Ancien et nouveau monde : Maroc 1905-1934
Jean-François Durand , Université de Montpellier III
Depuis la fin du XIXème siècle, on a vu s’enrichir de
manière impressionnante la littérature des français consacrée au Maroc .
Cela s’explique bien sûr par la place de plus en plus grande que prend ce pays
dans une situation géo-politique complexe qui voit s’affronter les visées
hégémoniques des grandes puissances européennes (France, Angleterre, Espagne,
Allemagne) avec, pour la France, une urgence dictée par la fluctuante frontière
algéro-marocaine et l’insécurité qui y règne, source de nombreux conflits.
Daniel Rivet a bien montré, dans la première partie de son étude sur Lyautey et l’Institution du Protectorat
français la multiplicité des sources et des
points de vue qui voient se côtoyer le récit exotique classique (Pierre Loti, Au Maroc, 1890), les premières grandes études
ethnographiques de synthèse (Edmond Doutté, Magie
et Religion dans l’Afrique du Nord, Alger, 1909 et surtout En tribu, Paris, 1914), les récits de
« reconnaissance » liés à des intérêts militaires évidents (mais qui
ne s’y réduisent pas : Charles de de Foucault, Reconnaissance du Maroc, 1883-1884) et, à partir de 1903, quand la
crise marocco-européenne s’envenime, des études parfois remarquables (Aubin, Le Maroc d’aujourd’hui, Paris, 1904)
dont l’intérêt clairement avoué est de dresser le tableau le plus complet
possible de l’état politique, moral, économique du pays. Un thème est
transversal à tous ces livres, s’inscrivant dans ce que l’historien Sylvain
Venayre appelle un « discours d’époque » ou un « énoncé
collectif ».
On le retrouve dans le récit de voyage d’André Chevrillon, Un crépuscule d’Islam (Paris, 1906) et il traverse pour ainsi dire
le siècle pour nourrir l’un des derniers classiques de la littérature coloniale
consacré à l’Empire chérifien, Ce Maroc
que nous avons fait de Jean d’Esme (Hachette, 1955) qui vient clore, à la
veille de l’Indépendance, un cycle historique de grande ampleur : ce thème
est celui de l’opposition frontale entre l’ancien monde marocain et l’Europe moderne,
avant que le Protectorat, à partir de 1912, ne vienne créer les conditions
d’une modernisation du pays qui verra un « nouveau monde » surgir,
précisement, de l’ancien. Un livre de Claude Farrère, publié dix après la
signature du Traité, Les Hommes nouveaux (Flammarion, 1922)
se présente comme le récit épique et réaliste à la fois de cette « grande
transformation » qui emporte dans un tourbillon de changements le vieux
royaume Alaouite. A l’évidence, et tous les historiens du Maroc au XXème siècle
l’ont montré, cette thématique de
l’archaïsme marocain fut un argument majeur dans la riche littérature de
légitimation du Protectorat français, d’autant plus que Lyautey s’attacha dès
les débuts de son entreprise à présenter sous ses couleurs les plus favorables
la politique de la Résidence, en invitant écrivains et conférenciers
susceptibles de la faire connaître élogieusement.
I. Regard exotique, regard colonial
L’œuvre de transformation impulsée par
la France est d’autant plus exaltée que les profondeurs du Maroc apparaissent
davantage intactes et protégées des contacts extérieurs . Pierre Loti dans
son récit de 1890 se félicitait de ce splendide isolement marocain qui lui a
permis de préserver un mode de vie « oriental », ou perçu comme tel,
qui bien sûr fascine le voyageur romantique en quête d’une altérité forte et
irréductible. Pour Chevrillon, en 1905, franchir le détroit de Gibraltar, mêlé
à « une centaine de passagers maures, juifs, rifains »
c’est littéralement changer de monde, quitter une « humanité » pour
une autre, alors que le grand mouvement moderne de décloisonnement des
géographies et des cultures
n’est encore, du moins pour le Maroc, que partiellement engagé :
« Comme on sent que cette humanité-là, ses rythme, ses rêves, et ce
bateau, sont d’essences différentes, -que celui-ci est le produit d’une
civilisation tout à fait étrangère ».
