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Jean-François Durand
Universite Paul Valéry , Montpellier III

La tentation d’Ernest Psichari


Ce pays nous apprend le mépris des formes

sensibles, et voilà bien sa plus grande leçon.

      Les voix qui crient dans le désert (p. 215).

Relire l’oeuvre d’Ernest Psichari (1883-1914), depuis les premiers textes africains, contemporains de la Mission Lenfant, jusqu’au Voyage du centurion, c’est au fond parcourir, sur une dizaine d’années - parmi les plus cruciales et les plus dramatiques- un pan essentiel de l’histoire des intellectuels français, fils de la défaite[1] de Sedan, jusqu’à l’accomplissement tragique de 1914. On ne peut dissocier l’imaginaire saharien d’Ernest Psichari des tumultes de l’Histoire[2]. J’analyserai essentiellement, dans cette communication, un texte autobiographique, Les voix qui crient dans le désert[3], qui présente l’intérêt de raconter une initiation saharienne, à la faveur d’un changement d’affectation. Le jeune officier Psichari accompagne en effet le commissaire du gouvernement français en Mauritanie et quitte, avec la petite caravane, les “flots paisibles du Sénégal” (183) pour s’enfoncer dans les “immenses territoires” du pays maure. Deux Afrique, sur les rives du Sénégal, s’interpénètrent. Psichari va longuement raconter dans ses Carnets de route  et Terre de soleil et de sommeil  son expérience, enthousiaste, de l’Afrique noire, animiste ou musulmane. Dans ces pages trop peu connues, les notations documentaires s’accompagnent de demi-aveux, de confidences voilées. Le voyage africain était une sorte de guérison pour un jeune homme victime du nouveau mal du siècle, influencé par les courants littéraires de son époque: le schopenhauerisme esthétique, les raffinements du décadentisme et du symbolisme. Dans ces premiers récits africains, le jeune Psichari réagit de manière assez voisine de celle de Gide en 1897: il veut lui aussi “à nouveau toucher terre et poser simplement sur le sol un pied nu”[4], retrouver toute la couleur et l’intensité du monde sensible, vivre à nouveau un univers d’odeurs, de sensations, de lumières fauves. Les premiers récits africains donnent une sorte de perfection au mythe -pré-senghorien[5] et qui se retrouve chez Frobenius- d’une Afrique patrie de la sensation, comme une matrice chaleureuse et accueillante. Triomphe alors l’amour des singularités, des nuance impressionnistes, en même temps qu’un plaisir simple du corps et des rythmes physiques. Cette première Afrique qui éblouit Psichari semble accomplir la puissante volonté romantique de réhabilitation de la terre, aimée ici dans sa force et son allégresse païennes, confondue avec des réminiscences grecques et latines. Bien avant Senghor, Psichari réconcilie le pays Foulbé[6] et les odes pindariques, chante les corps rapides, les éphèbes noirs, les couleurs éclatantes et les parures des femmes.

 En Mauritanie, il est évident qu’une autre sensibilité va naître et se renforcer. La première étape de l’expédition de 1910 est le poste d’Aleg -droit et rectiligne- aux antipodes, pourrait-on dire, des formes circulaires et féminines des cases des villages noirs, sur l’autre rive du Sénégal. Le désert s’annonce par un premier dépouillement, par une première simplification  des lignes et des formes :

 Devant le mur d’enceinte, les tirailleurs sont rangés pour rendre les honneurs: tableau magnifique, dans sa pure simplicité, et qui, dès l’abord, nous donne la clef de l’Afrique. Nous apprenons que c’est à notre âme qu’elle parlera, plus qu’à nos sens, et nous voici engagés, par le pur symbole de ce qu’il y a de plus noble sous les cieux, dans la plus noble vie spirituelle   (p. 184 ).

