Sébastien Cauquil / Universié Montpellier III
À l’heure où
l’héritage colonial fait débat et où l’on hésite près d’un an
[i] à abroger une loi stipulant la
reconnaissance des aspects positifs de la présence française outre-mer dans les
programmes scolaires, il est plus que jamais profitable de relire les écrits du
jeune Malraux qui était justement présent en Indochine dans les années vingt.
Il est plus que jamais nécessaire de se pencher sur des articles, hélas trop
peu connus, qui constituent non seulement un témoignage des actions du
gouvernement français en Indochine, mais aussi une véritable thérapeutique
contre l’oubli.
Malraux vécut
une expérience décisive en Indochine
[ii].
Rempli de rêves et d’espoir, l’esthète était parti au Cambodge en quête
des sculptures anciennes du temple de Banteai-Srey ; il n’aura récolté
qu’accusations, procès pour vol et diffamations en tous genres. La machine
coloniale avait décidé de broyer ce jeune impudent, qui croyait être dans son
droit. Après des mois de bataille juridique, Malraux n’était déjà plus le même.
Même si un peu plus tard il finit par obtenir une relaxe, il est évident que sa
confrontation avec la justice coloniale l’a profondément bouleversé. Après le
demi-échec de son procès en appel, Malraux rentra en France quelques semaines,
puis retourna à Saigon pour fonder le journal
L’Indochine, avec son ami
Monin. Un second journal baptisé
L’Indochine enchaînée verra le jour peu
après,
suite
aux efforts acharnés des autorités pour mettre fin aux activités
journalistiques des deux hommes et de leur équipe.
Quel est le
lien entre désenchantement et colonialisme ? N’y a-t-il pas d’ailleurs
plusieurs phases dans ce désenchantement ? Quelles armes Malraux a-t-il
adoptées pour lutter contre le désespoir ? Afin de répondre à ces
questions on s’attachera d’abord à l’affaire de Banteaï-Srey pour analyser par
la suite la façon dont le désir de réforme s’est transformé, au fil de la
désillusion, en férocité.
L’AFFAIRE DE BATEAI-SREY :
PREMIERS DÉBOIRES
Malraux,
à l’âge de vingt-quatre ans, était venu en Indochine en quête d’aventures, de
découvertes archéologiques, mais aussi dans un but lucratif : en 1923,
c’est la banqueroute, les actions de Malraux chutent brutalement ; ce
dernier perd suffisamment d’argent pour renoncer temporairement à ses activités
d’éditeur et trouver un moyen plus rapide de se renflouer. C’est aussi l’une
des raisons pour lesquelles il
décida
de partir à la conquête d’un temple dont il avait
appris l’existence à la
Bibliothèque nationale, grâce à la
fréquentation d’un livre d’archéologie
signé
par Henri Parmentier : « Dans son essai,
intitulé
‘‘L’Art
d’Indravarman’’, Parmentier soutenait qu’il existait une période de l’art khmer
jusque-là inconnue, une phase très distincte qui séparait les premiers temples
en briques des VIIe et VIIIe siècles de l’art classique d’Angkor Vat, qui ne
devait apparaître que cinq cents ans plus tard (…) Son argumentation était
fondée sur l’étude de douze sites de ruines qui présentaient les
caractéristiques de ce style de transition, parmi lesquels ‘‘le joli temple en
grès nouvellement découvert que les indigènes appellent Bantay-Srei. »
[iii]
Malraux se documente sur les lois qui régissent les sites archéologiques et se
persuade que le site de Banteaï-Srey est laissé à l’abandon et qu’il est donc
possible d’aller l’étudier et de ramener quelques
vestiges de grande valeur, ce qui se faisait couramment à
l’époque. Les motivations de Malraux étaient à la fois financières et
artistiques ; il n’ignorait pas le prix qu’il pourrait obtenir d’une
statuette ou d’un fragment de ce temple ; mais Malraux était aussi un
esthète, passionné d’art oriental, qui désirait sans doute approfondir ses
connaissances de façon concrète. Il voulait, entre autres, établir un rapport
entre l’art khmer et l’art siamois et faire apparemment profiter le
musée Guimet de ses recherches
[iv].
En compagnie
de sa femme Clara et de son ami Chevasson, Malraux part donc à l’aventure au
Cambodge, après avoir obtenu une autorisation de la part du ministère des
Colonies qui lui octroie un bon de réquisition. Il imagine trouver là-bas à peu
de choses près les mêmes institutions, les mêmes vertus, les mêmes lois qu’en
France. Ce qui est capital lorsque l’on analyse le processus de
désillusion : en effet selon Nicolas
Grimaldi, « entre la chose en image (comme sur un catalogue) et l’image en
chose (comme lorsqu’elle est livrée), on s’attend à ne trouver pas plus de
différence qu’entre une image et son modèle, c’est-à-dire une simple différence
de matérialité »
[v].
Pour Malraux, la France est le modèle, l’Indochine, l’image. L’Indochine rêvée
et enchanteresse donne naissance à une illusion, une utopie. De plus,
l’acquisition de quelques bas-reliefs ne fait pour lui aucun doute.
Arrivé à
Hanoi, l’archéologue amateur rencontre un dénommé Crémazy, un employé
administratif chargé de trouver les guides qui l’accompagneraient sur la voie
royale. Il semble que l’administration daigne enfin s’occuper des sites et des
riches patrimoines dont elle n’avait pas l’air d’avoir cure jusqu’alors. Par la
suite, le jeune homme obtient d’Aurousseau, le directeur intérimaire de
l’E.F.E.O.
[vi],
la signature de son bon, à condition de faire profiter l’école de ses
découvertes. Premières déceptions. Malraux doit faire face à la méfiance de
l’administration et de cette école qui désirent toutes deux récupérer les
bénéfices des expéditions menées sur le territoire.
D’emblée, une
ambiguïté s’installe autour de cette expédition : la loi coloniale
protégeait les sites classés, mais cette loi ne s’appliquait pas aux sites non
classés dont faisait partie Banteaï-Srey. Malraux savait cela. Cependant tout
dans l’attitude des personnes rencontrées laissait à penser que
l’administration, d’une façon ou d’une autre, récolterait les fruits de cette
expédition. Malraux eut des soupçons mais n’abandonna pas son projet pour
autant.
