LÉOPOLD
SÉDAR SENGHOR: POÉSIE ET POLITIQUE
On
le sait: la France contemporaine a tendance à tourner le dos
à sa mémoire
africaine, hors du cercle étroit des spécialistes,
historiens, politologues,
dans une moindre mesure critiques littéraires, qui continuent
à écrire, à
l’écart des grands débats d’opinion, des
oeuvres solides et bien documentées.
Le décès de Léopold Sédar Senghor a
toutefois été l’occasion d’éclairer
à
nouveau certains pans d’un passé en partie enfoui, et
qu’il est plus que jamais
urgent d’interroger encore à l’heure ou de vieux
démons se réveillent (mépris
de l’Universel, particularismes érigés en vision du
monde, tentation du repli
et de la frilosité) qui sont tous, pour ainsi dire, radicalement
antisenghoriens, aux antipodes de la pensée, de la poésie
et de la politique de
l’auteur d’ Hosties noires. Que la vie et l’oeuvre de Senghor aient été,
de part en part, traversées par le politique, quelques dates en témoignent. En
1928, L. S. Senghor, âgé de vingt-deux ans, rencontre à Paris Blaise Diagne,
qui était un pur produit d’un certain humanisme colonial mais aussi d’une
politique d’assimilation contre laquelle, le moment venu, Senghor se dressera.
A vingt-quatre ans, en 1930, il s’inscrit aux étudiants socialistes SFIO: il
sera, en 1936, l’année du Front Populaire, un militant fidèle de ce parti, et
il s’engagera avec conviction dans l’action syndicale. En 1933, à vingt-sept
ans, Senghor fonde un mouvement qui sera un instrument de pouvoir et
d’influence: l’ Association des étudiants Ouest-africains, dont il sera le
premier président. Dès lors, on peut dire que -parallèlement à ses premiers
poèmes- il écrira régulièrement des textes de réflexion politique, dont la
relecture permet sans aucune ambiguïté de le situer dans une famille d’’esprit,
celle du socialisme républicain et démocratique dont l’importance en Afrique,
en ces années-là, se révèlera décisive. L’imbrication, très ancienne, du
politique et du poétique est particulièrement évidente avec le poème “A l’appel
de la race de Saba”, repris dans Hosties noires, et qui fut écrit en mai 1936, en réaction à
la conquête de l’Ethiopie et à l’entrée des troupes de Mussolini dans
Addis-Abeba. Les intellectuels que fréquenta Senghor en ce années-là (rappelons
qu’il dirigea l’ Etudiant noir, à partir de 1834, avec Aimé Césaire),
sont connus pour leurs opinions libérales et, dans le cadre colonial,
réformatrices. Parmi ceux qui l’ influencèrent directement, rappelons le nom de
Paul Rivet, dont l’oeuvre ethnographique insistait déjà sur l’importance du
métissage. Senghor suivit ses cours en 1936 à Paris. Son amitié avec René Maran
est plus ancienne: elle remonte à 1921. Senghor publiera sur lui un très beau
texte dans l’Etudiant noir : “L’Humanisme et nous, René Maran”. Parmi
ses fréquentations éminemment politiques, il y eut Robert Delavignette. On redécouvre enfin ce
grand administrateur qui fut aussi un excellent romancier. L’Université de
Cergy-Pontoise lui a d’ailleurs consacré, les 17 et 18 mai 2001, un important
colloque qui contribuera à faire relire son oeuvre. C’est Robert Delavignette
qui confiera à Senghor, en 1944, la chaire de linguistique africaine de l’ Ecole
nationale de la France d’outre-mer
(ENFOM) qui fut une pépinière d’administrateurs dont beaucoup
s’employèrent à impulser la réforme intérieure des colonies. Robert Delavignette
s’était efforcé d’insuffler à l’Ecole un esprit d’ouverture, nourri de
sensibilité républicaine et d’humanisme chrétien. Par ailleurs, dès 1940, au
moment de l’effondrement de la France, Senghor choisit le camp gaulliste de
Félix Eboué. Il composera un très beau poème pour saluer l’appel du 18 juin,
