Jean-François Durand
Universite Paul Valéry , Montpellier III
Les Paysans noirs
de Robert Delavignette
Le colonial et le romancier
Comme
le souligne Bernard Mouralis dans son étude sur “Robert Delavignette
(1897-1976) et le projet d’une république franco-africaine”,
la Préface des Paysans noirs (1931) prend soin de prendre ses distances
avec tout un courant du roman colonial que l’on peut comparer aux récits
exotiques et orientalistes, si avides de reconnaître partout une humanité d’une
“essence différente”, pour reprendre une expression d’ André Chevrillon, au
retour de son premier voyage au Maroc, en 1905
. Cette différence, il arrive parfois même qu’on l’invente, et que l’on creuse
ainsi l’écart entre des aires culturelles et des traditions, que l’on souhaite
saisir dans leur splendide isolement et dans leurs formes inaltérées. Certes,
cet amour de l’étrangeté n’est pas le même chez tous, et n’entraîne pas les
mêmes conséquences philosophiques et politiques. Louis Bertrand, par exemple,
n’accentue les distances que pour justifier une vocation impériale qui se doit,
si elle veut s’inscrire dans la durée même de l’histoire, de refouler vers ses
confins l’autre inassimilable, ou le maintenir dans une sujétion craintive . Chevrillon et Pierre Loti (qui
l’inspira et qu’il inspira aussi),
préfèrent quant à eux goûter les saveurs de
l’étrange, en une jouissance
esthétique, au fond désintéressée, de la
“diversalité” du monde chère à
Segalen.
Dans le
contexte colonial, leur “regard altérifiant”
peut certes avoir des prolongements qu’ils n’avaient pas voulus, quand des
visées plus politiques s’emparent de l’idée de la singularité absolue des
cultures pour ne réserver l’universel qu’à l’une d’entre elles. Robert
Delavignette est quant à lui bien plus sensible aux “accords profonds qui sont
éveillés entre hommes de toute espèce par le jeu d’un effort commun”. Une telle phrase est particulièrement
révélatrice de l’idéologie coloniale, tendue vers la transformation historique
des sociétés, méfiante à l’égard de toute vision qui enfermerait celles-ci dans
une nature immuable. En ce sens, l’écrivain colonial pourra faire preuve, sur
le terrain, d’une information comparable à celle des meilleurs ethnographes :
mais il se gardera de toute nostalgie du fondamental, et de cette sorte de
mélancolie de l’anthropologue qui, comme Lévi-Strauss, exprime le sentiment
d’arriver trop tard, lorsque l’objet même de sa curiosité s’effrite sous ses
yeux. Trop tard car le savant avance, dans la plupart des cas, par des routes
déjà frayées par d’autres, des commerçants, des aventuriers, des missionnaires.
L’Occident est déjà là, même si c’est par un étroit sentier
. Bernard Mouralis résume, sur tous ces points, de manière très précise, la
position spécifique de Robert Delavignette :
“Delavignette
s’écarte de façon significative de l’attitude qui caractérise l’orientalisme
tel que l’a analysé Edward Saïd et que l’on retrouve, à bien des égards, dans
l’africanisme : création d’un objet d’étude spécifique, “frappé
d’altérité”, “passif” et “non participant” (Saïd, 1980 :116); (...);
crainte que le changement social et politique, dans le champ concerné,
aboutisse à “la destruction des barrières séparant l’Ouest de l’Est” (Saïd,
1980, 294) ou l’Europe de l’Afrique”.
Dès
les premières pages des Paysans noirs, Robert
Delavignette dresse le tableau d’un
monde en pleine transformation, et échappe ainsi au poncifs
“romantiques” des
écritures coloniales fascinées par l’apparente
immobilité des cultures
pré-industrielles. Le conflit, les oppositions
d’intérêts,
l’hétérogénéité
sociale du monde noir seront au centre du récit, sans aucune
concession au
spectaculaire facile que pourrait autoriser, par exemple, la
description de
l’animisme africain et des cérémonies rituelles.
Celles-ci, quand elles sont
dépeintes, interviennent toujours, à un moment
très précis, dans un jeu
complexe de rapports de force(s) que le narrateur excelle à
démêler. La société
rurale est encore évoquée, parfois, avec des traits
idylliques, surtout à la
fin du roman lorsque, sa tâche étant en partie accomplie,
le narrateur assiste
à la régénération du pays des Gouins,
à la véritable “résurrection”
d’une
vieille terre africaine jusqu’alors usée et
anémiée par un rude servage.
Certes,
de tels passages sont porteurs d’une leçon de politique coloniale évidente :
ils tendent à montrer que l’Administration coloniale peut aider au relèvement
de l’Afrique. Mais elle ne peut le faire en l’immobilisant dans ses cadres
anciens, en perpétuant ceux-ci, avec leurs injustices structurelles hostiles au
développement. La renaissance ne saurait donc être confondue avec un quelconque
fondamentalisme de l’authenticité africaine qui justifierait une sorte de
retour en amont : on est très loin de la tentation des origines qui touche
aujourd’hui des écrivains africains, parmi les meilleurs, et quelques grands
noms de la littérature antillaise soucieuse de refonder une mémoire par-delà la
césure de l’esclavage. Dans Les paysans
noirs, le narrateur intervient, activement, en “chef” parfaitement
conscient des buts qu’il veut atteindre, dans la structure sociale du pays
Gouin et Dioula. Il favorise certains groupes contre d’autres. Il n’hésite pas
à modifier les équilibres anciens, à rompre les liens d’allégeance, à provoquer
l’émancipation des captifs. Cette politique ne peut être réduite à la simple
application intelligente de l’adage “diviser pour régner”. Il s’agit plutôt de
réunir, dans un monde figé en castes et en rapports inégalitaires, les
conditions mêmes d’un développement rural à
la fois endogène et impulsé de l’extérieur,
par l’action de l’administrateur et l’introduction de la grande machine à
extraire l’huile d’arachide.
Le
constructivisme colonial sous-tend, certes, cette vision transformatrice de la
réalité économique africaine. Le primat de l’économique est bien réel dans ce
roman, mais la technique nouvelle n’est jamais pensée abstraitement. Elle est
étroitement imbriquée dans un milieu culturel dont le narrateur s’efforce de décrire
les moindres nuances. C’est cette capacité -très rare dans le roman colonial-
de saisir les liens d’une culture, ou plutôt des cultures (car le roman raconte
aussi la difficile coexistence des croyances de la vieille Afrique païenne et
de l’Islam dioula), et de transformations économiques de plus en plus
accélérées, qui fait encore aujourd’hui tout l’intérêt des Paysans noirs.
