Jean-François Durand
Universite Paul Valéry , Montpellier III
Fragments d’Afrique
(Ernest
Psichari, 1906-1907)
Ernest Psichari (1883-1914), petit-fils de Renan par
sa mère Noémi, a laissé une oeuvre importante,
dans laquelle l’Afrique occupe une place essentielle. Malheureusement, comme le
note Frédérique Neau-Dufour dans sa récente biographie,
l’image de l’écrivain a été longtemps
déformée par des lectures unilatérales,
particulièrement celles du camp maurassien, qui n’ont
retenu d’une oeuvre complexe
et hétérogène que ce qui pouvait directement
servir à l’exaltation du
nationalisme français:
Alors que Péguy, récupéré et
déformé par la presse et la littérature réactionnaires de l’entre-deux-guerres,
a réussi à s’extirper de sa caricature grâce aux travaux de “L’ Amitié Charles
Péguy”, le petit fils de Renan n’a jamais bénéficié de ce retour aux sources.
Quand il est encore connu, Psichari reste le modèle statique et réactionnaire
forgé dans les années 1910. Dans une préface à L’Appel des armes, Mgr Le Roy écrit:
“La mémoire de Psichari ne lui appartient déjà plus -n’est-elle pas à la patrie
française et à l’Église catholique? Cette phrase est révélatrice du destin de
Psichari, dépossédé de sa propre histoire au profit d’un mythe qui a pris toute
la place du souvenir (p. 346-347).
Relire les récits africains, et
plus particulièrement Terres de soleil et de sommeil (Paris, Calmann-Lévy, 1908) est le plus sûr
moyen de combattre le mythe et de montrer à quel point (certes dans un contexte
colonial qui ne pouvait pas ne pas influencer sa pensée), Ernest Psichari
éprouve la fascination de cultures africaines dont il perçut, à l’égal de
Frobenius dont il est parfois si proche,
l’épaisseur symbolique, la richesse et la prodigieuse inventivité mythologique.
Ernest Psichari avait fait le choix, en février 1904, de s’engager dans l’armée
au terme de son service militaire. Il rejoindra très vite le 1er régiment
d’artillerie coloniale, à Lorient, où il savait pouvoir bénéficier de la
protection d’un ami fidèle, le commandant Lenfant, alors chef d’escadron. De
septembre 1906 à décembre 1907, Psichari suivra Lenfant au lac Tchad, dans le
cadre d’une Mission dans le Haut-Logone financée par la société de géographie.
L’itinéraire fut celui, classique à l’époque, qui le fit embarquer au port de
Bordeaux (le 26 avril 1906) à bord du paquebot Ville de Maranhao. C’est
en septembre 1906 que le navire arrivera à Matadi. Comme le rappelle Frédérique
Neau-Dufour dans sa biographie, la mission s’inscrivait dans un contexte de
fortes rivalités coloniales.
Il s’agissait de renforcer la présence française dans une région encore mal
connue, d’établir des cartes fiables, d’étudier la possibilité de voies de
communication fluviale. Alors que les frontières sont encore mal délimitées
entre le Moyen Congo français et le Cameroun allemand, il importe, certes, de
faire un travail scientifique rigoureux qui soit aussi au service de la
pénétration militaire et du renforcement (le plus loin possible) des zones
d’influence. Tel est l’arrière-plan géopolitique, et qui transparaît plusieurs
fois dans le texte, du récit de Psichari. Le bilan de la Mission sera très
positif. Frédérique Neau-Dufour cite un article du Petit-Journal (tiré alors à plus de 800000 exemplaires), où
on peut lire: “La Mission, répartie en trois colonnes, a relevé et reconnu les
vastes territoires situés entre le Logone, le parallèle de Laï, le Chari, le
Bahr-Sara et le nœud géographique des monts Yadé d’où sortent d’importantes
rivières du Centre africain”.