Une fois à terre, un fantastique dépaysement pourra commencer, par les odeurs,
les couleurs, les sensations, en un puissant émerveillement esthétique qui
finalement l’emporte, du moins dans ces récits de facture exotique, sur la
saisie historique et politique de la réalité marocaine. A la même époque, les
notes de voyage de Tranchant de Lunel
saisissent les traits d’un Maroc onirique, dans le prolongement de Loti, tout
en exaspérant la menace de désenchantement et de dépoétisation à laquelle est
exposé le vieux pays chérifien au contact de l’Occident : « Il y
avait un pays de rêve et d’antique beauté demeuré étranger aux civilisations
destructrices et plongé dans le souvenir de son passé grandiose et sanglant.
Vint la conquête. Le flot envahit les villes et les campagnes, menaçant, sous
prétexte d’utilitarisme et de progrès, les vestiges de tant de gloire morte ».
Dans ces textes qui s’inscrivent dans une riche littérature postromantique
vouée à la célébration du « monde sensible » (il faut rappeler que la
1ère édition des Nourritures
terrestres de Gide date de 1897), odeurs et couleurs, lumières et réalités
plastiques sont comme les portes d’entrée dans des mondes différents, que l’on
peut apprendre à connaître par une démarche artiste où l’intuition est
évidemment primordiale. Pour Chevrillon, l’« âme arabe d’une maison
arabe » se dégage de l’ « arôme des bois spéciaux », ce qui
entraîne cette remarque où se résume un certain esprit de l’exotisme
ancien : « Le sentir suffit à m’évoquer l’Orient ».
Dans cette littérature de l’enchantement esthétique, la situation politique et
sociale du pays est comme tenue à distance. Elle n’est pas entièrement effacée,
loin s’en faut : Tranchant de Lunel sait décrire avec talent les groupes
sociaux, il écrit de belles pages sur les chorfa de Moulay-Idriss où les grands
caïds féodaux du Maroc berbère : dans tous les cas, il esthétise et
dramatise la féodalité marocaine, sensible à sa mise en scène du pouvoir, de la
souveraineté, attentif, comme Pierre Loti et Chevrillon avant lui, aux
éclairages, aux drapés, en une permanente théâtralisation (avec une évidente
fascination pour une impétuosité « primitive ») du vieux monde marocain.
Certes, tous ces auteurs dégageront les traits d’une beauté qui appartient
désormais au passé, qui est partout menacée de décrépitude, et qui doit dès
lors prendre le risque de s’exposer à des forces de renouvellement, venues de
l’extérieur, mais ils n’en reconnaissent pas moins l’intégrité et la force de
la civilisation ancienne. Chevrillon retrouve partout, en milieu citadin comme
dans les souks paysans, les traces d’une beauté « élémentaire »,
« primitive », « essentielle » : c’est particulièrement
vrai dans les scènes de rue, avec l’énergie vitale de bédouins
« virilement beaux », à proximité du « décor antique » qui, dans les médinas marocaines, évoque
« un coin de la vieille Rome impériale, quelque marché dans un faubourg du
Trastevere ». Antiquité, certes plus « barbare » que celle
transmise aux jeunes écoliers de la génération de Chevrillon par l’imagerie
humaniste. En fait, elle concentre en elle ce que l’auteur appelle
(élogieusement) la « sauvagerie du Sud ».
Le regard esthétique tend ainsi à
valoriser une sauvagerie et une primitivité que le texte purement colonial
perçoit quant à lui comme violentes, anarchiques, dangereuses, sans même leur
reconnaître la moindre splendeur plastique et picturale. Ce qui chez Chevrillon
comme chez Pierre Loti ou Tranchant de Lunel justifie le Maroc ancien, le
« vieux monde » marocain, c’est la persistance d’une réalité
« intacte encore » qui, au fur et à mesure que l’on
s’enfonce vers le Sud
conduit vers un « autre monde » : « le Souss, la Mauritanie,
l’Adrar, le Sahara, les grands vides planétaires, ceux que les cartes d’Afrique
signalent par une seule teinte blanche, et qui s’en vont jusqu’au Sénégal,
jusqu’au Soudan.
