Léopold Sedar Senghor: Romantismes.
A mes anciens étudiants doctorants de
l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar,
lecteurs de Vico,
Michelet et Senghor.
Je
partirai, pour mieux mettre en valeur cette démarche, d’une obsession
senghorienne, certes dictée par le contexte colonial, mais dont la valeur est
beaucoup plus universelle. Il s’agit, pour le poète d’Ethiopiques, de recréer des liens, partout où cela se peut, entre
les cultures africaines et l’Europe aux anciens parapets, de refuser la
dichotomie radicale entre un continent de l’intuition et de l’oralité, de
l’image et du mythe, et les civilisations blanches de l’écrit, de la logique discursive et du
concept, de la science et de la technique. D’emblée, la pensée senghorienne
s’affirme comme un déni de la pureté, au profit de l’hybride, du métis et du
complexe. D’où l’importance des voies de passage et de mélanges, et la
propension senghorienne à proposer des catégories, en partie mythiques (1) qui
rassemblent et confondent , qui brassent les siècles et les langues, les
traditions et les croyances, en une somptueuse vision poétique de l’histoire du
monde. Dans cette représentation alchimique de l’humanité (sous le signe de la
métamorphose et de la multiplicité), l’Afrique et l’Occident communiquent à
nouveau, et d’abord en amont, dans la richesse et l’éclat des origines.
Plusieurs
textes témoignent de cette recherche de l’amont, dans un sens qui n’est pas
réductible à celui, trop substantiel, des racines. Car l’amont, dans la pensée
de Senghor, désigne, comme chez Vico, Herder et Michelet, un stade originel des
cultures, comparable au fond à l’expérience de l’enfant, chez qui dominent
l’intuition et l’imagination. La culture française, dont Senghor est
tributaire, a lu Vico dans la traduction de Michelet de 1826 et elle y a appris
que l’imagination a précédé la connaissance, et que par là même la sagesse fut antérieure à la science
(Michelet, Oeuvres complètes,
Flammarion, tome 1, 1971, p. 461). De la même manière, “la Providence a mis dans l’instinct des premiers hommes les germes de
civilisation que la réflexion devait ensuite développer” (Ibid.). Le
chapitre III de la traduction michelétienne de la Scienza Nuova parlera même
d’une logique poétique en une formule que les sciences positivistes
ne pourront plus tard que prendre pour oxymorique, et rejetter dans l’enfer de
l’indétermination. Il faut relire dans cette perspective les premières pages de
la traduction de Michelet: “Nous avons
dit dans les axiomes que toutes les histoires des Gentils ont eu des
commencements fabuleux, que chez les Grecs, qui nous ont transmis tout ce qui
nous reste de l’antiquité païenne, les premiers sages furent les poètes
théologiens, enfin que la nature veut qu’en toute chose les commencements
soient grossiers...” (Ibid. 464). Plus loin, Michelet, transposant Vico
(les traductions de l’époque étaient plus qu’aujourd’hui encore de belles
infidèles), constatera que les fables, pour enfantines qu’elles fussent parfois
“ouvraient mille routes aux recherches
des philosophes, et appelaient leurs méditations sur les plus hautes questions
de la philosophie” (Ibid.). Et enfin, ces fables “donnaient la facilité d’exposer les idées philosophiques les plus
sublimes, en se servant des expressions des poètes”, en une sorte de
réconciliation du concret et de l’abstrait, du sublime idéel et du matériau
brut, rugueux du langage, porteur du sens commun et de ce qu’on pourrait
appeler une expérience -une expérimentation- paysanne du monde. Ainsi, Michelet
et Vico rétablissent-ils les liens entre la sensation
(la sagesse vulgaire) et la compréhension
des philosophes. Ils rappellent à la lumineuse sophia qu’elle est terreuse,
terrienne, qu’elle est née de limo terrae,
dans l’humble litière du sens commun. Les poètes sont le sens du genre humain et les
philosophes en sont l’intelligence,
mais l’intelligence est fille de la chair et de la matière du monde, dans la
chaleur intuitive et matricielle des sensations: “On peut dire de l’espèce ce qu’Aristote dit de l’individu: Il
n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait
été auparavant dans le sens ; c’est-à-dire que l’esprit humain ne
comprend rien que les sens ne lui aient donné auparavant occasion de
comprendre. L’intelligence, pour remonter au sens étymologique, inter
legere, intelligere, l’intelligence agit
lorsqu’elle tire de ce qu’on a senti quelque
chose qui ne tombe point sous les sens “
(Ibid. p.465). On ne saurait accorder trop d’importance a de telles
analyses, qui ont comme conséquence inestimable de rétablir les liens entre la
fable, le mythe, et la raison, l’intelligence et l’intuition, en un désir
pré-senghorien, pour ainsi dire, de réhabilitation de l’amont, bref de ce continent
oublié (et dont l’Afrique peut être l’éclatante mémoire) de la sagesse poétique. Ce texte nous enseigne
aussi qu’il n’ y a pas pas de fossé ontologique entre l’antiquité et les temps
modernes, pas plus qu’il n’y en a entre les cultures et les races (dans le sens
romantique de ce mot), car “à travers la
diversité des formes extérieures” se manifeste partout “l’identité de substance” (p.588). Mais la civilisation moderne, de
plus en plus technicienne et abstraite, a gommé partout les traces de cette
identité, de cet amont paysan et terrestre , âprement poétique et fabulatif,
pré-conceptuel, si l’on veut, dans le sens où Yves Bonnefoy fait du concept la
forclusion du temps et de la mort, le refoulement volontaire de l’amont, où
nous refusons désormais de lire nos origines dans le plasma du monde.
