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Présentation de la
société
Les
littératures de l'ere coloniale
|
« Tiens,
Forestier ! » :
Maupassant et la colonisation
Roger
Little
En hommage amical à Louis Forestier[1]
« –
Mais faites-nous tout de
suite une petite série fantaisiste sur l’Algérie.
Vous raconterez vos
souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la
colonisation […]. C’est
d’actualité, tout à fait d’actualité,
et je suis sûr que ça plaira beaucoup à
nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! il me faut le
premier article pour
demain ou après-demain, pendant qu’on discute à la
Chambre, afin d’amorcer le
public[.] »
Maupassant, Bel-Ami[2]
La rencontre fortuite de deux anciens hussards
est, on s’en souvient, le point de départ de Bel-Ami.
Georges Duroy traîne place de l’Opéra à
Paris, « sous-off
de la pire espèce : la coloniale » (BA, 10),
lorsqu’il revoit « par hasard » son
camarade Charles
Forestier, devenu chroniqueur politique. Ce dernier, en le faisant
entrer comme
journaliste à la si bien nommée Vie française, lui
ouvrira les portes
d’une vie française romanesque, à la fois brillante
et sordide. Les balbutiements
du débutant Duroy répondant à l’invitation
de M. Walter, « le
patron », que nous mettons en exergue, tournent autour des
vingt-huit mois
qu’il a passés en Algérie. Forestier lui propose de
se faire aider par sa
femme, ce qui n’a rien d’innocent sous la plume de
Maupassant. Le pouvoir passe
en l’occurrence par les femmes et Duroy, dont le roman
retrace
l’irrésistible ascension, réalisera à sa
manière le rêve de tout colon en
faisant du fric sur le dos de l’Afrique[3].
L’exploitation coloniale n’est pas
d’habitude vue sous cet angle et malgré quelques
épisodes marquants, Bel-Ami n’est un roman ni exotique, ni
colonial, ni colonialiste. D’autres écrits de Maupassant
offrent une
perspective plus directement sociopolitique : quelques nouvelles,
mais surtout
ses chroniques, réunies en grande partie sous les titres Au
soleil et La Vie errante, faites à partir de ses voyages
au Maghreb[4]. En décidant de revisiter encore ces sites connus
– et qui les connaîtrait mieux que Louis Forestier ? – nous nous proposons
un but très modeste : rappeler le contexte historique et tenter de situer l’apport
de Maupassant.
Les années fatidiques de 1870 et 1871
sont encore gravées dans la mémoire collective des
Français. Le 4 septembre
1870, Napoléon le Petit ayant été pris à
Sedan, Gambetta proclame la déchéance
de l’Empire. Paris successivement assiégé,
insurgé, de nouveau assiégé et
ensanglanté connaît une Commune qui jette les bases
d’importantes réformes sociales
avant d’être écrasée par des forces
conservatrices supérieures. Au traité de
Francfort de mai 1871, la France humiliée perd
l’Alsace-Lorraine et doit aux
Prussiens une indemnité de cinq milliards de francs or. Le
patriotisme meurtri
trouve un exutoire dans une double exaltation : d’une part
une xénophobie
dirigée surtout contre les Allemands et les Anglais (ceux-ci
n’ayant rien fait
pour aider la France attaquée par ceux-là,
préférant profiter de son malheur) et
d’autre part une poussée vers « la plus grande
France » (comparant
sans comparé explicite, qui fait un pied de nez à la
– seulement – Grande Bretagne), la perte d’une partie
de
son territoire cherchant une compensation psychologique dans la
conquête de
terres ultramarines. Cet engouement, cette « boulimie
colonialiste »
fait partie intégrante d’un capitalisme
industrialisé à la recherche de
matières premières et d’une nouvelle
clientèle : « la Troisième
République des années quatre-vingts est saisie par le
vertige de la
spéculation » (BA, 14, 16-17).
Là où le dix-huitième siècle avait fait
fortune avec le commerce triangulaire,
les dernières décennies du dix-neuvième,
moralement fortes d’avoir été
précédées, en 1848, de l’abolition de
l’esclavage dans les colonies françaises,
reprenaient le noir flambeau.
L’opportunisme de Jules Ferry se fait
voir tout au long des années 1880 dans le domaine de l’impérialisme colonial.
