André
Chevrillon : Chroniques de l’éloignement,
Dans l’Inde (1891)
Sanctuaires et
paysages d’Asie (1905)
L’inde occupe
une place toute particulière dans l’œuvre d’André Chevrillon (1864-1957), que
l’on peut considérer comme le dernier voyageur de culture romantique ayant
marqué sensiblement la littérature française. C’est en Inde qu’il fit, en 1888,
son premier grand voyage, après s’être arrêté d’abord dans l’île de Ceylan. Il
publie en 1891 chez Hachette le récit coloré de cette découverte, Dans
l’Inde, et quelques années plus tard (1905), sous le titre de Sanctuaires
et paysages d’Asie, un deuxième livre qui lui permit d’approfondir sa
réflexion métaphysique nourrie à de nombreuses lectures savantes dont on trouve
les traces dans son récit. D’emblée, Chevrillon donne à cette expérience des
nouveaux mondes une portée philosophique, qu’il amplifiera encore, en 1925,
dans un livre sur la Bretagne, au titre volontairement mélancolique, Derniers
reflets à l’Occident. Chevrillon n’est certes pas un voyageur aventurier.
Ce neveu d’Hippolyte Taine, pur produit d’une double culture
française et anglaise (il passa l’agrégation d’anglais en 1887), fut avant tout
un homme de bibliothèques et de vastes lectures, mais le contact concret du
monde, l’observation précise et exacte des transformations de son temps furent
toujours pour lui un aliment indispensable à la réflexion. Celle-ci s’ancra dès
le début dans une réalité emportée par des transformations jusqu’alors inouïes.
Certes, c’est un lieu commun des études historiques que de constater la
perpétuelle évolution des sociétés et des cultures, mais la fin du XIXème siècle,
pense Chevrillon, est nettement caractérisée par une conjonction d’événements
qui conduit à une accélération sans précédent du cours des choses : la
révolution technique et industrielle provoque en effet un décloisonnement de
mondes qui avaient jusqu’alors connu un développement séparé. Les phénomènes de
globalisation causés par l’expansion portugaise depuis déjà plusieurs siècles
et la découverte des Amériques s’intensifient. Les temporalités nouvelles,
industrielles et marchandes, viennent bousculer la lenteur des vieilles
sociétés pastorales et agraires. En ce sens, la colonisation peut être
interprétée comme l’irruption de la modernité occidentale dans des mondes
traditionnels et religieux, qui de plus en plus vont devoir s’accommoder
d’elle. Or, l’Occident moderne qui se répand et s’exporte a déjà accompli au
plus profond de ses structures et de ses mentalités une métamorphose
décisive : peu à peu, lentement, mais aussi avec de brusques
accélérations, il a bouleversé des équilibres anciens, les siens propres, avant
de porter le feu de Prométhée hors de ses frontières. Si Chevrillon s’est
autant intéressé à la Bretagne, c’est qu’il a vu en elle un vieux monde (old
world) comparable par bien de ses aspects à ce qu’il découvrira en Inde
puis au Maroc. Les transformations culturelles qui affectent les sociétés non
occidentales ont d’abord changé de l’intérieur l’Occident lui-même. Mais quel
est le cœur, le centre, l’esprit de ce mouvement à la fois local et mondial qui
semble irréversible ? Chevrillon s’efforcera de répondre plusieurs fois à
la question, à la fois dans ses essais et ses récits de voyage. Dans le dernier
chapitre de son récit breton, il constate que le « grand événement
actuel » de la Bretagne, c’est l’« introduction d’idées et de mœurs
d’essence étrangère et moderne »,
selon un schéma qui n’est pas bien différent de ce qu’il avait pu observer dans
le domaine colonial de la France et de l’Angleterre : « Par l’école,
par le journal, une culture conçue par des citadins qui sont des intellectuels est
appliquée tout d’un coup à des peuples ruraux, qui, si longtemps, n’ont connu,
avec leurs coutumes et leurs croyances, que la terre et ses travaux ». Ce
changement a une portée plus profonde que des révolutions politiques qui
souvent n’affectent que la surface des choses. Il s’agit, ne cesse de répéter
Chevrillon, d’un bouleversement « métaphysique », qui touche à la
vision du monde des peuples eux-mêmes, et que l’on peut résumer par deux
altérations fondamentales. D’une part, les civilisations, dans leur fascinante
diversité, cessent d’être aujourd’hui des mondes à part « où tous les
hommes, toute la floraison de leurs œuvres participaient de la même essence,
une essence qui s’entretenait en chaque génération pour se transmettre à la
suivante ». D’autre part, mais il n’y
a pas de relation de hiérarchie entre les deux phénomènes, un principe
rationaliste et utilitariste vient se substituer à l’ancien principe religieux
qui donnait jadis aux grandes cultures leur ordre intérieur et leur capacité à
défier le temps. L’ « idée rationaliste, critique et
scientifique » triomphe partout, « excluant de la représentation que
les hommes se donnent de l’univers la part du rêve, supprimant cette
communication particulière que chaque famille de notre espèce s’était inventée
avec l’absolu, et qui, en exaltant les âmes, assurait, avec la force de ses
disciplines, la grandeur et le style de ses arts ».