Dans un de
ses derniers grands textes théoriques, la Préface de La pensée africaine d’ Alassane Ndaw (Op.cit.), Senghor cite le même texte aristotélicien que celui invoqué par la
Scienza Nuova, et dans une intention
voisine: “L’homme, pour revenir à
Aristote, connaît les faits à travers son expérience, qui est “une connaissance
de l’individuel”. Ce sont les sens, instruments de notre expérience, qui, grâce
aux sensations, “nous fournissent les connaissnces les plus autorisées sur les
choses individuelles” Il se trouve, précisément, que les Négro-Africains ont
les sens particulièrement développés, et comme d’une fraîcheur juvénile. Ce qui
donne à leur expérience de la nature une profondeur remarquable, “car, écrit
Zahan, nulle part -peut-être- le monde sensible n’a été autant que sur le
continent noir recherché, observé, sondé, pensé” (p. 15). Ces remarques
nous conduisent au coeur de ce que l’on peut appeler l’un de premiers grands
mythes romantiques de la négritude senghorienne, que la poésie aussi bien que
les textes théoriques exposeront avec une extraordinaire puissance.
1. En amont, le monde sensible (l’Afrique).
Senghor
résume, en une formule étonnamment proche de l’esprit de la Scienza nuova, l’une des
caractériistiques fondamendales de la pensée africaine: “Rien n’est plus étranger à la pensée négro-africaine que la rupture
épistémologique entre raison intuitive et raison discursive “ (Alassane
Ndaw, Op. cit., p.25). On comprend dès lors que le poète senghorien aura pour
tâche de préserver et de transmettre la vieille sagesse poétique des
transitions et des rencontres, à la frontière des savoirs et des cultures, des
continents et des époques. L’Orphée noir et un Orphée métis qui rétablit
partout les liens, et surtout entre les époques historiques, prises dans leur
commune “identité de substance”. Il sera donc sensible, en Occident même, aux
poètes et aux penseurs qui ont su préserver la mémoire de l’amont, c’est-à-dire
d’un site antérieur aux schizophrénies modernes de l’exil et de la séparation.
Cette quête de la patrie du monde sensible, en amont, décrit l’un des
mouvements les plus profonds de la démarche senghorienne. Elle explique aussi
sur quels critères s’effectue le choix des alliés substantiels de la négritude:
tous ceux, en fait, qui par leur fidélité à l’imaginaitre et à la fable, mais
aussi au présupposé sensible de la raison (à son humus caché, à ses origines
rugueuses et grossières, dans l’acception rimbaldienne de ces mots), habitent,
comme les africains, un univers sensible, fait de qualités et de singularités,
une chair et un rythme qu’il suffira (qu’il appartiendra) à la parole poétique
de scander. Les adversaires sont à l’inverse ceux qui partout érigent des murs,
entre les âges du monde, entre les générations et les savoirs, entre les
peuples, entre le corps et l’esprit, le texte et le monde. Le mot positivisme résumera peut-être un peu brutalement les épistémés de la séparation, mais il fera signe aussi
vers cette époque impériale où l’Europe avait cru pouvoir vivre isolée, en
dressant partout des barrières infranchissables: d’un côté les primitifs, de
l’autre les civilisés, d’un côté la science et la raison, de l’autre
l’imaginaire et la poésie, d’un côté la religion, de l’autre la magie. Sur un
tel refoulement du
corps des origines s’est construite une certaine rationalité occidentale, qui
n’est pas tout l’Occident, certes, mais sa partie la plus
technique et désincarnée, contre laquelle se dressèrent les tenants de la
“révolution culturelle de 1889” (2). Senghor a écrit des dizaines de textes sur
cette révolution, dans laquelle il voit à la fois un acte de résistance, de
mémoire et de fondation: avec Rimbaud, Bergson, Péguy, Claudel, le monde se
souvient de ses amonts et il retrouve, contre le concept ou l’abstraction
mathématique, la mémoire paysanne du temps et de la durée, le visage et
l’instant, les travaux et les jours: “Sur
un plan plus général, depuis ce que j’appelle la “révolution de 1889”, a
commencé avec l’ Essai sur les Données
immédiates de la Conscience, une nouvelle
philosophie, qui s’exprime autant, sinon plus, par l’ image analogique que par le concept. Je songe, outre Henri Bergson,
à Pierre Theillard de Chardin, à Martin Heidegger. A travers la valorisation de
l’intuition et, partant, de l’image analogique, c’est la primauté de la pensée, de la logique discursive, linéaire, qui
est elle-même remise en cause. Tout cela avait été, au demeurant, favorisé par
la traversée du ciel poétique par le météore Rimbaud” (Pensée africaine, p.17).
