ne comprenaient pas ou nous feignions de dormir, enfin tout ce qu’il fallait pour qu’elles nous prennent pour de vraies bourriques. Et nous nous retenions pour ne rire qu’en dessous .»
    La narratrice exprime son mépris devant l’absence de solidarité entre Européennes, comme en témoigne le sort de la petite vieille française trop pauvre pour payer le porteur d’eau, « C’est une Française…Elle est très pauvre…On dit qu’elle vient d’une grande ville de France…Dans sa maison, il n’y a que des Espagnoles (sale race !)…Elles n’aident jamais cette pauvre vieille », et c’est elle, Fathma, qui l’aide à traîner sa cruche !
    Elle porte un jugement indirect sur le peuple de la colonie quand elle dit : « Les Français de là-bas sont meilleurs que ceux d’ici …il paraît qu’en France on aime les mauresques de toutes conditions ».  Plus directement elle le montre sans éducation comme le constate Mouloud qui, empruntant l’invitation de son patron, se rend à une réception chez le Gouverneur : « dans cette fête on était très serré et …on s’est presque battu au moment de manger pour saisir les choses de la gourmandise ». Ces gens sont surtout débauchés :« Les cafés sont pleins d’Espagnols, d’Italiens et même de vrais Français, qui boivent leur première anisette », C’est à leur contact que Mouloud a appris la boisson, qu’il est devenu ivrogne et brutal. Les Français qui assistent à la nuit sublime à la Mosquée se montrent curieux et irrespectueux :« ne savent-ils pas qu’il est  grossier de lever les yeux sur les femmes d’autrui » et, ajoute-t-elle « Nos affaires doivent rester entre nous et la loi des Français ne saurait être la nôtre puisque leur Dieu n’est pas notre Dieu ! Nos coutumes nous ont été léguées par nos pères qui étaient sages » Ainsi « Les Français ne comprennent pas que chez nous la vengeance est sacrée et ils disent qu’on doit punir même celui qui a tué par le commandement de sa race. Ils le tuent donc ou le mettent en prison pour toujours. La mort n’est rien pour les hommes courageux qui sont les favoris d’Allah, tandis que l’éternelle prison doit être terrible »
    Ce comportement des Français fait que les deux communautés se côtoient sans se connaître. On se souvient que lorsque les étrangers que Mouloud a rencontrés à une réception chez le gouverneur veulent venir dans leur maison, toutes les voisines s’affairent à la transformer car il ne faut pas leur laisser voir la pauvreté. Ignorance d’un côté, méfiance et mépris de l’autre. « Un infidèle est comme un chien ; on ne cache pas aux chiens la beauté des filles » « Nos affaires doivent rester entre nous et la loi des Français ne saurait être la nôtre puisque leur Dieu n’est pas notre Dieu ».
    Deux destins incarnent la rencontre entre les deux mondes et permettent de mesurer la différence de comportement . C’est, d’abord, l’histoire de Touati-René, véritable fils de France, laissé orphelin par de « très pauvres gens de la campagne de France, venus follement…On leur avait laissé croire qu’en Algérie on gagnait ce qu’on voulait, sans se donner beaucoup de peine ». Après la mort des parents, le gamin est recueilli par la famille de Fatmah, qui, après avoir en vain tenté de retrouver des parents, l’élève «  il est brave et travailleur. Dés qu’il a pris de l’âge on l’a fait musulman avec Ali…Ainsi il connaît la vraie religion ( sa famille d’adoption refuse de le placer comme domestique chez des Européens, non par réflexe de classe, mais parce qu’il ne faut pas le détourner de la vraie foi). Car Saadia[ qui l’a allaité en même temps que son dernier né] dit qu’une race est pire qu’une mère nourrice, qu’on retourne fatalement à sa race et que lorsque Touati fera son service militaire, ou s’il fait, par malheur,  la connaissance d’une fille française, il sera perdu complètement pour nous ».
    A l’inverse de ce monde accueillant, le monde européen est perçu comme destructeur. La narratrice se souvient : «  mon père prit une grande colère, disant que se fille n’irait pas seule par les rues et ne travaillerait pas, visage dévoilé, chez les roumis qui étaient des débauchés avec un mauvais Dieu .» Quand Mme Smaïa apprend que son petit-fils Ahmed s’est fait naturaliser français pour épouser une fille de France, elle clame son désespoir « Mme Smaïa (après s’être arraché la figure avec les ongles) a gémi que c’était la fin de sa race si ses petits-fils devenaient Français pour épouser les chrétiennes…Les Françaises généralement n’ont pas de descendance .» L’histoire de cette Marie la Française est représentative. Dés qu’elle arrive dans la maison, elle s’occupe des autres et les aide, « elle est vraiment bonne » reconnaissent les femmes de la cour, mais elle n’est pas acceptée par elles et surtout par Mme Smaïa qui ne supporte pas de la voir tenir tête à son mari rentré ivre un soir. La vieille dame se scandalise de la voir s’habiller en Française et aller en ville ; de plus « elle a trop marqué un soir, dit-elle, qu’elle avait du mépris pour nous et qu’elle se croyait d’une race meilleure ! » Elle résume sa réprobation de manière imagée : «  Les petits du chien ne devraient pas frayer avec ceux du renard… ». Pour survivre le couple finit par aller s’installer dans le ville française sur les conseils de Mourad, qui, pourtant, pense que tout irait mieux le jour où il y aurait tant de mariages de ce genre que personne n’y prêterait plus attention.