Après avoir
visité quelques sites classés d’Angkor, le jeune aventurier se lance à la
recherche du fameux temple. Pour mieux se représenter l’exploration de Malraux
dans une jungle hostile on se reportera au roman
La Voie Royale qui
contient bon nombre d’éléments autobiographiques. Malraux découvre enfin le
temple, le contemple, détache des sculptures et repart, le tout chargé sur une
charrette. Il ignore encore qu’il est à un tournant de sa vie.
Peu de temps après, Crémazy et l’E.F.E.O
sont avertis : Malraux est arrêté et accusé de vol.
Assignés à
demeure dans leur hôtel, Malraux et Chevasson attendent leur procès et sont la
cible des journaux quotidiens et surtout de
L’Impartial, un journal
progouvernemental dirigé par un certain Chavigny de Lachevrotière qui deviendra
l’ennemi juré de Malraux un peu plus tard.
Malraux fut la
victime d’une campagne de diffamation. Les journaux le présentèrent non pas
comme un archéologue amateur doué, ce qu’il était en vérité, mais comme un
pilleur sans scrupules intéressé uniquement par le profit.
Le procès qui
s’en suivit fut une suite ubuesque de partialités, de dysfonctionnements, de
manquements à la loi. C’est le début du désenchantement : comment la
justice coloniale peut-elle être autant différente de celle de la
métropole ? Pourquoi une telle collusion de la justice et de
l’administration pour faire tomber Malraux ? Établissons tout d’abord
rapidement une liste de
l’ensemble des
infractions dans ce procès.
L’instruction
avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices avec la présence de Bartet
qui fut exemplaire dans le rôle du juge d’instruction. Malraux est plein
d’illusions, il a confiance en la justice coloniale. Il croit récupérer très
vite ses statuettes et ses bas-reliefs pour les étudier. Mais l’administration
fit pression sur le juge pour que Malraux et Chevasson soient mis sous les
verrous. Bartet, s’étant aperçu rapidement du caractère infondé de
l’accusation, est remplacé sur-le-champ, avant d’avoir prononcé un non-lieu.
Les deux hommes furent donc inculpés après six mois d’instruction. Le procès
débuta le 16 juillet 1924 sous la présidence du juge Jodin, visiblement dès le
début nettement moins favorable à Malraux que Bartet : « Le procès
d’André Malraux et de Louis Chevasson, accusés de ‘‘bris de monuments’’ et de
‘‘détournement de fragments de bas-reliefs dérobés au temple de Banteai-Srey,
du groupe d’Angkor’’, s’ouvrit enfin devant le tribunal correctionnel de
Phnom-Penh, le 16 juillet 1924
à 7 h
30. Il devait occuper trois audiences réparties sur deux journées. Le public
était venu nombreux, attiré par l’étrangeté de l’affaire et la personnalité du
principal accusé.
»
[vii] Le parti pris de ce juge ne laissait aucun
doute quant à l’issue du procès : il n’aimait pas Malraux dont la
personnalité et la fréquentation des cercles littéraires d’avant-garde
l’agaçait visiblement... De plus, la stratégie principale de l’accusation
consistait à nier les talents de Malraux en matière d’archéologie, afin de
prouver que sa venue en Indochine était uniquement motivée par des intentions
crapuleuses. Après les prises de parole de Malraux l’accusation fut bien
déstabilisée tant il était évident que le jeune homme possédait une culture
hors norme en matière d’archéologie. Elle ne renonça pas pour autant à prouver
que Malraux n’était qu’un vulgaire pilleur de temple, assoiffé de profit. Il y
eut, dans ce sens-là, un faux témoignage de la part de Crémazy : ce
dernier raconta que le ministère des Colonies, avait envoyé un télégramme
chiffré au gouverneur général et au directeur de l’E.F.E.O. pour « les
prévenir que le jeune homme en question était ‘‘un suspect à surveiller’’»
[viii].
Même si le fameux document ne fut jamais versé au dossier comme preuve à
charge, le témoignage infondé de Crémazy fut retenu.
Deux faits sont à souligner pour la suite des
événements : tout d’abord un soutien littéraire en France sans faille qui
permit à Malraux de gagner en crédibilité et d’obtenir ensuite une compression puis un abandon complet des peines, après un pourvoi
en cour de cassation. Cet abandon progressif des peines reste énigmatique ;
quant aux sculptures en question, elles furent définitivement confisquées à
Malraux.
À
la découverte du temple succédèrent d’autres découvertes, la dichotomie entre
la justice prodiguée par la République en métropole et la réalité faite
d’oppression et de privilèges en Cochinchine. Cet écart entre le réel et
l’idéal est l’une des causes du désenchantement de Malraux. Grimaldi rappelle à
ce titre qu’ « il consiste dans cette indéfinissable différence, dans
ce menu désenchantement, dans cette désillusion infinitésimale, qui viennent de
ce qu’en se réalisant et en devenant présent l’avenir nous déçoit toujours un
peu de si mal ressembler, comme un pastiche, comme une parodie, à ce que nous
en avions imaginé »
[ix].
La domination française montre que la France n’a pas su exporter ses valeurs en
matière de liberté, d’égalité et de justice. En outre, le désarroi de Malraux
eut pour cause l’acharnement contre lui d’une presse financée par la toute
puissante administration. Le jeune aventurier eut donc le loisir de mesurer la
puissance que pouvait avoir la presse dans ce pays. C’est pourquoi sans doute
il décida de se lancer lui aussi dans l’action en fondant un journal
susceptible d’être un contre-pouvoir. C’est l’heure de la revanche.
L’INDOCHINE ET LE DÉSIR DE
RÉFORME
En 1925, après
quelques semaines de préparation en France, Malraux est de retour en Indochine.
Il fonde avec Monin
le journal
L’Indochine,
« journal quotidien de rapprochement franco-annamite »
[x],
dont le premier numéro paraît le 17 juin. Il s’agissait d’un « journal
libre, ouvert à tous, sans attache avec les banques ou les groupes
commerciaux. »
[xi]
Malraux et Monin réussirent à créer les conditions nécessaires à la venue d’un
journal indépendant, exempt de toute pression de la part du commerce ou de
l’administration, dans un pays où la liberté de la presse était pratiquement
inexistante.