“Au Guélowâr”, repris par la suite dans Hosties noires. La solidité de
ce socle républicain et universaliste, dans la pensée de Senghor, ne se
démentira jamais. Elle réfute à l’avance le mauvais procès que lui feront
certains, et même dans un numéro récent d’Interculturel-francophonies,
en découvrant dans ses textes un “obscurantisme” bien improbable! En effet, les sources romantiques de la
poétique senghorienne, qui sont incontestables, n’altéreront jamais cette
donnée initiale. Il faut rappeler qu’il y eut en France tout au long du
dix-neuvième siècle une forte pensée “romantique libérale” -comme dirait
Benedetto Croce- et que celle-ci, plus que des particularismes, exalte des
singularités, à partir desquelles certes peut s’affirmer une visée
universaliste enracinée dans le temps et dans l’espace, une vision du singulier
universel dont l’objectif est bien
de penser des différences qui ne se referment pas sur elles-mêmes mais soient
au contraire autant de pierres apportées à la civilisation de l’Universel. Dès
les premiers textes de Senghor, la présence de cette sensibilité est patente.
Elle infléchit même son vocabulaire (et sur ce point aussi il importe d’éviter
tout contresens) qui doit beaucoup à la fréquentation de Michelet, de Hugo, de
Péguy, de Bergson. Chez eux, les mots de patrie, terre, sang, race, n’ont bien
sûr pas les mêmes implications que dans le camp barrésien ou maurrassien. Non
que des confusions ne soient parfois possibles, comme en témoigne par exemple
l’oeuvre d’Ernest Psichari qui, venu du dreyfusisme, évolua vers le
nationalisme intégral! Mais ces confusions n’existent pas chez Senghor: dans
ses écrits des années 30, le vocabulaire de l’identité -pour massivement
employé qu’il soit- s’inscrit toujours dans une revendication nationalitaire
qui fut d’abord celle de toutes les révolutions libérales du XIXème siècle,
comme Benedetto Croce l’a montré dans sa magistrale Histoire de l’Europe.
Cette révolution exalte un certain nombre de droits qui sont comme le ciment
d’une culture, et ne dissocient pas l’individu de ses appartenances: le droit
de parler sa langue, de vivre selon des coutumes librement choisis, ou
acceptés, le droit d’être soi-même, sur sa terre et dans sa langue, avant d’entrer
en dialogue avec autrui. A l’évidence, dès Chants d’ombre, Senghor
comprend, comme tous les grands écrivains romantiques du XIXème siècle, que
l’enracinement poétique de l’homme est la condition première de sa liberté
politique: à moins que le politique ne s’édifie dans le néant de l’abstraction,
ce qui conduit aux désastres que l’on sait.
Ce thème,
essentiel me semble-t-il, triomphera dans un des grands livres de la poésie
contemporaine, et pas seulement africaine, Ethiopiques,
publié aux
éditions du Seuil en 1956. Mais de 1944 à 1956, que
d’événements, que de
turbulences dans la vie d’un homme qui sera de plus en plus
étroitement mêlé à
l’histoire de son temps. Rappelons quelques étapes de
cette épopée africaine et
universelle dont Senghor lui-même se voulut le Dyâli, le
maître de paroles et
le berger des mots, comme dit la poésie peule. En 1945,
poussé par Lamine Gueye
et la fédération socialiste du Sénégal,
Senghor est élu à l’Assemblée
Constituante française (2ème Collège). De 1945
à 1946, il accompagne la réforme
constitutionnelle qui transforme les colonies en territoires
d’outre-mer. Il
défendra à l’époque la thèse
fédéraliste. Son mariage avec Ginette Eboué ne
fera que renforcer la position de Senghor dans le milieu -au fond assez
restreint- des artisans de la politique coloniale de la France. Autre
donnée
importante: il refuse de rallier le RDA, fondé à Bamako
en 1946. Ce sont aussi
les années où s’affirme le panafricanisme: Senghor
rencontre Nkrumah à Londres.