Maupassant suit de près les ignobles tractations qui amènent la Tunisie à
reconnaître en 1881 le protectorat de la France et les transposera au Maroc
dans Bel-Ami. L’Annam est conquis en
1883 et l’aventure se poursuit au Tonkin avec la « bavure » (lire
« massacre ») de Lang-Son que l’on sait. C’est en 1885, l’année même
de la publication de Bel-Ami, que
Ferry et Clemenceau mèneront de part et d’autre les fameux débats
parlementaires sur la colonisation. On comprend bien pourquoi M. Walter
souhaite que Duroy soulève « la question de la colonisation », déjà à
la une en 1884 lors de la rédaction du roman : elle est en effet « d’actualité,
tout à fait d’actualité ». La vague et la vogue coloniales ne pouvaient manquer,
en effet, d’entraîner les écrivains autant que les aventuriers, voire les
aventuriers-écrivains.
Au dîner que relate le deuxième
chapitre de Bel-Ami,
la question
brûlante de la colonisation est au menu. « M. Morel,
député radical, venait
d’adresser une question au ministère sur une demande de
crédit relative à la
colonisation de l’Algérie » (BA,
54). Entre la poire et le fromage, « la causerie […]
revint à la grande
interpellation de M. Morel » (BA,
56). Les convives donnent leurs avis, l’un réclamant un
gouvernement militaire,
l’autre, préférant à ces gens
« forts en escrime, mais très faibles sur
les engrais », une large ouverture à tout le monde
(voir BA, 56-57). Fort de ses deux mois d’expérience
algérienne en 1881, Maupassant confirme, par la bouche de Duroy,
l’importance
du sol :
Ce qui manque le plus là-bas,
c’est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu’en
France, et sont achetées, comme placement de fonds, par des Parisiens très
riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s’exilent faute de pain, sont
rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d’eau. (BA, 57)
Un débat analogue est déjà esquissé au début des chroniques algériennes
de Maupassant où il met malicieusement en scène des passagers réunis à bord du
paquebot qui les mène en Afrique qui cherchent, chacun à son tour, à tirer la
couverture de son côté :
On parle du pays où
l’on va, de l’administration qu’il lui faut.
Le colonel réclame
énergiquement un gouverneur militaire […].
L’ingénieur
voudrait confier la colonie à un inspecteur général des ponts et chaussées […].
Le capitaine […]
laisse entendre […] qu’un marin ferait bien mieux l’affaire […].
Les deux bourgeois
signalent les fautes grossières du gouverneur ; et chacun rit s’étonnant
qu’on puisse être aussi maladroit. (MM,
p. 55)
Ici, Maupassant se contente de
rapporter les points de vue d’autrui.
Son attitude personnelle s’informera et se nuancera au cours de son
séjour. À Alger, son premier point de contact avec l’Afrique, il se dit
« saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la
civilisation brutale, gauche, mal adaptée aux mœurs, au ciel et aux gens. C’est
nous qui avons l’air de barbares […] nous sommes restés des conquérants
brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. […] Tout ce que nous
faisons semble un contre-sens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants
premiers qu’à la terre elle-même » (MM,
pp. 60-61). Une telle lucidité est bien prometteuse. Les idées d’opposition à
la colonisation émises par Clemenceau et d’autres auraient-elles séduit le
chroniqueur ? Il semble plutôt qu’il énonce son jugement à partir de ce
qu’il a vu, mais consciemment ou non, le « nous » indique qu’il
n’arrive pas à se désolidariser des Français que nous dirions aujourd’hui
pieds-noirs.
Dans le texte intitulé « La
Kabylie. – Bougie », avant-dernier de la série que termine un bref
épilogue sur Constantine, Maupassant, fort de ses deux premiers mois passés au
Maghreb, ne se contente plus de rapporter les points de vue d’autrui ni de
dénoncer de but en blanc les efforts coloniaux. L’importance que Duroy attribue
au sol y est notamment anticipée :
Dans toute cette
contrée fertile [la Kabylie], la lutte est terrible entre l’Européen et
l’indigène pour la possession du sol.