En effet, L’Indochine naquit dans un climat bien
particulier d’oppression et d’abus : la presse était muselée par une
administration qui voulait conserver ses privilèges et qui favorisait un
certain obscurantisme vis-à-vis de la population annamite. On peut mentionner à
titre d’exemple l’interdiction formelle de traduire Rousseau ou Montesquieu à
cause de la teneur libérale de leurs livres. Les Annamites ne pouvaient pas non
plus circuler librement dans leur pays. Le jeune écrivain avait donc une autre
vision de la France coloniale avant de constater par lui-même ce qu’il en
était. Une fois le masque tombé, Malraux put alors contempler le vrai visage de
l’Indochine que certains avaient décidé d’assujettir à des fins personnelles.
Mais le jeune journaliste dépasse ses premières
désillusions, il pense qu’une réforme est possible. N’est-ce pas là une
nouvelle illusion ?
Plus tard dans
Les Antimémoires, Malraux citera un propos de Nguyên Ai Quoc qui
témoigne bien de la situation et des entreprises d’alors : « Nguyên
Ai Quoc écrivait : La France est un grand pays libéral qui n’exporte pas
son libéralisme. Et que voulions-nous alors, les uns et les autres, sinon
obtenir pour les Indochinois les droits des Français ? Nous voulions
d’abord faire sérieusement 1789, dans un pays qui ne l’avait pas fait. Comme
Sun Yat-Sen. »
[xii]
Même si tous les biographes de Malraux s’accordent à dire que le journal fut
crée dans un esprit plus réformiste que révolutionnaire, force est de
reconnaître que la verve de certains articles du futur auteur de
La Condition humaine retrouve
par-delà les âges celle des philosophes du XVIIIe siècle. Montesquieu,
Rousseau, Voltaire ne pouvaient pas être traduits en Indochine?
Qu’importe, Malraux allait adopter leur ton pour provoquer une réforme.
Dès le second
numéro, paru en juin 1925, Malraux choisit les cibles les plus représentatives
de la corruption en Indochine. Il brocarde le gouverneur de Cochinchine
Cognacq, qu’il surnomme M. Je-Menotte, grâce à une lettre fictive adressée par
Jacques Tournebroche, alias Malraux, à M. Jérome Coignard son maître. La visée
de la missive rappelle celle de l’article « Philosophe » de
Dumarsais, dans
L’Encyclopédie,
dans lequel un propos
d’Antonin résume sa pensée : « Que les peuples seront heureux quand
les rois seront philosophes ou quand les philosophes seront rois. »
Malraux agira de même dans cette lettre fictive, « car il convient
d’éclairer les puissants » (
Ind. 2)
[xiii].
Mais hélas si M. Je-Menotte se rapprochait d’un monarque, en revanche il était
loin d’être éclairé, c’était un haut fonctionnaire orgueilleux qui se
complaisait dans l’erreur la plus totale. Tournebroche/ Malraux fera même
prononcer un discours à son maître au conditionnel pour mettre en garde
Je-Menotte/ Cognacq : « Mon bon maître vous dirait que l’on ne
gouverne point les hommes ; que l’on peut, avec beaucoup de tact, diriger
une évolution » (
Ind. 2). On ne peut que remarquer la dimension
argumentative d’une telle lettre. Malraux ne se contente pas de critiquer, il
propose aussi une « évolution », ce qui revient à dire :
« Donnez plus de liberté aux Annamites ».
Pour bien comprendre ce qu’était l’idéal de Malraux, peut-être faut-il
repréciser, avec Walter Langlois, quels étaient les devoirs du gouverneur à
l’époque: « Le gouverneur était censé être le plus haut
fonctionnaire dans la hiérarchie gouvernementale. Ses devoirs, tels qu’ils
étaient définis par la loi, étaient d’encourager l’évolution de la colonie vers
un certain degré d’indépendance économique et politique. »[xiv]
Or Cognacq était très loin de correspondre à cette image-là. Au lieu
d’encourager l’indépendance politique, il maintenait les Annamites dans
l’oppression, quant à l’indépendance économique, elle se traduisait plutôt par
des spoliations et autres malversations. La fin de la lettre est tout aussi
enlevée : Tournebroche qui se fait mettre à la porte par le gouverneur, se
faufile par la fenêtre afin de continuer son sermon : « Car
l’autorité qui ne mène pas à l’ordre mène au ridicule. Et si vous croyez
que les Annamites que nous avons formés n’ont que le droit de se taire, quelle
mouche vous prit d’aller le leur crier ? » (
Ind. 2). Le
portrait à charge du gouverneur mêle critique, humour et désir de réforme. Même
si Malraux se réclame indirectement de l’œuvre d’Anatole France,
Les
Opinions de Jérome Coignard, cette lettre rappelle aussi le ton
irrévérencieux des philosophes des Lumières.
Or, les écrits
de Malraux ne réussiront qu’à irriter le gouverneur voire à durcir sa position
envers les Annamites que Malraux défendait. Cognacq choisit de convoquer
Malraux pour le menacer, le bâillonner en quelque sorte, mais en vain. Malraux
fit écho à cette rencontre dans le huitième numéro de
L’Indochine paru
le 25 juin
: « Je suis l’ami de Jacques Tournebroche. Cela
vous déplaît. En conséquence, vous ne me nommerez pas ni administrateur de la
Société des Terrains de Khanh-Hoi, ni directeur de la maison Pellas. Que
vais-je faire mon Dieu ? (…) Vous ne sauriez, non plus, faire boycotter un
journal qui vous déplaît. C’est là un geste de valet de chambre, absolument
indigne d’un Gouverneur. Aussi ne l’employez-vous pas »
(Ind., 8
).
Malraux dans cette lettre brave avec
insolence l’autorité de la colonie.
