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littératures de l'ere coloniale
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ARAGON ET LE COLONIALISME
Charlotte Billard / RIRRA 21 - Université Montpellier III
Le thème que nous allons développer a quelque chose de
surprenant. Il est vrai que le rapport entre Aragon et le colonialisme n’est
que très peu, pour ne pas dire quasiment pas étudié. Le plus grand nombre des
lecteurs ignore ainsi, qu’à partir des années 20, Aragon dissémine dans son
œuvre journalistique, poétique et romanesque, une réflexion fort intéressante,
qui prend le caractère d’une dénonciation, d’une critique, puis d’une
démythification de la colonisation et du mythe colonial ( y compris de
l’exotisme, très présent dans ce dernier), loin du désenchantement et de la
désillusion, thèmes communs de ce congrès.
Il convient dès à présent de
préciser que la question coloniale n’est à aucun moment donné centrale dans
l’œuvre de l’écrivain. La démythification du colonialisme fait partie d’une
réflexion beaucoup plus générale sur le fonctionnement de la société, la lutte
des classes, la lutte des opprimés contre toutes formes d’oppression, toutes
formes d’impérialisme. Par ailleurs la position d’Aragon est inséparable de
l’action menée par le groupe surréaliste et par les communistes.
La guerre du Rif, guerre
coloniale des années 20, marque le point de départ de la réflexion d’Aragon.
Elle aura des répercussions importantes dans sa vie. Elle contribue notamment
au rapprochement des surréalistes avec le PCF et à l’adhésion d’Aragon.
Nous verrons, à travers un résumé historique, puis une
illustration à partir de deux de ses œuvres, comment Aragon (essentiellement
dans les années 20 et 30) a tenté, en tant que journaliste, poète et romancier,
de contribuer à la lutte contre la colonisation et l’impérialisme en général,
qui caractérisent la société capitaliste, en opposant l’idéal communiste,
l’action plutôt que la fuite ou le rêve.
Comme nous venons de le souligner en introduction, la
guerre du Rif marque le point de départ de la réflexion d’Aragon. Il convient
d’en exposer les raisons.
Les surréalistes, après
Dada, sont révoltés contre une société dont le mode de vie et de pensée ont
conduit les Hommes à l’horreur de la Première guerre mondiale. Leur
contestation est d’autant plus exacerbée que la France se trouve au début des
années 20, soit peu après la fin du conflit, engagée dans une nouvelle guerre,
contre le Rif, puis le Maroc, suite à la rédition d’Abd El Krim qui demandait
l’indépendance.
Cette guerre engendre un
mouvement de protestation, notamment animé par le PCF. Il prend différentes
formes : déclarations, manifestes, tracts… auxquels contribuent grandement
les surréalistes. Aragon, ainsi que l’ensemble du groupe, dénonce et condamne
la colonisation et les guerres menées en son nom. Les revues La Révolution surréaliste, organe du
groupe, puis Le Surréalisme au service de
la Révolution, consacrent de nombreux articles à la question. Ils dénoncent
la réalité coloniale, en mettant fin au mythe qui repose sur une prétendue
œuvre de civilisation, d’humanisation et de pacification, en relatant les
massacres perpétrés, l’exploitation des colonisés et l’enrichissement des colons
que leur œuvre suppose. Les surréalistes mettent en avant l’idée que la
colonisation repose sur des volontés militaires, politiques et financière. Le
groupe en appelle au réveil de ces peuples et à leur soulèvement.
Il ne faut pas perdre de vue
que le surréalisme est un mouvement subversif. Aussi la contestation prend-elle
des allures de provocation. Plus qu’une critique ou une dénonciation, les
membres de groupe en appellent à la destruction de la civilisation occidentale,
en l’invasion des barbares de l’Orient. C’est ainsi que dans une « Lettre
aux écoles du Bouddha » les surréalistes déclarent que « L’Europe
logique écrase l’esprit sans fin entre les marteaux de deux termes, elle ouvre
et referme l’esprit. Mais maintenant l’étranglement est à son comble, il y a
trop longtemps que nous pâtissons sous le harnais. L’esprit est plus grand que
l’esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples. […] venez jeter bas nos
maisons. » (La Révolution
surréaliste 3, 15 avril 1925, p.22). Dans ce même numéro paraît une
« Adresse au Dalaï-Lama », dans laquelle les surréalistes se
déclarent ses « très très fidèles serviteurs » et lui demandent ses « lumières ».
Enfin, dans une conférence prononcée à Madrid, le 18 avril 1925, Aragon réclame
la ruine de la civilisation occidentale :
« Nous aurons raison de tout. Et d’abord nous
ruinerons cette civilisation qui vous est chère, où vous êtes moulés comme des
fossiles dans le schiste. Monde occidental, tu es condamné à mort. Nous sommes
les défaitistes de l’Europe, prenez garde, ou plutôt non : riez encore.
Nous pactiserons avec tous vos ennemis, nous avons déjà signé avec ce démon le
Rêve, le parchemin scellé de notre sang et de celui des pavots. Nous nous
liguerons avec les grands réservoirs de l’irréel. Que l’Orient, votre terreur,
enfin, à notre voix réponde. Nous réveillerons partout les germes de la
confusion et du malaise. Nous sommes les agitateurs de l’esprit. […] Juifs,
sortez des ghettos […] Bouge, Inde aux milles bras, grand Brahma légendaire. A
toi, Egypte […] Soulève-toi, monde […] Riez bien. Nous sommes ceux-là qui
donneront toujours la main à l’ennemi. » (Louis Aragon, « Fragments
d’une conférence », parus dans La
Révolution surréaliste 4, juillet 1925, p.25.)