Tirant les conclusions d’un désaccord politique plus
ancien, il quitte la SFIO
pour fonder le Bloc démocratique sénégalais, le
BDS. Ce sont des années de
montée en puissance. Le BDS remporte succès
électoraux sur succès électoraux en
1951-1952. Senghor publie aussi un article significatif,
“Jeunesse de Victor
Hugo” (repris dans Liberté 1 ) entre deux batailles politiques. En 1955,
il accède au poste de secrétaire d’Etat dans le gouvernement d’Edgar Faure.
Parmi les articles essentiels de l’époque, citons, en mai 1955, “L’Afrique et
l’Europe: deux mondes complémentaires”, publié dans Marchés coloniaux du
monde, et en juin, dans La Nef,
“Pour une solution fédéraliste” (repris dans Liberté 2). Nous arrivons
ainsi à 1956, l’année de publication d’Ethiopiques. Rappelons
l’opposition de Senghor à la loi Deferre qui à ses yeux balkanise l’ Afrique,
et sa participation, à Paris, au Premier congrès des artistes et écrivains
noirs à l’initiative de Présence africaine. Autre date importante: le 24
novembre, Senghor est élu maire de Thiès, ville ouvrière et frondeuse. Tel est
l’arrière-plan historique immédiat d’Ethiopiques, qui reste aujourd’hui
encore l’un des livres les plus “africains” de Senghor, celui où il sera
peut-être allé le plus loin dans l’explication d’une singularité, dans
l’affirmation d’une vison nègre du monde, nourrie, certes, d’innombrables
lectures ethnographiques, anthropologiques, mais aussi d’une expérience
profonde et d’un amour réel des pays africains, de leur immémoriale ruralité,
de l’épaisseur de leurs rituels et de leurs symboles. Ethiopiques n’en
est pas moins un recueil hétérogène: les
huit premiers poèmes peuvent être lus comme une sorte de
manifeste de la
négritude, à travers l’exaltation lyrique de
l’espace africain, l’évocation des
sociétés rurales d’avant la
pénétration européenne, la peinture
poétique d’une
souveraineté noire, celle du Kaya-Magan, ou encore la
condamnation de la
civilisation industrielle dans un poème controversé, et
souvent mal compris, “A
New-York”. Le deuxième livre, Epîtres à la Princesse, est un grand chant
courtois qui certes fait l’éloge du métissage mais plus encore réalise, dans
l’épaisseur phonétique de la langue, le rythme et les images, la rencontre de
deux riches traditions courtoises, l’une européenne, l’autre africaine, comme
pour illustrer la thèse senghorienne de la complémentarité. Le dernier livre - D’autres
chants- est de facture plus élégiaque. Des réminiscences virgiliennes
viennent se fondre dans une parole plus enracinée, celle des chants sérères de
l’enfance senghorienne, pour faire de cet ensemble de textes un véritable
monument de la nostalgie africaine:
Je ne sais en quels temps c’était, je confonds toujours
l’enfance et l’ Eden
Comme je mêle la Mort et la Vie -un pont de douceur les relie (148).
Enfin, en dernière partie, Senghor a cru bon
d’insérer un
essai, sous forme de Postface, “Comme les lamantins vont boire
à la source”. Il
s’agit d’une sorte de manifeste politico-poétique,
d’une synthèse aussi, à la
manière des grands commentaires programmatifs dont, entre
autres, Victor Hugo
(dont l’influence est ici évidente et reconnue comme
telle) accompagnait ses
oeuvres. On peut en effet voir dans cette Postface comme un bilan de la
démarche senghorienne tout entière -vie et oeuvre
confondues- comme un point
d’aboutissement, d’accomplissement, au seuil des
indépendances de l’Afrique.