La Kabylie est plus
peuplé que le département le plus peuplé de France. (MM, 191-92)
Il s’ensuit donc une expropriation
éhontée et Maupassant énumère
« les différents systèmes employés pour
chasser et spolier les misérables propriétaires
indigènes » (MM, 192). Réduits à
l’état de fermiers
ou carrément privés de tout, ils deviennent des
révoltés, d’où la nécessité
d’un gouverneur militaire. Le favoritisme politique
l’emporte sur les capacités
objectives. Aux gouvernements successifs incompréhensifs,
administrateurs
incompétents… À quelques rares exceptions
près, ces derniers sont des jeunes
ignorant tout du pays. Pour remédier à « ce
déplorable état de
choses », « [c]e n’est donc pas un bon
gouverneur qu’il faut avant
tout, mais un bon entourage du gouverneur » (MM, 197).
Enfin le
gouvernement, à court de candidats capables, fait des avances aux anciens
officiers des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien les
indigènes ; mais il est difficile d’admettre que leur changement de
costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration ; et il
ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour
les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote. (MM, 198)
Ce sont pourtant les chefs arabes en
apparence soumis, Aghas et Bach-Aghas, qui sont « un
obstacle
insurmontable à la civilisation des Arabes » (MM,
199). Maupassant dénonce « la fourberie
arabe » (MM, 141). De tel Agha il écrit :
« Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit,
selon son avantage. […]
il favorise secrètement toutes les insurrections » (MM,
201). « Il faudrait remplacer ces hommes [les aghas] par
des fonctionnaires civils […] la civilisation, peu
à peu, pourrait
pénétrer dans ces contrées ». (MM,
206). De manière générale, son opinion des Arabes,
pour
lesquels « tout travail est déshonorant »
(MM, 185), est terriblement défavorable. Évoquant
ailleurs leurs
« amours antinaturelles entre êtres du même
sexe » (MM, 115), Maupassant parle d’« une
hérédité vicieuse chez ce peuple nomade, inculte,
presque incapable de
civilisation, demeuré aujourd’hui tel qu’il
était aux temps bibliques »
(« La Province d’Alger », MM,
116). Même l’Islam, « la plus puissante, la plus
mystérieusement
dominatrice des religions qui ait dompté la conscience
humaine » (MM,
272), a des effets jugés néfastes parce que
incompréhensibles. Dans le chapitre
sur « Le Zar’ez », il lance :
« Qui dit Arabe dit voleur,
sans exception » et ajoute plus loin : « nul
peuple n’est chicanier,
querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe » (MM,
131, 139).
Si Maupassant reconnaît que la
colonisation aussi est un vol – il y a « vol
hiérarchique » (MM, 205) dans l’ordre
Français—Aghas—Arabes – il en dénonce
systématiquement les abus mais n’en tire
pas les conséquences logiques sur le plan du principe.
Dès l’entrée en matière,
l’anecdote du cireur de bottes dont les deux sous lui sont
volés de force
représente « un petit fait sans importance et qui
pourtant résume à peu
près l’histoire de l’Algérie et de la
colonisation » (MM, 59). Plus loin, Maupassant
élargit en effet son propos :
Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la
terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le dépouille quand
il peut. L’Arabe le lui rend.
L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces
derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers. (MM, p. 203)
Il
regrette que l’influence et l’autorité
françaises soient de la sorte réduites, que
« [n]otre civilisation glisse
sur eux sans les effleurer » (MM, 135 :
notez encore le « nous » de solidarité).
Peut-il alors s’étonner que
« [l]a population civile n’a[it] pour l’uniforme
aucun respect » (MM, 68) ? Il termine pourtant son
texte sur la Kabylie sur un ton bleu-blanc-rouge optimiste :
Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin
de favoriser l’établissement des Européens, emploie, vis-à-vis des Arabes, des
moyens absolument iniques. Comment les colons ne suivraient-ils pas un exemple
qui concorde si bien avec leurs intérêts [?]
Il faut constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort
capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir
fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L’Algérie devient
productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne
travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour des
intérêts français.
Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce
qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes ; il est certain
aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu ; il est
indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est
révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit. (MM, 217-18)
Accepter, au nom d’une meilleure
culture du sol, la disparition de la population indigène
équivaut à
l’acceptation d’un génocide progressif. Ce sont les
« intérêts
français » qui priment et pour iniques que soient les
moyens de les
promouvoir, Maupassant est favorable à la
« civilisation », notion
que personne ne saurait désapprouver. Le terme, nous
l’avons vu, revient plus
d’une fois. Il porte toujours les couleurs de la France, qui se
veut République
une et universelle. Logiquement, à cause justement de cette
vocation
universelle, il n’admet pas d’autre civilisation, et
Maupassant accepte sans
broncher cette logique. Que la civilisation arabe puisse avoir des
valeurs
autres, mieux adaptées aux mœurs qui ont
évolué sous l’impulsion du Coran, de ses
exégètes, du nomadisme,
voire du climat (pourtant Maupassant est sensible à la puissance
du soleil, ce
« grand et féroce ravageur » : MM,
68) ne lui fait pas un instant songer qu’une civilisation autre
que française mérite ce nom. Prêt lui-même
à pratiquer le sadisme contre un
pauvre crapaud en le forçant à fumer une cigarette
jusqu’à ce qu’il en crève
(voir MM, 163-64), il semble bien
l’admettre au niveau de la patrie.
Que les indigènes s’insurgent contre
de tels présupposés nous paraît aujourd’hui,
depuis la décolonisation et
l’indépendance des anciennes colonies, tout à fait
normal. Maupassant fait bien
remarquer le mécanisme psychologique qui pousse les
expropriés à l’hostilité, et
prévoit même le jour où « ils vont nous
jeter tous à la mer à coups de
matraque » (MM, 94), mais il
n’en tire pas la leçon profonde. « Notre
système de colonisation
consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller
sans repos, à le poursuivre sans
merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore
d’autres
insurrections » (MM, 80). Il fait
même état de la crainte d’« une
insurrection générale dès la fin du
Ramadan » (MM, 121). Outre
quelques actes meurtriers dont des militaires français sont
victimes,
Maupassant interprète une série d’incendies en
Kabylie comme une revanche sur
l’oppression et l’exploitation françaises (voir MM,
207-11). Certes les Français eux-mêmes
n’échappent pas à sa
critique : non seulement « [l]es commandants des
cercles avancés se
considèrent comme de véritables monarques
omnipotents » et « tout officier
en tournée rend la justice d’une façon
souveraine » (MM, 92, 139), mais encore, comble de
bêtise, « [o]n soupçonne les indigènes
de vouloir incendier les forêts… et on
les leur confie à garder ! » (MM,
216). Mais ce sont là arrogance et stupidité
conjuguées, sans plus : sa
toute première réaction en arrivant à Alger,
à savoir que rien ne justifiait la
spoliation arbitraire de tout un peuple, s’est plutôt
perdue de vue. Il
approuve à la fin les moyens, vu les
« résultats que peut donner une
culture [française] raisonnée et
sérieuse » (MM, 292), faisant même un clin
d’œil « patrouillotique »
au drapeau français qui flotte sur les grands bâtiments
qu’entourent les arbres
en question.
À la différence de Fromentin qui l’avait
précédé d’une trentaine
d’années sur les pistes d’Algérie, parfois
les mêmes,
Maupassant s’intéresse d’abord et surtout aux
questions sociopolitiques. Là où
son aîné avait voulu « [d]écrire au lieu
de raconter, peindre au lieu
d’indiquer ; peindre surtout, c’est-à-dire
donner à l’expression plus de
relief, d’éclat, de consistance, plus de vie réelle[5] », Maupassant s’attache moins aux effets
visuels et plus aux récits, même s’il se montre sensible, dans La Vie errante notamment, aux nuances
des couleurs et se permet alors une « écriture artiste »[6].