Derrière ces propos, il s’agit pour Aragon et les surréalistes
de montrer que les peuples colonisés ne sont pas des sous-hommes et qu’ils ont
la leçon à nous faire en matière d’art, la plus haute activité de l’Homme.
Le surréalisme est marqué
par un certain primitivisme. Les membres du groupe ont des collections
personnelles d’objets et d’œuvres d’art primitif. Cet attrait remonte à
l’époque Dada. Tzara estimait que « l’art tribal vaut comme exemple
primordial de la créativité humaine ». Ce retour au primitif constitue un
rejet des canons classiques et un appel aux sources de l’art et de la création,
non contaminés par l’usage desséché que les occidentaux font de la raison. Les
surréalistes souhaitent un retour à la spontanéité, à l’automatisme, au rêve.
Il faut libérer l’Homme.
Afin de mettre
en valeur cet art, et toujours dans un esprit de subversion, les surréalistes
organisent dès les années 20 des expositions d’œuvres et d’objets d’art
d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. Ils sont, en fait, conscients que face à
l’idéologie dominante largement favorable à la colonisation, les discours ne
convainquaient que les convaincus. Il leur fallait ainsi mettre au point des
actions plus concrètes, comme des expositions. Cette idée se trouve à l’origine
de la contre-exposition à l’Exposition coloniale ouverte à Vincennes en 1931.
L’Exposition de Vincennes répond à une logique de
propagande entretenue par les journaux, cartes postales, et autres manuels
scolaires… qui a pour but de démontrer la supériorité de l’Homme blanc et le
bien fondé de la colonisation. L’Exposition a attiré environ 3 millions de
spectateurs. Elle repose, entre autre, sur une mise en scène de noirs dans des
villages indigènes reconstitués, accompagnée de panneaux opposant barbarie et
civilisation, liberté et esclavage, religion et fétichisme… et de discours
laudatifs.
Les surréalistes réagissent
tout d’abord en rédigeant un tract « Ne visitez pas l’exposition
coloniale ».
« […] l’opinion mondiale s’est émue en vain du
sort des deux condamnés à mort Sacco et Vanzetti. Tao (étudiant communiste
indochinois), livré à l’arbitraire de la justice militaire et de la justice des
mandarins, nous n’avons plus aucune garantie de sa vie. Ce joli lever de rideau
était celui qu’il fallait, en 1931, à l’exposition de Vincennes.
[…]
Les pionniers de la défense nationale en régime capitaliste, l’immonde Boncour
en tête, peuvent êtres fiers du Luna-park de Vincennes. Tous ceux qui se
refusent à être à jamais les défenseurs des parties bourgeoises sauront opposer
à leur goût des fêtes et de l’exploitation l’attitude de Lénine qui, le premier
au début de ce siècle, a reconnu dans les peuples coloniaux les alliés du
prolétariat mondial. Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en
exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des
généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du
Maroc, de l’Afrique centrale. »
Dans ce tract ils accusent également la bourgeoisie d’être
la complice de ces entreprises en invoquant le concept de « grande
France », qu’ils qualifient « d’escroquerie ».
Les surréalistes ont à cœur
de démontrer que l’Exposition est le symbole du « massacre
organisé », et que la France est
un oppresseur. De nombreux articles paraissent dans Le Surréalisme au service de la Révolution que nous ne pouvons,
ici, tous citer.
Les surréalistes publient un
second manifeste en juillet 31, « Premier bilan de l’exposition
coloniale » et organisent une contre-exposition, 8 avenue Mathurin-Moreau
à Paris. Aragon en est à l’origine. Il s’est entendu avec la CGTU et a obtenu
le « pavillon soviétique », ancien pavillon de l’URSS lors de
l’exposition des arts décoratifs en 1925, offert à la maison des syndicats et
transporté des bords de la Seine à la Place Mathurin-Moreau, dans la cour de la
maison des syndicats. Cette contre-exposition a été réalisée à partir de
collections particulières (d’Aragon, de ses amis surréalistes et de
collectionneurs parisiens) de sculptures d’Océanie et d’Amérique. Elle repose
en grande partie sur des tracts, des caricatures, des témoignages…
L’Afrique équatoriale est
représentée par une caricature montrant le génocide des Noirs dans le chemin de
fer de Brazzaville-océan. Un blanc, vêtu de blanc, cravache un noir et le
regarde chuter dans un ravin.
Le panneau de l’Afrique du
Nord représente le centenaire de la conquête de l’Afrique. En sous-titre
figure : « Cent ans de bienfaits ». S’ajoutent des icônes
représentant l’Algérie en 1830 subissant l’intrusion de l’Occident, et celle de
1931, complètement militarisée et détruite. Un texte relate également les
tragédies marocaines et tunisiennes, en insistant sur le scandale financier,
les expropriations des autochtones, l’obscurantisme et la répression, propres
au système colonial.
Il y a bien d’autres stands
que nous ne pouvons tous détailler. Il convient néanmoins de dire que la
contre-exposition a pour ambition de résumer la situation coloniale et de
discréditer la mystification. Les surréalistes dénoncent notamment le
« brigandage » colonial, le travail forcé et la complicité de la
bourgeoisie. La contre-exposition repose sur deux principes : la
démythification de la colonisation et la mise en valeur de l’art et des
cultures primitives.
L'anticolonialisme dont font preuve les surréalistes va
de paire avec un antipatriotisme et un antimilitarisme virulents, ainsi qu’une
critique de la religion.[i]
Nous pouvons alors citer les dernières lignes du Traité de style
d’Aragon..