Ces « autres mondes » (géographiques, chromatiques) sont aussi de
très anciens mondes dont le mystère se nourrit de l’indécision des cartes. Un
tel éloignement est bien sûr nécessaire à l’enchantement que menace partout
l’inéluctable avancée du « nouveau monde » colonial. Michel Leiris
emploiera encore dans son Préambule à l’Afrique
fantôme (1934) le vocabulaire bien connu de cet enchantement africain quand
il rappelle sa fascination de jeunesse pour « un monde que je n’avais
guère connu que sous son éclairage de légende » et qu’il pense capable
alors de nourrir son profond « goût du merveilleux ».
En 1950 encore, il évoquera sa recherche « (d’)une poésie vécue et (d’)un
dépaysement ».
Il inscrira son récit dans une topique plus ancienne quand il décrira Dakar, et
de manière plus générale les villes administratives où la présence coloniale
banalise l’espace et le dépouille de tout arrière-plan magique, à la façon dont
bien avant lui Chevrillon avait évoqué le contraste Casablanca /Marrakech,
ou, en Inde, Bombay/Bénarès. Chez Chevrillon, le sentiment aigu que le
« nouveau monde » colonial sera le seul à même d’arracher le Maroc
ancien à la décadence est source d’une vision à la fois pathétique et stoïque
de l’inéluctable cours des choses. Ainsi, l’opposition ancien/nouveau monde
permet de comprendre quelques ressorts essentiels d’un imaginaire d’époque où
une représentation mythique ne cesse d’altérer ou d’influencer des analyses qui
se veulent parfois plus historiques ou descriptives. Daniel Rivet a bien montré
que le discours sur l’ « anarchie marocaine »
a profondément marqué une littérature d’époque qui tend à justifier une
« paix française » qui achèverait au Maroc l’oeuvre entreprise
d’abord en Algérie puis en Tunisie. Eugène Aubin (pseudonyme de plume du
diplomate Coullard-Descos) a fixé en des traits quasiment définitifs, dès le début
du siècle, l’image d’un Maroc féodal et guerrier dans une série d’articles,
d’abord publiés dans Le Journal des
Débats, La Revue des Deux-Mondes, La
Revue de Paris et Renaissance latine,
et réunis en volume en 1904 sous le titre Le
Maroc d’aujourd’hui. Le récit se déroule au cœur de la crise dynastique qui
opposa le sultan Abdelaziz au prétendant Bou-Hamara, et faillit voir la chute
de Fès et le démantèlement du Makhzen sous la poussée de tribus berbères
coalisées et dissidentes, comme une sorte de prélude à la crise de 1912 qui fut
l’occasion dramatique qui permit à la France d’imposer la signature du traité
de Fès.
La Préface du Maroc d’aujourd’hui est
particulièrement instructive du regard porté par l’élite diplomatique française
du temps sur l’ancien monde marocain, dépeint, selon une topique inlassablement
reprise par la suite de livre en livre, comme un « pays obstiné dans sa
résistance contre l’étranger » et qu’Aubin perçoit comme fondamentalement
archaïque, religieux, et féodal. Il décrira ainsi la « féodalité
marocaine » comme « une sorte de « Saint-Empire figé dans
l’Islamisme » avec sa « fédération incohérente de tribus »,
« ses coutumes d’un autre âge »
non sans nuancer ce regard critique (plus étonné que vraiment admiratif) par la
curiosité fascinée d’un historien qui a sous les yeux « le plus
extraordinaire des Etats musulmans »
dont le caractère est essentiellement « déconcertant ». Le diplomate
peut mettre en avant sa très riche expérience de l’Orient pour suggérer au
lecteur une singularité marocaine qui tient à l’ancienneté des mœurs, des
équilibres politiques, et à un traditionnalisme puissant, à la fois en milieu
urbain et bédouin : « J’ai vécu plusieurs années au Caire et à
Constantinople il m’a été donné de parcourir la plus grande partie des terres
musulmanes, l’Algérie et la Tunisie, la Syrie et l’Egypte, les Indes et le
Caucase, les pays balkaniques, la Turquie d’Europe et la Turquie d’Asie ;
je n’ai rien rencontré nulle part qui ressemblât au Maroc et j’ai eu tout à
apprendre en abordant l’Extrême-Occident de l’Islam).