Quelques idées-force sont reprises avec une conviction sans
égale. Il y a
d’abord le sentiment qu’au carrefour où elle se
trouve, l’Afrique doit se
ressourcer. Ce ressourcement est une fois de plus d’allure
très romantique. On
y retrouve une exaltation “populiste” (comme elle
s’élabora dans la culture
européenne de sensibilité romantique nationalitaire) du
fond illettré, oral,
originel, archaïque de la culture. Senghor est en quête
d’une parole des commencements
qui authentifie l’écrit qui la recueille: cette parole est
celle du “ Nègre
singulièrement, qui est d’un monde où la parole se
fait spontanément rythme dès
que l’homme est ému, rendu à lui-même,
à son authenticité” (156). Boire à la
source, c’est tout simplement se nourrir à nouveau des
chants, poèmes oraux,
traditions qui sont comme l’armature secrète de
l’Afrique, au plus profond de
ce continent de l’oralité qui échappe au regard de
l’ étranger et qui constitue
le noyau dur de l’identité. Senghor réhabilite
ainsi le griot, le Dyâli, comme
il aimera à le dire en nourrissant le français de la
poéticité des langues
africaines. Cette parole vive, Senghor l’oppose au néant
des temps présents, en
des termes violemment polémiques. Mais le poète moderne,
fils d’une longue
acculturation, ne peut reconquérir les sources que par violence
et rupture. Ce
qui, dans les sociétés traditionnelles, relevait
d’une toute naturelle
ritualisation de la parole, devient, dans le monde moderne, de plus en plus régi par des valeurs
économiques et utilitaires, effraction, invention poétique d’une langue
nouvelle, de la langue du voyant. Senghor pourra ainsi rendre hommage à ces
“voyants que l’Europe enferme dans ses prisons-asiles”, tandis que l’Afrique
les vénère comme les messagers de Dieu. Le “nègre évolué” dont parle Senghor
dans sa Postface est frère du voyant romantique. Il ne peut plus, comme ses
ancêtres de l’Afrique des Royaumes, vivre dans une harmonie, ou un équilibre,
dans un monde qui lui appartiendrait pleinement, et auquel le rattacheraient
les multiples liens du sacré, de la tradition et des rites. D’où ce remarquable
portrait que trace Senghor du nègre moderne, aliéné, étranger à lui-même,
conscient de l’être, et souffrant de la poignante nostalgie d’une unité perdue:
Comment ne songerait-il pas au Royaume d’enfance, à la Terre
promise de l’avenir dans le néant du temps présent? Comment ne chanterait-il
pas la “Négritude debout”? Et puisqu’on lui a confisqué ses instruments, que
les remplacent tabac, café et papier blanc quadrillé! Le voilà comme le griot,
dans la même tension du ventre et de la gorge, la joie au fond de l’angoisse.
Je dis: amour et parturition. Le voilà maintenant, le poète, au bout de son
effort, amant-amante, baveux, glaireux, reposant sur le flanc, non pas triste ah! non, mais
triomphant: léger, détendu et caressant son fils, le poème, comme Dieu à la fin
du sixième jour (157).