« […] je tiens pour un immonde abus ce droit que le
gouvernement et la justice s’arrogent en France de nos jours d’interdire à ceux
qui détestent l’armée le droit d’exprimer par écrit, avec les commentaires qui
leur plaisent, le dégoût qu’ils ont d’une institution révoltante, contre
laquelle toute entreprise est humainement légitime, tout attentat
recommandable. […] J’appartiens à, dit-on, la classe 1917. Je dis ici, et
peut-être ai-je l’ambition, et certainement j’ai l’ambition de provoquer par
ces paroles une émulation violente chez ceux que l’on appelle sous les
drapeaux, je dis ici que je ne porterai plus jamais l’uniforme français, la
livrée qu’on m’a jetée il y a onze ans
sur les épaules, je ne serai plus le larbin des officiers, je refuse de saluer
ces brutes et leurs insignes, leurs chapeaux de Gessler tricolores. Il paraît
que […] n’importe quel officier ou sous-officier, n’importe quel crétin payé
pour marcher au pas, a désormais le droit de m’arrêter dans la rue. Ce n’était
pas assez des agents. Et comme eux ils sont désormais assermentés. Ils ont, ces
matières fécales, une parole qui fait loi. Ah l’agriculture ne manquera pas de
vaches. Eh bien […] j’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette
place, de dire que, très consciemment, je conchie l’armée française dans sa
totalité. »[ii]
Nous pouvons également
rappeler l’incident de la Closerie des Lilas, en 1925. Le banquet donné en
l’honneur de Saint-Pol Roux dégénère en incidents violents. D’une fenêtre
Aragon interpelle la foule en s’écriant : « Vive l’Allemagne. Vivent
les Rifains ! »
Nous voyons combien le
surréalisme est marqué par un caractère provocateur et subversif. Cependant
avec la contre-exposition de 1931, on constate une évolution qui va de paire
avec la politisation du mouvement. En effet, avec la guerre du Rif, nombreux
surréalistes, et en particulier Aragon, la tête la plus politique du groupe,
ont adhéré au PCF, seul parti contre la guerre.[iii]
Dans un contexte
largement favorable à la colonisation, le PCF mène seul la lutte, en opposition
avec la SFIO qui souhaite une gestion plus humaine des colonies. Le PCF réclame
dès 1925 l’évacuation des colonies.
Le 2 juillet 1925 Barbusse
lance un appel aux « travailleurs intellectuels » contre la guerre,
paru dans l’Humanité, « Oui ou
non condamnez-vous la guerre ? ». Cet appel sera signé par les
groupes Clarté, Philosophies et quelques membres surréalistes. Il sera ensuite
repris dans Clarté le 15 juillet, où
il sera signé, cette fois, par l’ensemble du groupe.
La guerre du Rif engendre un
rapprochement entre les surréalistes et le PCF. Ces derniers adhèrent à la
lutte menée par le Parti, notamment contre la guerre, et se déclarent, dès
lors, solidaires du Comité central.
Aragon signe une réponse à
la question « Que pensez-vous de la guerre du Maroc ? » posée
par Barbusse le 2 juillet 1925 dans l’Humanité,
dans laquelle il fait remarquer l’inutilité d’une telle « enquête »
face à une politique favorable à la colonisation. Cependant il souligne son
impossibilité de se « dérober à une déclaration publique » et déclare
être indigné par l’hypocrisie française et « l’entreprise impérialiste
dont le Maroc est le théâtre ». Il condamne en outre toute idée qui
légitime une guerre. Enfin il s’oppose à l’idée de « peuples », y
compris au singulier.[iv]
En adhérant au PCF la
révolte surréaliste change progressivement de caractère, comme le souligne le
changement de nom de leur revue. La Révolution
surréaliste devient Le Surréalisme au
service de la Révolution. Le groupe met désormais son énergie au service de
la Révolution, celle du prolétariat. C’est ainsi que la question coloniale
n’est à aucun moment centrale dans leur réflexion, mais intègre une analyse
bien plus générale de la société et des impérialismes. Les communistes
s’occupent avant tout du prolétariat et de la lutte contre la bourgeoisie
capitaliste, son mode de vie et de pensée. Ainsi les révoltes anticoloniales,
telles que la révolte marocaine ou la révolution indochinoise, servent la cause
des opprimés de tous les pays. Lorsque l’on feuillette les articles des revues,
on se rend très vite compte de ce lien permanent.[v]
Tous comme les communistes,
Aragon et les surréalistes adhèrent aux thèses de Lénine, qui voit dans les
peuples colonisés les alliés du prolétariat. Dans « Du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes » Lénine invite les peuples à la lutte.
« Le prolétariat de la
nation dominante doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les
colonies et les peuples opprimés par la nation. »
« La suppression par la
révolution prolétarienne de la puissance coloniale de l’Europe renversera le
capitalisme européen. »
Il signe également L’Impérialisme stade suprême du capitalisme,
dans lequel il démontre, entre autre, que la Première guerre mondiale était une
guerre de « pillage », de « conquête » et de « partage
du monde », pour le « capitalisme financier ».
