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Jean-François Durand,
Université Paul Valéry
Montpellier III

André Chevrillon : Chroniques de l’éloignement,

Dans l’Inde (1891)

Sanctuaires et paysages d’Asie (1905)

 
L’inde occupe une place toute particulière dans l’œuvre d’André Chevrillon (1864-1957), que l’on peut considérer comme le dernier voyageur de culture romantique ayant marqué sensiblement la littérature française. C’est en Inde qu’il fit, en 1888, son premier grand voyage, après s’être arrêté d’abord dans l’île de Ceylan. Il publie en 1891 chez Hachette le récit coloré de cette découverte, Dans l’Inde, et quelques années plus tard (1905), sous le titre de Sanctuaires et paysages d’Asie, un deuxième livre qui lui permit d’approfondir sa réflexion métaphysique nourrie à de nombreuses lectures savantes dont on trouve les traces dans son récit. D’emblée, Chevrillon donne à cette expérience des nouveaux mondes une portée philosophique, qu’il amplifiera encore, en 1925, dans un livre sur la Bretagne, au titre volontairement mélancolique, Derniers reflets à l’Occident. Chevrillon n’est certes pas un voyageur aventurier. Ce neveu d’Hippolyte Taine, pur produit d’une double culture[1] française et anglaise (il passa l’agrégation d’anglais en 1887), fut avant tout un homme de bibliothèques et de vastes lectures, mais le contact concret du monde, l’observation précise et exacte des transformations de son temps furent toujours pour lui un aliment indispensable à la réflexion. Celle-ci s’ancra dès le début dans une réalité emportée par des transformations jusqu’alors inouïes. Certes, c’est un lieu commun des études historiques que de constater la perpétuelle évolution des sociétés et des cultures, mais la fin du XIXème siècle, pense Chevrillon, est nettement caractérisée par une conjonction d’événements qui conduit à une accélération sans précédent du cours des choses : la révolution technique et industrielle provoque en effet un décloisonnement de mondes qui avaient jusqu’alors connu un développement séparé. Les phénomènes de globalisation causés par l’expansion portugaise depuis déjà plusieurs siècles et la découverte des Amériques s’intensifient. Les temporalités nouvelles, industrielles et marchandes, viennent bousculer la lenteur des vieilles sociétés pastorales et agraires. En ce sens, la colonisation peut être interprétée comme l’irruption de la modernité occidentale dans des mondes traditionnels et religieux, qui de plus en plus vont devoir s’accommoder d’elle. Or, l’Occident moderne qui se répand et s’exporte a déjà accompli au plus profond de ses structures et de ses mentalités une métamorphose décisive : peu à peu, lentement, mais aussi avec de brusques accélérations, il a bouleversé des équilibres anciens, les siens propres, avant de porter le feu de Prométhée hors de ses frontières. Si Chevrillon s’est autant intéressé à la Bretagne, c’est qu’il a vu en elle un vieux monde (old world) comparable par bien de ses aspects à ce qu’il découvrira en Inde puis au Maroc. Les transformations culturelles qui affectent les sociétés non occidentales ont d’abord changé de l’intérieur l’Occident lui-même. Mais quel