Inexorablement, le principe rationaliste désenchante le monde et remplace
partout la religion par l’économie, ou plutôt institue une sorte de primat de
celle-ci : cela se traduit, bien sûr, par l’arasement des styles, la
destruction des architectures spirituelles, au profit d’un habitat, d’une
construction de l’espace, et d’idéologies qui mettent au centre de tout l’utilité
et l’intérêt. Ce « phénomène nouveau », écrit Chevrillon, gagne
désormais la planète entière. En ce sens, au-delà des péripéties de surface,
c’est le même mouvement profond qui transforme l’Angleterre moderne, la Russie,
la Turquie kémaliste, l’Inde sous domination coloniale, et, à deux pas de
l’Europe, le vieux Maroc féodal qui va être saisi lui aussi par une
modernisation financière dont Chevrillon se fera l’observateur désabusé.
Ainsi, partout, le monde craque, et c’est « la première fois que l’on voit
de grandes sociétés muer toutes en même temps, dans le même sens, parce qu’un
travail spontané de l’esprit ruine en chacune ses antiques idées directrices
pour la soumettre au nouveau principe rationaliste et utilitaire ».
Lorsque, à
l’âge de vingt-quatre ans, André Chevrillon part pour l’Inde, il n’a sans doute
pas encore dégagé la philosophie générale de ces transformations que ses
voyages lui permirent d’observer, mais
il dressera un tableau très précis de la présence coloniale anglaise tout
en se demandant à quelle profondeur de l’âme indienne elle a pu parvenir. Son
sentiment dominant, c’est que les anciennes humanités, pour reprendre son
vocabulaire toujours très romantique, vivent encore leur vie entière et
autonome, et que le processus d’occidentalisation du monde n’a pas atteint une
telle ampleur qu’il interdise d’observer des formes culturelles encore
intactes, construites sur des valeurs distinctes de celles de l’Europe. En ce
sens, voyager, c’est perdre ses certitudes confortables, et faire l’expérience
d’une altérité forte. Le récit de voyage est une chronique de l’éloignement,
aussi bien des géographies physiques que culturelles. Les deux récits indiens
de Chevrillon expriment avec force ce sentiment d’entrer peu à peu dans des
mondes nouveaux, avec certes des degrés dans l’expérience exotique, qui culmine
à Bénarès, et sera sans doute moins puissante à Bombay où la présence anglaise
se fait davantage sentir. Mais paradoxalement, Chevrillon a le sentiment de
mieux comprendre l’Inde, lorsqu’elle est pleinement indienne et hindouiste que
partout où la greffe culturelle donne naissance à des formes hybrides et
mélangées qui nourrissent une impression de confusion et de désordre. A Bombay,
il découvre un espace fragmenté, hétérogène, bien loin de la belle unité
organique de Bénarès : « Probablement, depuis Alexandrie, il n’y a
pas eu un tel raccourci de toute l’humanité, de ville aussi cosmopolite. Il y a
ici des coins de Londres, des coins de Bénarès, des coins de Shangaï ». Il
serait toutefois trop facile de réduire cette inquiétude à la peur du métissage
qui s’exprime souvent dans les littératures de l’ère coloniale. Ce qui gène
Chevrillon, c’est plutôt la rupture de tradition et de transmission que la
greffe coloniale va provoquer dans des cultures qui dès lors vont connaître le
risque d’une démoralisation, d’une soudaine érosion de leur forme
spirituelle, non pas au profit d’une synthèse supérieure (selon le modèle de la
renaissance orientale dont rêvèrent les romantiques), mais d’un matérialisme
pragmatique qui attaquera comme un acide insidieux le style même