Cette volonté
de museler Malraux et Monin ne sera pas démentie par les attaques violentes de
deux quotidiens
Le Courrier saigonnais et
L’Impartial dont nous
avons déjà parlé. Ces deux journaux soutenus par le gouvernement eurent à
l’évidence pour but de discréditer Malraux afin de le faire taire et de jeter
son journal aux oubliettes. Le directeur du
Courrier saïgonnais, De la
Pommeraye, également président de la Chambre de Commerce,
était opposé à
L’Indochine et le fit
savoir dès le début. La riposte ne tarde pas à venir. Malraux l’attaque à
propos d’un programme théâtral ambitieux ; comme le directeur du
Courrier
saigonnais avait empoché presque toutes les piastres, le spectacle fut un
fiasco. Chavigny qui continuait à traiter Malraux de vulgaire voleur et qui
insinuait que son procès allait continuer, alors que l’affaire était classée,
fut le sujet de quatre articles dans lesquels Malraux fit un compte rendu peu
élogieux du passé trouble de l’homme. Insulté, Chavigny refusa de se battre en
duel avec Malraux qui écrivit alors que celui-ci s’était spécialisé dans les
« duels au pistolet avec les myopes et à l’épée avec les manchots. »
[xv]
Les sbires de Cognacq s’inclinèrent, pour un temps du moins, face à ces
attaques lancées par le jeune journaliste qui ne manquait pas de courage.
Toutefois, au
fil des numéros Malraux délaisse les attaques personnelles pour s’intéresser
plus la politique de la colonie. Comme il le dira lui-même dans l’un de ses
plus importants articles « Sélection d’énergie », il ne fera pas
« le procès d’un homme, mais d’une attitude politique » (
Ind., 49).
Cet article semble marquer un tournant dans sa courte carrière de journaliste.
La maturité journalistique mais aussi le recul politique sont désormais choses
acquises pour Malraux alors qu’il n’en est pourtant qu’à ses débuts ;
c’est le signe d’une personnalité au talent hors norme. L’article qui date du
14 août 1925 revient principalement sur l’interdiction faite aux Annamites de
se rendre en France : « Notre politique en Cochinchine et en Annam
est à l’heure actuelle fort simple : elle dit que les Annamites n’ont
aucune raison de venir en France, et elle implique immédiatement la coalition
contre nous, des plus hauts caractères et des plus tenaces énergies
d’Annam »
(Ind., 49). Malraux conteste cette interdiction
arbitraire et une fois de plus regrette que les droits ne soient pas les mêmes
en Indochine et en France : « Je ne discuterai pas le principe d’une
telle action. Il est en opposition avec la loi comme avec les coutumes
françaises »
(Ind., 49). Idéal de la France métropolitaine et
réalité coloniale sont inconciliables au grand désespoir de Malraux. Afin que
l’énergie des Annamites ne soit pas dirigée contre la France sous la forme
d’une révolution, il est du devoir de l’Etat de réformer cette pratique :
« Je demande que l’accès de la France soit libre à tous ceux qui veulent
la connaître »
(Ind., 49). Hélas la voix de Malraux
chantre de la justice et de la liberté
n’aura pas eu, au bout de quarante neuf numéros, les effets attendus. Peu de
temps après la publication de ce numéro et un peu avant l’arrivé du nouveau
gouverneur général Varenne, un avocat socialiste,
L’Indochine cessa de
paraître car, faute d’avoir pu faire taire Malraux, Cognacq et ses acolytes
avaient compris que pour juguler le journal, il fallait s’en prendre
directement à son imprimeur, Minh. Ce dernier, non sans résistance, fut
contraint de vendre son entreprise à
L’Impartial[xvi].
Les nombreuses pressions exercées par Cognacq eurent raison de
L’Indochine
qui ne put retrouver d’autres imprimeurs menacés de voir leurs commandes
gouvernementales cesser. L’oppression triompha de ce journal.
Un tel climat ne pouvait que désenchanter Malraux. Il
s’aperçut vite que les valeurs françaises n’étaient pas respectées dans la
colonie indochinoise. Ce qui était surtout le fait de fonctionnaires véreux et
soucieux de garder leurs avantages. C’est pourquoi W. G. Langlois souligne que
« tous [les articles] laissent apparaître la profonde colère et
l’amertume de Malraux. »[xvii]
Eugen Fink dans Le jeu comme symbole du monde donne une
définition qui éclaire le processus de
désenchantement :
«Le
désenchantement est en général un processus
curieux. Il transforme les choses
sans que celles-ci changent vraiment en elles-mêmes. Mais tout
à coup, elles
nous apparaissent dans une lumière glacée. Aussi
longtemps que nous sommes
enthousiasmés, ravis par des hommes ou des choses, aussi
longtemps que nous les
regardons avec les yeux de l’amour, ils sont en quelque sorte
transfigurés,
haussés, ils brillent d’une profonde signification et nous
sommes comme touchés
par un sortilège, atteints par des rayons mystérieux
(…) Mais il se peut que
brusquement, de façon incompréhensible, la
séduction se dissipe, le sortilège
s’évanouisse (…) L’élan tombe qui nous
soutenait dans l’être-en-commun, le rêve
s’éteint, nous sommes désenchantés
(…) Le désenchanté voit tout d’un coup les
choses autrement. Il n’est pas juste dire que sa vision est
‘‘plus
vraie’’ ; elle est plus critique, plus
méfiante.»[xviii]
Le sortilège ne s’évanouit pas de
façon incompréhensible ici. Malraux confronta
juste le rêve à la réalité. Il croyait en
une France capable d’exporter ses
valeurs et de participer au développement des colonies de
façon positive. Il
s’est trompé. Son aventure aurait pu
s’arrêter là. Le dégoût justifié aurait pu le pousser à rentrer incontinent en
France. Mais il n’en fut rien. Le jeune journaliste par sa seule volonté allait
donner un second souffle à son journal rebaptisé, vu les circonstances, L’Indochine
enchaînée.
L’INDOCHINE ENCHAÎNÉE : FÉROCITÉS ET
DÉSILLUSIONS
Malraux
continue donc à écrire avec le même esprit de réforme, malgré les nombreuses
difficultés
[xix] ;
toutefois, avec
L’Indochine enchaînée, le ton se durcit, devient plus
sérieux, plus politique et les attaques du jeune journaliste se font d’autant
plus véhémentes, que progresse le désenchantement : il n’a plus rien à
perdre. D’ailleurs, W. G. Langlois remarque que le jeune journaliste écrit plus
souvent
pour ce journal que pour
L’Indochine[xx].