L’action
se situe en Afrique Occidentale Française, dans la campagne de Dioulasso ( dans
l’actuel Burkina-Fasso), sur un axe stratégique qui voit se croiser les grandes
routes qui redistribuent et réorientent l’ancien espace africain, celui des
vieilles pistes de l’échange et du commerce traditionnels dont on peut
d’ailleurs reconstituer l’antique maillage sous les cartes de l’Afrique
moderne.
La
route est certainement l’un des thèmes les plus insistants du roman. C’est elle
qui donne à la géographie coloniale son amplitude et sa profondeur. Elle
introduit en Afrique une autre temporalité, celle de la marchandise et de
l’échange, bien différente des lenteurs paysannes et des convois animaliers.
Elle unifie l’espace, et contribue à inscrire en lui les signes et les symboles
d’un autre pouvoir, qui n’est plus celui des anciennes chefferies. Elle
renforce cette impression carrée, géométrique, rectiligne qui se dégage de
l’espace aménagé par l’administration coloniale : “la prison, le camp des
gardes, les grands chaumes du trésorier et du commandant” (p. 11). Elle
rattache le petit canton de l’intérieur des terres à l’immensité d’un continent
que le roman, dans les moments où s’expriment les doutes du narrateur, présente
comme irréductible aux mesures et aux cadastres venus de France. Le chapitre I
entonne un véritable hymne à la route, signe éclatant, selon une topique
coloniale bien connue, celle de l’esprit “pionnier”, et que l’on retrouvera,
dans un contexte idéologique différent, chez Robert Randau ou Louis Bertrand,
des bouleversements que connaît l’Afrique au contact des techniques de l’Occident.
La route, en effet, bien avant le chemin de fer dont Les paysans noirs raconteront aussi, au chapitre IX, les débuts,
vient “désenclaver” les villages et les soukalas,
et apporte avec elle d’innombrables nouveautés. Elle est surtout le
commencement d’un processus au long cours dont le roman décrira l’une des
étapes : comme le constate le narrateur, ce processus tend à relier les
paysans de Nérigaba et d’ailleurs à l’“invisible engrenage du monde” p. 145).
La
vitesse, l’argent, le commerce, la productivité sont les marques les plus
visibles de cet engrenage, dont le roman ne semble pas mettre en cause la
légitimité. Il est évident que ce monde nouveau sera tôt ou tard amené à
contredire la temporalité paysanne de l’Afrique païenne qui dicte par ailleurs
la construction du roman en douze chapitres qui correspondent aux mois de
l’année. C’est une des richesses, et peut-être des ambiguïtés, du roman,
d’enclore ainsi dans une rythme saisonnier et quasi-liturgique l’histoire
(inachevée) d’une modernisation “révolutionnaire” (l’adjectif est du narrateur,
p. 53) de l’Afrique. Toutefois, cette modernisation ne va pas, dès le
début du roman, sans soulever un certain nombre de problèmes. Le narrateur émet
souvent des doutes sur l’efficacité même de son travail, sur la profondeur
réelle des transformations ici relatées. Il semble pressentir une certaine
résistance de l’espace, et à travers lui des cultures, à ce que l’on pourrait
appeler, au fond, la visée coloniale de rationalisation -et
d’occidentalisation de l’Afrique. Il y
a, constate le narrateur, la route de Dioulasso et la route de Tafiré, mais il
n’y a pas la route de France :
Non
loin passait la route.
Route
de sel vers le Nord, des kolas, vers le Sud, selon les vieux indigènes. Route
du Soudan, route de la Côte d’Ivoire, disaient autrefois les coloniaux qui
avaient de ces façons naturelles de se situer dans la vaste Afrique. C’était
maintenant la route de Dioulasso et la route de Tafiré, les villes voisines. A
force de camions et de trafic, l’énorme continent s’articulait de ville neuve
en ville neuve. Mais il n’y avait pas la route de France (p. 11-12).
Dans ce
texte, la pensée constructiviste est évidente, mais avec assez de nuances pour
insinuer que ces villes neuves qui naissent tout au long des grands axes
routiers ne sont pas une simple réplique des villes françaises. Il y a une
“africanité” spécifique, que le roman ne cessera de vouloir comprendre, aussi
bien dans sa tentative de description des hommes, des caractères, des
singularités de chaque ethnie et groupement humain que dans la saisie de la
nouvelle réalité que la grand route représente. Roman tourné vers l’avenir,
donc, et soucieux aussi d’accompagner une réalité en train de naître, de
deviner les comportements nouveaux que celle-ci va induire. Avec Les paysans noirs, Robert Delavignette
réussit le tour de force de concilier le récit ethnographique et la
prospective. Cela en dit long, d’ailleurs, sur l’attention portée aux
contrastes, aux contradictions, aux inconciliables du réel africain, aux
antipodes, une fois de plus, de tout rousseauisme romantisant. Dans ce roman,
les contrastes et les conflits donnent à la réalité décrite une épaisseur et
une densité au fond plutôt rares dans le roman colonial, qui ne parvient pas
toujours à observer, avec l’acuité qui fut celle de Delavignette, les points de
contact entre les modes de vie les plus immémoriaux et les techniques modernes.
Cette réalité africaine, telle que le roman la pénètre (ce verbe topique du
récit colonial convient parfaitement ici), avec un appétit remarquable de faits
concrets, de détails, qui introduisent partout du singulier, plus que de la
différence, est faite de conflits innombrables, d’oppositions séculaires,
d’équilibres instables -beaucoup moins figés que ne pourrait le croire un regard
pressé-, de constructions hybrides et étonnantes.