On peut imaginer l’exaltation d’un jeune homme de vingt-trois ans qui voyait
s’ouvrir devant lui de vastes espaces non cartographiés, avec une faune et une
flore dont le recensement n’en était lui aussi qu’à ses débuts. Plus
passionnante encore est la découverte des hommes, dans une Afrique intérieure
que l’Occident n’a encore que peu touchée, et qui, éloignée des grandes routes
commerciales et de la traite, a su préserver des identités puissantes, des
styles purs et cohérents. En effet, la grande aventure qui se dessine en
filigrane dans Terres de soleil et de sommeil est celle de la découverte d’autrui, en
dehors d’ailleurs de bien des stéréotypes convenus. Le récit de Psichari
insistera souvent sur cette dimension initiatique, à travers épreuves et périls
de toutes sortes. La Mission scientifique et militaire devient alors le
prétexte à un approfondissement de soi, d’autant plus exigeant (et
enthousiasmant) lorsque les repères habituels disparaissent. Au coeur du récit,
il y a l’expérience d’une altérité forte, dont le narrateur ne sort pas
indemne. Dès l’adresse au commandant Lenfant (datée du 17 février 1908) placée
en tête du récit, le maréchal des logis Psichari met l’accent sur ce qui sera,
à ses yeux, le noyau de l’aventure africaine: “Vous m’avez initié, mon
Commandant, à une vie nouvelle, la vie rude et primitive de l’Afrique” (185).
Le chapitre final, “L’Adieu aux Barbares”, et l’Epilogue, insistent eux aussi
sur la dimension “thérapeutique” de l’aventure, selon une topique bien connue
des récits de l’époque: “Nous venons ici pour faire un peu de bien à ces terres
maudites. Mais nous venons aussi pour nous faire du bien à nous-mêmes. Nous
voulons que la grande aventure serve à notre santé morale, à notre
perfectionnement” (278). Mais plus intéressantes que ces remarques qui relèvent
de la plus pure idéologie coloniale sont les notations de Psichari sur l’
“illusion de la force” -illusion nécessaire malgré tout, car “c’est la dernière
colonne des vieux temples, celle qu’il nous faut le plus jalousement garder”
(250). Psichari, hanté comme le fut toute son époque, alors que le romantisme
jetait ses derniers feux, par le thème de la décadence européenne, veut faire
de l’Afrique l’ultime recours -à usage des âmes fortes- contre l’omniprésente
entropie. Mais de quelle décadence s’agit-il? Tout au long de son œuvre Ernest
Psichari, peut-être dans le prolongement d’André Chevrillon qu’il avait lu et
fréquenté, la découvre dans le tarissement des énergies créatrices, dans
l’érosion de l’unité stylistique des grandes cultures, dans l’enlaidissement
industriel et l’assujettissement des corps, voués désormais au travail
mécanique, devenus esclaves de la grande “fatalité” industrielle et moderne que
Michelet avait magistralement analysée, dès 1846, dans Le Peuple. En ce
sens, avec, en arrière-plan, une puissante polémique “romantique” qui met en
accusation la mécanisation contemporaine des âmes et des corps, l’Afrique peut
apparaître comme une réserve de spontanéité et d’énergie. Le mythe
primitiviste, si vigoureux dans le récit de Psichari, trouve ici son origine,
de même que les incessantes allusions à la Grèce, cette adolescence du monde,
que la culture humaniste d’Ernest (dont le père, Jean, fut un remarquable
helléniste) rend comme naturelles sous sa plume. Toutefois, le récit d’Ernest
Psichari est particulièrement riche et révélateur lorsqu’il se heurte à des
difficultés, parfois insurmontables, au moment de décrire, de rendre
intelligible, une réalité africaine dont il pressent la profondeur et le
mystère. L’habillage humaniste relève alors de ce qu’on pourrait appeler une
rhétorique de la “domestication”. Il s’agit de situer dans une “maison” et une
humanité communes les êtres et les choses que l’on découvre, et qui semblent
parfois indéchiffrables. La comparaison savante apprivoise alors l’étrangeté
africaine: “Nous avons assisté à Dioumane à une scène de l’ Énéide. Nous
revenons ici, aux bords sereins du Logone, sur les bancs de l’école. Après un
détour assez curieux, nous retrouvons le Portique, et l’ hellénisme, derechef,
nous assiège” (197). Les enfants nus des bayas sont comparés aux “bambini du vieux Lucca della Robbia” (196). Plus
loin, le voyageur observe un laka qui marche silencieusement devant lui sur un
étroit sentier:
C’est ainsi que je me représente
Achille, et ce barbare est bien, je crois, l’idéal de la beauté grecque. Il est
tel que ces éphèbes figurés aux métopes du Parthénon, nerveux et simples dans
leurs attitudes juvéniles. Ainsi la beauté de la race -perdue chez nous- ici
s’est conservée intacte, témoignage de ce que nous étions peut-être avant les
vices de la décadence (214)
A l’apparition de Lamé, avec ses
murs bas “dominés par ces tourelles basses où s’entasse le mil nourricier”,
c’est cette fois-ci le Moyen Age qui sert de point de repère: “(...) elle
semblait un archaïque château fort, ou une de ces naïves villes d’ Orient qui
figurent sur les vieilles éditions des histoires du sire de Joinville (222).