    Les figures de Mourad et Kacim, instituteurs, incarnent une possible passerelle entre deux mondes et la rencontre est vue avec amertume et inquiétude. Kacim, qui est instruit comme un Français, se permet même de juger son père dont il a compris la duperie et il ose parfois discuter sur certaines choses de la coutume, il n’est pas certain qu’il fasse « ses prières aussi régulièrement qu’il se doit et il semble trop aimer la société des roumis alors que chacun sait que pour un roumi d’ici un arabe n’est guère plus qu’un bourriquot » Fathma conclut avec amertume :« L’instruction française change nos fils, Mme Smaïa a raison de dire que ce n’est pas toujours pour le bien ! »
    Cette Madame Smaïa  incarne dans le texte une force de résistance et de lucidité ; la narratrice ponctue son récit de « Mme Smaïa dit » comme une référence de sagesse qui souligne les failles que les autres n’aperçoivent pas ou veulent ignorer,. Son âge et son passé en font la conscience de ce groupe de femmes. Cette femme qui sait raconter de belles histoires a été « grande et riche comme une vraie fille de caïd. Ensuite il y eut chez eux un caïd qui fit des sottises contre le gouvernement français. C’est alors qu’on leur confisqua leurs biens et c’est pourquoi Mme Smaïa n’est pas contente envers la France ». « Peut-être, dit-elle,…les colons de ce pays  qui n’étaient pas tous de vrais Français de France n’avaient-ils pas été justes quant au partage des terres ou au bon traitement des hommes ». Elle rappelle aussi l’inégalité entre les deux mondes. « Les jeunes Français ne restent soldats que pendant un an, nos fils bien davantage ».  Son jugement est sévère sur la présence française qui fait qu’aujourd’hui :[ les hommes vont] au café français boire l’anisette, fumer et jouer ;  elle dit que tout augmente par la faute de ce mauvais gouvernement « la vie chère aura raison de nous, de notre fierté, de notre honneur parce que tout cela dépend de nos sages coutumes et que bientôt une mesquine n’aura même plus assez d’argent pour conserver les habitudes de la vraie foi » ; elle porte un jugement global sans appel sur les Européens : «  Chacun sait que pour un roumi, un Arabe n’est guère plus qu’un bourricot. Ce n’est donc pas la peine de les considérer mieux qu’ils ne nous considèrent ». Plus que les autres, elle a à pâtir de la justice dont son petit-fils est la victime : Zohra, une voisine de la cour, rieuse, serviable, adroite, généreuse, « folle des choses françaises qu ‘elle trouve meilleures », a amené la joie avec elle, mais « elle sort beaucoup et s’est mise à faire le mal en dedans … un jour d’entre les jours, Kaddour ben Smaïa vit Zohra qui probablement riait. Quel homme vaillant aurait su résister à ce rire ? » ; à la suite d’une grande dispute, il tente de tuer Messaoud, le mari, et le voilà emprisonné à Barberousse… « Il faut dire qu’ici les Arabes ne sont pas jugés pour la faute de la même façon que les Français. Les Français sont amenés devant une Cour d’Assises qui se compose de gens qui connaissant peu la loi. Aussi, font-ils relâcher presque toujours les coupables plutôt que de les frapper lourdement sans savoir. Les Arabes sont amenés dans un mauvais endroit qu’on appelle ‘Cour Criminelle’ où il n’y a que des juges qui connaissent trop bien leur métier : alors ils sont condamnés presque toujours.» «  Mme Smaïa dit que c’est mal de la part des Français, surtout après la guerre où tant de nos fils se sont fait tuer, et que nos caïds, au lieu de passer leur temps à faire des salams devant M. le gouverneur pour avoir des médailles, devraient plutôt demander qu’on juge désormais les fautes des Arabes de la même façon que celles des Français ». Et elle ajoute que c’est mal de la part des Français, « surtout après cette guerre où tant de nos fils se sont fait tuer »
    Juge sans concessions des comportements autour d’elle, elle défend les traditions et s’oppose à Mourad, l’instituteur qui, lui, représente l’homme-frontière, le passeur entre les deux mondes: Elle soutient que tout était mieux autrefois et quand Mourad dit que « si tous les Arabes et non un sur mille avaient de l’instruction, on discuterait au moins avec eux au lieu de les juger comme des bourricots tout juste capables de faire marcher la charrue et pousser la vigne », elle lui rétorque que cela ne l’empêcherait pas d’être traité toute sa vie comme un féal par les Français, d’être un serviteur moins payé qu’un serviteur français bien qu’il fasse le même travail. « Il se passerait bien du temps avant que tous le petits Arabes puissent apprendre dans les livres, vu qu’il n’y avait même pas assez d’écoles pour les petits chrétiens…Il eût été certainement préférable pour son salut qu’il restât ignorant et berger » .