Reste au diplomate à découvrir dans
l’enchevêtrement des alliances tribales et
makhzéniennes, à travers le conservatisme des
corporations et des guildes, les
forces de progrès (selon l’idéologie
républicaine de l’époque) qui pourraient
être le point d’appui futur de l’action
modernisatrice de la France : sur
quels groupes sociaux s’appuyer, par quels canaux
s’insinuer dans l’ancien
monde féodal, où favoriser les prémices d’un
nouveau monde ouvert à l’hégémonie
française. Selon Aubin, il y a assez de
« jeu », dans le sens
mécanique du terme, dans la réalité marocaine pour
rendre progressivement
possible le désenclavement du pays, ou plus simplement pour
renforcer celui-ci
à partir de la réalité commerciale,
intellectuelle, politique d’échanges
internationaux appelés au Maroc comme ailleurs à se
renforcer. Il est
intéressant de noter que, cinquante ans plus tard, dans
l’ouvrage de Jean
d’Esme déjà cité (qui est comme le chant du
cygne du Maroc colonial), Ce Maroc que nous avons fait (Hachette,
1955), la thématique de l’anarchie marocaine se retrouve intacte, dans un livre
qui se présente en partie comme une justification historique de l’œuvre
accomplie. Comme toujours, Jean d’Esme use d’un art parfaitement maîtrisé du récit,
où le travail de l’historien est partout servi par le talent du romancier
colonial, dans un texte qui dramatise avec habileté les situations et déploie
des contrastes certes faciles et répétitifs
mais qui surent séduire en leur temps un lectorat nombreux. C’est peut-être
dans ce livre que le lieu commun de l’archaïsme et de l’isolement de l’ancien
monde marocain se voit développé avec le plus de force. Jean d’Esme s’appuie
sur les analyses d’Henri Terrasse à propos du substrat berbère pour souligner qu’à
l’époque de l’ « anarchie marocaine » il y a la réalité
puissante, objet certes de controverses, d’une identité berbère
« instinctive » et « naturelle », et en tout cas « la
plus incapable de s’élever jusqu’au concept de l’Etat et de la Nation ».
Ce monde berbère, poursuit Jean d’Esme, faisant siennes un certain nombre
d’affirmations de l’ethnologie coloniale, « constitue le fonds essentiel
du peuplement marocain ».
Sa singularité est en quelque sorte confortée par les
caractéristiques
géographiques du Maroc. Celles-ci ferment le pays aux influences
extérieures et
dès lors rendent possible la pérennité d’un
« ancien monde » cher à
la sensibilité exotique : « Fermé sur la
Méditerranée, défendu sur
l’Atlantique, à peine entrebâillé sur
l’est et vaguement entrouvert sur les
déserts africains » (ainsi) le « bloc
marocain » (…) devait-il
échapper –et a-t-il échappé- à la
marche du temps et du progrès. Réduit à voir
passer tout autour de lui les grands courants des civilisations
anciennes et modernes,
il leur restait inaccessible et y demeurait lui-même
indifférent ».
On reconnaîtra facilement dans ces lignes des années cinquante une thématique
bien plus ancienne, celle d’un univers « figé »,
« hiératique », « immobile », et que Chevrillon et Loti, un
demi siècle plus tôt, avaient essayé de saisir dans sa splendeur esthétique,
comme le témoignage d’une réalité devenue incompréhensible à l’Occident
moderne. Dès lors il sera facile à Jean d’Esme de justifier le rôle historique
du « protectorat » français, au moment (1955) où le Maroc se prépare
à devenir indépendant : « (…) il a fallu notre venue pour que le pays
fût tiré de son isolement et ouvert dans l’ordre et la paix aux grands courants
vivifiants du progrès et de l’économie mondiale ».