 On est déjà loin, dès le début de ce récit, de l’expérience majeure des premiers écrits: fascination pour la splendeur de formes pleines et rayonnantes, imaginaire antiquisant qui découvrait, sous la luxuriance des formes du sensible, la trace ancienne d’une santé  oubliée, d’une force aussi, mais païenne, dans une sorte d’enchantement de la matière. L’Afrique saharienne est très tôt associée, dans l’imaginaire de Psichari, à une thématique de la tension et de la reconquête morale: “Il n’est pas en moi de volonté plus arrêtée, de plus ferme propos, que d’aller maintenant à travers le monde, tendu sur moi-même, décidé à me conquérir moi-même par la violence” (184). C’est par de telles expressions que Psichari exorcise toute une époque -et sa propre jeunesse: celle qui fit ses délices, au tournant de l’année 1900, de l’indétermination et du décentrement, comme le rappelle Romain Rolland dans le grand panorama qu’il dresse de ces années-là, au début de sa magistrale étude sur Charles Péguy[7]. Indétermination, décentrement, disponibilité, nomadisme qui, de Gide au jeune Rivière et au jeune Alain-Fournier, qui de Segalen au Claudel d’avant la conversion, esquissent les contours d’une sensibilité littéraire unique alors en Europe: amour de l’étrange et de l’étranger, qu’André Breton bien plus tard appellera xénophilie , méfiance à l’égard des familles, des appartenances et des identités trop fortement affirmées. Jamais littérature ne fut plus légère ni plus aventureuse. La réaction -violente- fut à la mesure de ces audaces esthétiques, définitivement brisées par le premier conflit mondial. Le Sahara de Psichari fait partie de ces réactions et de ces exorcismes dont il faut jalonner ici l’histoire complexe.

Histoire complexe, car tout se passe comme si, en quelques années, le jeune Psichari était passé du plaisir gidien, de la jouissance de l’infinie variabilité du monde sensible, du bonheur trouvé dans la “volubilité des phénomènes”, pour citer une belle formule des Nourritures terrestres[8], à un sentiment d’accablement et de tristesse :

 Tristesse du voyageur. Ainsi s’en va le voyageur à travers le monde des apparences. Jadis, il se plaisait à suivre des yeux la lente descente des vapeurs sous le soleil, ou la fuite des cirrus roses dans le ciel. Mais maintenant ce plaisir même l’accable. Que lui sont ces beaux prestiges du monde, alors que son cœur malade appelle avec ferveur ce qui ne peut se voir?  La confusion des campagnes de la terre, elle n’est plus que l’image de son propre désordre. Il voit, à chaque cercle de l’horizon franchi, des configurations, tous les contours du monde sensible, avec des lignes nettes en bordure. et puis, des teintes, douces ou violentes, sur ce visage. Mais c’est la voix immatérielle, la voix qui clame dans le désert qu’il appelle en sanglotant” (p. 255-256).

La “maladie” du cœur, plus qu’un lieu commun romantique, renvoie ici à une thématique augustinienne et pascalienne, à un deuil du monde et de soi que le récit de Psichari portera parfois à son paroxysme. Deuil et accablement qu’un certain “sublime” saharien, dans les lieux les plus désolés du Tagant par exemple, incite à confondre avec une véritable expérience de la déréliction et de l’acédie: ce dégoût du monde et de soi qui fait table rase pour préparer le retour à Dieu. Si, dans ses Carnets de route  ou dans Terres de soleil et de sommeil   Psichari inventoriait encore, avec le regard de l’exote, les richesses infinies du monde, ces mirabilia, ces “choses merveilleuses” qui attendent, d’étape en étape, l’officier colonial comme naguère le découvreur de la Renaissance, désormais la richesse du monde semble vaine et vide. Le Sahara devient peu à peu l’espace de plus en plus abstrait d’une expérience intérieure.