Tous ces passages (il y en a des dizaines) proposent une véritable esthétisation de l’Afrique qui exorcise sa sauvagerie, sa
primitivité inquiétante. Ils créent aussi des effets de proximité, de
familiarité. Mais Psichari est parfaitement lucide sur ce qu’il peut y avoir de
trompeur dans cet art, à l’évidence excessivement littéraire, de la comparaison
et du rapprochement. Le danger et de tomber dans ce qu’il appelle, en une
formule d’accent très moderne, le latinomorphisme:
On traite volontiers les noirs de
grands enfants. Nous sommes victimes, dans nos relations avec tous ceux qui
n’ont pas la même couleur que nous, d’une illusion tenace, d’un erreur qui nous
est chère. Nous les voulons à notre image. Dans tout ce que nous leur
demandons, dans tout ce que nous leur donnons, nous les supposons à notre
image. C’est, si l’on peut dire d’une façon barbare, du latinomorphisme (194-195).
Les meilleurs passages de Terres
de soleil et de sommeil
s’efforceront de dépasser ce
latinomorphisme pour donner du noir un
aperçu davantage fidèle à ce qu’il y a en
lui de singulier, de spécifique. Le
“primitif”, chez Psichari, n’ a certes rien de
péjoratif. Il désigne plutôt
cette réalité surprenante, fraîche,
immédiate, qui s’impose au regard lorsque
celui-ci, comme dirait Péguy, se
“déshabitue”, et cesse de comprendre par
comparaison pour ne s’attacher qu’ à
l’évidence brute du réel. D’où la
nécessité de faire un effort “pour ne pas
compromettre, par des réminiscences,
la primitive beauté du spectacle” que donnent, par
exemple, des hommes courant
vers le fleuve, et que, par habitude et facilité culturelles,
l’on va comparer
à des “statues antiques” (197). Psichari ne
parviendra certes pas à se passer
de telles comparaisons qui donnent à son récit sa facture
lettrée et
discrètement antiquisante. Il a du moins le mérite de
comprendre que l’Afrique
est irréductible à ce type de rapprochements qui sont
autant de miroirs
déformants qui brouillent autant la réalité
découverte qu’ils la décrivent...
Psichari aspire donc, sans y parvenir, à un art de la
description qui, oublieux
de la comparaison, saisirait la réalité entière et
absolue des êtres. Mais il
faut, pour cela, laisser libre cours à l’intuition,
déshabituer le langage
lui-même, et, dans ce continent de l’oralité
qu’est l’Afrique, saisir une
réalité d’avant l’écrit, d’avant
l’imprimé, une réalité antérieure
à la
“raideur” de l’écrit comme le dira
Péguy dans un autre contexte:
Un regard, où parfois se concentre
toute une humanité, des propos insignifiants où tout à coup se révèlent des
hérédités obscures et complexes, suffisent à nous informer, à nous instruire de
choses que, chez la plupart des peuples civilisés, l’écriture a cachées, le
caractère d’imprimerie a déformées (199).
La vraie aventure, celle de la
découverte d’autrui, commence lorsque le narrateur parvient à comprendre
quelque chose de ces profondeurs et de ces intériorités, tournant momentanément
le dos à la Grèce pour se laisser saisir par une africanité originelle: des
rythmes, des silences, des regards, le style même d’une culture incarnée dans
un corps, dans une démarche. Le récit de Psichari n’est pas exempt de tels
moments intenses, parfois fulgurants, où l’on éprouve enfin une réalité
entière, intacte, sans qu’ il soit besoin de l’enfermer dans l’intelligibilité
illusoire des références culturelles humanistes.
