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« Tiens, Forestier ! » :  Maupassant et la colonisation
Roger Little

En hommage amical à Louis Forestier[1]
 
« – Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l’Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation […]. C’est d’actualité, tout à fait d’actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu’on discute à la Chambre, afin d’amorcer le public[.] »
Maupassant, Bel-Ami[2]
 
   La rencontre fortuite de deux anciens hussards est, on s’en souvient, le point de départ de Bel-Ami. Georges Duroy traîne place de l’Opéra à Paris, « sous-off de la pire espèce : la coloniale » (BA, 10), lorsqu’il revoit « par hasard » son camarade Charles Forestier, devenu chroniqueur politique. Ce dernier, en le faisant entrer comme journaliste à la si bien nommée Vie française, lui ouvrira les portes d’une vie française romanesque, à la fois brillante et sordide. Les balbutiements du débutant Duroy répondant à l’invitation de M. Walter, « le patron », que nous mettons en exergue, tournent autour des vingt-huit mois qu’il a passés en Algérie. Forestier lui propose de se faire aider par sa femme, ce qui n’a rien d’innocent sous la plume de Maupassant. Le pouvoir passe en l’occurrence par les femmes et Duroy, dont le roman retrace l’irrésistible ascension, réalisera à sa manière le rêve de tout colon en faisant du fric sur le dos de l’Afrique
[3].
   L’exploitation coloniale n’est pas d’habitude vue sous cet angle et malgré quelques épisodes marquants, Bel-Ami n’est un roman ni exotique, ni colonial, ni colonialiste. D’autres écrits de Maupassant offrent une perspective plus directement sociopolitique : quelques nouvelles, mais surtout ses chroniques, réunies en grande partie sous les titres Au soleil et  La Vie errante, faites à partir de ses voyages au Maghreb[4]. En décidant de revisiter encore ces sites connus – et qui les connaîtrait mieux que Louis Forestier ? – nous nous proposons un but très modeste : rappeler le contexte historique et tenter de situer l’apport de Maupassant.
   Les années fatidiques de 1870 et 1871 sont encore gravées dans la mémoire collective des Français. Le 4 septembre 1870, Napoléon le Petit ayant été pris à Sedan, Gambetta proclame la déchéance de l’Empire. Paris successivement assiégé, insurgé, de nouveau assiégé et ensanglanté connaît une Commune qui jette les bases d’importantes réformes sociales avant d’être écrasée par des forces conservatrices supérieures. Au traité de Francfort de mai 1871, la France humiliée perd l’Alsace-Lorraine et doit aux Prussiens une indemnité de cinq milliards de francs or. Le patriotisme meurtri trouve un exutoire dans une double exaltation : d’une part une xénophobie dirigée surtout contre les Allemands et les Anglais (ceux-ci n’ayant rien fait pour aider la France attaquée par ceux-là, préférant profiter de son malheur) et d’autre part une poussée vers « la plus grande France » (comparant sans comparé explicite, qui fait un pied de nez à la – seulement – Grande Bretagne), la perte d’une partie de son territoire cherchant une compensation psychologique dans la conquête de terres ultramarines. Cet engouement, cette « boulimie colonialiste » fait partie intégrante d’un capitalisme industrialisé à la recherche de matières premières et d’une nouvelle clientèle : « la Troisième République des années quatre-vingts est saisie par le vertige de la spéculation » (BA, 14, 16-17). Là où le dix-huitième siècle avait fait fortune avec le commerce triangulaire, les dernières décennies du dix-neuvième, moralement fortes d’avoir été précédées, en 1848, de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, reprenaient le noir flambeau.
   L’opportunisme de Jules Ferry se fait voir tout au long des années 1880 dans le domaine de l’impérialisme colonial. Maupassant suit de près les ignobles tractations qui amènent la Tunisie à reconnaître en 1881 le protectorat de la France et les transposera au Maroc dans Bel-Ami. L’Annam est conquis en 1883 et l’aventure se poursuit au Tonkin avec la « bavure » (lire « massacre ») de Lang-Son que l’on sait. C’est en 1885, l’année même de la publication de Bel-Ami, que Ferry et Clemenceau mèneront de part et d’autre les fameux débats parlementaires sur la colonisation. On comprend bien pourquoi M. Walter souhaite que Duroy soulève « la question de la colonisation », déjà à la une en 1884 lors de la rédaction du roman : elle est en effet « d’actualité, tout à fait d’actualité ». La vague et la vogue coloniales ne pouvaient manquer, en effet, d’entraîner les écrivains autant que les aventuriers, voire les aventuriers-écrivains.