Les
nouveautés introduites par l’homme blanc interviennent dans un terrain qui est
loin d’offrir la compacité et l’homogénéité que le voyageur exotique croit
découvrir, à tort, dans le pays qu’il visite, et dont il oppose parfois la
soi-disant “organicité” à l’émiettement des sociétés occidentales . La colonisation ne fait que rendre
plus complexe encore une société dont elle modifie insensiblement les
composantes. Bien loin de reproduire en Afrique un modèle français, et d’y
plier, de gré ou de force, les comportements et les habitudes des populations
locales, elle donne naissance à une réalité nouvelle, historiquement inédite,
et qui ne s’appuie sur aucun précédent. On est on ne peut plus éloigné du mythe
impérial d’un Louis Bertrand, qui croit renouer, en Afrique du Nord, avec la
latinité classique. En pays Turka et Senofo, il faut créer les conditions
économiques de l’apparition d’une société de type nouveau, et pour laquelle le
narrateur a quelque difficulté à trouver un nom adéquat : il parlera, à
plusieurs reprises, de la contrée, du
pays (en une sorte d’anticipation
étonnante de certains textes de Glissant ou Chamoiseau) - terme qui est bien sûr à rapprocher
de celui de paysan, et qui a le
mérite de renvoyer aux choses les plus simples, celles qui enracinent les
hommes et les identifient, les travaux et les jours, les mariages, les
circoncisions, les rituels païens des religions de la terre, les accordailles,
les palabres, la lenteur des retours, le soir, par les pistes sinueuses. Le
colonial est l’homme, lui aussi, de ces adhésions simples et quotidiennes à une
réalité qui n’a rien d’exotique, qui n’est jamais étrangère, qui est proche et
commune, même dans ses aspérités et ses discordances. Le colonial apprivoise la
distance et la banalise. L’aventure n’est pas dans l’extraordinaire ou dans le
romanesque : elle est dans la compréhension et la transformation d’un réel
en lui-même assez fascinant pour qu’on se contente de le vivre sans avoir
besoin de le nimber de fantasmagories.
Plusieurs
passages expriment ce sentiment d’assister à
l’émergence d’une communauté
humaine tout à fait originale et qui n’est pas la simple
copie des sociétés
occidentales, pas plus d’ailleurs que l’imitation des
sociabilités villageoises
de l’Afrique profonde : “Quelle invisible main
réunissait des compagnons éprouvés
et divers? Quelle voix murmurait au-dessus des soirées le secret
de chacun, le
conte de sa vie, le changeait en aveu et puis en serment et le fondait
dans
l’histoire commune? Quel charme pénétrait la
besogne, la contrée et faisait de
tous, Européens et indigènes, les hommes d’une
belle rencontre?” (p.
100). C’est dans de tels passages que s’exprime sans doute
le mieux ce que l’on
pourrait appeler l’utopie coloniale : celle d’une
communauté, d’une
république -la chose commune- dont la réussite serait
justement d’échapper aux
schémas préétablis. En effet, le pays
“régénéré” se met à
vivre de sa vie
propre, et par sa vitalité et son exubérance, secoue les
limites étroites de ce
que le narrateur appelle ironiquement l’ “ordre
colonial”. Ce pays nouveau est
le fruit du “mélange” et il ne peut, en ce sens, que
décevoir le conservatisme
des Blancs comme des Noirs. Il bouscule les routines :
Oh,
l’ordre colonial régnait. Le commandement des indigènes paraissait plus facile
qu’au commencement mais renouvelé par ce mélange de Blancs et de Noirs, le pays
n’était pas ce que les uns et les autres eussent souhaité. Il puisait une santé
générale dans les malaises individuels. C’était le vrai commandant (p.
202).
Mais
avant de parvenir à un tel “mélange”, source
d’évolutions imprévisibles, de
surprises et de déconvenues, il a fallu que soit
bouleversé l’ordre ancien du
“pays”. C’est en grande partie ce que le roman
raconte, tout en mettant
l’accent sur l’initiation d’un jeune commandant qui a
beaucoup à apprendre,
âprement dit-il, d’une réalité africaine
perçue d’emblée à travers ses conflits
ancestraux. L’introduction d’une nouvelle machine, une
“huilerie d’arachide, montée
par la Compagnie Française de la Côte d’Ivoire, la
C.F.C.I.” (p. 13) va
soudain catalyser toutes les oppositions larvées, souterraines
que la
tradition, la coutume, ont plus ou moins pour tâche de masquer.
Ces oppositions
occupent une place essentielle dans le récit. Elles mettent aux
prises
l’administration coloniale et les maîtres anciens de la
terre, les Dioulas
musulmans, qui par un système efficace d’allégeance
et de dépendance,
maintiennent sous leur sujétion les serfs des tribus vaincues,
les Gouins,
entre autres. Les Dioulas incarnent par ailleurs une
légitimité religieuse liée
au texte écrit (le Coran), renforcée par le droit de
conquête et l’organisation
féodale de la propriété. Le jeune commandant ne
pourra que les affronter et
tenter de les affaiblir, et il entrera en conflit avec eux sur le
terrain même
de la chefferie. Les Gouins fétichistes incarnent quant à
eux une autre Afrique :
celle, paysanne, des religions de la terre, que, bien sûr, les
aristocrates
musulmans méprisent. L’huilerie d’arachide sera
l’occasion d’inciter les Gouins
à produire pour eux-mêmes, court-circuitant ainsi les
antiques liens de
dépendance. La technique favorise donc une émancipation
d’abord collective et
par la suite individuelle. Le récit montre admirablement comment
un
enrichissement - même relatif - desserre l’étau de
la tradition, autorise des
comportements nouveaux, chez les jeunes d’abord (ne serait-ce que
le désir
d’acheter des cigarettes), et crée ainsi une dynamique
sociale, peut-être
d’abord imperceptible, porteuse d’avenir. Toutefois, la
machine introduit aussi
dans la société traditionnelle une certaine
démesure. Elle est un élément
prométhéen, déstabilisateur, qui brise les rythmes
habituels et figés de la
vieille société paysanne. Comme les routes et les chemins
de fer, mais aussi
bien l’argent - qui remplace peu à peu le troc et rend
désuet l’usage des
cauris - elle marque le début d’une évolution que
Robert Delavignette, sans
être marxiste, décrit dans sa dimension essentiellement
économique. Du point de
vue africain, cette révolution est d’abord perçue
sous ses aspects négatifs :
Combien
faudrait-il de graines pur l’alimenter ? Les papiers administratifs
exigeaient six mille tonnes, ce qui signifiait en langage indigène “trop” de
charges, “trop” de têtes d’hommes, de femmes, d’enfants, plus de têtes que la
tête des métayers n’en concevait. et combien de coups de pioche pour labourer
les champs de cette machine! “Trop”!