Ailleurs, Senghor
se réclamera d’une “poésie qui n’est pas
tout à fait d’Europe” (OP. 157) (3), des troubadours au “grand” Victor
Hugo: “Grand, car maître magnifique de sa
langue comme de sa parole, il fut le premier, en France, à prôner une poésie
totale: à la fois idée et vision, verbe et action, sacerdoce” (OP. 371). On
reconnaître facilement, dans ces lignes, le portrait emblématique du poète
romantique, tel que l’analysera bien plus tard Paul Benichou (Le temps des prophètes, Les mages
romantiques etc.): en lui le
sensible trouve une langue d’accueil, et les liens sont rétablis entre
l’intelligence et le concret. La pensée à nouveau se nourrit d’images, la
métaphore se réconcilie avec la raison. Quelques pages plus loin, Senghor ira
plus loin dans sa définition romantique de la poésie-vision qui remonte
en-deçà de la poésie française de la Renaissance “pour s’enraciner dans la vieille tradition grecque, plus exactement ,
méditerranéenne, où elle rencontre l’Afrique” (OP. 379). (Cf Dominique Zahan, Religion spiritualité et pensée africaines, Payot, 1970: “ (...) pour nous, l’essence de la spiritualité
africaine consiste dans le sentiment qu’a l’être humain de se considérer à la
fois comme image, modèle et partie intégrante du monde dans la vie cyclique
duquel il se sent profondément et nécessairement engagé”, p.13). Cette
“vieille tradition” est celle d’un poète qui est encore aoïdos (chanteur) et pas
encore poïêtês (fabricant). Senghor affirme dans le même
texte qu’il a été sensible dès le banc du lycée à “certaines similitudes entre les civilisations grecques et
négro-africaines” (O.P. 379-380), ou encore entre les mystères grecs et les
cérémonies d’initiation (4). Dans les deux cultures, le cérémonial débouche sur
un “spectacle total d’intégration de
l’homme dans le cosmos” (Ibid.) , dans lequel la parole joue un rôle
essentiel. Elle re-crée le monde, elle convoque ses forces et ses énergies.
Autrement dit, dans le cérémonial négro-africain de la parole poétique, le
verbe remétaphorise, radicalement, renoue et retisse, re-lie. Le romantisme
européen s’efforcera de retrouver cette conception d’une poésie religion, mais
échouera dans sa tentative, car, en Occident, les puissances de
démétaphorisation et de déliaison sont trop fortes et le “mur” dressé entre
l’homme et le cosmos (l’esprit et le corps, la raison et l’instinct), trop
étanche, trop épais. Les grands rebelles du romantisme européen, de Hölderlin à
Rimbaud et à Artaud, se jetteront de toute leur force contre l’omniprésente
muraille, et s’y briseront... Dans la poésie senghorienne, l’expérience de la
séparation est toujours transitoire et fugitive. Elle s’exprime dans les
accents du spleen baudelairien, et elle obéit toujours au schéma de l’élégie.
En effet, la perte du monde, le sentiment (si prégnant dans Tête d’or de Paul Claudel, que Senghor considérait comme
l’un des sommets de la poésie contemporaine) d’une parole vide, qui ne parvient
plus à rejoindre l’univers et agite vainement sa propre poussière, sont le
prélude nécessaire à un long processus de réappropriation, que la parole
poétique exprime dans toute sa complexité. De nombreux poèmes de Chants d’ombre disent l’échec et la solitude, la perte
du corps, et une expérience de démembrement, de décomposition de l’univers et
du moi. Vacances (OC. 42-43) est l’un des plus significatifs:
Cette absence longue à mon coeur
Cette vacance de trois mois comme ce sombre
couloir de trois semestres captifs.
J’avais perdu mémoire des couleurs
Jusqu’à ton visage que je
recomposais en vain, avec les yeux battus de mon esprit.
Mais
le
poète aura beau parler de la “ténêbre de (sa)
prison”, de l’ “humidité de (sa)
vie”, à aucun moment un tel sentiment ne conduira à
douter des pouvoirs du
langage lui-même. En effet, le “ monde sensible” est
à portée de la main, et il
suffit , par le souvenir, d’évoquer ses eaux vives. Le
Paradis, dans
l’imaginaire senghorien, n’a jamais été
vraiment perdu:
Je sais le Paradis perdu - je n’ai pas perdu
souvenir du jardin d’enfance où
fleurissent les oiseaux
Que viendra la moisson après l’hivernage pénible, et tu reviendras
mon Aimée.
L’évocation
de l’ “hivernage” suffit à
réinsérer la déliaison elle-même dans une
conception
cyclique du temps. Elle n’est plus alors qu’une
étape obligée dans un parcours
iniatique dans lequel le moi doit mourir à lui-même avant
de se recomposer et
se remembrer. De très nombreux poèmes senghoriens
obéïssent à cette structure
implicite d’Anagnorisis, qui inscrit
l’ensemble de l’oeuvre dans un mouvement comique (Cf Auerbach), dans la divine comédie de
l’homme et des dieux, qui voit Orphée remonter des enfers en triomphateur:
Tu seras dans mes bras comme une gerbe
lourde et brune
Ou le sik triomphal qu’agite
l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu.