   Au dîner que relate le deuxième chapitre de Bel-Ami, la question brûlante de la colonisation est au menu. « M. Morel, député radical, venait d’adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l’Algérie » (BA, 54). Entre la poire et le fromage, « la causerie […] revint à la grande interpellation de M. Morel » (BA, 56). Les convives donnent leurs avis, l’un réclamant un gouvernement militaire, l’autre, préférant à ces gens « forts en escrime, mais très faibles sur les engrais », une large ouverture à tout le monde (voir BA, 56-57). Fort de ses deux mois d’expérience algérienne en 1881, Maupassant confirme, par la bouche de Duroy, l’importance du sol :
Ce qui manque le plus là-bas, c’est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu’en France, et sont achetées, comme placement de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s’exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d’eau. (BA, 57)
  Un débat analogue est déjà esquissé au début des chroniques algériennes de Maupassant où il met malicieusement en scène des passagers réunis à bord du paquebot qui les mène en Afrique qui cherchent, chacun à son tour, à tirer la couverture de son côté :
On parle du pays où l’on va, de l’administration qu’il lui faut.
Le colonel réclame énergiquement un gouverneur militaire […].
L’ingénieur voudrait confier la colonie à un inspecteur général des ponts et chaussées […].
Le capitaine […] laisse entendre […] qu’un marin ferait bien mieux l’affaire […].
   Les deux bourgeois signalent les fautes grossières du gouverneur ; et chacun rit s’étonnant qu’on puisse être aussi maladroit. (MM, p. 55)
  Ici, Maupassant se contente de rapporter les points de vue d’autrui.  Son attitude personnelle s’informera et se nuancera au cours de son séjour. À Alger, son premier point de contact avec l’Afrique, il se dit « saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, mal adaptée aux mœurs, au ciel et aux gens. C’est nous qui avons l’air de barbares […] nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. […] Tout ce que nous faisons semble un contre-sens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même » (MM, pp. 60-61). Une telle lucidité est bien prometteuse. Les idées d’opposition à la colonisation émises par Clemenceau et d’autres auraient-elles séduit le chroniqueur ? Il semble plutôt qu’il énonce son jugement à partir de ce qu’il a vu, mais consciemment ou non, le « nous » indique qu’il n’arrive pas à se désolidariser des Français que nous dirions aujourd’hui pieds-noirs.
   Dans le texte intitulé « La Kabylie. – Bougie », avant-dernier de la série que termine un bref épilogue sur Constantine, Maupassant, fort de ses deux premiers mois passés au Maghreb, ne se contente plus de rapporter les points de vue d’autrui ni de dénoncer de but en blanc les efforts coloniaux. L’importance que Duroy attribue au sol y est notamment anticipée :
Dans toute cette contrée fertile [la Kabylie], la lutte est terrible entre l’Européen et l’indigène pour la possession du sol.
La Kabylie est plus peuplé que le département le plus peuplé de France. (MM, 191-92)
   Il s’ensuit donc une expropriation éhontée et Maupassant énumère « les différents systèmes employés pour chasser et spolier les misérables propriétaires indigènes » (MM, 192). Réduits à l’état de fermiers ou carrément privés de tout, ils deviennent des révoltés, d’où la nécessité d’un gouverneur militaire. Le favoritisme politique l’emporte sur les capacités objectives. Aux gouvernements successifs incompréhensifs, administrateurs incompétents… À quelques rares exceptions près, ces derniers sont des jeunes ignorant tout du pays. Pour remédier à « ce déplorable état de choses », « [c]e n’est donc pas un bon gouverneur qu’il faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur » (MM, 197).