“Trop” ! (p. 13)
Le
narrateur décrit ici, tout simplement, une résistance traditionnelle à la
modernisation comparable à celle que connut l’Europe aux débuts de l’ère
industrielle. Il faut en effet se
représenter l’ampleur des changements que peut signifier pour une société
enclavée, aux outils archaïques, peu susceptible d’innovation par le simple jeu
de ses forces endogènes, le choc soudain de techniques venues d’un monde
inconnu, ou mal connu, et qui sont les signes avant-coureurs de modifications
plus profondes encore : la monétarisation de l’économie rurale, un début
d’émancipation individuelle, une sensibilité tout à fait nouvelle, dans une
société de castes pour qui cela ne signifie rien, à des droits que l’on ne
formule pas encore de manière très élaborée. Le vieux monde Gouin et Dioula est
en train de craquer de toutes parts, et la colonisation, avec ses exigences
perçues comme exorbitantes (l’impôt par exemple), l’aménagement de l’espace qui
la caractérise, son projet de relier les intérieurs de l’Afrique au reste du
monde, ébranle les fondements mêmes d’un monde séculaire, avec ses
stratifications faussement vécues comme immuables. En ce sens, la colonisation
est révolutionnaire, mais comme toute révolution arrivera un jour où elle
échappera totalement à ceux qui l’ont initiée : le narrateur pressent que
le colonial lui-même ne pourra pas indéfiniment “commander” un pays qu’il aura
contribué à ressusciter. D’autres forces surgiront, d’autres équilibres,
d’autres alliances : telle sera la conséquence à long terme, un long terme
que l’on pressent toutefois, de cette entrée de l’Afrique paysanne dans la
“mondialité”. Les vraies révolutions sont des changements de rythme, de
nouvelles façons d’habiter l’espace : elles nourrissent aussi de
l’imprévu. Le colonial devine que son œuvre, tôt ou tard, lui échappera.
Le
narrateur réussit parfaitement à inscrire son récit dans des nœuds de
contradictions qu’il lui appartiendra, c’est sa mission la plus élémentaire, la
plus quotidienne, de démêler. Mais dérouler ainsi l’écheveau des alliances et
des rivalités est un métier passionnant, le plus réel et le plus concret des
métiers, qui enracine, tout autant que le travail des champs, dans le “pays”.
Lorsque le jeune commandant arrive dans ce “pays à histoires”, les conflits ont
été exacerbés par une tentative de meurtre perpétrée contre le vieux
commandant, l’administrateur de la subdivision de Nérigaba (p. 10). En
pays animiste, un tel événement prend très vite une dimension sacrale, car il
touche aux liens religieux et met en cause des “pouvoirs” et des “forces” qui,
s’ils expriment presque toujours des intérêts très concrets, ne peuvent être
dissociés d ‘une signification plus symbolique : le “pouvoir”, encore tout
nimbé d’une aura magique, est au centre des enjeux. Les maîtres Dioulas ne
veulent pas que le pays s’émancipe. L’administrateur est d’abord celui qui
introduit le trouble, un désordre dangereux, dans un système de domination sédimenté
dans la lenteur des sociétés paysannes et la permanence des voisinages et des
vassalités. Les ressorts de ce monde, les ressorts “usés”, comme dit le
narrateur, apparaîtront plus clairement à la faveur d’un acte qui met en jeu le
visible comme l’invisible :
L’inquiétude
cependant agitait les esprits. Du plat pays des Gouins aux montagnes des Turkas
la paix n’habitait plus les maisons des hommes. Ils sentaient sur eux quelque
mauvais sort. En vain les chefs feignaient l’impassibilité et les gens
l’ignorance. Le malheur couvait et il était double : les Blancs de
Nérigaba construisaient une machine, une usine extraordinaire. Et un forfait
empoisonnait toute la province. Le vieux commandant, en sa Résidence, la nuit,
avait été grièvement blessé (p. 8).
Lever
de rideau, donc, en plein drame, ce qui permettra de mieux exposer les rapports
entre les ethnies, entre villages et soukalas, les luttes d’influence, les
rivalités, les ambitions, qui seront autant d’éléments de ce jeu , de ce grand jeu, que le nouveau commandant va jouer sur le territoire
qu’il découvre. Jeu, certes, qui n’est pas gratuit, et qui s’inscrit toujours
dans un projet plus vaste, celui de cette république franco-africaine dont rêva
Delavignette, et qui apparaît en filigrane du récit comme l’objectif à moyen
terme qui justifie la “colonie”. Dans l’analyse minutieuse des règles de ce
grand jeu, Delavignette retrouve les exigences fondamentales du roman colonial, dont l’esthétique est forcément
réaliste, documentaire, descriptive, en une sorte de curiosité insatiable, mais
toujours motivée, du réel : d’un réel présenté, certes, comme différent,
mais dont l’éloignement des normes occidentales (contrairement à la distance de tant de récits exotiques),
n’est jamais tout à fait incompréhensible ou irréductible à nos instruments
d’analyse et de compréhension du monde. Il faut toutefois affiner,
perfectionner ces instruments, pour qu’ils soient mieux à même de mesurer une réalité qui n’est pas tout à
fait la nôtre. Le danger est bien sûr d’assimiler
celle-ci à quelque chose de déjà connu, et de ne comprendre que par comparaison
et analogie. Il faut au contraire que la rationalité occidentale se dépayse,
sans renoncer à être elle-même (nul besoin en effet de devenir soi-même
animiste pour décrire l’animisme).
Un bon
roman colonial est donc un instrument souple - beaucoup plus que ne le sont les
rapports ou même les récits ethnographiques - de compréhension du réel, et cela
d’autant plus que le roman expose aussi la subjectivité, l’affectivité du
narrateur. Le commandant des Paysans
noirs est un être de chair et d’os,
avec ses doutes et ses angoisses, avec son imaginaire et ses rêves, et c’est
pourquoi il “invente” en partie l’Afrique qu’il découvre. Le roman seul est
capable, quand bien même il obéirait aux lois d’une esthétique réaliste, de
montrer qu’il n’ y a jamais un “pur” objet de la connaissance. Le récit du
narrateur parvient parfaitement à évoquer ce mélange de passion et de science,
d’affectivité et de rigueur qui caractérise le métier d’ administrateur. La
saisie de la “différence” est certes au cœur de l’aventure. A Nérigaba, cette
différence, notée, dès le chapitre I, va
être l’un des ingrédients essentiels de la “passion africaine” du narrateur qui, au-delà de toute autre
considération plus rationnelle, justifie le choix d’une existence rude et
parfois exposée et dangereuse. La différence est partout, dans le langage, dans
les noms des mois de l’année : “Le mois s’appelait avril en France et,
ici, soleil dur. Déjà les noms changeaient. Vous l’avez crié dans votre
première lettre : tout va commencer à devenir différent”(p. 11). Or
la différence s’accentuera dès que l’on s’éloigne de la route -et de sa
rectitude rassurante- à la découverte d’un pays opaque, fabuleux, mais dont
l’étrangeté d’ailleurs n’est jamais définitive, contrairement à celle dont
s’enchantent les récits orientalistes qui essencifient le mystère.