On peut dire que le PCF,
notamment grâce aux thèses de Lénine, amène un fondement idéologique à la
position des surréalistes. La lutte anticoloniale est une partie de la tâche à
accomplir. On retrouve cela de manière très concrète dans certains poèmes
d’Aragon du début des années 30, comme dans « Mars à Vincennes » :
« Au
service de l’Aéronautique/ à Chalais Meudon/ Vous n’avez qu’à demander le
capitaine/ Si je le connais ah pensez donc/ arrivez au moment de l’apéritif/ on
a beau faire tout se règle dans un verre/ Je veux à tout prix créer un service
de l’Armée/ pour notre entreprise/ On vient d’interdire l’Affaire Dreyfus au
Théâtre de l’Ambigu/ Et l’exposition coloniale/ Il pleut sur l’Exposition
coloniale/ […] L’anneau dans le nez de la religion catholique/ Les hosties de
la Défense nationale/ Fétiches fétiches on te brûle si tu fais/ la nique à des
hommes couverts de sabre et de dorures/ et l’outrage aux magistrats dans
l’exercice de leurs fonctions/ L’anneau dans le nez de la Troisième République/
l’enfantement obligatoire/ Il faut des soldats à la Patrie/ L’Exposition
coloniale /[…] Les bourreaux chamarrés parlent du ciel inaugural/ de la
grandeur de la France et des troupeaux des éléphants/ des navires des
pénitentiaires des pousse-pousse/ du riz où chante l’eau des travailleurs au
teint d’or/ des avantages réservés aux engagés volontaires/ de l’infanterie de
marine/ du paysage idéal de la Baie d’Along/ de la loyauté de l’indigénat
chandernagorique/ […] Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale.[vi]
On pense aussi à Front rouge (1931) et Aux Enfants
rouges (1933), dont on peut citer quelques vers :
« Un sixième de
la terre/ Appartient aux gens comme toi : / Les patrons n’y font plus la
loi./ Défends l’U.R.S.S., Jeune Prolétaire ! / Qu’à l’eau, soudards,
prêtres sanglants,/ Vous jettent les forces unies/ Des enfants noirs, jaunes et
blancs/ De la France et des Colonies !/ Enfants, on expédie en Chine/ Vos
grands frères pour y mourir./ Dites-leur de se souvenir/ Des enseignements de
Lénine. »
La lutte anticoloniale entre
dans une lutte qui la transcende.
Il est important de ne pas
séparer les années 20 et 30 dans cette question. Certes
le contexte de ces deux
décennies diffère quelque peu. Dans les années 20,
on sort d’une guerre. Dans
les années 30, on se prépare à une nouvelle. De
plus, les années 30 sont marquées
par la lutte contre le fascisme et le nazisme qui s’abat sur
l’Europe. La
question coloniale demeure secondaire. Les intellectuels se concentrent
davantage à l’Europe et à ce qu’ils appellent
« la défense de la
culture » et la sauvegarde des libertés.
D’où la naissance de l’AEAR
(Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires).
Toutefois il existe
un lien entre toutes ces préoccupations, qui tient, entre autre,
au fait que
l’AEAR, en 32 et 33 cohabitait avec la ligue
anti-impérialiste. On assiste ainsi à des actions
qui mêlent
ces différentes questions. Les intellectuels s’engagent
notamment pour ou
contre la guerre menée par l’Italie en Ethiopie en 1935.
Face à cette guerre
coloniale, Aragon rédige un premier texte dans Commune 25 alertant que le fascisme italien veut attaquer le
dernier peuple indépendant d’Afrique, avec des mensonges idéalistes de
civilisation. S’ensuit un manifeste « Pour la défense de l’Occident »
rédigé par des intellectuels favorables à l’entreprise italienne. (On parle du Manifeste des 64). Aragon décide alors
de riposter en rédigeant, à son tour, un manifeste, « Réponse aux
intellectuels fascistes », qu’il souhaite faire signer par plus de 64
personnes.[vii]
Conscient que son étiquette politique pourrait lui être défavorable, Aragon
rédige un texte qu’il confie à Jules Romain. Longtemps attribué à ce dernier,
ce texte a connu un immense succès.
Dans le même temps Aragon
salue les œuvres de Montherlant, Service
inutile, Célibataire et La Rose de
Sable. Il qualifie cette dernière de réquisitoire anticolonialiste.
Enfin dans Europe de décembre
1935, Aragon signe un texte, « Beautés de la guerre et leurs reflets dans
la littérature », dans lequel, entre autre, il dénonce la poésie fasciste
qui soutient la guerre en Ethiopie, et accuse cette poésie, notamment celle de
Marinetti, d’être au service du colonialisme. A cette poésie, il oppose celle
du prolétariat contre l’impérialisme.
Des années 20 aux années 30 la dénonciation reste la même. Elle se base sur
une démonstration de la réalité et de l’horreur coloniale, en vue de
démythifier la colonisation. On constate une évolution consécutive à la
politisation de la réflexion. Les actions se veulent de plus en plus concrètes,
à l’image de la contre-exposition de 31. Cela s’explique par le glissement de
l’idéalisme surréaliste au matérialisme dialectique que suppose le communisme.[viii]
L’ouvrage paru sous le titre Pour un
réalisme socialiste[ix], en
1935, en témoigne. Aragon y réclame le retour à la réalité, pour la
transformation de cette dernière. L’auteur a pris conscience du déterminisme
social. Il se détache de plus en plus du groupe, jusqu’à sa rupture en 1932,
qui marque son passage au réalisme socialiste.
Quoi qu’il en soit, la
réflexion sur le colonialisme n’est jamais première dans son œuvre. Durant les
années 20, Aragon, comme le reste des surréalistes, s’est penché sur la
sexualité, la psychanalyse, l’écriture automatique, sur les récits de Sade…
Dans les années 30, il s’est consacré en grande partie à la lutte du
prolétariat et à celle contre les fascismes, pour la défense de la culture.
On retrouve ce cheminement de la pensée d’Aragon, de la
révolte anarchiste surréaliste au matérialisme dialectique, dans le cycle
romanesque des années 30, « Le Monde réel ». Ce cycle nous montre
combien, en ce qui nous concerne, la question coloniale est inséparable d’une
lutte qui la dépasse.