Malraux continue pourtant à espérer et s’obstine dans son combat. Claudio
Magris a raison de souligner à ce propos que le désenchantement peut être
« une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’espérance »
[xxi].
La nomination de Varenne au poste de gouverneur général fut décisive dans la
lutte, il fallut donc pour se faire remarquer auprès de lui être encore plus
incisif. Dans son article « Le gouvernement par les traîtres »,
Malraux revient sur l’interdiction des Annamites d’aller en France pour
s’interroger sur les personnes qui sont mises à la tête de l’administration
coloniale : « Nous sommes amenés à chercher quels sont les hommes que
cette Administration choisit au nom de la France pour les mettre à la tête de
leurs compatriotes ; à quelles mains est confiée la tâche délicate entre
toutes de servir d’intermédiaire entre la France et l’Annam (…) » (
Ind.
ench., 1). Le journaliste souligne que l’administration fait taire ceux qui
n’abondent pas dans leur sens. L’article est aussi l’occasion pour le jeune
homme de dénoncer la situation déplorable des habitants de Rachgia
« depuis un mois, à Rachgia, les nhaqués mangent des racines, ce qui est
excellent, Monsieur Cognacq, mais en petite quantité seulement, et peut-être un
peu désagréable comme nourriture ordinaire (c’est du moins l’avis du
cimetière) » (
Ind. ench., 1). Malraux est ironique, il se moque à
nouveau de la politique menée par Cognacq, il emploie ses idées, à savoir que
ces « racines » sont excellentes, son vocabulaire
« nhaqués » pour mieux le railler. Le journaliste critique cette
attitude qui consiste à ignorer les malheurs des paysans affamés, avant de
lancer un appel sans précédent à la France à la fois vibrant et
prophétique : « Je dis à tous les Français : « Cette rumeur
qui monte de tous les points de la terre d’Annam, cette angoisse qui depuis
quelques années réunit les rancunes et les haines dispersées, peut devenir, si
vous n’y prenez garde, le chant d’une terrible moisson… » (
Ind. ench., 1).
On sent déjà ici les accents du futur auteur des
Conquérants et de
La
Condition humaine. Malraux critique cet état de pauvreté accablant dans
le quatrième numéro de
L’Indochine enchaînée, il suggère même de
donner un peu d’argent aux pauvres afin
qu’ils puissent créer leur petite entreprise (commerce, industrie etc.) Mais
il n’est pas dupe et connaît déjà la réponse de ses détracteurs : « On me répondra encore qu’ils vendront
ces marchandises à vil prix et s’en iront avec la somme touchée. C’est je
crois, peu vraisemblable ; car ils préféreront l’espoir de réussir à la
nécessité de partir à jamais avec un millier de piastres. Et c’est l’argument
puéril en vertu duquel nul ne doit donner un centime à un pauvre par crainte
qu’il n’en fasse pas un bon usage. Mais peut-être me dira-t-on que les
subventions sont réservées aux Sociétés puissantes et que la première qualité
exigée de quiconque sollicite l’aide des finances publiques, c’est d’être très
riche » (
Ind. ench., 4). Ici la parole est donnée aux
adversaires pour mieux réfuter leurs arguments par anticipation. Le schéma
argumentatif est classique et passe de la thèse réfutée à la thèse soutenue,
Malraux reprend de façon ironique l’argumentation d’une oligarchie financière,
d’une phalange d’hommes corrompus. Il stigmatise le ridicule de certains propos
en remarquant que dans la colonie, seuls les riches ont le droit d’avoir des
aides financières. Il dénonce ces privilèges.
Le journaliste
décoche ses flèches et ne ménage pas ses victimes. Cognacq deviendra à nouveau
une cible de choix à la publication de son
livre vert, ouvrage dans lequel il vante ses mérites en matière de
gestion de la colonie. Cet opuscule était censé impressionner Varenne dont il
voulait s’attirer la bienveillance. La riposte de Malraux ne se fit pas
attendre. Le début des « Considérations sur le livre vert » est
édifiant : « Le livre vert, c’est le rapport du Conseil
colonial, établi sur les indications de notre excellent confrère Maurice
Cognacq. C’est là que nous pouvons lire avec l’admiration émerveillée que nous
inspirent tous ses actes lorsqu’il en explique lui-même la haute valeur, la
liste complète de ses bienfaits, la profondeur de sa pensée, la grandeur de sa
justice » (
Ind. ench., 3). Les hyperboles, « excellent (…)
admiration émerveillée (…) haute valeur (…) grandeur », dans ce passage
entièrement antiphrastique, servent l’ironie de Malraux qui valorise à
outrance la politique de Cognacq pour mieux la dévaloriser. Le sarcasme
malrucien se fait sentir quand on sait qu’il cherche plus le blâme que l’éloge.
Même si ce passage prête à sourire quand on connaît les liens qui unissent les
deux hommes, il ne faut pas s’y tromper, le registre épidictique n’est là que
pour exprimer l’indignation et le désarroi de Malraux. Ce dernier dresse
ensuite la liste complète de ses méfaits :
« Il a bienveillamment récompensé, couvert de croix et autres
médailles -en forme de piastres, comme par hasard-, ses bons amis annamites qui
venaient bienveillamment de trahir leur frères. Il a bienveillamment menacé de
les envoyer au diable, à Hatien ou à Poulo-Condore, les gens qui se
permettaient de se promener en compagnie de ceux qui n’approuvent pas sa
politique ; il a bienveillamment mis derrière nous, munis de délicates
missions, de pauvres agents de la Surêté, qui avaient besoin de manger. Quant
aux paysans de Camau, ils ont eu droit à sa sollicitude particulière. Il est
allé lui-même, en personne voir l’état de leurs rizières, afin de pouvoir, au
besoin, les en déposséder bienveillamment » (Ind. ench. 4).