est le cœur, le centre, l’esprit de ce mouvement à la fois local et mondial qui semble irréversible ? Chevrillon s’efforcera de répondre plusieurs fois à la question, à la fois dans ses essais et ses récits de voyage. Dans le dernier chapitre de son récit breton, il constate que le « grand événement actuel » de la Bretagne, c’est l’« introduction d’idées et de mœurs d’essence étrangère et moderne »[2], selon un schéma qui n’est pas bien différent de ce qu’il avait pu observer dans le domaine colonial de la France et de l’Angleterre : « Par l’école, par le journal, une culture conçue par des citadins qui sont des intellectuels est appliquée tout d’un coup à des peuples ruraux, qui, si longtemps, n’ont connu, avec leurs coutumes et leurs croyances, que la terre et ses travaux »[3]. Ce changement a une portée plus profonde que des révolutions politiques qui souvent n’affectent que la surface des choses. Il s’agit, ne cesse de répéter Chevrillon, d’un bouleversement « métaphysique », qui touche à la vision du monde des peuples eux-mêmes, et que l’on peut résumer par deux altérations fondamentales. D’une part, les civilisations, dans leur fascinante diversité, cessent d’être aujourd’hui des mondes à part « où tous les hommes, toute la floraison de leurs œuvres participaient de la même essence, une essence qui s’entretenait en chaque génération pour se transmettre à la suivante »[4]. D’autre part, mais il n’y a pas de relation de hiérarchie entre les deux phénomènes, un principe rationaliste et utilitariste vient se substituer à l’ancien principe religieux qui donnait jadis aux grandes cultures leur ordre intérieur et leur capacité à défier le temps. L’ « idée rationaliste, critique et scientifique » triomphe partout, « excluant de la représentation que les hommes se donnent de l’univers la part du rêve, supprimant cette communication particulière que chaque famille de notre espèce s’était inventée avec l’absolu, et qui, en exaltant les âmes, assurait, avec la force de ses disciplines, la grandeur et le style de ses arts »[5]. Inexorablement, le principe rationaliste désenchante le monde et remplace partout la religion par l’économie, ou plutôt institue une sorte de primat de celle-ci : cela se traduit, bien sûr, par l’arasement des styles, la destruction des architectures spirituelles, au profit d’un habitat, d’une construction de l’espace, et d’idéologies qui mettent au centre de tout l’utilité et l’intérêt. Ce « phénomène nouveau », écrit Chevrillon, gagne désormais la planète entière. En ce sens, au-delà des péripéties de surface, c’est le même mouvement profond qui transforme l’Angleterre moderne, la Russie, la Turquie kémaliste, l’Inde sous domination coloniale, et, à deux pas de l’Europe, le vieux Maroc féodal qui va être saisi lui aussi par une modernisation financière dont Chevrillon se fera l’observateur désabusé[6]. Ainsi, partout, le monde craque, et c’est « la première fois que l’on voit de grandes sociétés muer toutes en même temps, dans le même sens, parce qu’un travail spontané de l’esprit ruine en chacune ses antiques idées directrices pour la soumettre au nouveau principe rationaliste et utilitaire »[7].