Le « Monde
réel » se compose de plusieurs romans, Les
Cloches de Bâle (1934), Les Beaux
Quartiers (1936), Les Voyageurs de
l’impériale (rédigé en 38-39), Aurélien
(1944) et Les Communistes (1ère
version, 1950-51). Aujourd’hui nous allons nous intéresser aux Cloches de Bâle et aux Voyageurs.
Dans ces deux romans, par un
retour dans le passé et à travers de nombreux personnages, Aragon s’interroge
sur les circonstances historiques, politiques et industrielles qui ont mené à
l’horreur de la Première guerre, vers laquelle converge les deux romans, et
dont les causes ne sont autres que les rivalités coloniales de l’époque.
Dans Les Cloches de
Bâle,
la question coloniale est évoquée à de nombreuses
reprises, mais de
façon parsemée, afin d’évoquer les
événements qui ont conduit au conflit. Il
dénonce néanmoins la « vérité
sur les colonies », qui répondent à des
intérêts industriels, politiques et financiers. Le
personnage de Wisner est
intéressant à cet effet. Gros industriel dans
l’automobile, il a des intérêts
au Maroc et en Serbie, dans l’automobile, mais aussi dans les
mines et le
phosphate. Wisner est le représentant de l’industrie qui
profite des colonies
pour s’enrichir personnellement, en instaurant un rapport de
domination et
d’exploitation. Derrière un discours propre au mythe
colonial, qui repose sur
une prétendue œuvre de civilisation et de pacification, se
dégage l’horreur de
l’exploitation et du massacre. Il parle
« d’œuvre admirable », de
« transformation d’une région sauvage en
paradis terrestre »[x],
tandis que Brunel, un usurier, ami de Wisner, qui soutient pourtant et
contribue à l’entreprise française au
Maroc, évoque la vérité sur l’exploitation et le massacre, le rôle de l’armée,
des industries et des banques. (voir notamment sa rencontre avec Jaurès en fin
d’ouvrage)
A travers ces deux
personnages, Aragon met à mal ce qui fonde le mythe colonial. Il s’agit pour
lui de montrer que ce sont les intérêts financiers qui sont la base des
rivalités, responsables de la guerre, et que la guerre ou la paix se décide
selon de ces intérêts.
Ce n’est sans doute pas un
hasard si Aragon situe les entreprises de ces deux personnages en Serbie et au
Maroc. L’on sait bien que le Maroc est la cause d’une forte opposition
franco-allemande, et combien la Serbie a joué un rôle dans le déclenchement du
conflit.
Le cadre historique du récit
se fonde sur les rivalités coloniales jusqu’au déclenchement de la guerre.
Aragon relate notamment les crises de Fachoda et d’Agadir. Cependant, il
convient de noter que ce cadre ne s’élabore que par brèves allusions
successives, à la manière d’un arrière-plan. Loin d’être un décor, cet
arrière-plan prend une signification décisive. Il met en évidence les facteurs
déclencheurs du conflit. Chacune de ces allusions, de plus en plus resserrées
en fin d’ouvrage, a pour ambition de faire planer la menace et de dénoncer les
véritables enjeux des colonies et de la guerre. Aragon pointe du doigt les responsables,
les industriels, auxquels les politiques sont soumis. « les Wisner, les
Rockfeller, les de Wendel, les Finaly, les Krupp, les Poulitov, les Morgan, les
Joseph Quesnel s’agitent dans un monde supérieur, fermé aux foules, où se joue
le destin des foules » (p.435.) Il pointe également du doigt la
bourgeoisie qui se rend complice de ces entreprises et du massacre, soit par
intérêts, soit par fuite, comme Diane Brunel et la famille Nettencourt.
Mais dans ce roman Aragon
dépasse la seule question coloniale. Il étend son propos à une analyse beaucoup
plus générale de la société, au rapport entre oppressés et oppresseurs. Dans
cet ouvrage, il est davantage question de la lutte du prolétariat. Aragon
consacre plus de pages à la grève des horlogers de Cluses et à celle des Taxis
de 1911 qu'aux rivalités coloniales. Il parle également de l’anarchisme, du
syndicalisme et de la place de la femme dans la société. Pour autant les
colonies sont souvent évoquées sur fond de grève. Partout dans le monde des
ouvriers protestent et la grève des Taxis n’est pas si éloignée du problème
colonial. En effet le Consortium qui lutte contre les grévistes a des intérêts
au Maroc. De plus il emploie des anciens de la coloniale pour mater la
rébellion. Enfin le pétrole est acheté à Bakou, en Géorgie, annexée par la
Russie. Cela nous enseigne combien dans l’esprit d’Aragon toutes ces questions
sont mêlées. L’épilogue du roman, consacré au Congrès socialiste de Bâle en
1913, en est une parfaite illustration. Aragon expose comment les prolétaires
du monde tentent d’éteindre les flammes, notamment allumées dans les colonies,
qui menacent au loin.
On peut ajouter qu’à cette
réflexion se joint le sort des femmes, auquel le roman se consacre en partie.
L’oppression de la femme n’est pas très éloignée de celle des peuples colonisés
et du prolétariat. Tous sont victimes du mode de vie et de pensée de la
bourgeoisie. Catherine Simonidzé en est le symbole. Jeune géorgienne
bourgeoise, en rupture de bans, elle revendique la liberté de la femme et se
bat contre l’oppression. Elle prend part également à la révolte anticoloniale,
en soutenant le Japon contre la Russie, et participe à la grève des Taxis. Dans
l’esprit de Catherine la lutte des Japonais contre la Russie se situe sur le
même plan que la lutte des femmes. Il est clair que pour Aragon toutes ces
revendications sont inséparables. Et ce n’est certainement pas un hasard s’il
choisit de faire disparaître Catherine, socialiste inachevée, au profit de
Clara Zetkin, femme réelle, qui incarne la lutte des femmes contre toutes
formes d’oppression.