Comment ne
pas comparer cette étonnante théôsis au mouvement inverse de perte des pouvoirs,
dans la poésie rimbaldienne, ou encore d’atonie et/ou de fadeur chez Baudelaire
et chez Verlaine? L’ “affreux rire de
l’idiot” (Rimbaud, Oeuvres
complètes, Pléiade, 1972, p.93) ne retentit jamais dans la poésie senghorienne,
et pas davantage le “dernier couac “
d’ Une saison en enfer. Aucun effet de disruption (de rupture
mélodique) ne vient troubler la lente mais inéluctable reconquête des pouvoirs
qui caractérise cette poésie dans sa logique la plus profonde. Innombrables
sont les textes senghoriens qui dépeignent explicitement l’Afrique comme la
terre du sensible, du corps rapatrié dans la matrice des origines, des sentiments à nouveau nourris de la sensation , de la chaleur et de l’intimité. La parole poétique
elle-même redevient souffle et rythme, le texte écrit mime l’oralité de ses
origines, comme s’il aspirait avant tout à se fondre dans la voix, en une rusée
neutralisation de sa littérarité. Mais ce retour en amont du texte vers ce qui
le précède et l’abolit, vers l’immémorial et vers l’épique, se fait avec une
étonnante facilité, sans rien de la douleur rimbaldienne ou des déchirements de la
nostalgie. Congo, le deuxième poème
d’Ethiopiques, exprime de manière particulièrement souveraine
cette reconquête heureuse de l’oralité:
Oho! Congo oho! Pour ryhtmer ton nom grand
sur les
eaux sur les fleuves sur toute mémoire
Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté!
L’encre du scribe
est sans mémoire. (OP. 101)
L’oralité, dans la voix des
griots, fait entendre le bruissement des sources, montre le jaillissement
premier de la langue, dans l’épaisseur sonore de ses verbes, dans ses
allitérations claquantes et triomphales. Les marques d’oralité, si nombreuses
dans ce poème, inscrivent partout la tension vers les origines, comme un
impérieux désir de rejoindre le sensible, de l’inscrire dans le texte même. La
rhétorique senghorienne parvient à exposer, emphatiquement, la dimension sensible du langage (souffles, césure, éclat sonore des
mots, anaphores, allitérations ...) un peu comme dans la profération des poèmes
d’Artaud. Le texte retrouve alors la proximité et la chaleur du corps, au rebours de tant
d’écritures blanches qui s’efforcent au contraire de gommer toutes
traces d’organique et de corporéité. Ailleurs, le motif de la danse viendra
emphatiser, pour ainsi dire, la présence du corps :
Ryhtmez clochettes rythmez langues rythmez
rames la danse du Maître des rames.
Ah! elle est digne, sa pirogue, des
choeurs triomphants de Fadyoutt
Et je clame deux fois deux mains de
tam-tams, quarante vierges à chanter ses
gestes
Rythmez la flèche rutilante, la
griffe à midi du Soleil
Rythmez, crécelles des cauris, les bruissements des Grandes Eaux
Et la mort sur la crête de
l’exultation, à l’appel irrécusable du gouffre (OP.103).
Dans la
vision senghorienne, la voix et le rythme sont le langage même du sensible.
L’occidentalisation de l’Afrique est, sur le plan mythique, perçue comme une
perte du corps, un desséchement et une démétaphorisation. C’est
particulièrement vrai dans Chaka, où
ce motif se double de celui de l’assujetissement de la nature, d’une
rationalisation qui dépouille le quotidien de sa profondeur et de sa sacralité.
Senghor excelle, dans ce poème, à imaginer des polarités mythiques, le travail
et le geste, la voix et la parole nue (blanche), l’opacité des forêts et la
froideur du fer, le silence de l’Afrique vassale et les rythmes anciens:
Mon calvaire.
Je voyais dans un songe tous les
pays au quatre coins de l’horizon soumis
à la
règle, à l’équerre et au compas
Les forêts fauchées les collines
anéanties, vallons et fleuves dans les fers.
Je voyais les pays aux quatre coins
de l’horizon sous la grille tracée par les
doubles routes de fer
Je voyais les peuples du Sud comme
une fourmilière de silence
Au travail. Le travail est saint,
mais le travail n’est plus le geste
Le tam-tam ni la voix ne rythment
plus les gestes des saisons (OP.
123-124).