 Les richesses perdues

 Quelques-unes des plus belles pages des Voix qui crient dans le désert  s’efforcent de suggérer au lecteur ces “richesses perdues” qui désignent, analogiquement, un Occident antérieur, très en amont de la décadence moderne. C’est au cours de cette quête des univers intérieurs que la rencontre avec l’Islam devient possible même si, tout le récit le prouve, ce sera un rendez-vous manqué bien plus qu’un véritable dialogue. Nous sommes à la fois proche de Massignon (ou d’André Chevrillon)[9], grâce à de communes lectures renaniennes[10], mais Psichari ne cède pas, contrairement à tant d’autres partis d’une même révolte et d’un même sentiment d’échec[11], à la fascination de cette religion incandescente et entière, dont il dira qu’elle resta toujours à mi-chemin de la vérité. Plusieurs passages témoignent de cette ambiguïté fondamentale du regard de Psichari, qui mesure à la fois la profondeur religieuse d’une “grande race” (p. 201), mais en même temps la tient à distance. A ses yeux, les Maures sont des “rêveurs” (p. 201), plus que des fanatiques, et la puissance de leurs rêves va jusqu’à anéantir le monde sensible au profit d’une méditation verticale, tendue vers l’Eternel :

 Ces grandes facilités de méditations que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces et les employant à notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt, de reconquérir nos richesses perdues” (p. 201).

Ces richesses sont avant tout celles de la Mystique et de l’Idée (l’arrière-plan platonicien est évident) dont la tradition arabe a su préserver l’intelligence[12]. Psichari retrouvera, dans les types humains et les caractères, l’expression d’une culture qui -contrairement à l’ Occident des modernes- sait percer les apparences et discerner l’Invisible. Il fera ainsi un beau portrait d’un de ses compagnons de route, Mohammed Fadel Ould Mohammed Roulan : “Oh! le charmant esprit, cultivé et avide de culture, aimable et raffiné, fleur d’une très vieille civilisation, tout entière tournée vers l’intelligence pure” (p. 204). La langue arabe fait partie de ces richesses, alors que pour un occidental, le détour par le grec a désormais une dimension “archéologique”. L’arabe est “vertical”, comme le Dieu qu’il invoque, et il ouvre aussi toute la profondeur du temps. Mohammed Fadel initie le jeune Psichari à une langue savante, lettrée, à la diction incantatoire, faite pour scander le sacré, aux antipodes des langues utilitaires de l’Europe industrielle:

 D’autres fois, prenant un livre, il me faisait épeler sa langue, peut-être la plus belle de toute, plus riche, plus souple, plus nuancée encore que le grec. J’aimais à l’entendre lire les lignes mystérieuses, et, je me rappelle la joie qu’il y avait dans sa voix chaude qui modulait les phrases, les chantait presque  (p. 205).

 Une telle langue donne, pour reprendre une expression augustinienne de Psichari, le “goût de Dieu” (229). Dans sa vision du monde maure, qui , cependant, sera parfois des plus critiques[13], Psichari ne cessera de reconnaître cette profondeur religieuse d’une culture qui passe par une langue, par une grammaire et par une rhétorique, bien plus encore que par un mode de vie. Nous sommes bien loin de cette absence de transcendance véritable des univers animistes que Psichari, quelques années plus tôt, avait pu observer, non sans fascination là encore, en Afrique noire. Il qualifiait d’ailleurs de romantique[14] cette Afrique confondue avec le monde sensible, si peu métaphysique au fond, et dont les langues mêmes, contrairement à l’arabe, donnaient l’impression, par leur richesse dénotative, de se mêler sans aucune distance à la luxuriance des formes du visible. Au Sahara le rapport au monde (et la conscience linguistique même) deviennent classiques et tournent le dos à la “mobilité de la vie” (220). Plusieurs passages des Voix qui crient dans le désert  illustrent ce classicisme saharien qui est à la fois militaire et musulman, et dont la poétique implicite s’inscrit en faux contre un certain Orient[15] voluptueux et sauvage  (220): “Nous étions tous charmés, les Maures et moi, par la précision extrême des lignes, par l’harmonie parfaite de cette anse qui, succédant aux tristesses molles de la lagune, nous emplissait l’âme de paix et de bonheur” (316), écrit Psichari à l’approche de la côte dépouillée de la mer mauritanienne. Dans son imaginaire propre, Psichari immobilise l’espace pour en faire le presque parfait miroir de l’eternité. Et c’est bien dans cette resymbolisation du paysage, arraché à l’illusion “romantique” ou exotique, que s’effectue l’une des rencontres majeures avec l’Islam: rencontre sans conversion, cela va sans dire, et qui révèle à Psichari une vérité incomplète. Sur la route de Port-Etienne, une matinée particulièrement limpide semble alléger et immatérialiser le paysage, le rendre translucide. Or, le transport de la contemplation unit fraternellement l’officier français et son guide musulman, comme si tous deux avaient l’intuition -qui les rapproche- d’une vérité d’au-delà de toute figure :