(hindouiste, bouddhiste ou musulman) des grandes civilisations qui partout, en
dehors de l’Occident, se sont construites comme autant de centres, points
d’aimantation de toutes les forces qui confluent vers elles en un puissant
désir d’organisation du monde. Les premières pages de Dans l’Inde sont
révélatrices de cette sensibilité exotique et orientaliste qui perçoit avec
acuité le passage vers d’autres cultures, comme l’on quitte un monde pour un
autre, alors que la planète n’est pas encore homogène et laisse croître partout
de fantastiques diversités. La traversée de l’océan indien est dès lors
initiatique, alchimique, comme si elle était l’espace, encore enchanté, d’une
modification du rapport au temps et au corps alors que toutes les sensations se
transforment. Chevrillon écrira des pages remarquables, en écho à l’ Ancient
Mariner de Coleridge, sur l’expérience de la mer, de la fluidité nocturne,
et d’un chromatisme nouveau et incandescent qui accompagne la lente pénétration
d’un sud aussi bien pictural,
poétique, que spirituel. L’océan indien, réduit parfois à ses couleurs
élémentaires, dans l’effacement de toutes formes trop perceptible, est le lieu
magique où s’opère le changement de monde : « La nuit renaît la
sensation de fuite et de glissement vers un monde inconnu ».
Quand, sur le bateau, la lumière Edison s’éteint, tout de se passe comme si
l’univers était rendu à son opacité organique. L’obscurité est comme la
transition de la vieille Europe vers les mondes inconnus qui vont
progressivement se dévoiler aux yeux d’un voyageur qui n’a rien perdu encore de
ses facultés d’étonnement : « Un monde tout à fait nouveau, tout à
fait différent de l’Orient, d’Egypte. Oui, on se sent très loin dans ce
silence, dans cette nuit, dans ces parfums lourds, dans cette chaleur
molle… ». Quatorze ans plus tard,
en 1902, lors de son second voyage, Chevrillon éprouvera le même sentiment de
dépaysement, et l’exprimera avec plus de force encore : « C’est
l’entrée d’un monde inconnu, solennel, sur lequel pèse un mystère… Il
précisera sa pensée, en notant que ce qu’il découvre, ce sont des univers d’une
essence différente, enchanteurs précisément parce qu’ils sont éloignés, en
partie impénétrables, irréductibles aux catégories classiques de la culture
française ou anglaise : « Je me penche au-dessus du bastingage, et
mieux encore que tout à l’heure à l’approche des verts cocotiers, je vois
l’équateur et l’Asie, car voici l’homme de cette terre, son fruit humain,
suprême aboutissement de ses sèves, et qui, mieux que tout autre, manifeste son
essence ». Dans les deux livres, il
manifestera son étonnement, sa surprise, mais aussi son enchantement, son
saisissement devant l’apparition de mondes et d’êtres mystérieux, qu’il
qualifie d’ « étrangement exotiques » où
se révèle et se masque en même temps « une âme inconnue, l’âme qu’a pu
former ce monde très éloigné du nôtre ».
Dans le récit orientalisant de Chevrillon il y a encore un
« au-delà » du monde connu, que renforce
un sentiment d’espace
illimité. L’océan indien, écrit-il,
n’est pas une mer « confinée »,
et son immensité est comme le prélude de la
découverte de cultures qui elles
s’enfoncent dans la profondeur d’un temps historique qui se
perd dans la nuit
des origines : « Et maintenant, les eaux libres, les
plus vastes du
globe ! Cet océan où nous venons de déboucher
est celui qui s’étend sur la
largeur de notre Terre, au-dessous des royaumes de l’Asie.