Le
colonial dispose de quelques instruments éprouvés pour se frayer un chemin dans
l’inconnu. Il y a bien sûr le dénombrement, et tout un travail de cadastrage qui fait lentement sortir le pays de
l’ombre, qui le reproduit sur des cartes afin de le rendre plus lisible et plus
intelligible. C’est une part essentielle du métier colonial que d’introduire
partout cette lisibilité qui d’ailleurs dissipe et désenchante peu à peu le
mystère, dépouille l’univers africain de ses profondeurs et de ses ténèbres
(jusqu’au moment toutefois où le regard s’arrête à des résistances
infranchissables : la forêt impénétrable, des langues inconnues,
l’immensité et la démesure de l’espace). La route est comme le tracé d’une
intelligibilité sur la masse énorme du pays. Le narrateur exprime
remarquablement cette tension inquiétante entre deux Afrique, l’Afrique lisible
et cadastrée et l’Afrique souterraine, en-dehors des routes, encore peu
nombreuses, qui apprivoisent imparfaitement son immensité :
Sous ce
réseau de courses le pays transparaissait. Neuf cantons et cent dix chefs de
village. C’était un pays de chefs avec des Blancs par en haut. Mais en bas,
qu’y avait-il? Une masse confuse. cent mille indigènes. En cherchant, en
quittant l’auto et la route, en marchant à pied, les Blancs découvrirent que
les villages ne consistaient pas uniquement dans la maison du chef de village,
vassal du chef de canton. Les villages, c’étaient des hameaux et les hameaux,
des soukalas ou métairies. Et les Blancs comptèrent trois mille quatre cents
soukalas dont chacune se réduisait à de pauvres huttes isolées en brousse. Là
vivaient les gens : Gouins, Senofos, Tukas. De nations diverses, de patois
différents, mais tous attachés à la terre, une terre encore recouverte de
brousse”(p. 19).
Une des
oppositions essentielles du roman est ici dessinée : d’une part la
rationalité coloniale, faite de dénombrement et de rangement, rationalité toute
aristotélicienne, pour qui le langage sert d’abord à ordonner le monde, à
l’opposé d’une pratique magique de la parole (la parole africaine) qui se met
en prise sur les forces. Utilitarisme colonial aussi, et surtout volonté de
faire entrer le vaste continent dans une mesure du monde et une intelligibilité
dans l’intention de le rendre gouvernable.
Ce roman peut en effet aussi être lu comme un manuel pratique de l’art de
commander (c’est un leitmotiv du récit), avec ce que cela suppose de risque,
car le jeune colonial se trouve attiré vers des réalités qu’il connaît mal :
celles des pouvoirs traditionnels avec qui il entre en concurrence. Il doit
tantôt les combattre durement (c’est ainsi qu’il fera emprisonner des chefs
dioulas et qu’il humiliera un marabout), tantôt composer avec eux et les
contourner. Mais toujours les manœuvres tactiques ponctuelles doivent être
mises au service d’une visée stratégique à plus long terme : tout un art
de l’agencement et de la ruse, que le narrateur raconte dans ses moindres
détails, tant est rebelle, résistante, fermée sur elle-même la réalité sociale
et religieuse qui se découvre peu à peu à lui. De ce métier fait d’intelligence
tactique, de souplesse, mais aussi de rapidité (appuyée sur un jugement sûr et
qui n’a pas droit à l’erreur), le narrateur donne cette définition remarquable :
“C’était sa vie d’aller un jour là, le lendemain ailleurs et de recevoir en
plein visage la verve du pays. C’était un beau jeu que d’atteindre à tâtons et
de mettre en œuvre les ressorts humains de cette contrée et d’entrer au vif des
mœurs tout en restant soi-même” (p. 75).
Tout en restant soi-même...
Cette
simple phrase trace les claires limites de la compréhension coloniale, qui se
tient éloignée de toute inculturationet
qui invente une distance très particulière, qui
n’est pas celle de
l’exotisme dont elle se démarque clairement :
distance maîtrisée en
quelque sorte, qui devient un instrument d’élucidation du
réel et qui constate
qu’il y a, entre toutes les cultures, assez de similitudes pour
créer une
proximité, et assez de différence pour maintenir un
écart. Le colonial aura
aussi pour tâche de réduire cet “écart”
(c’est sa vocation à l’universel) tout
en ayant un regard lucide sur les obstacles à vaincre. Ceux-ci
sont
redoutables. En Afrique, l’écart peut s’appeler
animisme, ou fétichisme, pour
reprendre le vocabulaire historiquement daté du narrateur. Jouer
sur les
“ressorts humains”, c’est croire qu’il y une
nature humaine, partout mue par
les mêmes passions et les mêmes volitions, quelles que
soient par ailleurs les
nuances. Mais face à l’animisme, on fait toutefois
l’expérience d’une altérité
plus forte (au moins comparable à celle de l’ Islam en
Afrique du Nord), qui
peut fasciner et angoisser à la fois. Le narrateur
s’efforcera de combattre sa
crainte, il extirpera d’une case un fétiche
“grotesque”, il mettra en jeu une
sorcellerie “blanche”, la seule à même de
convaincre les indigènes de son
pouvoir : force contre force. Mais la distance reste un
élément essentiel
de ce jeu, auquel le colonial ne doit jamais se laisser prendre. Autrement dit, le colonial ne croit
pas au fétiches, ni aux sorciers. Il admet, certes, leur influence et leur
pouvoir social. Il ne croit bien sûr pas à leur magie. L’animisme est présent
dès les premières pages du roman. Il sera le principal obstacle à l’avancée de
la technique et donc au projet, qui est au cœur
de la Colonie, de “rationalisation”. Le Chapitre I met l’accent,
d’emblée, sur la contradiction et le choc entre deux mondes : celui de la
Machine (qui est parfois personnifiée et dépeinte elle aussi comme “magique”)
et l’animisme ancestral :
L’arachide,
l’arachide pour la Machine, c’était le but des tournées, le sujet des palabres,
la raison des Blancs Les paysans sauvages défrichaient le long des routes les
champs de l’année nouvelle et les chefs disaient au Blanc qui passait :
“Voilà ton champ d’arachide”. Mais en même temps, des piquets bizarrement
pourvus de papiers et d’os se dressaient. Et ce n’étaient pas les ordinaires
talismans que les cultivateurs plantaient en terre pour conjurer le sort des
récoltes. Ces Fétiches poussaient sous les pas du Blanc curieux. Le mal qui
hantait le pays se sentait attaqué et se défendait (p. 21).