Les Cloches de Bâle reflètent bel et bien le mécanisme de la pensée d’Aragon. Il en va de
même pour Les Voyageurs, à ceci près
que dans ce dernier roman la démythification du colonialisme repose en grande
partie sur une ruine du voyage, de la fuite exotique, topos cher au mythe
colonial.
Dans Les Voyageurs
Aragon met en place le même arrière-plan historique et politique, à ceci près
qu’une grande partie de ce dernier est consacré à l’Affaire Dreyfus. Cela mis à
part, l’arrière-plan des Voyageurs
répond aux mêmes ambitions que celui des Cloches.
Dans ce roman nous assistons
également à une dénonciation de la réalité coloniale, notamment à travers les
propos de Pierre Mercadier, protagoniste principal, qui parle de
« massacre » de « maladie » au nom du « partage du
monde » pour des intérêts économiques. Aragon met à nouveau à mal le mythe
de la « grande France » et ruine tout idéal colonial.
Ce qui attire tout
particulièrement notre attention dans ce roman, c’est la démythification de
l’exotisme et de la fuite vers un lointain aux allures idéales, chers au mythe
colonial. On le trouve déjà quelque peu dans Les Cloches de Bâle à travers Catherine tentée par la fuite. Son
portrait a d’ailleurs des allures d’invitation au voyage, mais cette dernière
se trouve sapée en fin de roman, lorsque Aragon décide d’exclure le personnage.
Dans Les Voyageurs, la démythification de « l’ailleurs » se
trouve d’une part, dans le récit de l’Exposition universelle de 1889, qu’Aragon
qualifie d’exposition coloniale, d’autre part, dans l’itinéraire négatif du
personnage principal, Pierre Mercadier.
Les premières pages du roman
sont consacrées au récit de L’Exposition universelle. Cette dernière s’ouvre
sur une bigarrure de couleurs, de nations (Arabes, Anglais, Prussiens…) et de
fleurs, mais, très rapidement, elle prend des allures grotesques, devient
désagréable et étouffante. La foule, « poussiéreuse », sent la
« sueur » et le « rance ». Marquée par le leitmotiv de
Paulette, « Oh quelle horreur ! », l’Exposition se présente
comme une menace, qui va peser sur le reste du roman, et s’abattre en fin, avec
le déclenchement de la guerre. Elle est décrite comme un
« engrenage » entraînant sur une « pente » descendante
les « mille et une nations » venues du monde. Cette image nous
renvoie au titre de l’œuvre, Les
Voyageurs de l’impériale. Aragon, à travers Pierre compare la société à un
omnibus à impériale, destiné aux catastrophes, où les hommes du haut de
l’impériale ne peuvent contrôler la machine.
« C’est vers
cette issue horrible de la vie que nous sommes tous portés, inconscients du
mouvement qui l’anime, du mécanisme de la locomotion, par un immense omnibus
lui-même destiné aux catastrophes…. » (p.675.)[xi]
Ainsi derrière le côté
« foire » que perçoit Pierre, Aragon semble émettre l’idée que
l’Exposition n’est autre qu’un « immense bordel », à l’image d’une
société orgiaque, qui sombrera dans l’horreur du massacre. L’Exposition est
d’ailleurs marquée par la couleur rouge, la couleur du sang.[xii]
Il semble y avoir un écho
direct de l’ouverture à la fin du roman, comme pour signifier que de
l’Exposition à la Guerre, il n’y a qu’un pas. A l’image de la
« pente »[xiii]
répond la chute finale de la société dans la Guerre. Tout le roman suit un mouvement
ascendant puis descendant, tels les itinéraires de Pierre et de son fils
Pascal. Pierre après s’être enfui avec l’argent de la famille connaît le luxe
de la liberté et le plaisir du voyage, avant de revenir à Paris, ruiné et
pitoyable, pour achever sa vie, paralysé, dans les bras d’une prostituée. Sa
mort immonde et scatologique, symbole de la chute de son personnage, correspond
à l’entrée en guerre de la société. Quant à Pascal, enfant il grimpait sur les
collines à Sainteville pour voir l’autre côté du monde, qu’il découvre adulte,
dans la guerre.
« Il a donc grimpé toute sa vie vers cette crête d’où l’on
aperçoit l’autre côté des choses, qui est mort et massacre […] Il se retrouve
comme jadis au-dessus de Sainteville […] Voici l’autre côté de la vie, où tous
deviennent les jouets d’un vent terrible, et les ombres dansent très haut,
au-dessus des hommes, au-dessus des morts… » (p.736-737.)
A travers le récit de
l’Exposition, il s’agit pour Aragon de remettre en cause la mystique coloniale
qui repose, comme le rappelle l’Amiral Courtot de la Pause, ami de Paulette,
sur une œuvre de civilisation, sur « un ouvrage gigantesque de
pacification ».
Cette démythification est
étayée par l’itinéraire négatif de Pierre. Las de sa vie et de sa classe
sociale, déçu par le mariage, Pierre, négligeant les menaces qui pèsent sur le
monde, décide de fuir, emportant tout l’argent et laissant derrière lui femme
et enfants. Son périple long d’une dizaine d’années l’emmène vers le sud :
à Venise, puis Monte-Carlo, avant de partir de Brindisi pour l’Egypte, puis en
Turquie. Ce qui nous intéresse dans ce voyage c’est combien il n’est qu’une
suite de désillusions, une « aventure négative ».