 

Lorsque, à l’âge de vingt-quatre ans, André Chevrillon part pour l’Inde, il n’a sans doute pas encore dégagé la philosophie générale de ces transformations que ses voyages lui permirent d’observer[8], mais il dressera un tableau très précis de la présence coloniale anglaise[9] tout en se demandant à quelle profondeur de l’âme indienne elle a pu parvenir. Son sentiment dominant, c’est que les anciennes humanités, pour reprendre son vocabulaire toujours très romantique, vivent encore leur vie entière et autonome, et que le processus d’occidentalisation du monde n’a pas atteint une telle ampleur qu’il interdise d’observer des formes culturelles encore intactes, construites sur des valeurs distinctes de celles de l’Europe. En ce sens, voyager, c’est perdre ses certitudes confortables, et faire l’expérience d’une altérité forte. Le récit de voyage est une chronique de l’éloignement, aussi bien des géographies physiques que culturelles. Les deux récits indiens de Chevrillon expriment avec force ce sentiment d’entrer peu à peu dans des mondes nouveaux, avec certes des degrés dans l’expérience exotique, qui culmine à Bénarès, et sera sans doute moins puissante à Bombay où la présence anglaise se fait davantage sentir. Mais paradoxalement, Chevrillon a le sentiment de mieux comprendre l’Inde, lorsqu’elle est pleinement indienne et hindouiste que partout où la greffe culturelle donne naissance à des formes hybrides et mélangées qui nourrissent une impression de confusion et de désordre. A Bombay, il découvre un espace fragmenté, hétérogène, bien loin de la belle unité organique de Bénarès : « Probablement, depuis Alexandrie, il n’y a pas eu un tel raccourci de toute l’humanité, de ville aussi cosmopolite. Il y a ici des coins de Londres, des coins de Bénarès, des coins de Shangaï »[10]. Il serait toutefois trop facile de réduire cette inquiétude à la peur du métissage qui s’exprime souvent dans les littératures de l’ère coloniale. Ce qui gène Chevrillon, c’est plutôt la rupture de tradition et de transmission que la greffe coloniale va provoquer dans des cultures qui dès lors vont connaître le risque d’une démoralisation, d’une soudaine érosion de leur forme spirituelle, non pas au profit d’une synthèse supérieure (selon le modèle de la renaissance orientale dont rêvèrent les romantiques), mais d’un matérialisme pragmatique qui attaquera comme un acide insidieux le style même (hindouiste, bouddhiste ou musulman) des grandes civilisations qui partout, en dehors de l’Occident, se sont construites comme autant de centres, points d’aimantation de toutes les forces qui confluent vers elles en un puissant désir d’organisation du monde. Les premières pages de Dans l’Inde sont révélatrices de cette sensibilité exotique et orientaliste qui perçoit avec acuité le passage vers d’autres cultures, comme l’on quitte un monde pour un autre, alors que la planète n’est pas encore homogène et laisse croître partout de fantastiques diversités. La traversée de l’océan indien est dès lors initiatique, alchimique, comme si elle était l’espace, encore enchanté, d’une modification du rapport au temps et au corps alors que toutes les sensations se transforment. Chevrillon écrira des pages remarquables, en écho à l’ Ancient Mariner de Coleridge, sur l’expérience de la mer, de la fluidité nocturne, et d’un chromatisme nouveau et incandescent qui accompagne la lente pénétration d’un sud[11] aussi bien pictural, poétique, que spirituel. L’océan indien, réduit parfois à ses couleurs élémentaires, dans l’effacement de toutes formes trop perceptible, est le lieu magique où s’opère le changement de monde : « La nuit renaît la sensation de fuite et de glissement vers un monde inconnu »[12]. Quand, sur le bateau, la lumière Edison s’éteint, tout de se passe comme si l’univers était rendu à son opacité organique. L’obscurité est comme la transition de la vieille Europe vers les mondes inconnus qui vont progressivement se dévoiler aux yeux d’un voyageur qui n’a rien perdu encore de ses facultés d’étonnement : « Un monde tout à fait nouveau, tout à fait différent de l’Orient, d’Egypte. Oui, on se sent très loin dans ce silence, dans cette nuit, dans ces parfums lourds, dans cette chaleur molle… »[13]. Quatorze ans plus tard, en 1902, lors de son second voyage, Chevrillon éprouvera le même sentiment de dépaysement, et l’exprimera avec plus de force encore : « C’est l’entrée d’un monde inconnu, solennel, sur lequel pèse un mystère[14]… Il précisera sa pensée, en notant que ce qu’il découvre, ce sont des univers d’une essence différente, enchanteurs précisément parce qu’ils sont éloignés, en partie impénétrables, irréductibles aux catégories classiques de la culture française ou anglaise : « Je me penche au-dessus du bastingage, et mieux encore que tout à l’heure à l’approche des verts cocotiers, je vois l’équateur et l’Asie, car voici l’homme de cette terre, son fruit humain, suprême aboutissement de ses sèves, et qui, mieux que tout autre, manifeste son essence »[15]. Dans les deux livres, il manifestera son étonnement, sa surprise, mais aussi son enchantement, son saisissement devant l’apparition de mondes et d’êtres mystérieux, qu’il qualifie d’ « étrangement exotiques »[16] où se révèle et se masque en même temps « une âme inconnue, l’âme qu’a pu former ce monde très éloigné du nôtre »[17]. Dans le récit orientalisant de Chevrillon il y a encore un « au-delà » du monde connu, que renforce un sentiment d’espace illimité. L’océan indien, écrit-il, n’est pas une mer « confinée », et son immensité est comme le prélude de la découverte de cultures qui elles s’enfoncent dans la profondeur d’un temps historique qui se perd dans la nuit des origines : « Et maintenant, les eaux libres, les plus vastes du globe ! Cet océan où nous venons de déboucher est celui qui s’étend sur la largeur de notre Terre, au-dessous des royaumes de l’Asie. L’Inde est là-bas, derrière les horizons, et dans quelques jours, la frange de ses palmes viendra se tendre à l’orient, annonçant tout l’au-delà : les plaines brûlantes, une terre excessive, de grands fleuves limoneux, une humanité pullulante et nue »[18].