Plusieurs très beaux passages du
récit de Psichari témoignent que la quête d’autrui est certainement le cœur de
l’initiation. A peine arrivé à Matadi, au fond de l’estuaire du Congo, le
narrateur comprend qu’il va se heurter partout à des résistances, à une
épaisseur qui rendent le réel presque aussi impénétrable que la forêt
tropicale. Presque tous les voyageurs de l’époque ont éprouvé un tel sentiment
d’étrangeté à l’approche d’un continent farouche qui fascine d’autant plus
qu’il demeure, dans ses intériorités profondes, très mal connu. Psichari
commence son récit par un aveu: “Je dois confesser que pendant le temps que je
passais en Afrique, le désordre de mes sensations fut extrême. Je n’arrivais
point dès le début à donner un sens à cette terre vénérable” (187). De telles
remarques relativisent d’emblée les
nombreux passages où se donne libre cours un imaginaire
néoclassique dont on
devine dès l’abord qu’il sera un habillage, un
ornement rassurant, bien plus
qu’un outil de compréhension de la réalité
nouvelle. Psichari constate aussi,
dès les premières lignes de son récit, la
“difficulté qu’il y a à se faire en
Afrique une âme africaine” (187). L’Afrique
n’est pas le continent de la
transparence et de l’Idylle, contrairement à ce que
pourrait laisser croire une
certaine topique exotique héritée du siècle des
Lumières. Les obstacles sont
nombreux: coutumes et rituels, liens claniques et tribaux, et surtout
les
langues, porteuses d’univers impénétrables à
qui ne les maîtrise pas. Renan et
Jean Psichari avaient -par leurs livres- convaincu très
tôt le jeune Ernest de
l’impérieuse nécessité d’habiter la
maison de la langue, en dehors de quoi
toutes les tentatives de compréhension mutuelle
s’avéreront vaines. Dès 1906,
Psichari s’attachera à réunir un vocabulaire
foulbé... Il apprendra aussi le
baya, et plus tard l’arabe. A l’évidence, la
curiosité scientifique aussi bien
que le désir de dialogue sont à l’origine de ces
apprentissages. De tels
exercices n’ont d’autre but que d’aider à
dépasser la “simplicité apparente” d’un
pays dont Psichari comprend qu’il ne se livrera pas facilement:
Je résolus de m’abandonner, sans
réfléchir, au charme, empli de mystère, de la brousse. La simplicité apparente
recèle là-bas une complexité profonde à laquelle, dans le début, on ne prend
pas garde. Les hommes sont divers, insaisissables dans leur âme profonde et
lointaine. Les paysages nous disent des choses nouvelles qu’il faut savoir
entendre. C’est sans hâte qu’il convient de pénétrer des intimités aussi neuves (187).
Cette obsession de comprendre
deviendra par la suite un véritable leitmotiv. Dans sa relation, Psichari ne
saurait se contenter de dépeindre le terrain, ni de relater ses états d’âme. Ce
qui l’attire le plus, ce sont les univers intéieurs des africains, les
subjectivités, ce qu’il appelle leur âme, leur manière d’être et de sentir:
“Pour nous, notre soin le plus constant et notre plus cher travail a été de
forcer le mystère de ces hommes, que, pendant de longs mois, nous avons appris
à aimer. Nous avons presque toujours échoué” (190). Aveu essentiel, qui en dit
long sur les ambitions et en même temps les limites du récit de Psichari, comme
si l’Afrique et les africains résistaient au regard extérieur, ne lui livraient
qu’une surface, protégeant et cachant toujours sa vérité intime, comme
le montrera bien plus tard Amadou Hampaté Bâ dans L’étrange destin de
Wangrin. Dans Terres de soleil et de sommeil ce
sont bien des “aperçus” du noir que
l’auteur nous livre: des approches fragmentaires, intuitives,
poétiques, au
rebours d’un savoir positiviste et anthropologique (celui qui
précisément
s’élaborait à l’époque dans les
études savantes) qui aspire à la totalisation.
Aperçus, en effet, comme le suggère cette remarque:
“Parfois, pourtant, d’un
geste, d’une attitude entrevue au détour d’un
chemin, de moins encore, nous
avons retiré d’utiles enseignements” (190). Le
récit littéraire est alors le
mieux à même de saisir des fragments d’Afrique,
d’en suggérer la saveur et
l’éclat, atteignant alors une plus grande
vérité que les prétentieuses
synthèses de la science universitaire. L’ influence de
Péguy est une fois de
plus évidente. Psichari est d’emblée convaincu
qu’il n’atteindra qu’une réalité
partielle, ce qui explique la modestie de son approche des hommes et
des choses.
En plein pays baya, il constate:
A deux jour de marche du village de
N’Gombo, où fut, si j’ose dire, ma première hypostase africaine, on rencontre
le gros centre de Bania, qui est en quelque manière la porte d’entrée du pays
baya. Mais il est difficile de dire ce qu’est le pays baya et d’en préciser les
limites. (...). Mais il y eut dans ce pays de si nombreux mouvements de races
et de peuples divers, des rencontres ethniques si curieuses, que la place des
tribus proprement bayas reste difficile
à préciser (190).