Dans cette
liste, l’anaphore de « bienveillamment » ainsi que « délicates
missions » ou bien « sollicitude » participent de l’ironie qui
met en valeur aussi la désillusion de Malraux. De nouveau, l’antiphrase sert la
causticité. L’ironie est simulation et liberté. Pour Jankélévitch d’ailleurs,
« le comble de la liberté consiste à jouer le jeu de l’adversaire, à
entrer dans les vues de son ennemi (…) L’ironiste fait semblant de jouer
le jeu de son ennemi, parle son langage, rit bruyamment de ses bons mots,
surenchérit en toute occasion sur sa sagesse soufflée, ses ridicules et ses
manies. »[xxii]
L’affaire de
Camau que Malraux aborde dans ses considérations fut l’une des plus importantes
escroqueries orchestrées par Cognacq. La colonie française avait en effet
d’abord encouragé l’exploitation des terres en Cochinchine, alors peu cultivées
quoique très fertiles. L’administration motivait les paysans annamites en leur
permettant d’acquérir le terrain après y avoir travaillé au moins trois ans en
ayant payé les taxes ou alors par une vente aux enchères.
L’Indochine révéla
un scandale lié à l’une de ces ventes aux
enchères. Cognacq avait décidé
de s’approprier les terres défrichées et fertiles
de Camau en incluant dans la
vente des clauses exceptionnelles qui permettaient d’exclure
n’importe quel
acheteur et de regrouper plusieurs lopins contigus. Cognacq voulait
donc
spolier ces terres qui comptaient parmi les meilleures en utilisant des
procédés frauduleux. Il n’y parvint pas grâce
à l’intervention de Monin et
Malraux
[xxiii].
Plus que
jamais l’injustice est fustigée dans ce journal et la disparition du
produit des impôts pendant sa répartition cause des dégâts très importants sur
la population annamite :
« Les
enfants annamites meurent en grand nombre. Il n’existe en Cochinchine aucune
œuvre de puériculture. Mais d’ordinaire, les médecins qui soignent les hommes
soignent aussi les enfants. Sans doute. Mais il n’y a presque pas de médecins.
Pourquoi ? Parce que qu’ils ne sont pas payés assez cher » (Ind.
ench., 7).
La férocité de
Malraux se fera à nouveau remarquer à propos de la création d’un nouvel impôt
qui débouchera sur l’affaire Bardez. En 1925, alors que les paysans annamites
étaient écrasés par des taxes déjà colossales, la colonie française en bonne
intelligence avec le roi du Cambodge décréta un nouvel impôt sur la récolte du
riz. Bardez était l’un des hommes chargé de percevoir cet impôt. La grogne ne faisant
qu’augmenter, Malraux perçut très vite qu’une rébellion ne se ferait pas
attendre. La perception dans l’un des villages tourna si mal que Bardez et les
deux hommes qui l’accompagnaient furent tués, probablement roués de coups et
piétinés par une marée humaine.
De crainte de
voir son image se ternir en métropole, à cause de son oppression,
l’administration voulut étouffer l’affaire.
Elle maquilla donc le crime en incident causé par des pirates. Une fois
encore l’administration s’exposa aux philippiques de Malraux, plus moqueur que
jamais :
« D’autre part,
vous croyez peut-être que cette affaire a un rapport quelconque avec une
perception déplorable de l’impôt sur les paddys ? Quelle erreur est la
vôtre ! L’assassinat est dû, comme les cicatrices, au hasard. Des pirates
passaient… Il paraît que personne
ne rie, de ce rire amer qui semble s’imposer[xxiv]. Il est impossible de trouver un Européen,
un seul, qui ait été assassiné par des pirates dans une région aussi peu
déserte que celle-là. Nul n’ignore, au Cambodge, que les pirates n’ont aucun
désir de se voir poursuivre par les miliciens, beaucoup plus obstinés à le
faire lorsqu’il s’agit de la mort d’un blanc que lorsqu’il s’agit d’un
Cambodgien (…) Dans la province de Mytho, le mécontentement est le même que
celui que l’on pouvait remarquer autrefois à Kompong-Chuang. Mais il est bien
évident que cela n’a aucune importance. Un Résident et quelques indigènes de
plus ou de moins, qu’importe…Pourvu que les saissesse (caisses se)[xxv] remplissent… »
(Ind. ench., 11).
Malraux n’est pas dupe du mensonge
de l’administration. Il explique pourquoi cette histoire est invraisemblable,
tout en notant que la cupidité est plus importante que la vie humaine dans la
colonie française.
En outre, la justice multiplia les infractions
en empêchant notamment la défense d’accéder à certains documents appartenant à
la victime. Les cicatrices apparues comme par enchantement dont Malraux parle
dans l’extrait précédent sont encore une occasion de dénoncer une justice qui
ne fait pas son devoir :
« Les débats de l’affaire Bardez se
poursuivent (…) Nous avons appris que les accusés portent les cicatrices de
blessures postérieures à leur incarcération. La défense s’en étonne. Quant à
l’accusation, elle se contente de s’étonner de cet étonnement. Ne sait-on pas
qu’en prison, tout naturellement, le corps des accusés se couvre de
cicatrices ? Cela est bien certain. Nul n’en doute. C’est un effet de la
nourriture qu’ont observé tous les savants » (Ind. ench., 11).