Ce mal
qui hante le pays est au fond celui des pratiques occultes, liées aux rituels,
à la tradition orale, à une sacré mal connu et omniprésent qui marque une
limite au pouvoir de commandement. Ce sont ces forces qui peuvent faire
obstacle aux transformations positives provoquées par l’introduction de la
Machine. Le narrateur a devant elles une attitude tout à fait révélatrice de sa
vision du monde, réaliste et pragmatique, et bien peu apte à se laisser tromper
par l’illusion du fantastique. Il essaiera de déjouer ces forces, et même de
les intégrer à son propre jeu, très difficilement, certes. Dès les premières
pages, le regard du narrateur sur le monde animiste est frappé d’une certaine
ambivalence. Il y la volonté de désenchanter ces forces, de montrer qu’elles ne
sont pas hors d’atteinte, et en même temps l’on pressent qu’elles sont
peut-être le “cœur” du pays, et qu’elles se cachent dans les tréfonds
inexpugnables d’une identité collective : “D’une case fétiche qu’il
découvrit, il extirpa une chose taillée, endentée de vrais dents, velue de
vrais crins, un masque religieux qui semblait, dans sa fausseté grotesque, la
seule vérité et le secret visage de Fourkoura” (p. 22). Cet animisme
mauvais semble désigner un arrière-pays impénétrable, et qu’il faudra pourtant
ouvrir, par les routes, l’échange et le commerce, à la modernité coloniale. A
l’évidence, le narrateur n’accorde aucun crédit à ces croyances. Mais son
vocabulaire même, dans la suite du récit, montre qu’il s’efforcera de jouer le
jeu sur le terrain même de ces forces mauvaises, de ces puissances
“grotesques”, jeu, désormais, de tous les dangers, car, à tout moment, il peut
tuer : “Tout dépendait de la manière de Blanc qui lierait Pays et Machine”
(p. 24). C’est le vocabulaire même du lien, de la ligature magique, de ce
lien qui crée de la dépendance et de l’hétéronomie, bien connu des
anthropologues. A un certain moment, le commandant lui-même se mettra à
“tisser” du lien, devenant ainsi une sorte de sorcier blanc qui manipule les forces.
Il en viendra même à “arranger” des mariages, à intervenir ainsi dans le cycle
de la fécondité. Il présentera de plus en plus, au fil du récit, les traits
emblématiques du roi cosmique, responsable des bonnes récoltes, soucieux de la
pluie et des semences.
Le
roman - ce roman qui n’en restera pas moins, dans son esthétique, foncièrement
rationaliste - suggère admirablement que certaines frontières finissent par se
brouiller et à jeter le doute sur une vocation coloniale vécue sans trop d’état
d’âme. Ce doute, exprimé en un crescendo sensible, ajoute au roman une touche
essentielle et contribue beaucoup à son originalité. Que domine-t-on en effet,
qui commande-t-on en cette Afrique si souvent qualifiée par le narrateur de
secrète et mystérieuse ? Au-delà de toute topique littéraire, ces
adjectifs désignent bien des intérieurs
de l’Afrique, comme l’écrira en d’autres lieux Jacques Berque, contre lesquels
bute le vouloir colonial. Ces résistances sont nombreuses. Il y a d’abord la
dissimulation des hommes (bien des récits ethnographiques n’ont recueilli
qu’une telle parole biaisée !) : “Les chefs mentaient” (p. 28).
Le narrateur constate, à propos de la tentative d’assassinat perpétré contre
l’ancien commandant, que cette affaire “était pleine de trous” (p. 36).
Ces trous, ces failles, ces ignorances, inscrivent tout au long du récit comme
autant de terrae incognitae, ici plus
culturelles que géographiques. Fourkoura est qualifié de “village au nom
menteur” (p. 22) de la même manière que tant de personnages du récit qui
restent dans une ombre relative (le narrateur ne les dépeint que latéralement,
en quelque sorte, sans jamais aucune prise en profondeur comme dans la
tradition du roman balzacien), car le jeune commandant éprouve son impuissance
à les comprendre vraiment. Un seul exemple, celui de Pertiou, le jeune Turka :
“les gens de Nérigaba le surnommaient Poulot, parce qu’il était aussi secret
qu’un Peuhl. Mais il se révélait dans les danses” (p. 82-83). Révélation
qui se prête à une double lecture.
La
première, certes, est celle d’une topique coloniale bien connue à laquelle Senghor
n’échappera pas : elle trouve l’authenticité africaine dans le rythme et
la danse, plus que dans la rationalité. Mais au-delà du lieu commun, le
narrateur pressent une vitalité africaine, liée au substrat animiste (il y
aurait donc une certaine positivité de celui-ci), qu’il oppose à la façade, à
la surface, celle du jeune noir occidentalisé et assimilé. Il est d’ailleurs
intéressant de constater, à partir de cet exemple, une plus grande proximité
qu’on n’a pu le dire entre le roman postcolonial et les meilleurs des récits
coloniaux. Dans les deux cas un thème s’impose, fort bien traité dans le récit
de Delavignette, celui d’une vérité culturelle profonde, qui n’est pas celle de
la surface, du masque blanc, mais de ce qui la brise et la déchire, le corps,
l’affect : “Et soudain, le garçon qui dormait la veille sur des écritures
administratives se muait en un danseur inventif et infatigable. Il s’élançait
dans une jouissance de mouvements déconcertants et gracieux, comme un jeune
arbre qui se mettrait un coup à s’égayer, à détendre ses feuilles, ses
branches, ses racines, à défier l’orage fantastique qu’il déchaîne” (p. 83).