De tels
textes ont certainement une portée plus profondément politique que tant de
discours plus convenus de Senghor, car ils insistent sur la souffrance de la
“condition de l’homme moderne”, pour reprendre une formule de Hannah Arendt,
expatrié, faisant l’expérience d’une douloureuse et constante déliaison (“les
instruments brisés”), et contraint d’inventer une langue qui l’identifie et le
singularise alors que dans les sociétés traditionnelles l’homme avait sa place
dans un ordre cosmique régi par les mythes. Certes, ces sociétés anciennes
étaient conservatrices, mais elles produisaient partout du sens, qui à son tour signifiait l’homme et exorcisait
ses angoisses. Les sociétés modernes sont anomiques et atopiques et le nègre,
plus que tout autre quand il a été francisé, doit réinventer son identité et la
reconquérir dans un monde où il n’est plus un héritier: ni d’une langue, ni
d’un ordre symbolique qu’il suffisait, jadis, d’habiter. Le nègre moderne est
très exactement un outsider, un “homme en dehors”, pour reprendre la
belle expression de l’ essayiste Colin Wilson (L’homme en dehors, Paris,
Gallimard, 1958). Le politique et le poète senghoriens ont ceci en commun
qu’ils veulent à nouveau créer du dedans, de l’intime, refaire du lien,
retisser, resymboliser. Dans la société traditionnelle, telle du moins que
Senghor se la représente, l’homme n’est pas outside mais inside. Il habite un monde
apprivoisé par le mythe, rendu familier par la légende, un monde où il n’y a
pas de vides, et qui est aussi comme une formidable forteresse dressée contre
l’absurde et le néant. C’est ce que dit magnifiquement la Postface, en
esquissant la rhétorique et la poétique de ces mondes pleins que nous avons
perdus, de ces centres qui ne rayonnent plus, si ce n’est dans la nostalgie des
Chants épiques: dans les langues africaines, affirme Senghor, “presque tous les
mots sont descriptifs”.Mais l’on ne peut décrire avec bonheur qu’un monde qui
est nôtre, avec lequel nous avons tissé d’innombrables liens de proximité et de
connivence. C’est tout le sens de cette magie blanche dont relève la poésie senghorienne:
Le mot y est plus qu’image,
il est image analogique sans même le secours de la métaphore ou de la
comparaison. Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le
signe. Car tout est signe et sens en même temps pour les Négro-africains:
chaque être, chaque chose, mais aussi la matière, la forme, la couleur, l’odeur
et le geste et le rythme et le ton et le timbre, la couleur du pagne, la forme
de la kôra, le dessin des sandales de la mariée, les pas et les gestes du
danseur, et le masque, que sais-je? (158-159)
En
arrière-plan de ce texte, il y a l’opposition senghorienne au positivisme, au
scientisme, à toutes les idéologies issues de la révolution industrielle qui
dépoétisent notre rapport au monde et l’appauvrissent jusqu’ à la stérilité. Un
certain rationalisme occidental, un cartésianisme durci et mal compris,
dressent entre l’homme et le monde un mur infranchissable: “Des siècles de
rationalisme sont passés par là, faisant un mur de ce qui était voile
transparent” (159). Toujours dans la même Postface, Senghor rend hommage à
Césaire pour avoir dit dans sa poésie, avec l’âpreté et la radicalité que l’on
sait, la dépossession de l’homme noir, que l’esclavage a portée à son
paroxysme: “Pendant des siècles, dis-je, il a été arraché à son ordre, jeté
dans les souffrances de l’exil, les contradictions du métissage et du
Capitalisme. Quoi d’étonnant qu’il se serve de sa plume comme Louis Armstrong
de sa trompette” (165). Ethiopiques sera donc, pour l’essentiel, la tentative
-réussie- de dire poétiquement un rapport au monde antérieur à tous les
déracinements modernes, lorsque le noir habitait encore la maison de la langue,
lorsqu’il vivait ecore un ordre symbolique qui -par le mythe et toute la
culture vivante portée par la tradition orale- faisait de la création entière
un foyer. Rêve de réintégration, sans doute, comme dans un récit africain du
début du siècle Ernest Psichari en avait ressenti la nostalgie au contact du
pays Foulbé: “Au lieu que la nature soit une cause de trouble et un prétexte à
méditation métaphysique, tout notre but est maintenant, comme il fut sans doute