 

L’étrangeté, d’ailleurs, est double: à la fois bouddhiste et hindouiste, mais dans les deux cas, elle est synonyme  de distance ; distance culturelle, distance religieuse, contrairement à la proximité des mondes sémites que Chevrillon connaissait bien par ses lectures de Renan : « le monde sémite est voisin du nôtre, il l’a pénétré. Celui-ci en est tout à fait séparé et l’a toujours été »[19]. Ce sentiment de séparation et d’éloignement explique une autre inquiétude, celle de devoir rester à la surface des choses, comme entre autres exemples lorsque Chevrillon rencontre l’abbé bouddhiste, supérieur du monastère de Kandy, et constate « en somme, on n’aperçoit que le dehors ; on n’arrive pas à pénétrer dans les âmes »[20]. A Bénarès, l’impression sera la même, une fois dissipée l’illusion d’être quelque part dans l’Antiquité classique. L’hindouisme résiste à l’analyse, et l’on n’est jamais sûr, malgré tous les efforts d’empathie intellectuelle, de l’avoir compris. On naît hindouiste, on ne le devient pas : « Leur âme est un composé d’espèce mystérieuse, situé non pas seulement au-delà, mais au dehors de ce que nous pouvons imaginer. Nous notons ses manifestations, nous apercevons l’extérieur, les physionomies, les gestes, les rites, les prières, le style, l’art, les coutumes. Le fond nous est impénétrable »[21] .L’éloignement, d’ailleurs, connaît des intensités croissantes. Il est plus sensible au sud de l’Inde, en pays tamoul, lorsque le voyageur découvre des temples et des sculptures qui n’admettent aucune comparaison avec ce que l’on connaît en Europe. Si les ressemblances, réelles ou imaginées, avec la Grèce, permettent à Chevrillon d’inscrire l’Inde dans une catégorie culturelle bien connue, celle du monde antique, en revanche, il se heurte souvent à des opacités et des obscurités qui découragent tout rapprochement : « A trois kilomètres de Pondichéry, nous arrivons à la pagode de Vilenoor et nous ne pensons plus à la Grèce »[22]. Et pourtant, c’est peut-être l’essence de l’Inde classique qui se révèle à Madura et à Trichnopoly, dans ce que Chevrillon décrit comme un « entassement de figures difformes, de membres contournés qui s’enlacent »[23] qui aurait pu conduire le voyageur à une réflexion esthétique et à un effort de compréhension dont il sut faire preuve à Ceylan  face au bouddhisme, ou encore en Birmanie. Mais de tels passages sont révélateurs d’une sensibilité profonde, dont le récit donnera par la suite d’autres exemples. Il y a en effet des degrés dans l’éloignement, dans l’expérience de l’altérité culturelle et humaine. La différence, quand elle demeure compréhensible, provoque la curiosité et l’analyse, conduit l’esprit à un exercice de décentrement, elle est donc favorable à l’activité philosophique, fille, comme le savaient les Grecs, de l’étonnement et de la surprise. Mais quand l’éloignement se fait trop grand, quand l’Orient prend des routes qui ne permettent plus aucune comparaison, Chevrillon recule d’effroi devant quelque chose de « sauvage, d’inquiétant, d’incompréhensible »[24] que la raison classique ne parvient pas à apprivoiser, à ramener au connu, par  similitude et analogie. Le voyageur risque alors de perdre pied, et il traduira cette expérience d’une étrangeté radicale par un vocabulaire des plus significatifs : le regard est « déconcerté », on éprouve une impression d’ « étouffement », voire d’ « asphyxie ». C’est à Bénarès que le voyageur est le plus menacé par ce « vertige » bien particulier qui accompagne la perte de tous les repères culturels. Face à une civilisation du rituel et du code, qui contraint les dévots à consacrer une part prépondérante de leur temps à la prière, aux invocations, à la récitation des hymnes, l’occidental se sent définitivement autre, séparé, différent, jusqu’à remettre en