 Nous assistions à une scène de la naissance du monde.

Comme je contemplais ce spectacle, Sidïa s’approcha de moi, et, faisant un  geste vers l’horizon, ému, transfiguré, il me dit :

- Dieu est grand !

Oh! comme ce mot me fit du bien. Je connaissais enfin que ma joie n’était pas la création d’un  touriste en quête de sensations, ou l’illusion d’un civilisé. Lui aussi, le petit barbare, il frémissait devant la beauté des choses et, devant le soleil qui se levait, nous étions, lui et moi, le même homme (314).

 Quelques pages plus loin, un “mot cruel” (319) du même Sidïa opposera le monde maure à l’Europe, ou plus exactement à l’Europe incroyante, en une formule qui blessera le jeune Psichari: “Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel” (318). Or, ce royaume du ciel, cette “richesse perdue”, seul un mouvement de pure violence peut le reconquérir. Tout au long de son récit, Psichari racontera une histoire tendue, parfois paroxystique: celle d’une âme qui s’arrache au monde sensible, qui se dépouille, et se retrouve dans des paysages grandioses et foudroyés: “Suis-je capable de ces longues méditations qui nous tirent violemment hors du monde sensible, et auprès desquelles la réalité devient une poussière fade et incolore ?” (319).

 L’effacement de la figure

 Étrange histoire, car elle suppose que pour atteindre ces rives contemplatives qui semblent données, comme sans effort, aux habitants du désert, l’occidental qu’est Psichari doive se soumettre à une contre-éducation, doivent prendre à rebours d’innombrables habitudes de l’esprit, doive cesser, en un mot, d’être moderne. Nombreux sont les aveux, dans ce livre, d’une ruine intérieure et morale: “J’ai souvent pensé, dans d’autres ruines, à ces ruines que sont nos âmes” (246); “Ma vie misérable, que je n’arrivais pas à ordonner, me faisait horreur...” (272). L’action n’est plus alors qu’un divertissement pascalien, qui détourne Psichari de voir sa vraie nature, sa condition, faite de mensonge et d’opacité :

 Mais qu’est-ce donc que le repos pour qui cherche à se fuir soi-même dans l’enivrement de l’espace, pour qui redoute par-dessus tout de se trouver face à face avec le bourbier de son âme, pour qui, enfin, ne s’arrêtera plus qu’il n’ait trouvé l’ordre parfait et la suave harmonie de la vérité (250).