De tels passages sont
révélateurs du regard de Psichari qui s’efforce de ne pas imposer à la réalité
un cadre fixé d’avance et accepte au contraire, comme à la même époque Charles
Péguy dans les Cahiers de la quinzaine d’adhérer
aux sinuosités, aux épaisseurs, aux
“nodosités” d’un réel que l’on ne
pourra jamais réduire (à moins de l’appauvrir
jusqu’à la stérilité) à des lois
sociologiques... Psichari n’écrira donc jamais
une sociologie de l’Afrique et des africains, mais, selon le
“procédé d’art”
cher à son maître Péguy, il en esquissera la poétique.
L’ombre et le secret sont au cœur
de cette poétique africaine dont se souviendra peut-être Senghor dans ses
réflexions sur la négritude. Psichari constate par exemple que les bayas
mentent volontairement pour désorienter le regard curieux de l’étranger: “A cet
égard, les bayas font le désespoir des enquêteurs. Quand ils ne se taisent pas,
ils mentent par système et par parti pris. C’est peu de dire qu’ils mentent.
Cela tendrait à admettre qu’ils sont susceptibles dédire la vérité. Disons
plutôt qu’ils ignorent toute distinction entre le vrai et le faux” (198-199).
Mais le mensonge baya a un but très immédiat: il s’agit de protéger les rites,
les cérémonies secrètes, les pratiques les plus ancestrales qui sont le noyau
dur d’une identité. Psichari ne peut alors qu’admettre que, malgré son désir de
vivre avec eux et de les connaître (198), les bayas resteront toujours distants
et comme hors d’atteinte:
Derrière la simplicité de vie du
sauvage, derrière la rudesse apparente des mœurs, se cache une extrême
complication de sentiments, point du tout primitifs, mais rattachés, au
contraire, par des racines profondes, à tout un passé obscur et lointain (199).
C’est donc à l’occasion de
fêtes, de danses, observées parfois par le plus grand des hasards, que Psichari
aura le sentiment de comprendre quelque chose des profondeurs subjectives de
ces populations qu’il observe comme les vivants témoin d’une origine oubliée.
L’étrangeté se change alors en familiarité, en proximité, en fraternité même,
selon un mouvement - que l’on peut qualifier d’affectif - de rapprochement, de
recherche d’une communauté, qui caractérise tant de récits africains de
Psichari:
Quelques êtres, en dépit de cette
volonté du baya de défendre la solitude de son intérieur, venaient de se
livrer, de nous signaler cela même que nous cherchions si avidement,
c’est-à-dire le parfum particulier des âmes, et ce qui demeure en elles
d’essentiel et d’éternel. Combien ces hommes étaient près de nous! quelle
identité de l’amour et de l’amitié! Que leurs consciences nous sont connues et
familières ! (203).
Terres de soleil et de
sommeil sera aussi le récit de
l’amitié africaine à travers le personnage de Sama que Psichari a su dépeindre
avec une précision remarquable. Un chapitre entier lui est consacré, le
troisième, dans lequel Psichari va très loin dans la tentative de décrire une
individualité africaine, sans jamais tomber dans les stéréotypes du récit
colonial. Sama est un jeune baya dont Psichari s’ attachera les services, et à
qui le liera très vite une amitié amoureuse qui transparaît plusieurs fois dans
le texte:
C’est un enfant, Sama; comme sa
pose est gracieuse et délicate! Il est tout nu: son corps est mince, comme
celui des Adonis antiques. Sa face me plaît infiniment; il n’a pas le nez épaté
et la lèvre lippue, selon l’idée que l’on se fait des noirs en France. Il a
deux grands yeux énormes, toujours ouverts, presque immobiles. Je le regarde
longtemps; je voudrais épier tous ses gestes. C’est si peu un “sauvage”, et je
suis si loin de lui! Il est pour moi un mystère que jamais je ne
déchiffrerai... (206)
Psichari s’adresse d’ailleurs à
lui en baya, et ira jusqu’à transcrire dan cette langue certains courts
dialogues - il est vrai les plus dramatiques, lorsque Sama est prêt d’entrer en
agonie. Une question revient sans cesse dans le portrait ici esquissé: “Comment
connaître Sama?” (209), car Psichari comprend qu’il est facile de le décrire
dans son corps et ses gestes, ses attitudes extérieures, mais que en revanche
ses sentiments, ses réflexions, sa vie intérieure n’offrent presque aucune
prise. Reste alors à se contenter d’une extériorité plastique qui fige le sujet
dans sa beauté physique. Le jeune Sama devient à son tour un objet esthétique,
ce qui est une façon insidieuse de l’apprivoiser: “Sama est assis par terre.