2. La grande transformation
L’archaïsme marocain, l’éloignement, comme temporel,
vers une Antiquité envoûtante du vieux pays des casbahs et des villes
impériales rend dès lors d’autant plus passionnante à observer la « grande
transformation »
rendue inévitable au contact de l’Occident moderne : choc colonial qui est
comme une accélération de l’histoire, selon une conception évolutionniste que
l’on retrouvera aussi dans des textes d’administrateurs coloniaux en Afrique
Noire. André Chevrillon, dans ses écrits marocains, mais aussi dans des essais
plus tardifs comme Derniers reflets à
l’Occident , se fit l’observateur fasciné de ce basculement de l’histoire
au cœur d’une nouvelle « ère coloniale » dont il fut le chroniqueur
attentif. C’est surtout dans le deuxième volume de son étude sur La Bretagne d’hier (Plon, 1925) qu’il
établit une comparaison entre les anciens mondes (old worlds écrit-il) occidentaux et orientaux et une orientation
nouvelle de l’histoire, sous les traits de la technique, d’une vision
utilitariste du monde, et d’un puissant processus de rationalisation qui
entraîne inévitablement le « désenchantement » des univers anciens,
où le rapport au sacré était primordial, ou en tout cas n’était pas rejeté dans
les marges par la toute puissance de la réalité économique et matérielle de la
civilisation moderne. A partir d’une proximité évidente entre les anciens
mondes orientaux et occidentaux, qui autorise un rapprochement entre les
Moussems marocains et les Pardons bretons,
il peut retrouver, mais à propos de la
Bretagne cette fois, les expressions qui lui avaient servi à décrire, au début
du siècle, la grande transformation du vieux monde marocain : « (…)
le grand événement actuel de la Bretagne, c’est cela : introduction
d’idées et de moeurs d’essence étrangère et moderne. Entre les âmes et les
anciennes conditions d’existences, les équilibres millénaires sont dérangés ».
Les anciens mondes sont friables, fragiles, et ne peuvent pas résister
longtemps au tourbillon moderne dont Chevrillon soulignera, en Bretagne comme
au Maroc, l’extraordinaire rapidité, et les rythmes nouveaux, précipités, qu’il
introduit dans une temporalité historique jusqu’alors lente et massive. Dans
les détails de ses descriptions bretonnes Chevrillon retrouve toute une topique
d’un certain regard français sur le Maroc : les mots, les expressions sont
les mêmes. De même que le Maroc était le pays le plus archaïque de l’Orient
musulman, la Bretagne incarne un rapport au monde (fait d’immobilité et de
magie comme l’écrivait Pierre Loti mais en 1890 au Maroc) qui suggère aussi un
climat « romantique » lui aussi appelé à s’éteindre :
« Aujourd’hui encore, c’est une idée répandue qu’ils sont le peuple le
plus archaïque d’Europe. Parce que sur leurs terres ils ont toujours répété la
vie, les gestes de leurs aïeux, parce que la trace de chaque génération s’est
confondue à celle des générations antérieures, cette terre nous émeut par cet
aspect d’éternité qui est l’une de ses magies ». Breton et orientaux ont
en commun de vivre dans des univers magiques (« l’âme tient chez les
Bretons beaucoup de place ») qui correspondent aussi à ce que Chevrillon
appelle « les temps antiques », ou encore « le Maroc d’hier »
: mondes anciens auxquels l’écrivain oppose une idée hégémonique, et
conquérante au niveau planétaire, « l’idée rationaliste, critique et
scientifique (…) partout la même, excluant de la représentation que les hommes
se donnent de l’univers la part du rêve. (…) ; A la place de ce
merveilleux si fécond, la Science et la Raison présentent à tous les peuples la
seule vue du réel, qu’elles débrouillent et n’auront jamais fini de
débrouiller ». Au terme de ces analyses, Chevrillon opposera le nouveau
monde, l’ « humanité moderne », à « tous les peuples
antérieurs » : « prépondérance dans la politique des nations des
intérêts économiques ; application générale des vies à la poursuite des
richesses ».
Quelques années auparavant (1905, 1913,
1917…) le Maroc avait été pour l’écrivain la grande scène spectaculaire de ce
puissant mouvement historique de destruction, ou de délitement de l’ancien
monde au profit de la nouvelle réalité industrielle et mercantile que
Casablanca incarnera au plus haut point. On a l’impression que dans ce pays les
choses sont grossies et comme accélérées : le Maroc devient alors une sorte
de grand théâtre des conflits modernes, des évolutions destructrices, mais
aussi d’un volonté politique (celle de Lyautey) capable semble-t-il de
préserver une partie de la Beauté de l’ancien monde (telle est l’obsession
politique de Tranchant de Lunel dans ses notes marocaines citées plus haut ) au
cœur de la tourmente modernisatrice.