Le récit multipliera de telles notations, jusqu’à admettre qu’il y a deux
Afrique, l’ Afrique “fabriquée” et l’Afrique “brute”. Or, celle-ci n’est pas
réductible aux catégories mentales venues d’ailleurs, concrétisées dans le
roman par la Machine et par les routes : “hier encore, les cartes
donnaient à rêver. Et maintenant... Sous l’Afrique fabriquée surgissait
l’Afrique brute. Ce nom même d’Afrique était de trop. Il n’y avait dans le chaos d’arbres et d’eau que
matière indéfinissable” (p. 125). Un sentiment de relatif échec s’insinue
alors, qui fait tout le prix de ce beau roman de l’ambiguïté coloniale que sont
Les paysans noirs. Le narrateur est
parfois troublé par l’impression que sa tâche est vaine, qu’elle sera engloutie
par l’immense matière de l’Afrique, que tout est toujours à recommencer. Il
doute même que le projet colonial puisse aboutir aux transformations
révolutionnaires dont il est porteur. Le Blanc n’est-il pas tout simplement
celui qui passe ? L’Afrique semble reconstituer toujours les vieilles
habitudes, et le commandant se sent alors seul. En fait, il ne dirige ni ne
contrôle plus rien :
L’amitié,
la jovialité des Gouins, Senofos, Turkas, Ouaras et autres naturels semblait
disparue. Les chefs de canton excités par l’odeur de l’argent distillé aux
marchés reprenaient leur pouvoir sur les gens et leur servilité devant le commandant.
Celui-ci, dans les soirées étouffantes, se promenait dans la grand’rue, avant
l’orage de la nuit. Les cases sonores bourdonnaient de paroles humaines. Être
le Blanc qui passe et fait peur, était-ce là le métier? Être le Blanc qui entre
et se mêle, était-ce toucher un fond qui en valait la peine ? (p. 116).
Le
chapitre VI, “Le mois de la forêt hantée”, décrit remarquablement ces moments
de découragement qui jettent le doute sur l’entreprise coloniale toute entière.
Certes, ces moments seront très vite exorcisés, mais il en disent long sur les
incertitudes et les angoisses qui ne transparaîtront jamais dans un rapport
officiel, et que seul le genre romanesque peut exprimer. Il arrive que le
narrateur se sente “perdu”, qu’il mesure la vanité de toutes les marques et de
tous les repères avec lesquels il s’acharne à apprivoiser l’immensité
africaine. Il constate d’abord que les “camarades” sont au fond bien peu
nombreux sur le continent : “Ils étaient quelques milliers de camarades
qui allaient et venaient sans cesse du désert à la Barre, de la Barre au
désert” (p. 129). C’est bien peu de monde pour mener à son terme l’Œuvre
coloniale telle que Delavignette la comprend, et qu’il dissocie des intérêts
privés et commerciaux :
Perdu,
il s’était perdu. Comme dans la soukala du cher Monsieur Aguibou un soir -comme
au marché de Soubakaniédougou, avant la rencontre miraculeuse du vieux marchand
-comme aux premières heures de nuit de l’élection de Niangologo - et à
l’arrivée au village montagnard de Negueni, chez les Ouaras. Chaque fois il
s’était retrouvé. Mais ces souvenirs de victoire ne le réjouissaient plus.
Qu’était-ce
que cela ! et cette stupide partie d’arachide - et ces luttes de Gouins et
de Dioulas -et cette petite histoire de sorciers !
Il se
répétait en vain :“Je dois vaincre ; il faut que l’année me donne
raison. J’ai misé sur une idée juste : les champs familiaux et les paysans
maintiendront la paix, nourriront l’usine. Raison, j’ai raison.
Raison !
Alors qu’il s’était perdu (p. 130-131).
Même
dans les derniers chapitres du roman, alors que la résurrection du pays Gouin
paraît avoir réussi (“Et le pays redevint la patrie des temps heureux et
légendaires” p. 208), le narrateur continue à s’interroger sur sa mission,
sur le sens qu’il a cru pouvoir donner à sa vie. Se dessine alors, ou plutôt se
précise une autre opposition, en plus de celles déjà analysées et qui donnent à
ce livre complexe tout son relief et sa densité : l’opposition du
romancier et du colonial, qui ne parviennent pas tout à fait à se réunir en une
seule figure. Le colonial fait son métier de commandement, et son métier est
aussi de tracer les routes de la pénétration, ou de les entretenir, de
convaincre les uns et les autres de livrer l’arachide, et de travailler
davantage. Le colonial, quels que
soient ses états d’âme, est du côté de l’Afrique “fabriquée”. Il est un
constructeur et un bâtisseur. Certes.
Mais ce lieu commun est au fond plutôt discret chez Delavignette, si on le
compare à l’ampleur qu’il a prise dans l’école algérianiste par exemple. On se
souvient que si les routes nouvelles “articulaient” l’énorme continent, il n’ y
avait toutefois pas “la route de France” (p. 11). L’Empire a des failles,
et la raison de l’homme blanc est bien loin d’être toujours triomphante. Le
romancier, quant à lui, ne peut exister vraiment que des échecs et des doutes
du colonial. Il a le droit de s’ enchanter
d’un mystère que le colonial a finalement vocation à réduire à une
certaine banalité. Il invente l’Afrique, et ne se contente pas de la décrire
comme le voudraient les règles esthétiques d’un genre qui a quelque mal à
s’établir fermement dans ses frontières. Le colonial, quand il devient
romancier, se laisse même aller à faire l’éloge de la fantaisie . Il cède alors au romantisme de l’Afrique, bien loin de
toute préoccupation de tonnages et de productivité : “Le couchant
enflammait les arbres du bois sacré et les citrouilles qui couvraient les
huttes (...). La fantaisie du blanc recréait les gens. Et pour échapper à leur
sauvagerie ou à sa solitude, il les imaginait” (p. 94). Le colonial est,
qu’il le veuille ou non, du côté du “fabriqué” : il administre. Le
romancier, lui, sous le même casque blanc, rêve et imagine, et cède au
sortilège d’un monde que le colonial, lui, veut rendre mesurable et
gouvernable. Cette position n’est pas toujours confortable : il faut lire
entre les lignes des meilleurs romans coloniaux, ceux qui méritent d’être
sauvés. Ceux-là, quelle que soit leur intention première, ne parviennent pas à
être de vrais romans épiques, même
s’ils sont souvent hantés par une nostalgie communautaire et le désir de donner
un sens à la vie, par l’action et l’héroïsme. Chez Delavignette, cette
difficulté est évidente. Les paysans
noirs ne sont pas l’épopée des
Gouins, ni celle de l’Empire. Le colonial devient romancier, précisément, parce
que son intelligence critique l’oblige à faire le point, à un moment crucial de
sa vie, dans un récit autobiographique qui met en scène un perpétuel
décentrement : un administrateur qui n’est pas que cela, un soldat de
l’Empire qui se demande parfois quelle cause il défend :
L’année
était finie. chacun y avait gagné quelque chose. Mais lui, il cherchait encore.