cause ses certitudes les plus anciennes. Mais au-delà de l’expérience personnelle, c’est toute une culture qui se voit insensiblement délégitimée, ou en tout cas relativisée, dans ses comportements et ses choix : « Si quelqu’un vit en dehors des règles, c’est moi, c’est mon compagnon de table d’hôte. A tout le moins, on sent qu’il n’y a pas de règle, on reste déconcerté, on a perdu l’instrument de mesure avec lequel on évaluait et on avait vu évaluer toute chose. On éprouve très violemment que nos idées et nos coutumes européennes ne sont que des coutumes et des idées locales, que notre point de vue n’est que différent du point de vie hindou, qu’au fond l’un et l’autre se valent, et que toutes les façons d’être sont légitimes par cela même qu’elles sont. De quel droit disais-je tout à l’heure que l’état normal chez ce peuple est la folie ? »[25] Ainsi, l’expérience de l’éloignement est bien plus complexe que ne pourrait le suggérer la topique exotique : elle rend possible une sorte de destitution de la culture d’origine, comme si celle-ci passait de l’universel au local en découvrant qu’elle est un centre parmi d’autres, le centre d’un monde qui n’est pas le centre du monde. Il y a, en effet, d’autres points de gravité dans l’histoire des hommes que ceux qu’a construits au long des siècles la vieille Europe : voyager, c’est pour Chevrillon découvrir quelques-uns de ces espaces –l’Inde, le monde arabe, les pays bouddhistes- qui construisent une sorte d’archipel des cultures, encore perceptibles dans leur essence, mais sans doute appelées dans l’avenir à s’inscrire dans des ensembles plus vastes. Peu à peu, au fil des routes, s’éloigne l’Europe, même si la présence coloniale[26], par ses quartiers modernes, ses chemins de fer, ses villes de garnison, en rappelle ici et là l’hégémonie technique et commerciale : « Nous nous disons bien que notre Europe n’est qu’un petit coin du globe où se poursuit un développement local et particulier de l’humanité, nous savons bien qu’il y en a d’autres… »[27]. Ce renversement copernicien est des plus révélateurs d’une sensibilité nouvelle qui marque les littératures de l’ère coloniale : une nouvelle mesure de l’espace bouleverse l’ancienne vision du monde, et cet élargissement est à la fois géographique et temporel[28]. Michelet, en 1864, avait déjà noté, dans La Bible de l’humanité[29], l’étroitesse de la Grèce face à l’immensité indienne. Or, le jeune Chevrillon (il est alors âgé de vingt-quatre ans) a le sentiment de ne pas posséder les instruments qui pourraient lui permettre de comprendre cette démesure. Il est historien et littéraire, philosophe aussi, il a été formé dans le cadre forcément limité (géographiquement s’entend) des humanités classiques, il est certes moderne par ses lectures et ses curiosités et il ne voit, en Inde, que ce que sa culture l’autorise à voir. Il s’efforcera, bien sûr, au plus fort de son expérience de l’éloignement (qui est à la fois enthousiasmante et angoissante), de trouver le terrain qui devrait permettre de rapprocher des cultures qui semblent appartenir à des systèmes solaires différents. Mais leur séparation est-elle aussi absolue, aussi définitive que le voyageur bousculé semble parfois le dire ? Curieusement, alors que la science indianiste de son temps a exploré, en amont, les sources communes, indo-européennes, qui permettent aux langues comme aux mythologies de maintenir des points de contact, cet argument n’est que secondaire dans le texte de Chevrillon. En revanche, la spéculation métaphysique lui semble permettre un dialogue, et ce dialogue il le conduira brillamment dans tous les passages où il relate ses rencontres avec des lettrés bouddhistes et hindouistes, certains d’entre eux parfaitement informés des philosophies les plus récentes de l’Occident[30].