   Enfin le gouvernement, à court de candidats capables, fait des avances aux anciens officiers des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien les indigènes ; mais il est difficile d’admettre que leur changement de costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration ; et il ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote. (MM, 198)
  Ce sont pourtant les chefs arabes en apparence soumis, Aghas et Bach-Aghas, qui sont « un obstacle insurmontable à la civilisation des Arabes » (MM, 199). Maupassant dénonce « la fourberie arabe » (MM, 141). De tel Agha il écrit : « Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son avantage. […] il favorise secrètement toutes les insurrections » (MM, 201). « Il faudrait remplacer ces hommes [les aghas] par des fonctionnaires civils […] la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées ». (MM, 206). De manière générale, son opinion des Arabes, pour lesquels « tout travail est déshonorant » (MM, 185), est terriblement défavorable. Évoquant ailleurs leurs « amours antinaturelles entre êtres du même sexe » (MM, 115), Maupassant parle d’« une hérédité vicieuse chez ce peuple nomade, inculte, presque incapable de civilisation, demeuré aujourd’hui tel qu’il était aux temps bibliques » (« La Province d’Alger », MM, 116). Même l’Islam, « la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui ait dompté la conscience humaine » (MM, 272), a des effets jugés néfastes parce que incompréhensibles. Dans le chapitre sur « Le Zar’ez », il lance : « Qui dit Arabe dit voleur, sans exception » et ajoute plus loin : « nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe » (MM, 131, 139).
   Si Maupassant reconnaît que la colonisation aussi est un vol – il y a « vol hiérarchique » (MM, 205) dans l’ordre Français—Aghas—Arabes – il en dénonce systématiquement les abus mais n’en tire pas les conséquences logiques sur le plan du principe. Dès l’entrée en matière, l’anecdote du cireur de bottes dont les deux sous lui sont volés de force représente « un petit fait sans importance et qui pourtant résume à peu près l’histoire de l’Algérie et de la colonisation » (MM, 59). Plus loin, Maupassant élargit en effet son propos :
  Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le dépouille quand il peut. L’Arabe le lui rend.
   L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers. (MM, p. 203)
  Il regrette que l’influence et l’autorité françaises soient de la sorte réduites, que « [n]otre civilisation glisse sur eux sans les effleurer » (MM, 135 : notez encore le « nous » de solidarité). Peut-il alors s’étonner que « [l]a population civile n’a[it] pour l’uniforme aucun respect » (MM, 68) ? Il termine pourtant son texte sur la Kabylie sur un ton bleu-blanc-rouge optimiste :
  Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin de favoriser l’établissement des Européens, emploie, vis-à-vis des Arabes, des moyens absolument iniques. Comment les colons ne suivraient-ils pas un exemple qui concorde si bien avec leurs intérêts [?] 
Il faut constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L’Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour des intérêts français.
   Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes ; il est certain aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit. (MM, 217-18)
  Accepter, au nom d’une meilleure culture du sol, la disparition de la population indigène équivaut à l’acceptation d’un génocide progressif. Ce sont les « intérêts français » qui priment et pour iniques que soient les moyens de les promouvoir, Maupassant est favorable à la « civilisation », notion que personne ne saurait désapprouver. Le terme, nous l’avons vu, revient plus d’une fois. Il porte toujours les couleurs de la France, qui se veut République une et universelle. Logiquement, à cause justement de cette vocation universelle, il n’admet pas d’autre civilisation, et Maupassant accepte sans broncher cette logique. Que la civilisation arabe puisse avoir des valeurs autres, mieux adaptées aux mœurs qui ont évolué sous l’impulsion du Coran, de ses exégètes, du nomadisme, voire du climat (pourtant Maupassant est sensible à la puissance du soleil, ce « grand et féroce ravageur » : MM, 68) ne lui fait pas un instant songer qu’une civilisation autre que française mérite ce nom. Prêt lui-même à pratiquer le sadisme contre un pauvre crapaud en le forçant à fumer une cigarette jusqu’à ce qu’il en crève (voir MM, 163-64), il semble bien l’admettre au niveau de la patrie.
   Que les indigènes s’insurgent contre de tels présupposés nous paraît aujourd’hui, depuis la décolonisation et l’indépendance des anciennes colonies, tout à fait normal. Maupassant fait bien remarquer le mécanisme psychologique qui pousse les expropriés à l’hostilité, et prévoit même le jour où « ils vont nous jeter tous à la mer à coups de matraque » (MM, 94), mais il n’en tire pas la leçon profonde. « Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections » (MM, 80). Il fait même état de la crainte d’« une insurrection générale dès la fin du Ramadan » (MM, 121). Outre quelques actes meurtriers dont des militaires français sont victimes, Maupassant interprète une série d’incendies en Kabylie comme une revanche sur l’oppression et l’exploitation françaises (voir MM, 207-11). Certes les Français eux-mêmes n’échappent pas à sa critique : non seulement « [l]es commandants des cercles avancés se considèrent comme de véritables monarques omnipotents » et « tout officier en tournée rend la justice d’une façon souveraine » (MM, 92, 139), mais encore, comble de bêtise, « [o]n soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts… et on les leur confie à garder ! » (MM, 216). Mais ce sont là arrogance et stupidité conjuguées, sans plus : sa toute première réaction en arrivant à Alger, à savoir que rien ne justifiait la spoliation arbitraire de tout un peuple, s’est plutôt perdue de vue. Il approuve à la fin les moyens, vu les « résultats que peut donner une culture [française] raisonnée et sérieuse » (MM, 292), faisant même un clin d’œil « patrouillotique » au drapeau français qui flotte sur les grands bâtiments qu’entourent les arbres en question.