Allez, s’il revient, ce sera tel qu’il vous a quittée, les mains vides. Que
vous rapporterait-il ? Chaque couplet s’enchaînerait et rappellerait le
précédent : Soubakaniédougou, Niangologo, Loumana. Les Dioulas défaits. Les
paysans exaltés, la victoire des champs familiaux et des jeunes gens. Mais sans
votre refrain, quelle sèche rapsodie !
(....) La vérité, hélas, c’était un Blanc qui continuait un séjour assez
âpre dans un pays de paysans noirs (p. 218-219).
Il y a
assez d’ironie dans ces lignes pour soupçonner à l’avance toute leçon trop
édifiante et triomphaliste comme celles qu’ aimaient les chantres de la “grande
France”. La dernière phrase du roman est, de manière significative, une
citation de l’Évangile : “Qui perdra sa vie la sauvera”. Elle achève le
livre sur une ambiguïté qui modifie très sensiblement l’éclairage du récit. Le
narrateur aurait-il “perdu” une part de sa vie outre-mer ? L’essentiel
aurait-il été, non pas le dessein impérial et son ambition de construire une
Cité nouvelle, dont chaque administrateur aurait été, au poste qui fut le sien,
l’héroïque ouvrier (Saint-Exupéry illustrera cette veine, avec l’ampleur que l’on
sait, dans Citadelle.), mais la
découverte de soi et des hommes : le sentiment aussi d’une certaine vanité
de l’action, et d’une inadéquation de l’idéologie (coloniale, dans ce livre) au
réel qu’elle prétend élucider ? Certes, dans ce livre, Delavignette n’ira
pas jusqu’ à remettre en cause le principe même de la colonie, mais comme dans Toum,
il en éclairera les limites et les ombres. Et c’est le romancier qui sauvera sa
vie, plus que le colonial aux “mains vides” qui écrit, précisément, parce qu’il
n’a plus tout à fait les certitudes du conquérant.
Les
références aux Paysans noirs renvoient à l’édition de 1931, Paris, Stock
(2ème édition, 1947).
1Dans République et colonies, Paris, Présence
africaine, 1999, p. 61-88.
André Chevrillon, Un crépuscule d’Islam,
Casablanca, éditions Eddif, 1999, p. 27 (1ère édition, Hachette, 1906).
Devant
l’Islam, Paris, Plon, 1926.
Chevrillon lui dédia Terres Mortes. Thébaîde-Judée, Paris, Hachette, 1897.
L’expression est de Pierre Halen, dans sa contribution au tome I de Regards sur les littératures coloniales (dir.
Jean-François Durand), Paris, l’Harmattan, 1999, p. 53.
Préface aux Paysans noirs, dans
Mouralis, op. cit., p. 81.
Sur
le discours anthropologique et sa représentation de l’autre, voir la synthèse
de Mondher Kilani, L’invention de l’autre,
Éditions Payot, Lausanne, 1994.
Op. cit., p. 71. Les
références à Edward Saïd sont celles de la traduction française de L’Orientalisme, Le Seuil, 1980.
Voir aussi p. 16 et 109-110.
C’est une pareille nostalgie qu’expriment les dernières pages d’ Un crépuscule d’Islam, op. cit. On
la retrouve aussi dans les récits africains d’Ernest Psichari.
Glissant oppose dans ses derniers livres le pays
au territoire, comme une réalité organique, affective, naturelle à une
géographie construite et imposée.
Obéissant à une esthétique très proche de celle de Delavignette, Diego Brosset
se défend, dans Sahara, un homme sans
l’Occident (1935) de toute
invraisemblance et de tout “pittoresque”. Cf. Regards sur les littératures coloniales, op. cit., tome II, p. 161-162.
Nombreux exemples
rapportés dans E. P. Thompson, The
making of the english working class, Pelican Books, 1968.
Voir dans le tome I de Regards sur les
littératures coloniales, op. cit.,
les articles de Jean-Marc Moura et Bernard Mouralis.
Cf. Jean de la Guérivière, Les fous
d’Afrique. Histoire d’une passion française, Paris, Le Seuil, 2001.
“Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à
la règle, à l’équerre et au compas/ Les forêts fauchées les collines anéanties,
vallons et fleuves dans les fers” Léopold Sedar Senghor, “Chaka”, dans Éthiopiques, Œuvre poétique, Le Seuil,
collection “Points”, Paris, 1990, p. 123-124.
Voir, à l’inverse, des destinées atypiques comme celles d’Odette du Puigaudeau,
René Euloge, Isabelle Eberhardt.
Contrairement au regard fasciné de certains voyageurs. Voir, entre autres,
l’intéressant récit de Pierre-Dominique Gaisseau, Forêt sacrée. Magie et rites secrets des Toma, Paris, éditions
Albin Michel, 1953.
Plusieurs romans de l’ère coloniale ont abordé ce thème de l’introduction de
valeurs nouvelles, comme le travail, dans une société aux rythmes plus lents et
qui ignorait l’argent. De belles pages dans Charles Courtin, Au pays de la paresse, Paris, éditions
Lemerre, 1933 (voir particulièrement p. 55-77). Le roman de Charles
Courtin annonce ceux d’Albert Cossery.
C’était un lieu commun de l’époque, popularisé par des collections “grand
public”. Voir par exemple la série “Les grands destins” qui publia un volume Pionniers et colonisateurs consacré à la France coloniale, Paris,
éditions Lesourd, 1944. Sur le projet colonial de modernisation de l’Afrique,
voir le livre particulièrement représentatif de Charles Hanin, Occident noir, Paris, éditions Alsatia,
1946.
Voir l’article de Janos Riesz, “Regards critiques sur la société coloniale, à
partir de deux romans de Robert Randau et de Robert Delavignette”, dans Regards sur les littératures coloniales, tome II, op. cit., p. 51-77.