L’Inde est là-bas,
derrière les horizons, et dans quelques jours, la frange de ses
palmes viendra
se tendre à l’orient, annonçant tout
l’au-delà : les plaines brûlantes,
une terre excessive, de grands fleuves limoneux, une humanité
pullulante et
nue ».
L’étrangeté,
d’ailleurs, est double: à la fois bouddhiste et hindouiste, mais dans les deux
cas, elle est synonyme de
distance ; distance culturelle, distance religieuse, contrairement à la
proximité des mondes sémites que Chevrillon connaissait bien par ses lectures
de Renan : « le monde sémite est voisin du nôtre, il l’a pénétré.
Celui-ci en est tout à fait séparé et l’a toujours été ». Ce
sentiment de séparation et d’éloignement explique une autre inquiétude, celle
de devoir rester à la surface des choses, comme entre autres exemples lorsque
Chevrillon rencontre l’abbé bouddhiste, supérieur du monastère de Kandy, et
constate « en somme, on n’aperçoit que le dehors ; on n’arrive pas à
pénétrer dans les âmes ».
A
Bénarès, l’impression sera la même, une fois
dissipée l’illusion d’être quelque
part dans l’Antiquité classique. L’hindouisme
résiste à l’analyse, et l’on
n’est jamais sûr, malgré tous les efforts
d’empathie intellectuelle, de l’avoir
compris. On naît hindouiste, on ne le devient pas :
« Leur âme est un
composé d’espèce mystérieuse, situé
non pas seulement au-delà, mais au dehors
de ce que nous pouvons imaginer. Nous notons ses manifestations, nous
apercevons l’extérieur, les physionomies, les gestes, les
rites, les prières,
le style, l’art, les coutumes. Le fond nous est
impénétrable » .L’éloignement,
d’ailleurs, connaît des intensités croissantes. Il est plus sensible au sud de
l’Inde, en pays tamoul, lorsque le voyageur découvre des temples et des
sculptures qui n’admettent aucune comparaison avec ce que l’on connaît en
Europe. Si les ressemblances, réelles ou imaginées, avec la Grèce, permettent à
Chevrillon d’inscrire l’Inde dans une catégorie culturelle bien connue, celle
du monde antique, en revanche, il se heurte souvent à des opacités et
des obscurités qui découragent tout rapprochement : « A trois
kilomètres de Pondichéry, nous arrivons à la pagode de Vilenoor et nous ne
pensons plus à la Grèce ». Et
pourtant, c’est peut-être l’essence de l’Inde classique qui se révèle à Madura
et à Trichnopoly, dans ce que Chevrillon décrit comme un « entassement de
figures difformes, de membres contournés qui s’enlacent » qui
aurait pu conduire le voyageur à une réflexion esthétique et à un effort de
compréhension dont il sut faire preuve à Ceylan
face au bouddhisme, ou encore en Birmanie. Mais de tels passages sont
révélateurs d’une sensibilité profonde, dont le récit donnera par la suite
d’autres exemples. Il y a en effet des degrés dans l’éloignement, dans
l’expérience de l’altérité culturelle et humaine. La différence, quand elle
demeure compréhensible, provoque la curiosité et l’analyse, conduit l’esprit à
un exercice de décentrement, elle est donc favorable à l’activité
philosophique, fille, comme le savaient les Grecs, de l’étonnement et de la
surprise. Mais quand l’éloignement se fait trop grand, quand l’Orient prend des
routes qui ne permettent plus aucune comparaison, Chevrillon recule d’effroi
devant quelque chose de « sauvage, d’inquiétant,
d’incompréhensible » que
la raison classique ne parvient pas à apprivoiser, à ramener au connu, par similitude et analogie. Le voyageur risque
alors de perdre pied, et il traduira cette expérience d’une étrangeté radicale
par un vocabulaire des plus significatifs : le regard est
« déconcerté », on éprouve une impression d’
« étouffement », voire d’ « asphyxie ». C’est à
Bénarès que le voyageur est le plus menacé par ce « vertige » bien
particulier qui accompagne la perte de tous les repères culturels. Face à une
civilisation du rituel et du code, qui contraint les dévots à consacrer une
part prépondérante de leur temps à la prière, aux invocations, à la récitation