C’est dans Marrakech dans les
palmes que l’on trouve les pages les plus fortes abordant ces
problèmes : la même ville de Casablanca qui au contraire inspire aux
écrivains coloniaux classiques (de F. Wiesberger à Jean d’Esme) un hymne
enthousiaste à la modernité financière, à sa puissance de bouleversement du
vieux Maroc autrefois figé dans l’illusion exotique est dans ce livre une sorte
de caricature de l’Occident qui reproduit à une vitesse vertigineuse les
terribles transformations que celui-ci a subies depuis l’ère industrielle. Aux
yeux de Chevrillon Casablanca est une ville tentaculaire, surgie de rien, et
concentrant tous les traits de la modernité la plus factice, la plus violente,
la plus grossière. Ce n’est point un hasard si Chevrillon cite dans son récit
de voyage La fête arabe de Jérôme et
Jean Tharaud ou encore les écrits de Pierre Loti qui ont définitivement fixé un
certain regard nostalgique. Certes, l’analyse de Chevrillon sait être nuancée,
problématique, car il formule le vœu que « le régime de protectorat
véritable qu’inaugure le général Lyautey » parvienne à préserver les beautés du Maroc ancien tout
en ouvrant celui-ci aux influences modernes qui peuvent être des forces
de renouvellement et de renaissance. L’exemple à éviter est celui de
l’Algérie : « ce n’est pas l’Algérie que l’on veut recommencer ici ».
Mais le danger est grand que le nouveau monde marocain désormais ouvert à
l’étranger ne devienne la terre de toutes les spéculations. Dès les premières
pages de Marrakech dans les palmes,
Chevrillon prévoit la migration massive d’un « nouveau monde »
destructeur par les routes maritimes appelées à connaître un essor
considérable :
« Pas une couchette vide à bord.
Aux guichets de la Transatlantique,
à Bordeaux, on refusait du monde. Officiers, ingénieurs, gens d’affaires, petits commerçants, capitalistes
qui vont « voir », ouvriers,
cocottes : c’est un essaim de notre humanité d’Europe qui passe la mer pour se poser sur la côte
ouest du Maroc. Il en part un semblable
toutes les semaines de Bordeaux, un autre de Marseille. Mon voisin de table, qui achète et revend des terrains à
Casablanca, m’affirme que la population
de cette ville s’accroît de deux mille âmes
par mois. Mais il y vend des terrains ».
Cette humanité occidentale, bourgeoise
et affairiste, suscite un profond rejet de la part de l’écrivain :
« Physionomies sans rêve, sans âme,
la plupart, rappelant celles que
l’on voit en semaine aux courses de banlieue : yeux trop précis, lourds mentons bleus sur des gilets que
barrent des chaînes d’or. Par
contraste, des officiers, très nombreux, et qui ponctuent de vermillon le flot terne de cette foule, de
jeunes bourgeois français, plus fins, plus maigres, plus énergiques, beaucoup
en tenue de cheval, nous figurent
la civilisation vraie, je veux dire des traditions et des disciplines ».
Par
la suite, dans un chapitre intitulé
« la beauté du vieux Maroc »
Chevrillon précisera encore l’opposition, constante dans son œuvre,
entre l’ancien et le nouveau monde :
« Les
Américains, chez qui la
nouvelle civilisation est plus avancée, et
qui voient mieux lorsqu’il viennent en Europe, le contraste
des deux âges,
les Américains ont une expression pour désigner tout ce
qui leur semble participer du premier. C’est le mot old world
–vieux monde- qu’ils prennent adjectivement. Ils parlent
d’une cité, d’un paysage, d’une
physionomie, d’une façon
d’être vieux monde »
Suivent quelques pages remarquables, qui
relèvent d’une véritable anthropologie culturelle du goût, du voyage et de
l’amour des choses anciennes qui est comme la quintessence de la vieille
Europe, comme distillée par la lenteur des siècles. Il faut citer ces pages méconnues
mais qui pourraient trouver toute leur place dans les livres que les historiens
modernes consacrent à l’évolution de la sensibilité, aux métamorphoses du goût
(Alain Corbin entre autres) à l’archéologie d’une sensibilité moderne qui ne
cesse de mettre en scène son rapport nostalgique au passé :
« C’est de ce vieux monde que nous
cherchons partout, passionnément,
les traces et reliques ; dans les cités d’Espagne et d’Italie, dans les villages de Bretagne, en
Orient, chez les antiquaires. Voilà sans
doute ce que signifie le besoin moderne du voyage,
comme l’appétit moderne du bibelot. Le bibelot, c’est le rouet de nos grand’mères, c’est une assiette
paysanne peinturlurée de fleurs,
c’est une rude poterie de fellah berbère, c’est tout ce que façonnèrent des doigts humains, et que nous
aimons tant, depuis que nous vivons
parmi les produits que la machine a façonnés (…).