Son corps est beau comme celui d’une statue” (209). Et comme une statue
antique, il semble ne pas avoir de regard : “Il a une tunique courte qui
lui descend jusqu’ à mi-cuisse, une ceinture en paille fine, les jambes et les
bras nus. C’ est une bête familière. On dirait que ses grands yeux n’ont pas de
regard. Ils ne me parlent pas et pourtant sont uniques” (209). Mais, à
l’évidence, malgré cette difficulté qu’éprouve Psichari à saisir une
intériorité, Sama, tout au long du récit, rayonne d’une éclatante
individualité. Psichari ne le confond pas avec les autres africains de sa
Mission, ni, bien sûr, avec les Lakas ou les Boums. Il donne de lui un portrait
discontinu, partiel, où il y a beaucoup de lacunes, souvent à travers d’infimes
détails qui parviennent, ajoutés les uns aux autres, à dessiner assez fermement
une singularité individuelle (une manière de rire et de jouer par exemple), en
même temps que se dégagent des traits culturels qui permettent de ne pas
confondre Sama, baya animiste, et, par exemple, un musulman foulbé. A travers
Sama, Psichari devine quelque chose de la vieille Afrique païenne et de son
rapport au monde, au temps, au corps :
Car le Baya n’est pas résigné et
fataliste comme le musulman; il veut jouir des biens de la vie; il a la passion de la vie et il jouit d’elle
intensément. Mais il ignore le temps et l’angoisse de sa fuite. Sama, petite
âme enveloppée, ami des mauvais jours, ton être me devient familier, comme un
objet auquel on s’accoutume. C’est le plaisir des yeux, la paix du cœur... (211)
Cette jouissance de l’instant
devient celle du narrateur lui-même qui peu à peu oublie le temps occidental
pour découvrir quelque chose -du moins le pense-t-il- de l’expérience des
africains, dans ce qu’elle a de plus irréductible: “On ne pense plus au but,
mais chaque heure éblouit” (211). Il est possible que quelques réminiscences
gidiennes viennent ici influencer la vision de Psichari. De tels passages
effacent subtilement les frontières artificiellement tracées entre l’homme noir
et l’homme blanc. Il est d’ailleurs significatif que Psichari en vienne aussi à
remettre en cause un lieu commun d’un certain discours colonial, pour lequel
l’Occident serait seul capable de créer de la nuance individuelle, de la
singularité, alors qu’en Afrique triompheraient les identités claniques et
tribales, comme si le type (pour
ne pas dire la race) l’emportait toujours sur les individualités. C’est
toujours à propos de Sama, dont il voit de plus en plus se dégager les traits
personnels, uniques, que Psichari constate:
C’est que je l’aimais bien cet
étrange et charmant Sama! quand on passe rapidement dans un pays noir, on a
tendance à croire que tous les hommes sont semblables; on n’imagine pas qu’il y
ait, parmi ces sauvages, des hommes bons et des hommes mauvais, des hommes gais
et des hommes tristes; on n’admet pas qu’ils puissent avoir des personnalités
marquées et originales (219).
C ‘est le portrait de Sama qui
permet de mieux comprendre l’existence de ces individualités africaines, toutes
particulières, et qui contribuent à donner aux pays découverts leur relief et
leur intense humanité: “Et quand on les connaît mieux, on s’aperçoit qu’on ne
les connaît pas du tout; on s’aperçoit que chaque être a sa nuance
particulière, que celui-ci ne ressemble pas à celui-là, et l’on est étonné de
cette confusion inattendue (219). La mort de Sama, en ce sens, est racontée sur
un ton tragique, comme la perte irrémédiable d’un individu unique. La seule
concession faite à l’ethnographie est dans le constat que les bayas soignent
peu leurs malades (224), même si leurs chants funèbres, par la suite, montrent
la vivacité de leurs émotions, scandées dans un “thrène exténuant et monotone”
(224) qui est celui de toutes les sociétés traditionnelles, et de la Grèce
elle-même. Dans la douleur, Psichari fait de nouveau l’expérience de la
communauté, et d’une ressemblance ancienne des cultures (dans la stylisation de
la plainte) qui en dit plus long que tous les commentaires sur l’identité
d’essence de l’humanité: “Ils l’aimaient donc, eux qui ne l’ont jamais soigné”
(224). Cette découverte de l’amour et de l’amitié, puis du tragique de la
séparation et de la mort dans les profondeurs d’une Afrique que l’on croyait
lointaine et définitivement étrangère, est sans doute la leçon magistrale du
récit de Psichari.