Voilà un autre combat de Malraux : le mauvais traitement des prisonniers
et la torture. L’ironie permet de ridiculiser la justice coloniale, ce qui
n’est pas un hasard, car selon W. G. Langlois, le jeune homme eut
« volontiers recours au ridicule, à la charge et au sarcasme, car il avait
compris que dans un pays asiatique ces armes atteindraient ses adversaires
encore plus qu’en France. »[xxvi]
Malraux cherche aussi à amuser ses lecteurs en dépeignant une réalité inepte
que tout le monde est censé admettre ; ainsi le décalage entre ce qui est
dit et ce qui est pensé est d’autant plus flagrant. Voltaire n’est pas loin. Et
l’on pourrait qualifier l’ironie de voltairienne dans certains passages,
notamment dans un texte où il se propose de remanier le code colonial de la
justice : «
1- tout
accusé aura la tête tranchée, 2- Il sera ensuite défendu par un avocat, 3-
L’avocat aura la tête tranchée, 4- Et ainsi de suite » (Ind. ench., 13). Cette suite irrationnelle montre le fonctionnement chaotique de la
justice coloniale. Le code proposé par Malraux repose sur des articles qui
s’enchaînent de façon absurde en inversant tout d’abord l’ordre logique qui
voudrait qu’un accusé soit d’abord défendu avant d’être décapité et en ne
précisant pas pourquoi l’avocat a droit
au même sort. A moins que son erreur soit de l’avoir défendu… Malraux se moque
d’une justice cruelle, inique et expéditive qui ressemble plus à une parodie
qu’à autre chose. Ainsi tout n’est pas bien dans le meilleur des mondes :
le Mal est bien présent et n’a pas pour finalité un grand Bien. Ce Mal en
Indochine est incarné par l’administration française. Malraux ne la diabolise
pas pour autant, il se contente de se rire d’elle, d’un rire amer, dirons-nous
pour reprendre les mots de Malraux, qui
sert à réprouver les actes de torture et à emporter l’adhésion du
lecteur. Le second numéro de
L’Indochine enchaînée donnait déjà
le ton des articles qui allaient suivre, avec un titre des plus
ironiques : « Éloge de la torture » :
« Si la France a demandé aux
Gouverneurs des Colonies de tout faire pour obtenir l’attachement des
populations, elle n’a pas parlé de l’attachement par les pieds, contrairement à
ce qu’on croit d’ordinaire au Gouvernement de Cochinchine » (Ind. ench., 2). Avec l’antanaclase, Malraux peut jouer sur la polysémie du mot
« attachement ». Cette figure de style permet d’employer deux sens
différents. Ainsi l’ « attachement des populations » qui pour
les gouverneurs devait signifier obtenir l’amitié des peuples, au sens figuré,
est passé à son sens propre : mais là ce sont les pieds qui sont joints
par une attache. Ce qui n’est pas exactement, au départ, le type de lien que la
France escomptait.
L’ironie est
bien cette « bonne conscience ludique »
[xxvii],
d’après Jankélévitch, ce « savoir extra-lucide »
[xxviii]
et ce « mensonge qui se détruit lui-même comme mensonge en se proférant et
désabuse l’abusé, et détrompe le trompé, ou plutôt laisse à ce soi-disant
trompé les moyens de se détromper lui-même. »
[xxix]
Car non seulement l’ironie est là pour faire sourire le lecteur mais aussi pour
le désillusionner. Malraux s’était trompé au sujet de la colonie
française ; son ton acerbe est aussi un moyen de montrer la perte de ses
illusions. Il voulut dessiller les yeux de ses lecteurs concernant l’Indochine.
Du reste, il a fini par croire que le changement ne pourrait être obtenu en
Indochine. C’est ce qu’il explique dans le numéro 15 de
L’Indochine
enchaînée :
« Nous
allons faire appel à l’ensemble de tous ceux qui, comme vous, souffrent. Le
peuple en France, n’acceptera pas que les douleurs dont vous portez les marques
vous soient infligées en son nom. Il suffira qu’il connaisse l’affaire Bardez,
le traitement des enfants de Phan-boi-Chau, toute cette misère de l’Annam et du
Cambodge que l’Administration semble rendre chaque jour plus tragique et plus
émouvante (…) Il faut que la grande voix populaire s’élève, et vienne demander
à ses maîtres compte de toute cette lourde peine, de cette angoisse désolée qui
pèsent sur les plaines d’Indochine…obtiendrons-nous la liberté ? Nous ne
pouvons le savoir encore. Du moins obtiendrons-nous quelques libertés. C’est
pourquoi je pars en France » (Ind.
ench. 15).
En France, il devait
effectivement prononcer quelques discours sur les libertés. Son retour
en France clôt son aventure indochinoise.
Le
désenchantement de Malraux est né de la rencontre ratée entre la France et ces
peuples colonisés.
Nous avons
pu observé une première phase dans le désenchantement, celle où l’écrivain
constatait par lui-même l’opposition entre les valeurs françaises et la réalité
coloniale. La seconde phase montre l’échec du désir de réforme. Au fur et à
mesure qu’il s’est heurté au système colonial, de nouvelles désillusions ont
fait leur apparition. La frustration de Malraux fut donc proportionnelle à son
sentiment d’impuissance. L’activité de journaliste aura sûrement permis de
changer quelques mentalités, mais le retour en France indiquait bien
l’impossibilité d’agir depuis l’Indochine. Les discours n’auront eu aucun
effet.
Or, là où
l’action échoue, la fiction prend le relais. Le combat continue en littérature.
En effet, sa lutte contre l’injustice et l'asservissement ne s’est pas arrêtée
là et l’on perçoit encore les échos de l’expérience indochinoise dans
La
Tentation de l’Occident,
Les Conquérants ou encore
La Condition
humaine. La préface d’
Indochine S.O.S, d’Andrée Viollis, ouvrage
paru en 1935, se situe, quant à elle, dans la même veine que les textes
journalistiques. Ce fut l’occasion pour Malraux, devenu célèbre, de clamer à
nouveau tout haut la souffrance des Annamites et de renouer avec la tonalité
éristique
[xxx].
Or, ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui à
la lecture des articles de jeunesse, c’est justement la lucidité et surtout la
causticité de Malraux. Ses articles sont souvent de véritables pamphlets écrits
à l’encre du désenchantement. Pour conclure, nous emprunterons donc à Léon
Bloy
cette phrase qui aurait pu
être écrite par le jeune Malraux : « Pamphlétaire ? Ah ! Je
suis autre chose pourtant, mais si je suis pamphlétaire moi, je le suis par
amour : et mes cris, je les pousse dans mon désespoir morne, sur mon idéal
saccagé. »
[xxxi]
Notes :
[i]
Le refus d’abroger la loi du 23 février 2005, malgré les nombreuses
manifestations, a perduré jusqu’au début de cette année 2006. L’article 4
surtout était au centre de la polémique à cause de l’ expression « rôle
positif » : « Les programmes scolaires reconnaissent en
particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en
Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de
l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont
droit. »
[ii]
On lira avec profit concernant cette période l’ouvrage de référence de Walter
G. Langlois, sur lequel nous nous appuyons en partie :
André Malraux,
l’aventure indochinoise, Paris, Mercure de France, 1967.