 

Peut-on, une fois admise la distance culturelle que les rites et les obligations religieuses rendent infranchissable, esquisser malgré tout un rapprochement, qui sans aller jusqu’à admettre ce que Michelet appelait des « diversités concordantes »[31], permet une communication entre des cultures d’essences différentes ? Il est évident que le récit de Chevrillon hésite, se contredit parfois, et éprouve quelque difficulté à répondre avec cohérence. Il hésite entre deux postures : l’une est herderienne, influencée aussi par Carlyle, et partage avec eux la conviction que les grandes cultures se développent à partir de foyers séparés, puisent sans cesse dans leurs forces originelles[32], et se renouvellent par d’incessants ressourcements, bien  plus que par métissage et hybridation. Mais l’attitude humaniste et universaliste est non moins présente, qui conçoit que l’humanité est une, à travers son infinie diversité et ses changements. Dans son  récit, Chevrillon nuance souvent les remarques que lui dicte l’impression d’être toujours en dehors de mondes qu’il côtoie sans jamais les pénétrer. Il multiplie alors les notations sur une proximité qui, paradoxalement, rétablit entre l’Orient et l’Occident une communauté de pensée qui ailleurs lui semblera impossible. A Ceylan, il découvre des affinités entre la philosophie bouddhiste et la pensée européenne : « Plus je regarde ce pays et ces hommes, plus je crois comprendre cette morale et cette religion. (…). Ce que disent aujourd’hui nos grands penseurs européens, les sages bouddhistes l’enseignent depuis vingt-trois siècles »[33]. Il reviendra plusieurs fois sur cette proximité, qui lui permet de se repérer un peu, dans les métaphysiques touffues de l’Inde classique qui conduisent, écrit-il, à un véritable « vertige métaphysique »[34]. Proximité toute relative cependant, car « le cas de l’Inde est unique »[35], et c’est donc des penseurs individuels qui, en Europe, peuvent présenter quelques similitudes avec son esprit philosophique : Chevrillon cite Jean Lahor, Shelley, Amiel, mais curieusement oublie Schopenhauer[36]. Certes, il éprouvera souvent, malgré ces tentatives optimistes de dialogue intellectuel que sa démarche compréhensive est bien rapide, superficielle. Décrivant une danse traditionnelle, il avouera que ses efforts pour saisir « ce qui se passe à l’intérieur de ces âmes » n’est au fond qu’un « pauvre essai d’explication »[37], mais ces réserves font tout le prix d’un récit de jeunesse qui par ses doutes et ses approximations en dit long sur l’épreuve et le révélateur à la fois que fut pour le frais diplômé de l’Université française et anglaise un périple qui eut entre autres mérites  de mettre à mal des certitudes intellectuelles faciles. En ce sens, quelques-uns des meilleurs passages du livre sont des tentatives d’explication et de rapprochement, qui impriment au récit de Chevrillon une allure bien particulière : celle d’un voyage philosophique, bien loin de l’entassement positiviste de faits et d’observations qui donne trop souvent l’illusion de comprendre. Il y a un bon usage du regard éloigné et du dépaysement, un usage artiste qui peut, dans les meilleurs moments conduire à une sorte d’émerveillement intellectuel, qui