celui des premiers sauvages, de nous accorder avec les choses naturelles, non
en les divinisant, mais en y rentrant comme dans notre milieu naturel et
familier” (Terres de soleil et de sommeil dans Oeuvres complètes, tome 1, Paris,
Conard, 1948, p. 255). En ce sens on peut dire que, au coeur de l’utopie
politique senghorienne, que l’on peut appeler république ou socialisme, il y a
un tel rêve de réintégration cosmique et de réconciliation. Le politique comme
le poétique n’ont d’autre but que de rendre le monde habitable et d’en faire un
foyer. Et c’est bien dans un poème, et non dans un texte théorique, que Senghor
a exprimé avec le plus de force ce rêve de Souveraineté cosmique et politique à
la fois. Comme le souligne Papa Gueye N’Ddiaye dans son édition critique d’ Ethiopiques, Kaya-Magan fut le “premier roi noir de la
lignée de Cissé Tounkara, sous le nom de Kaya-Maghan Cissé” (Nouvelles éditions
africaines, Dakar, 1974, p. 25). Il régna sur le royaume de Ghana, après une
longue lignée de souverains étrangers, peut-être berbères. Dans le poème de
Senghor, le Kaya-Magan allie les signes de la fertilité et de la force. Il
réconcilie les adversaires, il maintient, dans un espace commun et partagé, les
tribus et les populations les plus disparates. Il se confond avec un ordre
politique du monde, une sorte d’Empire harmonieux, étendu aux quatre points
cardinaux, qui n’écrase ni ne réduit les singularités, mais au contraire leur
permet de croître et de grandir sans entrer en conflit:
Pour tous ceux-là qui sont entrés par les quatre portes
sculptées - la marche
Solennelle de mes peuples patients! leurs pas se perdent dans
les sables de l’Histoire.
Pour les blancs du Septentrion, les nègres du Midi d’un bleu
si doux.
Et je ne dénombre les rouges du Ponant, et pas les
transhumants du Fleuve!
Mangez et dormez enfants de ma sève, et vivez votre vie des
grandes profondeurs (104).
Cette
utopie senghorienne, ici exprimée avec toute la luxuriance des images
poétiques, n’est pas si différente de celle que poursuivra avec obstination
l’homme d’ Etat, avec moins d’éclat, sans doute, contraint qu’il était de faire
avancer patiemment son point de vue dans un environnement parfois hostile. Mais
l’ ampleur des images de la souveraineté, dans le Kaya-Magan, résume bien
certaines constances du Senghor politique:
1. L’attention au réel, au concret (Senghor aimait et
connaissait bien les paysans de son pays), la fidélité à ce que Charles Péguy
appelait la “maîtresse réalité”, et le refus de toute vision trop
constuctiviste (Péguy condamnait lui aussi l’ “esprit de système”) qui impose
au réel des cadres rigides et destructeurs.
2. L’idée que les grands ensembles politiques (l’ AOF par
exemple), sont plus à même de respecter les différences, les singularités, que
des nations soudées davantage par l’idéologie que par l’épaisseur des cultures
endogènes. Senghor combattit toujours la fragmentation et la balkanisation de
l’Afrique.
3.
La conviction que jamais l’action politique ne doit
perdre de vue les fins dernières de l’humanité,
telles que les a comprises la
tradition de l’humanisme classique: une humanité qui
réalise son essence dans
la contemplation, la vie intérieure et la création, sous
ses formes les plus
diverses et non pas, bien sûr, dans la domination,
l’exaltation égoïste de
l’individualité et le culte de l’argent et de la
puissance. L’action politique
n’a d’autre légitimité que de construire
l’espace d’une civilisation où l’homme
pourra -une fois assurés les cadres matériels de son
existence- vivre
poétiquement sa “vie des grandes profondeurs”.
Il faudrait
un livre entier pour éclairer toutes les dimensions de cette politique du lien,
dont on voit la profonde cohérence avec la vision poétique elle-même de L. S. Senghor. C’est sans cette
perspective que la vision senghorienne de l’universel prend tout son sens
philosophique et il faut, pour en mesurer toute la portée contemporaine, faire
un détour, à la manière de Vico, Michelet, ou Frobenius, par les origines les
plus instauratrices de l’humanité. Senghor nous y convie dans une partie
essentielle de son oeuvre.
Jean-François
Durand
Montpellier III
Les citations renvoient à Oeuvre poétique, Paris,
collection Points, éditions du Seuil, 1990. La page est indiquée entre
parenthèses.