des hymnes, l’occidental se sent définitivement autre, séparé, différent,
jusqu’à remettre en cause ses certitudes les plus anciennes. Mais au-delà de
l’expérience personnelle, c’est toute une culture qui se voit insensiblement
délégitimée, ou en tout cas relativisée, dans ses comportements et ses
choix : « Si quelqu’un vit en dehors des règles, c’est moi, c’est mon
compagnon de table d’hôte. A tout le moins, on sent qu’il n’y a pas de règle,
on reste déconcerté, on a perdu l’instrument de mesure avec lequel on évaluait
et on avait vu évaluer toute chose. On éprouve très violemment que nos idées et
nos coutumes européennes ne sont que des coutumes et des idées locales, que
notre point de vue n’est que différent du point de vie hindou, qu’au fond l’un
et l’autre se valent, et que toutes les façons d’être sont légitimes par cela
même qu’elles sont. De quel droit disais-je tout à l’heure que l’état normal
chez ce peuple est la folie ? »
Ainsi, l’expérience de l’éloignement est bien plus complexe que ne pourrait le
suggérer la topique exotique : elle rend possible une sorte de destitution
de la culture d’origine, comme si celle-ci passait de l’universel au local
en découvrant qu’elle est un centre parmi d’autres, le centre d’un monde
qui n’est pas le centre du monde. Il y a, en effet, d’autres points de gravité
dans l’histoire des hommes que ceux qu’a construits au long des siècles la
vieille Europe : voyager, c’est pour Chevrillon découvrir quelques-uns de
ces espaces –l’Inde, le monde arabe, les pays bouddhistes- qui construisent une
sorte d’archipel des cultures, encore perceptibles dans leur essence, mais sans
doute appelées dans l’avenir à s’inscrire dans des ensembles plus vastes. Peu à
peu, au fil des routes, s’éloigne l’Europe, même si la présence coloniale, par
ses quartiers modernes, ses chemins de fer, ses villes de garnison, en rappelle
ici et là l’hégémonie technique et commerciale : « Nous nous disons
bien que notre Europe n’est qu’un petit coin du globe où se poursuit un
développement local et particulier de l’humanité, nous savons bien qu’il y en a
d’autres… ». Ce renversement
copernicien est des plus révélateurs d’une sensibilité nouvelle qui marque les
littératures de l’ère coloniale : une nouvelle mesure de l’espace
bouleverse l’ancienne vision du monde, et cet élargissement est à la fois
géographique et temporel.
Michelet, en 1864, avait déjà noté, dans La Bible de l’humanité,
l’étroitesse de la Grèce face à l’immensité indienne. Or, le jeune Chevrillon
(il est alors âgé de vingt-quatre ans) a le sentiment de ne pas posséder les
instruments qui pourraient lui permettre de comprendre cette démesure. Il est
historien et littéraire, philosophe aussi, il a été formé dans le cadre
forcément limité (géographiquement s’entend) des humanités classiques, il est
certes moderne par ses lectures et ses curiosités et il ne voit, en Inde, que
ce que sa culture l’autorise à voir. Il s’efforcera, bien sûr, au plus fort de
son expérience de l’éloignement (qui est à la fois enthousiasmante et
angoissante), de trouver le terrain qui devrait permettre de rapprocher
des cultures qui semblent appartenir à des systèmes solaires différents. Mais
leur séparation est-elle aussi absolue, aussi définitive que le voyageur
bousculé semble parfois le dire ? Curieusement, alors que la science
indianiste de son temps a exploré, en amont, les sources communes, indo-européennes,
qui permettent aux langues comme aux mythologies de maintenir des points de
contact, cet argument n’est que secondaire dans le texte de Chevrillon. En
revanche, la spéculation métaphysique lui semble permettre un dialogue, et ce
dialogue il le conduira brillamment dans tous les passages où il relate ses
rencontres avec des lettrés bouddhistes et hindouistes, certains d’entre eux
parfaitement informés des philosophies les plus récentes de l’Occident.