est l’indispensable antidote à l’angoisse et au désarroi que par ailleurs les livres de Chevrillon expriment souvent. Mais il est un autre aspect du livre qu’il importe de souligner. Comme Pierre Loti, Chevrillon est bien loin d’adhérer sans réserve au processus colonial. Sa découverte, même rapide et insuffisante, de l’Inde des profondeurs, de l’Inde « indienne », comme il le notera à Bénarès, l’amènera à douter de la « profondeur » de la pénétration anglaise dans le monde indigène[38]. A ses yeux, il y a plus « juxtaposition » qu’osmose et complémentarité. Quant aux indiens qui ont épousé, semble-t-il, le projet colonial anglais (et son « étroitesse d’esprit » écrit-il), ils rêvent tous de moderniser un pays qui leur semble trop chaotique, archaïque, complexe, enfoncé dans ses superstitions religieuses et rituelles. Un intellectuel bengali de la nouvelle école, Chundde Dutt, lui permet de faire un portrait au vitriol du « babou converti » qui voudrait que les hindouistes deviennent des anglicans puritains et utilitaristes : « il réclame l’application complète du code moral anglais et dénonce l’inconvenance des costumes féminins, la promiscuité des baignades. Voilà une idée de bengali qui voudrait être clergyman. La rive sacrée du vieux fleuve, traitée comme une plage de l’île de Wight, divisée par des barrières et des écriteaux, les ladies d’un côté, les gentlemen de l’autre, l’invention dénote un manque de culture et de critique », et surtout, cela va contre les « habitudes intellectuelles et morales d’un peuple »[39] formées des sédimentations nombreuses d’un passé immémorial. On voit que la lecture de Carlyle et de Ruskin rend possible une critique aristocratique de la colonisation, qui veut remplacer des moeurs ancestrales par la médiocrité et le conformisme des comportements modernes. Dans les portraits de coloniaux, d’administrateurs et de commerçants dont il émaille son récit Chevrillon multipliera ces remarques caustiques. Dans une belle apostrophe aux « vieux ascètes » et « profonds rêveurs » du brahmanisme, il construit même une puissante comparaison entre le monde matérialiste de l’Angleterre marchande et la rêverie métaphysique de la grande pensée hindoue : « Que diriez-vous de ces bateaux chargés des biens de la terre, de ces trains qui dévorent l’espace, comme s’il importait de changer de lieu, d’arriver quelque part ? Mais que diriez-vous surtout de cet anglicanisme, de cette maigre philosophie qui végète sur une terre brumeuse où la nature ne déploie point le luxe de ses sèves ; (…) Certes, vous ne tenteriez pas de les éclairer, ces aveuglés de Maya »[40] Dès lors, le voyageur « déconcerté » prend ses distances aussi avec ses contemporains affairés, tous ceux qui s’agitent à la surface de l’immensité indienne, et veulent imposer, par leurs routes, leurs chemins de fer et leurs morales industrielles des « fins dernières » singulièrement plates et prosaïques : l’argent, le commerce, l’efficacité marchande, et, sur le plan religieux, un déisme exsangue et anémié. C’est de cela aussi que le voyageur s’éloigne, en inventant la forme dubitative d’un récit de voyage qui voit mourir bien des certitudes, avant l’inévitable retour, « triste retour dans la sombre Europe »[41].