Cette
vision de l’arraisonnement technique de l’Afrique est certes prêtée à un
personnage qui incarne dans Ethiopiques une révolte radicale, un refus culturel sans
concession qui touche les symboles mêmes de la “raison discursive” et de la
supériorité occidentale, l’équerre, la règle et le compas. Mais elle prend
peut-être tout son sens quand on l’oppose à l’univers dépeint dans Le Kaya-Magan, qui lui résume toute la positivité des
cultures traditionnelles, et réhabilite les valeurs de l’ombre et du secret
contre les figures “euclidiennes” de la représentation géométrique du monde,
figures du transparent et du translucide, comme dirait Michel Serres, “espace
blanc” (Les origines de la géométrie,
Flammarion, 1993, p.335) de la “mesure de la terre”. Le Kaya-Magan propose une
autre conception de l’espace et du temps, une autre figure du réel et de la
souveraineté. Dans son étude sur l’ “espace mythique”, Alassane Ndaw cite une analyse
de Georges Gusdorf dans Mythe et
métaphysique, et oppose l’ “espace mythique” à la conception occidentale
d’un espace “vide” et “formel” (La pensée
africaine, Op. cit., p.126-127). La poésie senghorienne reconstitue cet espace
mythique, lieu de forces et d’intensité, “lieu absolu” (Ibid., p.127) du
remembrement poétique du Sujet:
Mon empire est celui des proscrits de César,
des grands bannis de la raison ou
de l’instinct
Mon empire est celui d’Amour, et
j’ai faiblesse pour toi femme
L’Etrangère aux yeux de clairière,
aux lêvres de pomme cannelle au sexe de
buisson ardent
Car je suis les deux battants de la
porte, ryhme binaire de l’espace, et le troisième
temps
car je suis le mouvement du tam-tam,
force de l’Afrique future (OP. 105).
C’est bien le
monde sensible que Le Kaya-Magan réhabilite, dans le mouvement même de la
négritude senghorienne, et avec lui la féminité, l’amour, le désir et la
sensualité, mais aussi l’univers des saveurs , les bruits multiples du monde,
le “buisson ardent” du sexe, qui désigne une autre pôlarité mythique
essentielle, celle du feu des origines, de la chaleur fécondante, contre la
“froideur” du fer et de l’empire de César. Parmi de nombreux poèmes, A New-York illustrera admirablement ce mythe: une
fois de plus, l’antithèse décrit deux univers ennemis. Le premier s’est
construit dans le refoulement volontaire du sensible. C’est celui des
gratte-ciels et des “trottoirs chauves” qui, de manière significative, refuse
l’enfance, et avec elle la figure de la fragilité charnelle et de la maternité.
Ce monde de la rationalité et de l’efficacité se méfie de l’organique, de tout
ce qui peut rappeler le corps, son épaisseur et sa grossiereté, la sueur, les
odeurs, le rythme lourd du sang qui est, en tout homme, comme la lente scansion
de la mort
Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans
ma main fraîche
Pas un sein maternel, des jambes de
nylon. Des jambes et
des seins sans sueur ni odeur.
pas un mot tendre en l’absence de
lêvres, rien que des coeurs artificiels
payés en monnaie forte (OP.
116).
Il serait
facile d’opposer ces vers de la stérilité froide et “hygiénique” à tant
d’autres textes senghoriens où la chair du monde est exaltée dans sa beauté
païenne et primitive, comme, entre autres, dans Hosties noires, la longue
apostrophe à l’Afrique-mère. Dans ce poème, Senghor, une fois de plus, entonne
le chant depuis son exil européen, “prisonnier
de (ses) draps blancs et froids bien
tirés” (OP. 57). Le souvenir reconstitue, selon un mouvement que nous avons
déjà analysé, la plénitude originelle du monde et convoque le temps des
origines, “les jours de mes pères, les
soirs de Dyilôr” (OP.57). Par cette faculté de remonter en amont du temps
historique et événementiel, le poète mime la parole mythique, et resacralise
l’instant, exorcise l’angoisse qui comme toujours chez lui est la marque d’une
crise identitaire. L’expérience de l’amont est avant tout celle d’une profondeur
reconquise, d’une chaleur retrouvée, qui dans ce texte est à la fois organique
et poétique. En effet, l’enfant Senghor a entendu ses premiers chants blotti
contre le corps de sa nourrice. La parole poétique ne se dissocie guère de ce
contact premier avec le corps de la femme: l’on voit ici comment se constitue
l’imaginaire senghorien de la poésie, proche du corps et du feu, du sexe et de
l’intime. Dans ses ultimes développements, cette mythologie senghorienne d’une
parole -feu le conduira à rechercher la pure puissance ignée du langage,
lorsque “le coeur du poète brûle un feu sans poussière” (OP. 115) et il
s’étendra même sur les moyens rhétoriqures qui peuvent suggérer, au-delà des
syntaxes bavardes et redondantes, l’énergie même de la langue, la force concentrée
et elliptique de mots “hypersémantiques”, de “mots forts”: “seuls se maintiennent, comme des feux dans
la nuit, les mots forts: les substantifs et les verbes” (5). Dans Hosties noires, c’est une fois de plus en amont, dans la
connivence sensuelle du monde et des corps, que Senghor fait l’expérience de la
chaleur de la langue:
Je suis sur les marches de la demeure
profonde obscurément.
Mes frères et mes soeurs serrent
contre mon coeur leur chaleur nombreuse de
poussins.
Je repose la tête sur les genoux de
ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse
ma tête bourdonnant au galop
guerrier des dyoung-dyoungs,
au grand galop de mon sang de pur
sang
Ma tête mélodieuse des chansons
lointaines de Koumba l’Orpheline (OP.
58).