C’est dans ses contes et nouvelles que
les talents de Maupassant se conjuguent au meilleur effet. Dans les
récits, peu
nombreux, qui ont le Maghreb pour cadre, le climat semble exciter la
sensualité
et ce sont les relations humaines plutôt que la politique du jour
que
Maupassant évoque de manière directe. Ainsi, dans
« Marroca », qui
date de 1882, nous trouvons « une admirable fille,
d’un type un peu
bestial, mais superbe » (CN1,
371). Le narrateur semble justifier son émotion, son acte
– en l’occurrence la
séduction d’une femme mariée –, en
blâmant « la chaleur palpable », le
soleil, comme Meursault le fera à son tour dans
l’Étranger de Camus : l’amour sensuel
« est véritablement
terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de
l’air qui vous
enfièvre, ces souffles suffocants du Sud […] embrasent le
sang, affolent la
chair, embestialisent » (CN1,
367-68). S’étant rendu chez Marroca, l’amant est en
pleine posture
compromettante lorsque le mari s’annonce à
l’improviste. Caché sous le lit, il
est sauvé par le sang-froid de son amante. Libéré
de son milieu français, le
narrateur se laisse aller à « une sorte
d’ardeur frémissante, un
soulèvement, une brusque tension des désirs, un
énervement courant au bout des
doigts, qui surexcitent à les exaspérer nos puissances
amoureuses » (CN1, 367). C’est donc l’exotisme
(im)pur
et simple.
Pour un écho un peu plus direct, mais
encore mitigé, de l’exploitation coloniale, il faut passer
à
« Tombouctou », nom en l’occurrence
d’« un nègre énorme » (CN1,
923) originaire des environs de
cette ville, cuisinier de son état, débrouillard,
« ne faisant point la
guerre pour l’honneur, mais bien pour le gain » (CN1,
927), rattaché aux troupes françaises. Louis Forestier
fait remarquer
que « [s]ous couvert d’une aventure cocasse, le conte
renvoie l’image des
deux mythes les plus dangereux de cette France
républicaine : la revanche
et l’expansion coloniale » (CN1,
1572). Le personnage éponyme est certes haut en couleur, son nom
est on ne peut
plus évocateur d’un lieu de rêve, voire
d’ambition expansionniste, mais lui
faire porter le poids de l’image de la colonisation paraît
exagéré : le récit
de son ancien commandant a pour cadre la frontière
allemande ; ce sont les
forces françaises et prussiennes qui s’affrontent. Les
exploits sanglants de
Tombouctou – avec ses camarades il rapporte au camp huit
têtes tranchées et
approvisionnent son régiment affamé en chair humaine
– lui permettent de
remplir ses poches et prendre en charge à la fin un restaurant
dans un bourg
passé après la guerre à l’Allemagne. Le fin
mot du commandant est réservé pour
la toute dernière phrase : « Le restaurant
Tombouctou est un
commencement de revanche » (CN1, 930). On dirait que
Maupassant ait donné
au mot « chef » des tout derniers vers des Chants
du soldat, de Paul Déroulède, un sens inattendu, presque
burlesque :
Que, quels que soient le chef, la
route et les moyens,
La France et les Français n’aient
qu’un seul but : détruire
La Prusse et les Prussiens ! [7]
« Mohammed-Fripouille », de
1884, est la première nouvelle dont l’action se passe en
Algérie dans le cadre
de la guerre contre une tribu révoltée. Le
maréchal de logis des spahis
éponyme, d’origine turque, entreprend une razzia contre
des Arabes qui avaient
tué un Anglais. « Il haïssait les Arabes
d’une haine exaspérée » (CN2, 336) et
menait une petite bande
hétéroclite (« un Espagnol, deux Grecs, un
Américain et trois
Français » (CN2, 337), dont le narrateur) contre la
tribu fautive. Au
passage, on entend quelques remarques anglophobes de convention (cf.
« Découverte », CN2,
314-18) mais Maupassant les profère rarement et, à la
différence des attitudes
largement répandues à son époque, elles ne sont
jamais bien méchantes.
Mohammed-Fripouille tue le chef à bout portant et c’est la
déroute. Au total,
une cinquantaine d’Arabes sont enchaînés de telle
sorte que si l’un d’eux
cherche à s’échapper les autres sont
étranglés. Leurs femmes reviennent en
lançant des pierres mais ne parviennent pas à couper la
corde. Toutes celles
qui n’arrivent pas à s’enfuir sont tuées sans
merci, le Turc montrant de
nouveau un côté sadique.
Il est paradoxal de représenter la
colonisation française par une petite troupe, dont la moitié ne sont pas des
Français, effectuant une descente qui ne correspond nullement aux règles de
l’art militaire. Maupassant ne cherche pas à remettre en question le principe
de la colonisation. La razzia n’est même pas reniée par les autorités
militaires : au contraire, le commandant l’avait autorisée, et le
capitaine qui raconte l’histoire la traite plutôt à la légère. Il est pourtant difficile
ici de tirer des conclusions à ce sujet et il vaut mieux supposer que l’auteur
se satisfait du travail de narrer un récit, comment dire ?... captivant.