Peut-on, une
fois admise la distance culturelle que les rites et les obligations religieuses
rendent infranchissable, esquisser malgré tout un rapprochement, qui sans aller
jusqu’à admettre ce que Michelet appelait des « diversités
concordantes »,
permet une communication entre des cultures d’essences différentes ? Il
est évident que le récit de Chevrillon hésite, se contredit parfois, et éprouve
quelque difficulté à répondre avec cohérence. Il hésite entre deux
postures : l’une est herderienne, influencée aussi par Carlyle, et partage
avec eux la conviction que les grandes cultures se développent à partir de
foyers séparés, puisent sans cesse dans leurs forces originelles, et
se renouvellent par d’incessants ressourcements, bien plus que par métissage et hybridation. Mais
l’attitude humaniste et universaliste est non moins présente, qui conçoit que
l’humanité est une, à travers son infinie diversité et ses changements. Dans
son récit, Chevrillon nuance souvent les
remarques que lui dicte l’impression d’être toujours en dehors de mondes
qu’il côtoie sans jamais les pénétrer. Il multiplie alors les notations sur une
proximité qui, paradoxalement, rétablit entre l’Orient et l’Occident une
communauté de pensée qui ailleurs lui semblera impossible. A Ceylan, il
découvre des affinités entre la philosophie bouddhiste et la pensée
européenne : « Plus je regarde ce pays et ces hommes, plus je crois
comprendre cette morale et cette religion. (…). Ce que disent aujourd’hui nos
grands penseurs européens, les sages bouddhistes l’enseignent depuis vingt-trois
siècles ». Il reviendra plusieurs
fois sur cette proximité, qui lui permet de se repérer un peu, dans les
métaphysiques touffues de l’Inde classique qui conduisent, écrit-il, à un
véritable « vertige métaphysique ».
Proximité toute relative cependant, car « le cas de l’Inde est
unique », et c’est donc des
penseurs individuels qui, en Europe, peuvent présenter quelques similitudes
avec son esprit philosophique : Chevrillon cite Jean Lahor, Shelley,
Amiel, mais curieusement oublie Schopenhauer.
Certes, il éprouvera souvent, malgré ces tentatives optimistes de dialogue
intellectuel que sa démarche compréhensive est bien rapide, superficielle.
Décrivant une danse traditionnelle, il avouera que ses efforts pour saisir
« ce qui se passe à l’intérieur de ces âmes » n’est au fond qu’un
« pauvre essai d’explication »,
mais ces réserves font tout le prix d’un récit de jeunesse qui par ses doutes
et ses approximations en dit long sur l’épreuve et le révélateur à la fois que
fut pour le frais diplômé de l’Université française et anglaise un périple qui
eut entre autres mérites de
mettre à mal
des certitudes intellectuelles faciles. En ce sens, quelques-uns des
meilleurs
passages du livre sont des tentatives d’explication et de
rapprochement, qui
impriment au récit de Chevrillon une allure bien
particulière : celle d’un
voyage philosophique, bien loin de l’entassement positiviste de
faits et
d’observations qui donne trop souvent l’illusion de
comprendre. Il y a un bon
usage du regard éloigné et du dépaysement, un
usage artiste qui peut, dans les
meilleurs moments conduire à une sorte
d’émerveillement intellectuel, qui est
l’indispensable antidote à l’angoisse et au
désarroi que par ailleurs les
livres de Chevrillon expriment souvent. Mais il est un autre aspect du
livre qu’il
importe de souligner. Comme Pierre Loti, Chevrillon est bien loin
d’adhérer
sans réserve au processus colonial. Sa découverte,
même rapide et insuffisante,
de l’Inde des profondeurs, de l’Inde
« indienne », comme il le notera
à Bénarès, l’amènera à douter
de la « profondeur » de la
pénétration
anglaise dans le monde indigène. A
ses yeux, il y a plus « juxtaposition » qu’osmose et complémentarité.