Il y a deux Afriques (au moins)
dans Terres de soleil et de sommeil,
l’Afrique animiste du pays baya, et l’Afrique musulmane. Psichari
évoquera en des pages splendides cet Islam noir qui par la suite fascinera tant
de voyageurs et d’historiens, par l’étrangeté de la greffe, par la singularité
des modes de vie et des religiosités qui en découle. Le chapitre IV du récit
raconte l’arrivée et le séjour à Binder, en pays Foulbé, sur les traces du
commandant Lenfant qui avait déjà décrit la ville dans un livre publié en 1905,
que Psichari cite longuement, La grande route du Tchad. Binder, certes,
par ses origines fabuleuses, se prête aux rêveries de l’auteur, et alimente un
certain romantisme africain dont Terres de soleil et de sommeil porte partout les traces. L’auteur confie
qu’il cherche surtout à Binder (comme l’avait fait Chevrillon en 1905 dans Un
crépuscule d’Islam que Psichari
avait lu), le “reflet d’un passé mort” (229), en même temps que “la joie de se
sentir, dans le présent même, rattaché à des temps antérieurs, même mystérieux
et voilés d’obscurité” (Ibid.) Ce désir
de vivre un autre temps, tantôt animiste, tantôt musulman, en tout cas
profondément africain dans son indifférence au futur et à toute forme
d’anticipation qui contrarierait la jouissance plénière de l’instant, est un
véritable leitmotiv du récit. En pays foulbé, plus qu’ailleurs, Psichari a le
sentiment d’approcher au plus près -aussi près que le peut un occidental- ce
temps cyclique, mythique, religieux, qui n’est pas celui des sociétés modernes,
fiévreuses et impatientes. Mais désormais l’individualité semble céder la place
à quelque chose de bien différent, dû à l’influence diffuse de l’Islam, une
sorte de détachement,
comme une préfiguration terrestre de l’éternité:
Les approches de Binder! C’est
presque l’entrée dans un monde nouveau... Au loin, on voit la ville toute grise
avec ses jardin baignés de soleil, ses murs bas, ses maisons toutes pareilles,
tableau d’une unité vraiment prfaite, en qui l’on sent une âme identique, une
âme grise, impersonnelle, répandue partout, une âme sans violence, infiniment
triste et harmonieuse. Pas une maison ne s’élève au-dessus des autres. Nul être
ici n’a voulu faire mieux que les autres et tous vivent la même vie, pastorale
et simple, et enfermée dans une foi mélancolique (230-231).
L’Islam a tellement pénétré le
pays foulbé qu’il a créé un style, puissant, unique, impérieux, qui façonne les
architectures comme les intériorités, et qui partout suggère l’humilité de
l’homme devant le Dieu infini, omnipotent et incommensurable à toutes les
représentations humaines. De cette disproportion, de la claire conscience de la
précarité individuelle devant un Infini que l’on ne peut atteindre que par la
prière, découle un comportement collectif, qui est, selon Psichari, l’ “âme
foulbé, l’âme silencieuse des Foulbés” (231). Le contraste est fort entre cette
Afrique-là et le pays baya, si peu métaphysique, si peu apte à l’appel d’une
quelconque transcendance, et heureux de jouir d’une terre païenne qui semble
faite pour combler les désirs de l’homme. Toutefois, l’ Islam des Foulbés n’a
rien non plus du fanatisme du nord. Il est fait de consentement et d’oubli,
sans rien de jihadiste, de violent, de tendu:
Si là-bas, vers le nord, l’islam
est fanatique, ici il est un rêve, un rêve perpétuel qui enveloppe toute la vie
et lui donne sa raison profonde. L’Islam n’est point une partie
des Foulbés, comme le catholicisme est une partie de nous mêmes. Il est la trame
de leur vie; il est eux-mêmes. Et tous sont pareils maintenant, tournés vers le
Prophète, anéantis dans sa lumière de mort, irradiée sur eux depuis des siècles
(...). Je sens la grande durée humaine, la grande durée toujours semblable à
elle-même, sans nul effort et indéfectible. Je sens une grande antiquité
humaine, dans le mouvement aboli et dans la stagnation paresseuse de la cité (232).