   À la différence de Fromentin qui l’avait précédé d’une trentaine d’années sur les pistes d’Algérie, parfois les mêmes, Maupassant s’intéresse d’abord et surtout aux questions sociopolitiques. Là où son aîné avait voulu « [d]écrire au lieu de raconter, peindre au lieu d’indiquer ; peindre surtout, c’est-à-dire donner à l’expression plus de relief, d’éclat, de consistance, plus de vie réelle[5] », Maupassant s’attache moins aux effets visuels et plus aux récits, même s’il se montre sensible, dans La Vie errante notamment, aux nuances des couleurs et se permet alors une « écriture artiste »[6].
   C’est dans ses contes et nouvelles que les talents de Maupassant se conjuguent au meilleur effet. Dans les récits, peu nombreux, qui ont le Maghreb pour cadre, le climat semble exciter la sensualité et ce sont les relations humaines plutôt que la politique du jour que Maupassant évoque de manière directe. Ainsi, dans « Marroca », qui date de 1882, nous trouvons « une admirable fille, d’un type un peu bestial, mais superbe » (CN1, 371). Le narrateur semble justifier son émotion, son acte – en l’occurrence la séduction d’une femme mariée –, en blâmant « la chaleur palpable », le soleil, comme Meursault le fera à son tour dans l’Étranger de Camus : l’amour sensuel « est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud […] embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent » (CN1, 367-68). S’étant rendu chez Marroca, l’amant est en pleine posture compromettante lorsque le mari s’annonce à l’improviste. Caché sous le lit, il est sauvé par le sang-froid de son amante. Libéré de son milieu français, le narrateur se laisse aller à « une sorte d’ardeur frémissante, un soulèvement, une brusque tension des désirs, un énervement courant au bout des doigts, qui surexcitent à les exaspérer nos puissances amoureuses » (CN1, 367). C’est donc l’exotisme (im)pur et simple.
   Pour un écho un peu plus direct, mais encore mitigé, de l’exploitation coloniale, il faut passer à « Tombouctou », nom en l’occurrence d’« un nègre énorme » (CN1, 923) originaire des environs de cette ville, cuisinier de son état, débrouillard, « ne faisant point la guerre pour l’honneur, mais bien pour le gain » (CN1, 927), rattaché aux troupes françaises. Louis Forestier fait remarquer que « [s]ous couvert d’une aventure cocasse, le conte renvoie l’image des deux mythes les plus dangereux de cette France républicaine : la revanche et l’expansion coloniale » (CN1, 1572). Le personnage éponyme est certes haut en couleur, son nom est on ne peut plus évocateur d’un lieu de rêve, voire d’ambition expansionniste, mais lui faire porter le poids de l’image de la colonisation paraît exagéré : le récit de son ancien commandant a pour cadre la frontière allemande ; ce sont les forces françaises et prussiennes qui s’affrontent. Les exploits sanglants de Tombouctou – avec ses camarades il rapporte au camp huit têtes tranchées et approvisionnent son régiment affamé en chair humaine – lui permettent de remplir ses poches et prendre en charge à la fin un restaurant dans un bourg passé après la guerre à l’Allemagne. Le fin mot du commandant est réservé pour la toute dernière phrase : « Le restaurant Tombouctou est un commencement de revanche » (CN1, 930). On dirait que Maupassant ait donné au mot « chef » des tout derniers vers des Chants du soldat, de Paul Déroulède, un sens inattendu, presque burlesque :
Que, quels que soient le chef, la route et les moyens,
La France et les Français n’aient qu’un seul but : détruire
            La Prusse et les Prussiens ! [7]
  « Mohammed-Fripouille », de 1884, est la première nouvelle dont l’action se passe en Algérie dans le cadre de la guerre contre une tribu révoltée. Le maréchal de logis des spahis éponyme, d’origine turque, entreprend une razzia contre des Arabes qui avaient tué un Anglais. « Il haïssait les Arabes d’une haine exaspérée » (CN2, 336) et menait une petite bande hétéroclite (« un Espagnol, deux Grecs, un Américain et trois Français » (CN2, 337), dont le narrateur) contre la tribu fautive. Au passage, on entend quelques remarques anglophobes de convention (cf. « Découverte », CN2, 314-18) mais Maupassant les profère rarement et, à la différence des attitudes largement répandues à son époque, elles ne sont jamais bien méchantes. Mohammed-Fripouille tue le chef à bout portant et c’est la déroute. Au total, une cinquantaine d’Arabes sont enchaînés de telle sorte que si l’un d’eux cherche à s’échapper les autres sont étranglés. Leurs femmes reviennent en lançant des pierres mais ne parviennent pas à couper la corde. Toutes celles qui n’arrivent pas à s’enfuir sont tuées sans merci, le Turc montrant de nouveau un côté sadique.