Quant aux indiens qui ont épousé, semble-t-il, le projet colonial anglais (et
son « étroitesse d’esprit » écrit-il), ils rêvent tous de moderniser
un pays qui leur semble trop chaotique, archaïque, complexe, enfoncé dans ses
superstitions religieuses et rituelles. Un intellectuel bengali de la nouvelle
école, Chundde Dutt, lui permet de faire un portrait au vitriol du « babou
converti » qui voudrait que les hindouistes deviennent des anglicans
puritains et utilitaristes : « il réclame l’application complète du
code moral anglais et dénonce l’inconvenance des costumes féminins, la
promiscuité des baignades. Voilà une idée de bengali qui voudrait être
clergyman. La rive sacrée du vieux fleuve, traitée comme une plage de l’île de
Wight, divisée par des barrières et des écriteaux, les ladies d’un côté, les
gentlemen de l’autre, l’invention dénote un manque de culture et de
critique », et surtout, cela va contre les « habitudes
intellectuelles et morales d’un peuple »
formées des sédimentations nombreuses d’un passé immémorial. On voit que la
lecture de Carlyle et de Ruskin rend possible une critique aristocratique de la
colonisation, qui veut remplacer des moeurs ancestrales par la médiocrité et le
conformisme des comportements modernes. Dans les portraits de coloniaux,
d’administrateurs et de commerçants dont il émaille son récit Chevrillon
multipliera ces remarques caustiques. Dans une belle apostrophe aux
« vieux ascètes » et « profonds rêveurs » du brahmanisme,
il construit même une puissante comparaison entre le monde matérialiste de
l’Angleterre marchande et la rêverie métaphysique de la grande pensée
hindoue : « Que diriez-vous de ces bateaux chargés des biens de la
terre, de ces trains qui dévorent l’espace, comme s’il importait de changer de
lieu, d’arriver quelque part ? Mais que diriez-vous surtout de cet
anglicanisme, de cette maigre philosophie qui végète sur une terre brumeuse où
la nature ne déploie point le luxe de ses sèves ; (…) Certes, vous ne
tenteriez pas de les éclairer, ces aveuglés de Maya » Dès
lors, le voyageur « déconcerté » prend ses distances aussi avec ses
contemporains affairés, tous ceux qui s’agitent à la surface de l’immensité
indienne, et veulent imposer, par leurs routes, leurs chemins de fer et leurs
morales industrielles des « fins dernières » singulièrement plates et
prosaïques : l’argent, le commerce, l’efficacité marchande, et, sur le
plan religieux, un déisme exsangue et anémié. C’est de cela aussi que le
voyageur s’éloigne, en inventant la forme dubitative d’un récit de voyage qui
voit mourir bien des certitudes, avant l’inévitable retour, « triste
retour dans la sombre Europe ».
Jean-François
Durand. Université Paul-Valéry.
Montpellier
III.
Ibid., p. 208.
Ce n’est point un hasard si Chevrillon établit un parallèle entre les bretons et les
« orientaux », et s’il compare les
pardons bretons à des moussems maghrébins (p. 216).
Voir Marrakech dans les palmes, Calmann-Lévy,
1919.
Derniers reflets à l’Occident, tome II, p. 243.
Il visitera aussi la Birmanie, la Judée, l’Amérique
du Nord, l’Algérie…
La religion est la principale de ces forces
organisatrices, de ces « formes vitales », et Chevrillon pensait
comme Thomas Carlyle que « les pensées ont enfanté les actions, et les
intuitions ont enfanté les pensées : en un homme, en une communauté
d’hommes, c’est toujours l’invisible et le spirituel qui a déterminé le visible
et le matériel. La religion est toujours primordiale », Les Héros,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 25-26. 1ère édition
anglaise 1841. Chevrillon connaissait la traduction française de Jean Izoulet,
disciple de Renan (1887).