    Charles Tailliart, à l’époque, déplorait le pittoresque facile des romans écrits par des Français où « l’antique Casbah d’Alger est le refuge redoutable de la tuberculose, de la variole, de la rougeole, de la diphtérie, de la typhoïde… » et regrettait que « les temps ne [soient] pas venus où des écrivains musulmans algériens dévoiler[aient] en des livres français le mystère jusqu’ici impénétrable de la famille algérienne ». Dans ce roman L.Favre tente de pénétrer ce mystère, brossant aussi une peinture « de la misère, d’existences mornes et hostiles envers l’extérieur, d’un monde coupé de la ville européenne qui l’enserre et la menace et d’une civilisation qu ‘elle refuse ». Et pourtant ce n’est pas ce que la critique contemporaine a retenu .
    Les Nouvelles littéraires, en avril 1930, notent dans un placard publicitaire pour le livre « Dans sa simplicité une musulmane femme d’aujourd’hui. Le voici le vrai document sur la conquête de l’Algérie ». Dans le Figaro, du 23 mai 1930, J.Freteval, s’il critique «  le ton métropolitain de cette femme arabe » conclut « C’est un fort adroit bilan de l’influence occidentale et française sur l’âme indigène qui reste hostile à la civilisation importée »
    Dans Le Temps du 18 juillet , A.Therive retire « malgré tout de l’ouvrage l’idée qu’une lente endosmose se produit entre les deux races dans les basses couches de la société »
    La révolution prolétarienne, le 1er juillet 1930, souligne «  la tendance à introduire dans la vie arabe plus de civilisation européenne » et ajoute «  l’Orientale de 1930 ressemble à celle de 1910, mais il existe de nouvelles générations qui, malgré l’atavisme profond de la race, vont vers une vie plus facile et vers l’émancipation »
    A la lumière de l’histoire, on est tenté par une lecture plus distanciée. Certes Lucienne Favre reste une fille de l’Algérie de son époque, mais comment ne pas percevoir dans ce texte comme un écho de ce que Tocqueville écrivait, déjà, à l’aube de la conquête « Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître[iii] ». Lucienne Favre est aujourd’hui complètement oubliée. Dans son anthologie des Ecrivains francophones du Maghreb,(Seghers1985) A. Memmi n’en fait aucune mention alors qu’il cite certains de ses contemporains comme Elissa Rhaïs ou Robert  Randau. Ce n’est sûrement pas un écrivain de tout premier plan, mais son intérêt, pour nous aujourd’hui, semble être dans cette forme, certes à peine exprimée, de clairvoyance, qui, à l’époque, n’a pu être perçue dans l’euphorie d’un Centenaire qui ne pouvait douter de la pérennité de la présence française.
 
                                                                          Lucienne Martini

 
Œuvres de Lucienne Favre
Bab-el-oued, les éditions G.Grès & Cie, Paris, 1926
Orientale 1930, « Les écrits » chez Bernard Grasset, Paris 1930
Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger, illustrations de Charles Brouty, éditions Baconnier, Alger, 1933
« Un dimanche dans la Casbah », grande nouvelle inédite, in Les œuvres littéraires, oct.1936, n° 184
Mille et un jours, Les aventures de la belle Doudjda, roman, Gallimard, Paris,1941
Dans la Casbah, Grasset, Paris, 1937
Mourad, éditions de la Toison d’or, Paris,1942
Doudjda, Denoël, Paris,1946
Mourad II, Denoël, Paris,1948
Dans la Casbah, éditions Colette d’Halun, Paris, 1949

Notes
[i]Héros d’un poème des temps islamiques plein d’aventures d’un grand lyrisme. Epopée célèbre dans tout l’Orient, à l’égal de l’Iliade en Grèce, elle s’est transmise à travers les âges par voie orale.
[ii] Quelque relent d’antisémitisme peut-être ? Dans un autre passage, Lucienne Favre règle des comptes avec Eliza Rhaïs «  Il paraît qu’en France, on aime les mauresques de toutes conditions. C’est pourquoi il y a une vieille juive, ancienne femme de rabbin, qui se fait passer pour une arabe et raconte d’une manière fausse des histoires sur notre race et nos traditions. Elle gagne ainsi énormément d’argent »
[iii] De la colonie en Algérie, Rapport sur l’Algérie (1847) éditions complexe,1988, p.170.

                                                           
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