Maupassant écrit dans « Un
soir », qui date de 1889 : « Depuis trois mois, j’errais sur le
bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique
de l’autruche, du chameau, de la gazelle, de l’hippopotame, du gorille, de
l’éléphant et du nègre » (CN2, 1069)[8].
Le récit a pour cadre la ville portuaire de Bougie,
aujourd’hui Bejaïa, et si
dans « Marroca » on a pu lire :
« Sache qu’ici on aime
furieusement » (CN1, 367),
« Un soir » en fournit un exemple frappant
raconté par un mari
trompé, dont la jalousie l’a poussé non à
l’homicide mais à une misogynie
généralisée.
La nouvelle « Allouma »,
également imprimée pour la première fois en 1889, comporte davantage de
remarques sur le milieu arabe mais en fin de compte ne nous renseigne guère
plus qu’Au soleil sur l’attitude de
Maupassant envers la colonisation. Le narrateur a une introduction à un colon,
M. Auballe, qui, installé en Algérie depuis neuf ans, s’en est trouvé
insensiblement séduit (CN2, 1098). Il
raconte son histoire d’amour avec la belle Allouma, indigène qui garde son
indépendance d’esprit et qui, selon lui, « dut mentir d’un bout à l’autre,
comme mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs ». Auballe
enchaîne :
C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles
du caractère indigène : le mensonge. […] le mensonge fait partie de leur
être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde
nature, une nécessité de la vie. […] Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir
combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est
devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie. (CN2, 1103)
Ni Auballe, ni le narrateur, ni
Maupassant lui-même, semble-t-il, ne s’interroge pour
savoir si le mensonge, ou
ce qui est perçu comme tel, n’est pas un moyen de
défense parmi d’autres contre
l’envahisseur. Du moins reconnaît-on l’ignorance
totale chez les Français de
leurs voisins arabes, « ce peuple vaincu
[…] à qui nous imposons
nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons
tout, mais
tout, entendez-vous, comme si nous n’étions pas là,
uniquement occupés à le
regarder depuis bientôt soixante ans » (CN2, 1104).
Ces mêmes Arabes « vivent près de nous,
inconnus,
mystérieux, menteurs, sournois, soumis, souriants,
impénétrables. […]
Jamais peut-être un peuple conquis par la force n’a su
échapper aussi
complètement à la domination réelle, à
l’influence morale et à l’investigation
acharnée, mais inutile du vainqueur » (ibid.).
Mais tout comme Fromentin n’avait jamais remis en doute la
justice de la
colonisation[9],
Maupassant
ne pousse pas son questionnement du vide hostile qu’il ressent
pour se demander
si la force même du peuple conquis ne résidait pas en sa
résistance physique et
morale au conquérant. Auballe ne voit qu’une
« Afrique nue, sans arts,
vide de toutes les joies intelligentes » et ne
reconnaît que les
satisfactions sensuelles qu’il peut en tirer (CN2, 1107).
Maupassant est-il loin de partager son opinion, même si
les filles arabes « sont trop près de
l’animalité humaine, [ayant] le cœur
trop rudimentaire, une sensibilité trop peu
affinée… » (ibid.) ? Allouma
l’allumeuse est
métisse, avec un « léger mélange de
sang noir » (CN2, 1101), et « […] les
négresses, on le sait, sont fort
prisées dans les harems où elles jouent le rôle
d’aphrodisiaques » (CN2, 1103). Boitelle, dans la
nouvelle
précédente, follement épris d’une Noire,
n’a jamais su la faire accepter à ses
parents normands, et malgré ses quatorze enfants avec une autre
femme, il avoue
à la fin : « L’autre, voyez-vous, ma
négresse, elle n’avait qu’à me
regarder, je me sentais comme transporté… »
(CN2, 1094).