 Que de passages, dans cette autobiographie spirituelle si proche parfois des Confessions  augustiniennes, qui témoignent à quel point, chez Psichari, l’ordre est nécessaire pour contenir l’angoisse, pour calmer une inquiétude métaphysique incessante. Des réminiscences de L’Enfer de Dante viennent même noircir le tableau d’une humanité désorbitée, errante, malade de son néant et de sa faiblesse: “Au lieu que nous, nous sommes lancés dans le monde, dans le péché. Inquiets, nous rôdons en cercle, à travers les champs de la terre, le regard oblique, la bouche amère” (251). Il y aurait certes un intéressant parallèle à tracer avec l’évolution de Maurice Barrès[16] qui, lui aussi, dut, à un certain moment de sa vie, colmater des brèches d’inquiétude, “reterritorialiser” un moi menacé de dispersion et de perte. Le discours nationaliste, dans ce qu’il a de plus évidemment thérapeutique, qui vient marteler et durcir la confession de Psichari, remplit parfaitement cette fonction identitaire: identifier et déterminer à nouveau ce qui se “disperd”, comme dirait Gide. Mais l’imaginaire saharien est non moins essentiel, crucial, dans cette tentative de reprise et de “reliaison” (dans l’acception freudienne de ce terme) d’une subjectivité éparse: le désert comme remède aux angoisses fin-de-siècle, pourrait-on dire. Dans l’imaginaire de Psichari, le désert dé-figure, désembourbe l’âme, engluée dans le monde sensible. Il resymbolise la nature, en même temps qu’il l’immatérialise dans des abstractions et des formes impeccables. C’est cette extraordinaire violence, cette violence du symbolique qui peut fournir une clef de lecture des textes sahariens de Psichari, dont on comprend très vite qu’ ils mettent en scène toute une série d’impasses psychiques: le refus du monde sensible trahit celui du corps lui-même, d’une affectivité perçue, selon un modèle stoïcien et chrétien, comme jetant le trouble dans l’âme, comme interdisant tout équilibre. Les passions jouent bien sûr leur rôle dans cette dramatisation  du rapport à soi, dont le texte porte partout les traces.

 L’initiation saharienne est indissociable d’un oubli: celui d’une terre trop terrienne, trop lourde et charnelle. Lentement, au fur et à mesure que les méharées s’enfoncent dans l’immensité monotone, passe, ou semble passer, la figure de ce monde :

 Nos étapes nous préparaient peu à peu à l’Adrar. Le 24, à Hassi el Argoub, je trouvai quelques textes d’Ouled Selmoun. Jusqu’au Ksar d’Oujeff, près d’Atar, nous ne devions plus rencontrer figure humaine. Déjà à El Argoub, la terre se fait si rude qu’elle ne saurait plus s’accorder avec la figure humaine. On n’y souffre plus que de hautes pensées, celles de la gloire, de la vertu, de la fierté. Et même, elles ne sont pas encore assez épurées. Il faudrait une musique, et venue du ciel plutôt que de la terre” (205).

 “Hautes pensées”, pensées “épurées”: ces expressions désignent bien l’aspiration au sublime - Peri Hupsous - en même temps qu’une rêverie classique qui exorcise la matière. Au Sahara, Psichari retrouve l’immensité de la plaine, chère à Péguy, où plus aucun accident ne distraie le regard de l’essentiel. Regard qui se concentre et se recentre, alors que la profusion des formes et des couleurs, ailleurs, le disperse. Dans l’“immensité prodigieuse” de la plaine (228), le ciel du Sahara semble irréaliser la terre :

 De grandes choses peuvent assurément se faire, par ce ciel-là. Son silence même nous presse. L’heure vespérale nous talonne. Elle nous enjoint de revenir en nous-même, je veux dire dans cette partie de nous même qui est le pur esprit et où nous retrouverons cela même qui n’est pas nous (...). Elle nous projette hors du temps, hors de l’espace, dans une région où l’expérience humaine apparaît misérable, et où pourtant ce que nous découvrons en nous est indiciblement beau (228).