 

Jean-François Durand. Université Paul-Valéry.

Montpellier III.

 



[1] Voir entre autres Études anglaises, Paris, Hachette, 1901, La pensée de Ruskin, Hachette, 1909, Trois études de littérature anglaise, Plon, 1921, Kipling, Plon, 1936.

[2] Derniers reflets à l’Occident, tome II, p. 208.

[3] Ibid., p. 208. Ce n’est point un hasard si Chevrillon établit un   parallèle entre les bretons et les « orientaux », et s’il compare les  pardons bretons à des moussems maghrébins (p. 216).

[4] Ibid., p. 239.

[5] Ibid.

[6] Voir Marrakech dans les palmes, Calmann-Lévy, 1919.

[7] Derniers reflets à l’Occident, tome II, p. 243.

[8] Il visitera aussi la Birmanie, la Judée, l’Amérique du Nord, l’Algérie…

[9] Il décrira souvent avec insistance le processus de rapprochement du monde par les routes maritimes du commerce : « Elle est très belle, cette salle, toute pleine d’Européens de passage qui font des taches noires sur la foule blanche des Asiatiques. C’est ici comme un grand buffet posé au carrefour des grand’ routes de la terre. A ces tables se rencontrent des voyageurs partis des points opposés du globe… passagers du Paramatt qui fait route demain pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, militaires français, passagers du Calédonien qui continue ce soir vers Singapour et Saïgon, Chinois qui vont visiter l’Europe, Civilians anglais qui vont administrer l’Inde » (p. 16).

[10] Dans l’Inde, p. 281.

[11] Ibid., p. 1.

[12] Ibid., p. 2.

[13] Ibid., p. 15.

[14] Sanctuaires et paysages d’Asie, p. 9-10.

[15] Ibid., p. 17.

[16] Dans l’Inde, p. 19.

[17] Ibid.

[18] Sanctuaires et paysages d’Asie, p. 5.

[19] Dans l’Inde, p. 26.

[20] Ibid., p. 29.

[21] Ibid., p. 129

[22] Ibid., p. 58.

[23] Ibid., p. 59.

[24] Ibid.

[25] Ibid. p. 106-107.

[26] Voir entre autres la description de Darjeeling (p. 80-86), et le tableau sans complaisance de la présence coloniale anglaise. Les colons anglais sont persuadés, note Chevrillon, « comme Addison, comme Sydney Smith et Macaulay, que l’augmentation du bien-être humain, la civilisation décente, raisonnable, confortable, en un  mot la civilisation anglaise, voilà les fins suprêmes de l’humanité » (p. 85).

[27] Ibid., p. 68.

[28] Voir mon article, « La démesure du monde. André Chevrillon, un voyageur au temps des Empires », dans Littérature et colonies, Les Cahiers de la SIELEC (Société internationale d’étude des littératures de l’ère coloniale), no 1, éditions Kailash, p. 127-143.

[29] Michelet parle d’un « agrandissement » par l’Inde des perspectives historiques : « Tout est étroit dans l’Occident. (…). Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient ». Mais bien plus que Chevrillon il est sensible à une communauté de mythes, de symboles, de récits qui rend les univers si éloignés de l’Asie, de l’Inde et de l’Europe compréhensibles les uns aux autres : « Un grand résultat moral nous est venu de tout ceci. On a vu le parfait accord de l’Asie avec l’Europe, celui des temps reculés avec notre âge moderne ». En ce sens, Michelet est bien plus universaliste que Chevrillon, La Bible de l’humanité, Bruxelles, éditions Complexe, 1998, p. 26.

[30] Voir dans Sanctuaires et paysages d’Asie le chapitre « La sagesse d’un Brahme », qui est un remarquable exposé philosophique des fondamentaux des métaphysiques hindouistes.

[31] La Bible de l’humanité, p. 21.

[32] La religion est la principale de ces forces organisatrices, de ces « formes vitales », et Chevrillon pensait comme Thomas Carlyle que « les pensées ont enfanté les actions, et les intuitions ont enfanté les pensées : en un homme, en une communauté d’hommes, c’est toujours l’invisible et le spirituel qui a déterminé le visible et le matériel. La religion est toujours primordiale », Les Héros, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 25-26. 1ère édition anglaise 1841. Chevrillon connaissait la traduction française de Jean Izoulet, disciple de Renan (1887).

[33] Dans l’Inde, p. 42.

[34] Ibid., p. 170.

[35] L’idée vient peut-être de Max Müller, que Chevrillon avait lu en anglais. L’édition des Sacred Books of the East, sous sa direction, avait commencé à Oxford en 1879. Il y aura en tout cinquante volumes.

[36] Dans l’Inde, p. 170 et suivantes.

[37] Ibid., p. 143.

[38] Ibid., p. 247.

[39] Ibid., p. 252.

[40] Ibid., p. 253.

[41] Ibid., p. 334.




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