Et c’est toujours de la beauté, parce
qu’il n’est rien de ce que l’homme a
fabriqué de ses mains où il n’ait satisfait dans le sens d’une certaine tradition, celle de son groupe,
qui lui impose un style, son besoin de
décorer, d’animer, d’enchanter la matière brute, en y projetant des harmonies (…). Le Maroc est sans doute,
avec quelques royaumes d’Asie, le
dernier exemplaire intact d’une civilisation
du plus vieux monde. Une civilisation riche en types et modèles fixés depuis des siècles, analogue, en certains de ses
traits essentiels, à des modes de
culture qui régnèrent jadis en Europe, et dont
elle fut la contemporaine, bien plus ancienne, par quelques-uns de ses traits fondamentaux, que l’islam et que
la chrétienté »
Tout le récit de Chevrillon s’efforcera
de dresser le portait poétique de ce Maroc enraciné dans des siècles de
culture, tout en notant les signes de plus en plus nombreux d’une
« altération », toujours décrite comme inévitable, au fur et à mesure
que se multipli ent les « brèches » dans la « muraille »
dont le Royaume avait su s’entourer, muraille qui, après la signature du Traité
de Fès, se fissure de partout :
« Si près de l’Europe ; c’est
un paradoxe que le Maghreb ait pu rester
jusqu’au XXème siècle solitaire et farouchement clos. Des forces inéluctables s’amoncelaient alentour.
La muraille tombée, elles faisaient
irruption. Pour un temps la guerre les a détournées, absorbées, mais la guerre finie, la poussée va reprendre tout
de suite, et les changements se
précipiteront. On le sait bien, et de là tant
d’yeux attentifs à bien regarder, tandis qu’il en est encore temps, ce dernier des mondes d’autrefois,
tant de talents occupés à fixer les
traits de la millénaire figure qui va vite s’altérer »
Parmi
les signes manifestes de ce
bouleversement, d’abord insensible, molléculaire, presque
imperceptible,
l’apparition des premiers avions dans le ciel de Marrakech :
« Et
puis le ronron familier du moteur. Le premier aéroplane qui
s’aventure dans le
sud marocain ». A Meknès,
« mystérieuse encore il y a quinze
ans », les signes sont encore plus graves d’un
« enlaidissement »
et d’un désenchantement qui accompagnent la poussée
occidentale, « musiques et spectacles de
« beuglants » et surtout le cinéma qui attira très tôt,
note Chevrillon, un public spécifiquement arabe en donnant une image dégradée
de l’Europe moderne : « (…) et c’est là, devant des films qui ont
passé des Olympias de New-York, de Milan et de Paris, à travers toutes les
provinces, pour finir leur carrière au Maroc, -devant d’effarantes images de
crimes américains et scientifiques, devant des scénarios où les dames roumis se
déshabillent, où les maris de la race conquérante se révèlent ridicules, c’est
là qu’ils prennent leur première idée de notre civilisation, et commencent d’en
recevoir les influences ».
Il est évident que le regard de Chevrillon sur la grande transformation du
monde marocain dont il est le témoin doit beaucoup à l’esthétique exotique.
Chevrillon admirera d’autant plus la politique de Lyautey qu’il pense comme lui
qu’il faut canaliser, dans la mesure du possible, les « forces
inéluctables » qui cernent le vieux Maghreb et qui vont, surtout après le
premier conflit mondial, faire irruption avec une impétuosité sans cesse
accrue.