Le Sahara dénude, poursuit la figure mais aussi bien l’ornement : “En arrivant à Labbé, j’ai vu une immense plaine blanche, poudrée de clartés, et que ne revêtait nulle parure” (232). Cette simple remarque distingue nettement l’esthétique classique du Psichari saharien, à la fois du romantime et de l’orientalisme. Dans Les voix qui crient dans le désert, il y a certes des traces d’Orient en Mauritanie même, mais c’est lorsque l’abondance et le luxe corrompent l’ascèse du désert. Chez Psichari, qui se souvient sans doute d’Ibn Khaldoun[17], le désert est bédouin. Il se méfie de la figure d’ornement et de toute rhétorique redondante. Les longues citations de Pascal[18] renforcent cette acuité janséniste d’un style qui poursuit l’équivoque et détruit les figures, ou du moins affirme cette intention dont l’écriture, certes, ne parviendra pas vraiment à tenir la promesse. Au fur et à mesure que Psichari s’avance “au seuil de Dieu”, son aversion pour la figure et l’ornement se renforcent, jusqu’à définir l’essentiel de son style et de sa spiritualité: “la vie dépouillée, immobilisée dans l’attente, dégagée de tout le sensible, même le sensible du cœur, voilà ce qui conviendrait ici” (233). Plusieurs fois, Psichari associe le monde sensible au tumulte des passions, aux désordres intérieurs[19] qu’il faut réduire et combattre, certainement pour les avoir jadis trop aimés:

que lui sont ces beaux prestige du monde, alors que son cœur malade appelle avec ferveur ce qui ne peut se voir? La confusion des campagnes de la terre, elle n’est plus que l’image de son propre désordre. Il voit, à chaque cercle de l’horizon franchi, des configurations, tous les contours du monde sensible, avec des lignes nettes en bordure. Et puis, des teintes, douces ou violentes, sur ce visage. Mais c’est la voix immatérielle, la voix qui clame dans le désert, qu’il appelle en sanglotant” (256).

 Au bout de ce mouvement d’épuration, de défiguration, il y a un paysage qui juxtapose les pierres, et qui ne triche pas. Paysage qui suggère une syntaxe, dessine une harmonie  (au sens étymologique de ce mot), et donc l’ordre sans jointure d’un temple: “Des pitons, des dunes, rien que des formes simples, mais tout cela sans raccords, sans jointures. Ah! ce pays-ci ne connaît guère l’art de ménager les transitions !” (301). Le refus des transitions, des subordinations, déshistoricise la langue elle-même et rend plus évident le face à face de l’homme et de Dieu. Cette difficulté à subordonner et à construire une syntaxe du temps correspond bien à l’idée que se fera Massignon du temps musulman: une poussière d’instants tendus vers l’éternité[20]. Ainsi, au cœur de l’expérience saharienne, plus rien ne protège de l’Absolu: ni la figure, ni l’Histoire, ni la diversité du monde sensible :

Rien ne nous soutient. Rien ne vient aider nos démarches. Abandonnées à nous-mêmes, nous crions: “Où sont les légendes, ô Terre? où sont les héros, et quelles sont les couronnes? Montre-nous quelque sentier qui nous mène quelque part, nous assure d’un but”. Mais les plaines des Maures n’ont pas de sentier, et nulle  fleur d’histoire n’y a poussé. Alors tout nous rejette dans le spirituel, et c’est le ciel qui nous donne le soutien que nous ne pouvons trouver sur la terre (302).

 
Par de telles remarques[21] Psichari parvient à  suggérer la force d’un sublime saharien, qu’il oppose aux tentations, ou plutôt aux divertissements, de la fiction (303). C’est donc d’un Sahara antiromantique (et antiromanesque) qu’il s’agit, et profondémnt platonicien, comme le dit sans ambiguïté cette phrase: “Pendant des jours et des années, nous nous sommes baignés dans l’unité du monde” (303). Dans un passage étonnant, Psichari oppose deux mondes. Il y a d’abord celui de l’art et de la nature, et puis celui de la musique. Selon cette conception, l’art, sous ses formes les plus diverses, relève tout entier d’une Mimésis de la nature, alors que la musique désigne une surnature dans l’effacement de la figure. Il y a entre elle et  le monde sensible l’infinie distance des ordres pascaliens:

 La musique, à elle seule, est l’autre monde. Comment le nierait-on parmi ces beautés si épurées, si transcendantes du Sahara? Et pourtant, l’affreux silence de la mort y règne en maître -Oui, mais, déjà ici, nous commençons à nous lever au-dessus de l’ordre de la nature. Et par là, nous nous rapprochons de l’ordre de la musique. Ainsi le désert est-il presque une musique...  (216)

 Toute la poétique du désert, chez Psichari, tient dans ce “presque” qui fait du Sahara un espace intermédiaire, véritable “passage”[22] vers une “autre vie”: intuition ici-bas de l’infiniment autre. On aura compris que la tentation de Psichari est bien cet au-delà du langage, cet au-delà de toute représentation et de toute figuration, que la musique seule peut approcher sans trop le trahir, et sans se confondre avec lui. Le Sahara est le seuil de cet indicible, et c’est pourquoi le récit de Psichari raconte une progressive exténuation, voire extinction (fana ) de ce qui constitue, habituellement, l’aliment de toute littérature: les accidents et les hasards du réel, la diversité des formes, les anecdotes et les péripéties qui dramatisent le récit. Le catholique Psichari n’a peut-être jamais été aussi proche d’un Islam contemplatif dont il reconnaîtra volontiers la profondeur religieuse, mais qu’il rendra aussi responsable, selon une topique récurrente du récit colonial, de la stagnation de la culture arabe.

 


[1] Voir mon article, Péguy et Romain Rolland: les deux Allemagne , dans L’amitié Charles Péguy, n90, avril-juin 2000, p. 261 sq.

[2] Voir Michel Roux, Le désert de sable, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 28 sq.

[3] Voir le texte dans les Œuvres complètes de Ernest Psichari , tome II, Paris, éditions Lambert, 1948. Les citations (suivies de la page) renvoient à cette édition.

[4] André Gide, Les nourritures terrestres, Préface de l’édition de 1927, édition folio, 1997, p. 11.

[5] J’ai analysé cette “mythologie” senghorienne dans Un autre Senghor, Publications de l’Université de Montpellier, 1999.

[6] Il faut relire dans cette perspective les belles pages de Terres de soleil et de sommeil, dans Œuvres complètes  (op. cit.) tome II.

[7] Péguy, Albin Michel, 1944, tome I, p. 15-41.

[8] Op  cit., p. 32.

[9] Voir la réédition de son Crépuscule d’Islam  (Préface Jean-François Durand), Casablanca, éditions EDDIF, 1999.

[10] On ne saurait sous-estimer l’influence de son Histoire des langues sémitiques (1855).

[11] L’exemple le plus emblématique est celui de Léopold Weiss dont la conversion à l’Islam dut beaucoup au refus du “vide spirituel” causé par la “désagrégation” des valeurs européennes après 1914. L’autobiographie de Léopold Weiss, publiée sous le nom de Mohammed Asad, est en ce sens un document essentiel (traduction française Le chemin de La Mecque, Paris, Fayard, 1979.

[12] Après avoir cité les recherches de Coppolani sur la mystique musulmane et l’Islam des confréries, Psichari remarque: “On croit reconnaître ici les différentes stations de l’extase néo-platonicienne, telles que nous les décrivent les Ennéades” (p. 195).

[13] Le chapitre II des Voix qui crient dans le désert  est particulièrement révélateur de l’ambiguïté du regard de Psichari, qui reproche à l’Islam d’être une religion d’intellectuels, préférant, selon un précepte bien connu, l’ “encre des savants” au “sang des martyrs”: “Ici, nous touchons le point faible de l’islamisme, et surtout du plus pur de tous, celui des Maures. Nous apercevons l’émoussement de la pointe”, op. cit.,  p. 202.

[14] Carnets de route,  dans Œuvres complètes , tome I, p. 61-62.