Le frisson des amours exotiques
l’emporte de bien loin chez Maupassant sur une réflexion approfondie sur la
colonisation. En dénoncer les abus n’équivaut pas à en récuser le principe. Dans
l’avant-propos d’Au soleil, ajouté
après coup, Maupassant voudrait se montrer comme le contraire de l’écrivain
colonial(iste) : « Il devenait extrêmement curieux de voir l’Arabe à
ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s’inquiètent guère les
colonisateurs » (MM, 50). Cette
louable ambition n’a connu que le sort de l’oued, disparaissant dans les sables
du désert. Les visées politiques de Maupassant, comme de son alter ego Bel-Ami, se limitent à
l’idée qu’« [i]l faudrait remplacer ces hommes [les chefs] par des
fonctionnaires civils […] la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer
dans ces contrées ». (MM, 206).
L’optique ne s’élargit jamais au point que l’ingérence se trouve condamnée, que
l’altérité de l’autre soit pleinement reconnue, que les clichés soient remis en
question. En cela, Maupassant était bien de son temps, un temps qui n’est
véritablement révolu, devant une incompréhension en France presque totale
encore, que le 18 mars 1962. Le ressentiment toujours en évidence chez beaucoup
de Français n’est que le prolongement de cette incompréhension.
Maupassant était donc loin d’être seul
à son époque. Ferry et Déroulède l’ont largement emporté contre Clemenceau. À
la fin du siècle, Vigné d’Octon a commencé à publier ses dénonciations
fortement documentées des abus dans le Maghreb[10]. D’autres, jusqu’aux années 1930 – Félicien
Challaye, Lucie Cousturier, André Gide, Albert Londres, Louis Roubaud, Andrée
Viollis –, ont dénoncé à leur tour les injustices perpétrées dans différentes
colonies françaises, mais ils ont agi en solitaires et ont laissé aux
communistes, dans les années 20, la primeur d’une protestation systématique[11]. Qu’une métaphore tienne lieu d’une présentation
détaillée qui n’a pas sa place ici : il a fallu bien des années encore
pour que l’anticolonialisme proprement dit fasse boule de neige sous « le
grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil » (MM, 149).
« On a détruit le vieux chemin
arabe qui était bon, et on l’a remplacé par une série de fondrières, d’arches
démolies, d’ornières et de trous » (MM,
275). Cette image de l’état de la route de Tunis à Kairouan n’est-elle pas
le reflet même de la colonisation ? L’observation, quelque fine qu’elle
soit, ne suffit pas : il aurait fallu que la leçon en soit tirée[12].
NOTES :
[1]
Cette étude a paru dans la revue Plaisance : rivista
quadrimestrale
di letteratura francese moderna e contemporanea [Rome], anno III,
n° 8 (2006) : Volume d’hommage à Louis
Forestier, sous la direction de Gabriele-Aldo Bertozzi que je remercie, avec les Éditions Pagine, d'avoir aimablement
autorisé cette reprise de mon texte.
[2] G. de Maupassant, Bel-Ami [1885],
éd. J.-L. Bory, Paris : Gallimard (« Folio »,
865), 1979, p. 58. Tous les renvois à
Bel-Ami (avec le sigle BA) se réfèrent à cette édition, la
préface de J.-L. Bory occupant les pages 7 à 27.
[3]
Le néologisme de Y. Ouologuem,
« l’A-fric » déplore un
phénomène analogue : voir sa Lettre à la
France nègre, Paris :
Nalis, 1968, passim. C’était aussi le
rêve de Rimbaud dont l’action était la sœur
cadette. En abandonnant l’écriture,
ou du moins l’écriture poétique, en faveur de
l’aventure, il ne s’est pas fait
colon au sens strict, mais c’est tout comme. En
l’occurrence, son trafic était
à l’image de la colonisation elle-même : il
devait lui rapporter gros,
mais il n’en a tiré que soucis et déboires. Les
forces déployées étaient à long
terme incommensurables avec le gain et n’ont causé de part
et d’autre que des
ennuis. C’est qu’il y a un paradoxe au cœur de
l’individu comme au cœur de
l’État et il se résume en deux mots en principe
incompatibles : République
coloniale. Voir à ce sujet N. Bancel, P. Blanchard, F.
Vergès, La République coloniale : essai sur une
utopie, Paris : Albin Michel, (« Bibliothèque
Albin Michel
Idées »), 2003.