Venise, première ville dans
laquelle il fait escale, est marquée par la misère, la laideur et le meurtre.
Pierre décrit cette cité « mauresque » comme une ville de
« coupe-gorge », de « marais » et de « noyés ».
L’une des premières images qui lui vient à l’esprit est celle d’un
« cercueil flottant ». L’artifice est rompu. La nourriture et le vin
y sont insupportables. La mer est fausse, les gondoles sont fausses et même
l’amour. Au-delà, l’île de Murano est encore plus misérable. Rien n’y est plus
« délabré » et plus « lépreux ». Murano est un lieu
sinistre. A ce stade déjà le mythe du voyage est bien entamé.
Monte-Carlo est une aventure
tout aussi négative, si bien que Pierre finit à nouveau par fuir. Il continue
son périple en Egypte, puis en Turquie, mais là, le lecteur est confronté à une
ellipse. On ne connaît, plus tard, de ces deux dernières destinations qu’une
carte postale envoyée à un ami, Meyer, et une hernie due à des efforts en
Turquie. Aragon sape ainsi toute idée du voyage, et par là même, toute idée
d’exotisme. En effet le départ de Pierre
est précédé d’un rêve de l’Afrique, qui prend des allures de menace,
se mêlant à des souvenirs de l’Exposition universelle. De la même manière
le rêve est caractérisé par la couleur sang et le sentiment d’oppression.
« Cette
nuit-là, Pierre Mercadier rêva de l’Afrique. Une terre si chaude, et si nue que
les chaussures mêmes se fendillaient à son contact. Pierre était habillé de
blanc, dans les rues mauresques où toutes sortes de difficultés l’empêchaient
d’avancer, particulièrement des marchands de fruits, avec des pastèques
saignantes, des ânes comme ceux qu’ils avaient vus jadis avec Paulette à
l’exposition de 89…. » (p.362.)
Aragon met à mal l’idée de
voyage, de fuite. Il s’agit pour lui de démontrer que le voyage envisagé comme
une fuite vers un lointain meilleur est une illusion. Le départ est vain, comme
le souligne les propos de Blaise, beau-frère de Pierre, qui disent
que partir pour partir, c’est parler pour ne rien dire. « Est-ce
qu’on part ? On se déplace, voilà tout ». (p.331.) Pierre le constate
pendant son voyage et le confirme à son retour. Il avoue avoir partout
rencontrer les mêmes gens, le même ennui, la même défaite. Ceci pourrait
expliquer l’ellipse concernant la suite du périple de Pierre. Il est inutile de
parler davantage du voyage. Ce qui importe, c’est le retour de Pierre. Ce
dernier revient dix ans après, pauvre et malade. Il meurt dans la solitude,
baignant dans une « horreur sans nom », sa hernie s’étant étranglée.
La ruine de la fuite et du voyage était déjà développée dans le Traité de style[xiv],
où Aragon écrivait :
« Le départ, on ne sait pour où, pourquoi ni
comment, mais le départ. D’où un grand goût pour les gares et les bagages, pour
les affiches des compagnies maritimes, etc. Pour les livres de voyage, et les
contes de M. Morand, etc. Chœur d’opéra qui chante : Partons, partons, sur
place. Assez de ce langage de fusil rouillé ! Verlaine. Par la même
occasion il faut se faire une idée des voyages, des gens qui croient que c’est
quelque chose de voyager. Aujourd’hui que la terre est quadrillée, bichonnée,
macadamisée, il y a encore des mecs à la mie de pain qui parlent avec un
sérieux vraiment papal d’être parti, comme le numéro un parlait de partir.
Changez de pays leur paraît dangereux. Et quand ça serait dangereux, qu’est-ce
que vous voulez que ça nous foute que vous risquiez vos tibias dans des
accidents de chemin de fer ? […] Ils se sont rebâtis un paradis virtuel,
qui niche quelque part en Afrique. […] Il
n’y a de paradis d’aucune espèce ! Allons évadez-vous, pour
voir. »
Dans Les Voyageurs, Pierre, tel un aventurier[xv]
décide de fuir pour prendre son destin en main. Mais il échoue. Lui qui rêvait
de bateaux et de mer, se compare en fin de roman à une chose jetée à la mer.
« J’ai varié comme un navire à la dérive, comme une chose jetée à la
mer. » (p.617.) Aragon nous montre que l’aventure est vaine, inutile et
même coupable. Dans sa fuite Pierre se rend responsable de la chute de la
société. Sombrant dans l’individualisme, il oublie l’Histoire, à laquelle il
aurait dû prendre part, pour laquelle il aurait dû jouer sa partie et tenter
d’en transformer le cours, afin d’éviter la guerre. Pierre fuit le monde en
crise au lieu de lutter. Aux yeux d’Aragon (et conformément au matérialisme
dialectique) l’individualisme est coupable.
Finalement, plus que le
voyage ou la fuite exotique, Aragon condamne la dérobade familiale, politique
et sociale. Ce ne sont pas les raisons de la rupture qu’il met en cause, mais
le choix de la fuite, plutôt que de l’action. Bien au-delà de l’exotisme
colonial et de la question coloniale elle-même, Aragon propose dans Les Voyageurs une réflexion sur la
société bourgeoise, sa vie et son mode de pensée, notamment l’individualisme,
auquel il oppose l’union et l’action.
La question coloniale est un
point indéniable dans le roman, mais elle reste somme toute qu’une partie de la
réflexion. Le roman se consacre davantage à de nombreux autres événements,
comme l’Affaire Dreyfus. Cela prouve à nouveau combien dans l’esprit d’Aragon
la lutte anticoloniale est inséparable d’une lutte qui la transcende.