[iii]
W. G. Langlois,
op. cit., p. 4.
[iv]
« Il avait nettement précisé qu’éventuellement son intention était
d’offrir les pièces les plus rares au rival de l’Ecole de Paris, le musée
Guimet, dont la remarquable collection d’art asiatique avait précisément été
constituée à l’aide de dons semblables provenant de généreux collectionneurs
privés, d’archéologues et de fonctionnaires coloniaux en retraite. », W.
G. Langlois,
op. cit. p. 8.
[v]
Nicolas Grimaldi,
Bref traité du désenchantement, Paris, PUF, 1998, p.
8.
[vi]
L’école française d’Extrême-Orient.
[vii]
Jean Lacouture,
Malraux une vie dans le siècle, Paris, Seuil, 1976, p.
54.
[viii]
W. G. Langlois,
op. cit. p. 39.
[ix] N. Grimaldi, op. cit., p. 12.
[x]
Il s’agit du sous-titre du journal.
[xi]
Olivier Todd,
André Malraux Une vie, Paris, Gallimard, 2001, p. 87.
[xii] André Malraux, Œuvres complètes, Antimémoires,
IV, 2.
[xiii]
Les abréviations
Ind. ou
Ind Ench. renvoient
respectivement aux journaux
L’Indochine
et
L’Indochine enchaînée. La référence qui suit indique le numéro. On
peut trouver quelques articles de Malraux à la fin de l’ouvrage de W.G
Langlois. Nous avons également consulté les microfilms de la B.N.F.,
notamment ceux de
L’Indochine enchaînée afin
d’écrire cet article.
[xiv]
W. G. Langlois,
op. cit. p. 88.
[xv]
W. G. Langlois,
op. cit., p. 106.
[xvi]
Sur ces circonstances voir W. G. Langlois,
op. cit. p. 184 et
sq.
[xvii]
W. G. Langlois,
op. cit. p. 86.
[xviii]
Eugen Fink,
Le jeu comme symbole du monde,
Paris, éd. De Minuit, 1996, p. 103.
[xix]
Il décida d’imprimer lui-même son journal, car il était en possession d’une
presse ;
mais là encore
l’administration s’opposa au bon déroulement de la procédure en interdisant aux
imprimeurs de vendre les caractères à Malraux. Ce dernier dut aller à Hong-Kong
pour trouver enfin les caractères dont il avait tant besoin. Il fit charger les
caisses sur un bateau en
partance pour
l’Indochine. Cognacq l’apprit et fit en sorte de saisir le chargement. Malraux
s’acharne et demande une seconde livraison. Cette fois-ci, il devance les
autorités et obtient ses caractères, mais ceux-ci sont anglais et non français.
Ce n’est que grâce à l’aide d’un employé annamite travaillant dans une
imprimerie du gouvernement que Malraux put avoir des caractères avec des accents.
On peut ajouter à ces difficultés la baisse des ventes du journal par rapport à
L’Indochine. Malraux reviendra sur l’embargo décidé par le gouverneur
sur les caractères d’imprimeries dans l’article « Chronique de
Saigon », signé A.P.M (voir note suivante) paru dans le second numéro de
L’Indochine
enchaînée. Malraux évoque
à nouveau
l’action bénéfique de l’employé à la fin de la préface
d’
Indochine S.O.S d’Andrée
Viollis.
Ce passage vibrant met
l’accent sur la fraternité et l’abnégation de l’employé annamite :
« Je me souviens de toi (…) Quand tous
(les caractères) ont été
alignés à plat comme les pions d’un jeu, tu as dit seulement : ‘‘Si je
suis condamné, dites à ceux d’Europe que nous avons fait ça. Pour qu’on sache
ce qui se passe ici.’’ », Andrée Viollis,
Indochine S.O.S, préface
d’André Malraux, Paris, Gallimard, 1935, p. XI.
[xx]
Qu’ils soient rédigés ou non avec Paul Monin. On trouve alors la signature
A.P.M pour André Malraux et Paul Monin.
[xxi]
Claudio Magris,
Utopie et désenchantement, Paris, Gallimard, 2001, p.
19.
[xxii]
Vladimir Jankélévitch,
L’ironie, Manchecourt, Flammarion, 1964, pp. 68
et76.
[xxiii] Cf. l’article de L’Indochine n °32
du samedi 25 juillet 1925 intitulé
« Camau. Les Trente Plaintes… »,
signé A.M.
[xxiv]
Nous soulignons ce passage qui mêle ironie et désenchantement.
[xxv]
Nous corrigeons.
Ce type d’erreur
typographique apparaît dans quelques articles de L
’Indochine enchaînée ;
il montre à quel point les conditions d’impression étaient difficiles.
[xxvi]
W. G. Langlois,
op. cit. p. 87.
[xxvii]
Vladimir Jankélévitch,
L’ironie, Manchecourt, Flammarion, 1964, p. 54.
[xxx]
Voici quelques extraits qui donnent un aperçu du ton
de cette courte préface : « Un reporter nationaliste
devra voir d’abord que ces atrocités ne sont nullement la rançon de l’œuvre
française qu’il défend, et que les faits qui nous sont donnés ici interdisent
la confusion entre les nécessités d’une colonisation, même si on l’accepte, et
les sottises qui se réclament d’elle. L’Indochine est loin : ça permet
d’entendre mal les cris qu’on y pousse (…)
Il est trop évident que dans le domaine de la liberté, il n’y a pas de
colonisation du tout ; et que dans celui du fait, le problème de la
colonisation n’est pas un problème de force, mais un problème d’échange (…) Ce
livre, lui aussi, est fait pour qu’on sache. Et, depuis qu’il a été écrit,
la danse de la mort qu’il montre n’a guère changé que son pas »,
in Andrée Viollis,
op. cit.,
respectivement p. IX, X et XI.
[xxxi]
Epigraphe citée dans Jean-Marie Monod,
La férocité littéraire de Malherbe à
Céline, Paris, La Table Ronde, 1983, p. 7.