Traces d'un temps-Pierre Benoit2

Jean Arrouye

En 1933 Pierre Benoit publie un roman, Fort-de-France qui repose sur le même schéma[2]. Gilbert Vauquelin qui a connu Aïssé de Sermaise à Paris, où une inclination réciproque a rapproché les jeunes gens, découvre en arrivant à la Martinique que la jeune femme est tombée sous la coupe d'un de ses anciens domestiques, Timoléon, et n'aura de cesse de la libérer de la domination de celui-ci.
Dans le roman de Pierre Benoit cette situation de dépendance acquiert la dimension d'un scandale, moral et social, qu'elle ne possédait pas dans le roman imaginé par le narrateur de Torrente Ballester. Car s'il est regrettable de voir un homme mis dans l'incapacité de mener librement sa vie, il n'y a pas cependant scandale à ce qu'une mère abusivement aimante essaye de « garder toute sa vie dans ses jupes » son fils. Mais Timoléon, lui, qui n’a aucun droit naturel sur Aïssé, la « roue de coups » (p. 166) et dilapide sa fortune (p. 96). La « lamentable destinée » d'Aïssé (p. 90) ne fait pas seulement pitié au Gouverneur de l’île et au Procureur Général (les majuscules sont d’époque), qui en parlent à Gilbert Vauquelin. Elle les « préoccupe, déclare le procureur /…/, à cause de l'atteinte qu'elle ne peut que porter à notre prestige dans ce pays" (p. 213). C'est que Timoléon est mulâtre et Aïssé la descendante de « Gautier de Sermaise /…/ un des compagnons des sieurs d'Esnambuc et Duparquet, ces gentilhommes flibustiers qui firent de la Martinique une terre française" (p. 55). La liaison de Timoléon et d'Aïssé, et surtout la dépendance dans laquelle celle-ci est tombée, mettent donc en cause un ordre social hérité de l'histoire et encore jugé fondamental par les autorités. Par là, même si toute l'aventure rapportée l'est du point de vue de Gilbert Vauquelin, uniquement soucieux de reconquérir celle qu'il aime, Fort-de-France entre dans le genre du roman colonial.