   Il est paradoxal de représenter la colonisation française par une petite troupe, dont la moitié ne sont pas des Français, effectuant une descente qui ne correspond nullement aux règles de l’art militaire. Maupassant ne cherche pas à remettre en question le principe de la colonisation. La razzia n’est même pas reniée par les autorités militaires : au contraire, le commandant l’avait autorisée, et le capitaine qui raconte l’histoire la traite plutôt à la légère. Il est pourtant difficile ici de tirer des conclusions à ce sujet et il vaut mieux supposer que l’auteur se satisfait du travail de narrer un récit, comment dire ?... captivant.
   Maupassant écrit dans « Un soir », qui date de 1889 : « Depuis trois mois, j’errais sur le bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de l’autruche, du chameau, de la gazelle, de l’hippopotame, du gorille, de l’éléphant et du nègre » (CN2, 1069)[8]. Le récit a pour cadre la ville portuaire de Bougie, aujourd’hui Bejaïa, et si dans « Marroca » on a pu lire : « Sache qu’ici on aime furieusement » (CN1, 367), « Un soir » en fournit un exemple frappant raconté par un mari trompé, dont la jalousie l’a poussé non à l’homicide mais à une misogynie généralisée.
   La nouvelle « Allouma », également imprimée pour la première fois en 1889, comporte davantage de remarques sur le milieu arabe mais en fin de compte ne nous renseigne guère plus qu’Au soleil sur l’attitude de Maupassant envers la colonisation. Le narrateur a une introduction à un colon, M. Auballe, qui, installé en Algérie depuis neuf ans, s’en est trouvé insensiblement séduit (CN2, 1098). Il raconte son histoire d’amour avec la belle Allouma, indigène qui garde son indépendance d’esprit et qui, selon lui, « dut mentir d’un bout à l’autre, comme mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs ». Auballe enchaîne :
  C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. […] le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie. […] Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie. (CN2, 1103)
  Ni Auballe, ni le narrateur, ni Maupassant lui-même, semble-t-il, ne s’interroge pour savoir si le mensonge, ou ce qui est perçu comme tel, n’est pas un moyen de défense parmi d’autres contre l’envahisseur. Du moins reconnaît-on l’ignorance totale chez les Français de leurs voisins arabes, « ce peuple vaincu […] à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés à le regarder depuis bientôt soixante ans » (CN2, 1104). Ces mêmes Arabes « vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs, sournois, soumis, souriants, impénétrables. […] Jamais peut-être un peuple conquis par la force n’a su échapper aussi complètement à la domination réelle, à l’influence morale et à l’investigation acharnée, mais inutile du vainqueur » (ibid.). Mais tout comme Fromentin n’avait jamais remis en doute la justice de la colonisation[9], Maupassant ne pousse pas son questionnement du vide hostile qu’il ressent pour se demander si la force même du peuple conquis ne résidait pas en sa résistance physique et morale au conquérant. Auballe ne voit qu’une « Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joies intelligentes » et ne reconnaît que les satisfactions sensuelles qu’il peut en tirer (CN2, 1107). Maupassant est-il loin de partager son opinion, même si les filles arabes « sont trop près de l’animalité humaine, [ayant] le cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée… » (ibid.) ? Allouma l’allumeuse est métisse, avec un « léger mélange de sang noir » (CN2, 1101), et « […] les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems où elles jouent le rôle d’aphrodisiaques » (CN2, 1103). Boitelle, dans la nouvelle précédente, follement épris d’une Noire, n’a jamais su la faire accepter à ses parents normands, et malgré ses quatorze enfants avec une autre femme, il avoue à la fin : « L’autre, voyez-vous, ma négresse, elle n’avait qu’à me regarder, je me sentais comme transporté… » (CN2, 1094).