Dans Les Cloches,
ainsi que dans Les Voyageurs nous
retrouvons tout le rapport d’Aragon au colonialisme que nous avons exposé, à
savoir une dénonciation, une critique, une démythification, qui intègrent une
réflexion bien plus générale.
Mais surtout il ne faut pas
perdre de vue qu’Aragon reste avant tout un romancier (de même qu’il a été un
immense poète). De nombreux passages en témoignent qui échappent au récit et se
suffisent à eux-mêmes, comme le passage de Boniface dans Les Voyageurs. Aragon ne conclut pas ses romans. Il n’y a pas de
thèse. Tout est à découvrir dans le dédale des métaphores. « La littérature est une éducation
indirecte », comme le disait Elsa Triolet.
Pour conclure nous souhaitons ne pas revenir sur ce qui
vient d’être dit, mais seulement ajouter que la réflexion anticoloniale est
présente au-delà des années 30, sans jamais devenir première. Dans son roman Les Communistes (1950-51) Aragon fait
allusion au sort des tirailleurs Sénégalais et à celui fratricide des
Marocains, déchirés pas l’Allemagne et la France qui les ont envoyés en
premières lignes de leurs armées. Plus tard on retrouvera le souvenir des
Marocains dans Blanche ou l’oubli
(1967). Dans bien d’autres textes Aragon parlera de paix et d’indépendance et
se placera contre la colonisation et l’exploitation. A Vienne en 1952, au Congrès des Peuples, il prononce un discours
dans lequel il parle de l’horreur coloniale, notamment à travers la situation
de la Corée, de l’Indochine et de l’Afrique du Nord, du sentiment de honte des
Français face à ces situations et de la légitimité des revendications de ces
pays. Enfin il en appelle à la paix. Le poème « Chant de la paix »
(in Les Yeux et la mémoire, 1954)
revient sur ce discours, ainsi que La Mise à mort (1965). Enfin dans Le Fou d’Elsa, écrit pendant la guerre d’Algérie, Aragon, qui
certes n’évoque pas le présent mais s’en inspire, met en valeur la culture
arabo-andalouse.
NOTES
[i]
La patrie, l’armée et la religion sont des valeurs chères à la bourgeoisie. Or
les surréalistes veulent faire table rase des valeurs de cette classe sociale.
Il est fort à parier que leur position anticoloniale soit une provocation
supplémentaire face à cette classe qu’ils jugent sévèrement. L’anticolonialisme
serait une forme d’exacerbation de leur antipatriotisme. En outre ils
considèrent la colonisation comme le résultat d’une entreprise politique,
militaire, religieuse et financière, dont la bourgeoisie se rend complice. La
question coloniale est alors inséparable d’une réflexion plus générale. Mais
nous reviendrons sur ce point. Enfin la critique de la religion et de la
colonisation était un ciment entre les membres du groupe, à l’heure où des
dissensions naissaient, notamment face au PCF.
[ii]
Louis Aragon, Le Traité de style,
Paris, Gallimard, « l’Imaginaire », 2000, p.234-236. (1 ère
édition en 1928)
[iii]
Aragon est tenté par le PCF dès 1921. Il y adhère en 1927.
[iv]
La réponse d’Aragon est parue dans Clarté
en 1925, suite à la réponse de l’appel lancé par Barbusse.
[v]
On peut à titre d’exemple citer un texte d’Aragon, « Le prolétariat de
l’esprit », paru dans Clarté en
novembre 1925.
[vi]
Louis Aragon, « Mars à Vincennes », Persécuté Persécuteur, 1931. Dans ce même recueil, voir également
« Un jour sans pain ».
[vii]
On retrouve ce texte dans L’Œuvre
poétique, vol. 6, p.398-404.
[viii]
Voir également, Aragon, « Le Surréalisme et le devenir
révolutionnaire », in SASDLR3,
1931, repris dans l’Œuvre poétique, vol.5.
[ix]
Louis Aragon, Pour un réalisme socialiste,
Paris, Denoël et Steele, 1935.
[x]
Louis Aragon, Les Cloches de Bâle,
Paris, Gallimard, « Folio », 2002, p.134-135. Toutes les citations
seront issues de cette édition.
[xi]
Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impérial,
Paris, Gallimard, « Folio », 2002. Toutes les citations feront
désormais référence à la présente édition.
[xii]
Il est fort à parier que la description que fait ici Aragon de l’Exposition de
89 soit inspirée de l’Exposition coloniale de 31 et de la contre-exposition.
[xiii]
Voir p.34. « … la sensation irrépressible qu’on entrait pour des heures
dans un engrenage de fatigue et d’émerveillement, qu’on allait rouler avec les
autres, sans pouvoir s’arrêter, sur cette pente, où déjà depuis le matin
s’étaient esquintés les visiteurs solitaires, les familles époustouflées, les
mille et nuit nations du monde accourues pour l’Exposition… ».
[xiv]
Louis Aragon, Op. cit., p.80-85.
[xv]
En grande part l’attitude de Pierre répond au topos de l’aventurier, comme le
goût du hasard, le discrédit de l’argent, le changement de nom. Pierre joue aux
casinos. Il tue symboliquement le professeur Mercadier, et Reine, qu’il
rencontre à Monte-Carlo, l’appelle Jhonny… Le mot « aventurier » est
d’ailleurs employé à plusieurs reprises dans le roman.
Voir également Patricia
Richard-Principalli, « Non veder, non sentir m’è gran ventura… », in Littératures, numéro 45, Toulouse, PU du
Mirail, automne 2001, p.195-214.
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