La
suite de ce poème exaltera la chaleur du sang et toutes les représentations
opaques et organiques de l’élément liquide, l’eau crémeuse, la bière de mil, le
sang chaud salé du taureau. Ici, l’Afrique immémoriale et l’Antiquité
gréco-latine communiquent dans une sorte de culte païen de la matière et d’exaltation
lyrique, pindarique, de la force et de la plénitude:
Mère, respire dans cette chambre peuplée de Latins et de Grecs l’odeur des victimes vespérales de mon coeur.
Qu’ils m’accordent, les génies
protecteurs, que mon sang ne s’affadisse
pas
comme un assimilé comme un civilisé.
J’offre un poulet sans tache, debout
près de l’Aîné, bien que tard venu, afin qu’avant
l’eau crémeuse et la bière de mil
Gicle jusqu’à moi et sur mes lêvres
charnelles le sang chaud salé du taureau dans la force de l’âge, dans la plénitude de sa graisse (OP. 59).
Un tel
univers est l’exacte antithèse du monde blanc de l’espace géométrique de
l’équerre et du compas. Il renvoie, comme dans A New York à un monde de la
germination, de la fécondation, de la
“vie d’avant mémoire” (OP. 116). Dans ce dernier poème, la nuit des origines
marque le triomphe solennel du monde sensible, dans la chaleur du sang et du
rythme
J’ai vu dans Harlem bourdonnant de bruits de
couleurs solennelles
et d’odeurs flamboyantes
- C’est l’heure du thé chez le
livreur-en-produits-pharmaceutiques
J’ai vu se préparer la fête de la
Nuit à la fuite du jour. Je
proclame la Nuit plus véridique que
le jour. (OP. 116).
Dans cette
proclamation altière de la véracité de la nuit, Senghor pousse jusqu’à ses plus
extrêmes conséquences sa critique d’une certaine rationalité “blanche”, liée au
logos, et à la conception classique
de l’aletheia, le non-caché, le dévoilé. Car Senghor exalte
au contraire une nature qui se cache et se voile dans l’opaque et le secret, dont
la vérité se réfugie dans la chaleur inviolable des origines, une nature qui
toujours se dissimulera à la saisie de l’analyse. En ce sens, ce que découvre
la parole poétique au bout de sa traversée des apparences, ce n’est pas la
lumière éclatante et nue, la perfection blanche et minérale du monde dans l’éclair
de l’instant, mais une réalité obscure et rebelle. Dans Ethiopiques, le poème l’ Absente
oppose de manière significative la
sécheresse et le désert de la raison, à travers des réminiscences persiennes (Vents, I, 4 ), et le monde du vert, de
la sève et du sang:
Au mieux rien qu’un soulèvement de sables,
rien qu’un tourbillon de pruine
et de pailles et de balles et
d’ailes et d’élytres
Des choses mortes sous l’aigre
érosion de la raison.
Rien que le Vent d’Est
dans nos gorges plus que citernes au désert
Vides. Mais cette rumerur dans nos
jambes, ce surgissement de la sève
Qui gonfle les bourgeons à l’aine
des jeunes hommes, réveille
les huîtres perlières sous les
palétuviers... (OP. 112)
L’Ethiopienne,
dans ce poème, réunit en elle tous les signes du sensible, toutes les couleurs
de l’intime et du feu (le fauve, l’or mûr, le bleu et le vert) :
La voilà l’Ethiopienne, fauve comme l’or mûr
incorruptible comme l’or
Douce d’olive, bleu souriante de son
visage fin souriante dans sa prestance
Vétue de vert et de nuage. Parée du
pentagramme (OP. 113).
Senghor,
une fois de plus, rejette tous les signes de la géométrie
blanche de la raison
et célèbre les viscères du monde (à la
manière de la poésie homérique), l’humus
lourd et noir des sentiments, la “racine du ventre”,
l’ “humide soleil de juin”
et le “lait noir de l’amour”:
Qu’ils soient néant les distraits aux yeux
blancs de perle
Q’ils soient néant les yeux et les
oreilles, la tête qui ne prend racine
dans la poitrine, et bien plus bas
jusqu’à la racine du ventre (OP. 114).
Mais plus
intéressant encore, en véritable allégorie du monde sensible, l’Ethiopienne
s’impose ici comme la plus parfaite figure du mythe senghorien de la
réconciliation. Elle dessine les traits d’une civilisation de l’incarnation,
dans le droit fil de l’aspiration romantique à une unité qui ne détruit pas les
contraires, mais les dépasse dans une synthèse supérieure (nombreux exemples
chez Schiller, Hegel, Hugo...) L’Ethiopienne, comme le Kaya-Magan, illustre
cette souveraineté messianique que la dernière strophe de A New-York a ainsi suggérée:
Voici revenir les temps très anciens,
l’unité retrouvée la réconciliation du
Lion du Taureau et de L’Arbre
L’idée liée à l’acte l’oreille au
coeur le signe au sens (OP. 117).
Aspiration
typiquement romantique à une poésie qui scanderait le mouvement même de la vie,
comme l’écrivait Rimbaud à P. Demeny le 15
mai 1871, “En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l’Action “.