[4]
Voir G. de Maupassant, Maupassant au Maghreb: Au soleil, La Vie
errante d’Alger à Tunis, Tunis, Vers Kairouan,
présentation de D. Brahimi,
Paris : Le Sycomore, 1982. Les références à
ce volume seront indiquées
dans le texte avec l’abréviation MM.
Je rappelle que les chroniques inspirées par son premier voyage
en Algérie, en
juillet-septembre 1881, ont été regroupées sous le
titre Au soleil en 1884 et que celles reprises dans La Vie errante en
1890 relèvent de ses séjours en Afrique de 1887 à
1889. Pour les détails chronologiques et bibliographiques, voir
l’édition de L.
Forestier des Contes et nouvelles de
Maupassant, Paris : Gallimard (« Bibliothèque de
la Pléiade »,
253 et 275), 2 vols., 1974 et 1979 (ici CN1,
recouvrant la période 1875–mars 1884 et CN2
celle d’avril 1884–1893 respectivement). Voir en outre les
travaux de G.
Delaisement, et notamment Maupassant
chroniqueur, thèse complémentaire, Lille, 1954.
[5] E. Fromentin, Un été dans le Sahara, in Œuvres complètes, Paris :
Gallimard, (« Bibliothèque de la Pléiade », 313), éd. G. Sagnes,
1984, p. 5.
[6] Je songe tout particulièrement à cette page extraordinaire, digne du
peintre, où Maupassant décrit l’effet du soleil sur la coupole d’une koubba à
Sidi-L’Hanni : « je n’ai jamais vu le soleil faire d’une coupole
blanche une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche ? – Oui,
– blanche à aveugler ! et pourtant la lumière se décompose si étrangement
sur ce gros œuf qu’on y distingue une féerie de nuances mystérieuses […]. Des
ondes d’or coulent sur ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas,
léger comme une buée que traversent par places des traînées bleuâtres. L’ombre
immobile d’une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être
jaune ? je ne sais pas. » S’enchaînent ensuite des tons violet, mauve,
presque rose, jusqu’à « des colorations insaisissables » ( MM, 330-31).
[7] Paris : Michel Lévy frères, 1875, p. 127, dans le poème « Væ
victoribus ».
[8] Cf. MM, 107 : « Le Sud ! Le désert, les nomades, les
terres inexplorées et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose
comme le commencement d’un univers ! » Cf. également BA, 67-68 : « Alger, cette
antichambre de l’Afrique mystérieuse et profonde, l’Afrique des Arabes
vagabonds et des nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante » et de
présenter un bestiaire exotique : autruches, gazelles, girafes, chameaux,
hippopotames et gorilles.
[9] Devant Laghouat prise par les
Français (p. 91), devant les ruines de la guerre à Tadjemout (p.
161), de nouveau devant les « pauvres murailles d’El Aghouat […] tombées
devant nos canons » (p. 175), il n’y a aucune critique, aucune remise
en cause de la colonisation exprimée par Fromentin dans Un été dans le Sahara.
[10] P. Vigné d’Octon, La Gloire du sabre
(1900), La Sueur du burnous (1911) et
Terre à galons (inédit sauf en
feuilleton).
[11] Voir notamment R. Girardet, L’Idée
coloniale en France de 1871 à 1962, Paris : La Table ronde, 1972 et
J.-P. Biondi, avec la collaboration de Gilles Morin, Les Anticolonialistes
(1881-1962), Paris : Robert Laffont, 1992.
[12] L’éminent poète et chirurgien Lorand Gaspar, s’étant penché, de concert
avec Louis Forestier, sur la question de Maupassant et le Maghreb, a bien voulu
accepter de lire mon texte, dont pas un mot n’a été changé. Sa conclusion,
m’écrit-il, n’est pas loin de la mienne, mais il userait d’une autre
terminologie : son « approche scientifique de la personnalité de
Maupassant » l’amène à voir en lui un « dominant
paléolimbique » : « [Il] ressent plutôt de l’indifférence ou du
mépris pour tous ceux qu’il considère comme des « inférieurs », bref
des soumis ou des soumissibles. Ce qui fait qu’il a été bien impressionné par la
révolte de tribus nomades, leur souplesse remarquable face à la lourdeur des
troupes de l’armée française… » (courriel du 8 mai 2005).
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