   Le frisson des amours exotiques l’emporte de bien loin chez Maupassant sur une réflexion approfondie sur la colonisation. En dénoncer les abus n’équivaut pas à en récuser le principe. Dans l’avant-propos d’Au soleil, ajouté après coup, Maupassant voudrait se montrer comme le contraire de l’écrivain colonial(iste) : « Il devenait extrêmement curieux de voir l’Arabe à ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s’inquiètent guère les colonisateurs » (MM, 50). Cette louable ambition n’a connu que le sort de l’oued, disparaissant dans les sables du désert. Les visées politiques de Maupassant, comme de son alter ego Bel-Ami, se limitent à l’idée qu’« [i]l faudrait remplacer ces hommes [les chefs] par des fonctionnaires civils […] la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées ». (MM, 206). L’optique ne s’élargit jamais au point que l’ingérence se trouve condamnée, que l’altérité de l’autre soit pleinement reconnue, que les clichés soient remis en question. En cela, Maupassant était bien de son temps, un temps qui n’est véritablement révolu, devant une incompréhension en France presque totale encore, que le 18 mars 1962. Le ressentiment toujours en évidence chez beaucoup de Français n’est que le prolongement de cette incompréhension.
   Maupassant était donc loin d’être seul à son époque. Ferry et Déroulède l’ont largement emporté contre Clemenceau. À la fin du siècle, Vigné d’Octon a commencé à publier ses dénonciations fortement documentées des abus dans le Maghreb[10]. D’autres, jusqu’aux années 1930 – Félicien Challaye, Lucie Cousturier, André Gide, Albert Londres, Louis Roubaud, Andrée Viollis –, ont dénoncé à leur tour les injustices perpétrées dans différentes colonies françaises, mais ils ont agi en solitaires et ont laissé aux communistes, dans les années 20, la primeur d’une protestation systématique[11]. Qu’une métaphore tienne lieu d’une présentation détaillée qui n’a pas sa place ici : il a fallu bien des années encore pour que l’anticolonialisme proprement dit fasse boule de neige sous « le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil » (MM, 149).
   « On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on l’a remplacé par une série de fondrières, d’arches démolies, d’ornières et de trous » (MM, 275). Cette image de l’état de la route de Tunis à Kairouan n’est-elle pas le reflet même de la colonisation ? L’observation, quelque fine qu’elle soit, ne suffit pas : il aurait fallu que la leçon en soit tirée[12].


NOTES :
[1] Cette étude a paru dans la revue Plaisance : rivista quadrimestrale di letteratura francese moderna e contemporanea [Rome], anno III,  n° 8 (2006) : Volume d’hommage à Louis Forestier, sous la direction de Gabriele-Aldo Bertozzi que je remercie, avec les Éditions Pagine, d'avoir aimablement autorisé cette reprise de mon texte.
[2] G. de Maupassant, Bel-Ami [1885], éd. J.-L. Bory, Paris : Gallimard (« Folio », 865), 1979, p. 58. Tous les renvois à Bel-Ami (avec le sigle BA) se réfèrent à cette édition, la préface de J.-L. Bory occupant les pages 7 à 27.
[3] Le néologisme de Y. Ouologuem, « l’A-fric » déplore un phénomène analogue : voir sa Lettre à la France nègre, Paris : Nalis, 1968, passim. C’était aussi le rêve de Rimbaud dont l’action était la sœur cadette. En abandonnant l’écriture, ou du moins l’écriture poétique, en faveur de l’aventure, il ne s’est pas fait colon au sens strict, mais c’est tout comme. En l’occurrence, son trafic était à l’image de la colonisation elle-même : il devait lui rapporter gros, mais il n’en a tiré que soucis et déboires. Les forces déployées étaient à long terme incommensurables avec le gain et n’ont causé de part et d’autre que des ennuis. C’est qu’il y a un paradoxe au cœur de l’individu comme au cœur de l’État et il se résume en deux mots en principe incompatibles : République coloniale. Voir à ce sujet N. Bancel, P. Blanchard, F. Vergès, La République coloniale : essai sur une utopie, Paris : Albin Michel, (« Bibliothèque Albin Michel Idées »), 2003.