2. L’imagination
mythique (Orphée noir).
“Voici revenir les temps très anciens”:
il est facile de reconnaître dans cette formule senghorienne une profonde
nostalgie du mythe et du Sacré, la volonté de remonter, par delà le temps
historique et sa violence multiforme, à un “temps
franchement anté-historique”, comme dit Schelling (cité par Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Editions de minuit, 1972, tome 2, p. 134), ou encore à un “temps archaïque” (Ibid.), qui est par bien des côtés le véritable
objet de la quête poétique. A l’évidence, plusieurs sources se mêlent dans la
définition senghorienne de ce temps d’avant le temps. Celle-ci a pu se nourrir,
certes, de nombreuses lectures anthropologiques, mais aussi de la nostalgie
rimbaldienne (dont les traces se retrouveront dans le Tête d’or de Claudel), d’un temps rond et cyclique, qui
n’avancerait pas mais au contraire reviendrait, et enracinerait l’instant dans
la profonde éternité: “La science, la
nouvelle noblesse! Le progrès. Le monde marche! Pourquoi ne tournerait-il pas? (Saison en enfer, Pléiade, Op.cit., p. 95).
Dans La philosophie des formes
symboliques, Ernst Cassirer a résumé
en quelques formules le coeur de l’expérience mythique: “Le vrai caractère de
l’être mythique ne se découvre que là où celui-ci apparaît comme être de l’origine “ (II, p.133) “Le passé quant à lui n’a plus de pourquoi: il est
le pourquoi des choses” (p.134). Dans de nombreux poèmes Senghor fait
montre d’une remarquable imagination mythique qui lie étroitement les thèmes de
l’origine, du temps et du sacré. Nous avons vu que le retour au monde sensible,
par delà les dualismes modernes, et toute les formes d’intellectualisme
désincarné (Senghor, lecteur de Péguy a pu se souvenir que pour ce dernier le
monde moderne désincarne), constitue un premier grand thème de l’imaginaire
poétique senghorien. Le sacré combat la déliaison (Entbindung), et construit donc une polarité essentielle, en même
temps qu’il propose (et nous avons là une thématique d’époque, qui réconcilie
Claudel et les grands surréalistes) une réponse aux impasses contemporaines. Le
premier recueil senghorien, Chants
d’ombre, dessine un mouvement qui ne
cessera par la suite de s’amplifier. Face à la sourde menace de
dépersonnalisation du Moi, d’émiettement qui se traduit aussi par le
désenchantement du langage (“Et l’ouragan
arrache en moi feuilles et paroles futiles” OP. p.11), Senghor réagit par
une sorte de plongée dans les strates les plus profondes de sa personnalité, où
il trouve, indissociablement mêlés,
l’enfance, la tradition orale, les dieux et les ancêtres du pays sérère. On a
ainsi le sentiment qu’une identité territorialisée résiste à toutes les forces
de dissolution. De tels textes en disent long sur le noyau dur de l’identité
africaine, cette terre inviolable de la mémoire et de l’oralité qui est la
source secrète du Chant:
Au fond du puits de ma mémoire, je touche
Ton visage où je puise l’eau qui
rafraîchit mon long regret (OP. 12);
La
fameuse
expression du “coeur pastoral du Sine” (OP. 13) prend alors
tout son sens, et
désigne, bien plus qu’un espace réel, une
territorialisation identitaire, une
identité inexpugnable contre laquelle se brisent toutes les
forces centrifuges.
Le poème “Porte dorée” exprime à la
perfection cette stabilité première d’un
moi affermi dans la chaleur des liens de sang et la sacralité de
l’espace:
J’ai choisi ma demeure près des remparts
rebâtis de ma mémoire, à la
hauteur des remparts
Me souvenant de Joal l’Ombreuse, du
visage de la terre de mon sang (OP.
10).
Le souvenir
est un véritable remembrement symbolique, le remembrement d’Orphée, l’alliance renouée entre les mots et les
choses, le moi et le monde, sorte de “festin” rimbaldien de la surabondance
vitale , dans l’éclat de la parole et des corps:
Tu reviendras au festin des prémices. Quand
fume sur les toits
la douceur du soir au soleil déclive
Et que promènent les athlètes leur
jeunesse, parés comme
des fiancés, il sied que tu arrives (OP. 13).
Plusieurs
poèmes expriment le bonheur de cette
nouvelle alliance dans le chant de l’Orphée noir, tels “Nuit de Sine” ou “Joal”
(OP. 14-15). De manière encore plus emphatique (dans le déploiement
volontairement redondant d’une rhétorique de l’éloge et de la célébration, où
le langage brille comme une parure, se met en scène dans toute la force de son
dire), “Le Message” (OP. 18-20) expose une toponymie sacrée, noue étroitement
le temps à l’espace, affirme la permanence de lieux de la mémoire et de
l’identité. Les énoncer revient à ressourcer le Moi dans l’humus de ses
origines, mais ici, comme toujours en Afrique, l’identité est collective,
elle se renforce dans la chaleur de la
communauté épique. Le Chant dessine une véritable géographie sacrée qui
s’oppose à l’émiettement moderne de l’espace, à l’anonymat des grandes villes
modernes. Dans ce poème, dire c’est nommer et singulariser, doter l’espace
d’une sorte de stabilité ontologique tout en le particularisant. Le rapport au
monde, ainsi redevient substantiel, purement qualitatif: telle est l’
expérience de l’espace mythique, expérience religieuse, dans le sens le plus
précis de ce mot:
Faut-il vous dérouler l’ancien drame et
l’épopée?