Il est donc prévisible que dans
la description du pays foulbé le portrait individuel s’efface au profit d’une
tentative -d’ailleurs réussie- de saisir des atmosphères collectives. A nouveau
l’individu se fond dans le type, comme le prouve cet intéressant tableau des
musulmans noirs, que le regard de Psichari perçoit dans leur essentielle
identité:
Sur la place, des hommes passent,
vêtus de longs boubous de laine blanche finement brodée. Ils sont tous
semblables, délicats et souples, aux gestes gracieux. Ils ont le nez court,
légèrement busqué, la bouche sinueuse et spirituelle, le regard caressant comme
celui des Sémites. Nulle ardeur de vivre n’est en eux, nulle tension d’âme ni
de pensée. On pense à ces belles races de lévriers, aux attitudes nobles, mais paresseuses (233).
Seul se détache avec quelque
couleur, dans ce tableau en demi-teintes volontairement adoucies, le jeune
Djibril: Psichari précise qu’ il connaît son nom (240), mais le portrait n’ira
pas au-delà de quelques notations générales, sans jamais atteindre la
profondeur et la richesse des pages consacrées à Sama. Faut-il en conclure que
l’Islam africain contrarie la libre éclosion de l’individualité? C’est ce que
suggèrent de nombreux passages du livre: à propos de la vie foulbé, Psichari
parle de la “simplicité d’un décor évangélique” (242); il note aussi que Binder
n’offre rien à voir, rien de spectaculaire en tout cas, car l’essentiel est
dans un indéfinissable rapport au monde, fait de sérénité et d’adhésion
heureuse à la vie. Tel est d’ailleurs le point de rencontre entre les
Afriques de Psichari, à l’opposé
d’un Occident dualiste, prométhéen, tendu sur lui-même et tourmenté. L’Afrique
enseigne un accord, une harmonie, qui peuvent conduire le voyageur à une
étonnante inculturation. Au terme de ses découverte, Psichari rêve en effet de
se faire une âme africaine par un détour singulier:
Au lieu que la nature soit une
cause de trouble et un prétexte à méditation métaphysique, tout notre but est
maintenant, comme il fut sans doute celui des premiers sauvages, de nous
accorder avec les choses naturelles, non en les divinisant, mais en y entrant
comme dans notre milieu naturel et familier (255).
Psichari ne parviendra jamais à
retrouver cet équilibre dont tout son récit exprime la nostalgie. Les fragments
d’Afrique qu’il nous livre, les esquisses de portrait dont il parsème son
récit, témoignent surtout d’une recherche de sens de la part d’un intellectuel
qui a vécu, au plus profond de lui-même, les inquiétudes et les aspirations
contradictoires d’une époque beaucoup plus incertaine d’elle-même que ne le
laissent entendre les discours idéologiques qui lui servirent souvent à
exorciser ses doutes. La modestie de l’approche, l’inachèvement du récit font
qu’aujourd’hui encore l’Afrique de Psichari peut parler à un lecteur moderne.
Les aperçus poétiques du noir
sont en effet les seuls qui parviennent à suggérer quelque chose de sa vérité.
Jean-François Durand, Professeur des Universités
(Montpellier III), est directeur de l’ axe francophonie-méditerranée du Centre d’étude du XXème siècle.
Directeur de la collection du Centre des écrivains du Sud (Edisud, Aix-en-Provence). A enseigné
quatorze ans en Afrique (Universités de Meknès, Fès, Dakar). Nombreux travaux
sur Jean Giono, Charles Péguy, François Mauriac. Direction d’ouvrages
collectifs: Un autre Senghor
(Montpellier, 1999), L’écriture et le sacré, Senghor, Césaire
-Terres de soleil et de sommeil, Paris,
Calmann-Lévy, 1908.
- L’appel
des armes, Paris, Oudin et Cie, 1913.
- Les
Voix qui crient dans le désert, Paris, Conard, 1920.
- Le
voyage du centurion , Paris, Conard, 1916.
- Lettres
du centurion , Paris, Conard, 1933.
Titres
repris dans Œuvres complètes, 3 volumes, Paris, Conard, 1948.
Les
références de Terres de soleil et de sommeil sont celles du tome I de cette dernière édition,
citation suivie de la page.
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