[4] Voir G. de Maupassant, Maupassant au Maghreb: Au soleil, La Vie errante d’Alger à Tunis, Tunis, Vers Kairouan, présentation de D. Brahimi, Paris : Le Sycomore, 1982. Les références à ce volume seront indiquées dans le texte avec l’abréviation MM. Je rappelle que les chroniques inspirées par son premier voyage en Algérie, en juillet-septembre 1881, ont été regroupées sous le titre Au soleil en 1884 et que celles reprises dans La Vie errante en 1890 relèvent de ses séjours en Afrique de 1887 à 1889. Pour les détails chronologiques et bibliographiques, voir l’édition de L. Forestier des Contes et nouvelles de Maupassant, Paris : Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade », 253 et 275), 2 vols., 1974 et 1979 (ici CN1, recouvrant la période 1875–mars 1884 et CN2 celle d’avril 1884–1893 respectivement). Voir en outre les travaux de G. Delaisement, et notamment Maupassant chroniqueur, thèse complémentaire, Lille, 1954.
[5] E. Fromentin, Un été dans le Sahara, in Œuvres complètes, Paris : Gallimard, (« Bibliothèque de la Pléiade », 313), éd. G. Sagnes, 1984, p. 5.
[6] Je songe tout particulièrement à cette page extraordinaire, digne du peintre, où Maupassant décrit l’effet du soleil sur la coupole d’une koubba à Sidi-L’Hanni : « je n’ai jamais vu le soleil faire d’une coupole blanche une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche ? – Oui, – blanche à aveugler ! et pourtant la lumière se décompose si étrangement sur ce gros œuf qu’on y distingue une féerie de nuances mystérieuses […]. Des ondes d’or coulent sur ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas, léger comme une buée que traversent par places des traînées bleuâtres. L’ombre immobile d’une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune ? je ne sais pas. » S’enchaînent ensuite des tons violet, mauve, presque rose, jusqu’à « des colorations insaisissables » (MM, 330-31).
[7] Paris : Michel Lévy frères, 1875, p. 127, dans le poème « Væ victoribus ».
[8] Cf. MM, 107 : « Le Sud ! Le désert, les nomades, les terres inexplorées et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose comme le commencement d’un univers ! » Cf. également BA, 67-68 : « Alger, cette antichambre de l’Afrique mystérieuse et profonde, l’Afrique des Arabes vagabonds et des nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante » et de présenter un bestiaire exotique : autruches, gazelles, girafes, chameaux, hippopotames et gorilles.
[9] Devant Laghouat prise par les Français (p. 91), devant les ruines de la guerre à Tadjemout (p. 161), de nouveau devant les « pauvres murailles d’El Aghouat […] tombées devant nos canons » (p. 175), il n’y a aucune critique, aucune remise en cause de la colonisation exprimée par Fromentin dans Un été dans le Sahara.
[10] P. Vigné d’Octon, La Gloire du sabre (1900), La Sueur du burnous (1911) et Terre à galons (inédit sauf en feuilleton).
[11] Voir notamment R. Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris : La Table ronde, 1972 et J.-P. Biondi, avec la collaboration de Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1881-1962), Paris : Robert Laffont, 1992.
[12] L’éminent poète et chirurgien Lorand Gaspar, s’étant penché, de concert avec Louis Forestier, sur la question de Maupassant et le Maghreb, a bien voulu accepter de lire mon texte, dont pas un mot n’a été changé. Sa conclusion, m’écrit-il, n’est pas loin de la mienne, mais il userait d’une autre terminologie : son « approche scientifique de la personnalité de Maupassant » l’amène à voir en lui un « dominant paléolimbique » : « [Il] ressent plutôt de l’indifférence ou du mépris pour tous ceux qu’il considère comme des « inférieurs », bref des soumis ou des soumissibles. Ce qui fait qu’il a été bien impressionné par la révolte de tribus nomades, leur souplesse remarquable face à la lourdeur des troupes de l’armée française… » (courriel du 8 mai 2005).
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