[15] La littérature coloniale est coutumière de tels accents anti-orientalistes. La Préface de Louis Bertrand à son livre Jardin de la mort  (1904) est des plus significatives. Pour une bonne synthèse, voir l’article de Jean-Marc Moura “Littérature coloniale et exotisme. Examen d’une opposition de la théorie littéraire coloniale”, dans Regards sur les littératures coloniales , tome I, Paris, l’Harmattan, 1999 (dir. Jean-François Durand).

[16] L’inquiétude fut celle de toute une génération, jusqu’à Jacques Rivière et Alain-Fournier. Cf. Jean-François Durand, “Un chrétien face au nihilisme”, dans Jacques Rivière et ses contemporains, Bulletin des amis de Jacques rivière et d’Alain-Fournier, n92/93, 1999.

[17] Le chapitre II des Voix qui crient dans le désert  décrit très favorablement la simplicité des moeurs maures: “La simplicité des moeurs est grande, telle exactement que nous la décrit le vieil Ibn Khaldoun, quand il nous fait le tableau de la vie berbère. La vie rude des coureurs de brousse, la vie austère des contemplatifs, voilà les deux aspects de l’âme maure. Il ne nous éloignent pas tant de nous que l’on serait tenté de le penser” (p. 194). Psichari pense sans doute au tableau des moeurs bédouines que trace Ibn Khaldoun dans son Discours sur l’histoire universelle (Al-Muqaddima)., particulièrement dans le chapitre consacré à la “civilisation” bédouine (al-’umrân al-badawî).  Traduction française Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1978, tome I.

[18] Le chapitre XVI le cite plusieurs fois dans l’édition Havet, qui fut aussi celle qui accompagna Péguy dans sa conversion. A la fin du chapitre XIII, Psichari établit une intéressante comparaison entre le silence du désert et celui de Port-Royal : “C’était le silence qu’écoutait Pascal dans les nuits de Port-Royal, et c’est lui que parfois nous avons retrouvé dans les solitudes de l’Afrique. Nous connaissions, à ces moments-là, que c’était, hélas! la seule chose qui nous vint de Dieu” (p. 323).

[19] Théodore Monod recueillera, en 1923, des témoignages directs de ce tumulte des passions, et il reprochera à Psichari, dont il admire l’oeuvre, une  “discutable moralité” qu’il rapproche de celle d’Oscar Wilde, dans Maxence au désert, Actes-sud, 1995, p. 51.

[20] Article publié en 1952 dans Eranos Jahrbuch XX   et repris dans Parole donnée (Le Seuil, 1983). Massignon parlera d’une “perception discontinue du temps en “instants” (p. 320).

[21] On sait que, en 1911, Massignon brûla tous les poèmes qu’il avait composés au cours de son second séjour égyptien de 1910. Ce sera, selon lui, un geste  “ascétique” de renoncement, comme si la “création” pouvait détourner de l’expérience de Dieu, cf. Christian Destremeau et Jean Moncelon, Massignon, Paris, Plon, 1994, p. 87-88.

[22] Il faudrait comparer l’expérience de Psichari avec celle d’un autre grand classique de la mystique du désert, Massignon. La conversion de Massignon, en 1908, fut tout aussi violente. Elle exigea  elle aussi une sorte d’anéantissement du monde sensible: “J’avais tant aimé les formes que tout mon être près de mourir s’y accolait en désespéré...” Pour Massignon comme pour Psichari le désert est un “seuil”, mais aussi , pour reprendre un terme bien connu de la culture arabe, un “espace intermédiaire” (barzakh ) entre le monde et l’infigurable: “Avant Hama, mon baedeker à la main, assis à reculons près de la portière de gauche, j’examinais le paysage. Choc soudain, le 3ème après les 3 et 7 mai, d’un surnaturel que je reconnaissais maintenant: heurt d’un seuil, entrée dans l’irrémissible, l’inéluctable (comme la tente errante qu’on va planter s’immobilise au coup de maillet fixant le 4ème piquet”), cité par Christian Destremau et Jean Moncelon, Massignon,  p. 68 et 75.

                                                     
    
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