Allez à Mbissel à Fa’oy; récitez le
chapelet de sanctuaires
qui ont jalonné la Grande Voie
Refaites la Routre Royale et méditez
ce chemin de croix et de gloire (OP.
19-20).
Dans un registre beaucoup plus intime, “Le totem” exalte le secret (et la force animiste) d’une identité
cachée “au plus intime de mes veines”
(OP. 24).
“Que
m’accompagnent Koras et Balafong” (OP. 28-37) est un autre exemple de
l’imagination mythique chez Senghor. L’espace mythique est celui de l’Arcadie,
dépeinte à travers des réminiscences virgiliennes, et confondue avec le paradis
de l’enfance sérère : “La flûte du pâtre
modulait la lenteur des troupeaux” (OP. 29). Le temps échappe à la
chronologie et à l’historicité, et il renvoie à l’expérience anté-historique
dont parlait Schelling: “Quels mois alors, quelle année?” (OP. 28, repris à
la strophe V, p.31).
Mon
enfance, mes agneaux, est vieille comme le monder et je suis jeune
comme l’aurore éternellement jeune du monde (OP. 31).
J’étais moi-même le grand père de mon grand
père
J’étais son âme et son ascendance,
le chef de la maison d’Elissa du
Gabou... (OP. 32).
Nuit qui fonds toutes mes contradictions,
toutes contradictions dans l’unité
première de ta négritude (OP. 37).
Le poème qui a donné son titre au
recueil “Chant d’ombre” (OP. 40-42) condense tous ces grands thèmes de la
remémoration mythique, de la recherche d’un point d’origine à partir duquel se
déploierait le grand drame cosmique de l’homme et des dieux. Il met en scène un
court-circuit du temps historique au profit d’une expérience originelle, d’un
Présent antérieur que la voix du poète réitère et convoque à la fois de manière
particulièrement euphorique. Le poète est semblable à l’Initié qui accède à la
connaissance de l’invisible: “Je me
réveille je m’interroge, comme l’enfant dans les bras de Kouss que tu nommes
Pan” (OP. 40). La déesse invoquée dans ce poème est une figure mythique des
commencements, en deçà de toute inscription chronologique. Elle est antérieure
à l’écrit qui marque le temps. Si l’histoire ne peut pas remonter jusqu’à ce temps
des commencements, si les Annales des Royaumes sont impuissantes à rejoindre
cette source, le poète, en revanche, peut retrouver l’intelligence du mythe,
recueillir quelque chose de ces eaux vives, avant la lettre de l’écrit. Le
poème, par une sorte de saut du tigre, entre dans ce temps d’avant toute
chronique. Il peut donc invoquer la déesse tutélaire: “Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne” qui, si elle présente quelques traits
reconnaissables d’Athéna (elle a comme elle le front casqué et le regard “glaukopis”)
ne saurait pour autant faire oublier une origine plus obscure, dans le terreau
sombre de la création. Venue d’Afrique, l’ “aïeule noire” est liée au monde de
la nuit, du “sombre des pagnes bleus”, des étoiles silencieuses qui tracent
dans le ciel l’énigmatique écriture des commencements. Le poète orphique est
maître de cette parole obscure des origines des hommes et du monde, parole
cosmogonique qui célèbre la demeure sacrée de la terre dont les hommes ne sont
pas encore séparés:
Ecoute ma voix singulière qui te chante dans
l’ombre
Ce chant constellé de l’éclatement
des comètes chantantes.
Je te chante ce chant d’ombre d’une
voix nouvelle
Avec la vieille voix de la jeunesse
des mondes (OP. 42).
Jean-François Durand
Université
Paul Valéry
NOTES
(1) Voir par exemple la catégorie des Fluctuants, dans
Alassane Ndaw, La pensée africaine, Les nouvelles éditions africaines, Dakar,
1983, p. 17 (Préface de L.S.Senghor).
(2) Voir mon article sur “La révolution culturelle de 1889”,
dans Péguy-Senghor. La parole et le monde,
Paris, L’Harmattan, 1996, p. 21-30.
(3) Les références renvoient à Oeuvre Complète, Paris, Le
Seuil, 1990 (1ère édition 1964). En notes OC suivi de la page.
(4) Idées familières à certains héllenistes que Senghor a pu
lire dans sa jeunesse, entre autres Maurice Brillant, Les Mystères d’Eleusis, Paris,
La renaissance du livre, 1920.
(5) Liberté III,
Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Le Seuil, 1977, p.375. Voir mon article
“Des mots enceints d’images” remarques sur la conception senghorienne de la
poésie”, dans Palaver, no 8,
1994-1995, éditions Argo, Lecce, p.61-70.