Vingt ans après le premier voyage
marrakchi de Chevrillon un livre d’une toute autre inspiration (libérale,
saint-simonienne) donnera un éclairage tout à fait différent de cette
fantastique mutation de l’ancien en nouveau monde marocain. L’enquête de Louis
Roubaud, publiée chez Grasset en 1934 sous le titre Moghreb, commence elle aussi à Casablanca. Si Chevrillon éprouva
une véritable répulsion à l’égard de la ville-champignon, dévorant autour
d’elle l’espace ancien à la manière de l’urbanisation américaine, Louis Roubaud
au contraire ne tarit pas d’éloges sur le « miracle » urbain de la
jeune métropole. Celle-ci dégage en effet une sorte d’énergie
« californienne ». Elle est l’avenir même du Maroc. Chez Roubaud, le
vieux vocabulaire de l’enchantement exotique est détourné vers d’autres
horizons. La « merveille » est désormais celle des grands travaux,
des investissements lourds, et d’une greffe réussie des rythmes rapides de la
temporalité industrielle et financière sur l’antique Orient :
« J’ai pénétré dans l’
« empire fortuné » par la plus magistrale porte qu’ait jamais ouverte à l’entrée d’aucun
de ses domaines le génie français. Il y
avait ici, voici vingt-cinq ans, un rivage rébarbatif de sable et de brisants. La mer aboyait et
mordait comme un molosse, ne
laissant approcher aucun navire ni descendre aucun navigateur (…). En quelques années, cinq kilomètres de
jetée ont encerclé la mer, dompté
la houle et formé un abri de cent-quarante hectares »
Roubaud parlera dès lors de « port
miraculeux » et de « merveilleuse métropole » , en énumérant les
réalisations récentes qui sont partout la marque d’un dynamisme capitaliste
tourné vers l’avenir : « Les silos plus majestueux que des
cathédrales, ont pu emmagasiner 30.000 tonnes de blé. Ce magnifique ouvrage de
pierre, de ciment et de fer apparaît tout neuf comme un jouet scientifique à la
vitrine d’un magasin ». On est en face, remarque-t-il, d’une
« magnifique folie créatrice » qui donna au développement de
Casablanca des proportions inattendues et l’écrivain note alors
« l’émerveillement que (lui) impose la ville magique », tout en se
laissant aller à une sorte d’ivresse des chiffres : « C’est par
centaine de millions de francs qu’il faut compter les capitaux publics et
privés investis. Les chiffres que j’ai sous les yeux sont aussi éblouissants
que la ville elle-même. En 1929, l’entreprise privée bâtit pour 250 millions.
En 1932, 110. En 1931, 298 ! ».
En 1934, lorsque Louis Roubaud publie sont livre, non seulement le nouveau monde l’a
définitivement emporté sur l’ancien mais il est parvenu à mettre à son service
un vocabulaire romantique désormais destiné à exalter les merveilles et les
enchantements d’une modernité entrepreneuriale et conquérante. Deux ans plus
tard, dans un essai qui voulait présenter au lecteur une sorte de synthèse de
la politique coloniale de la France, Empire
ou colonies, (Paris, Plon, 1936), Louis Roubaud, en collaboration avec
Gaston Pelletier, fera à nouveau l’éloge de Lyautey mais avec un
infléchissement notable : le général est moins l’homme d’un équilibre
maintenu entre l’ancien et le nouveau monde que l’artisan résolu d’une
politique volontariste tournée vers l’avenir :
« Là aucune accommodation
paresseuse du présent au passé : d’emblée
les solutions les plus hardies s’instaurent, l’équipement le plus perfectionné, la technique la plus
récente exercent pleinement leurs
droits. Le mouvement commercial progresse en valeur globale de cent quarante millions en 1911 à près de
quatre milliards en 1923. Dans ce Maroc
étincelant sous la cuirasse neuve et ses moissons
dorées, bourdonnant de clair labeur et de riches négoces, qui reconnaîtrait le Moghreb sombre de
Loti, perdu dans son rêve immuable,
muré et impénétrable aux choses nouvelles ? » (p. 62)
Sous
la plume de Roubaud et Pelletier la
sensibilité « artiste » de Lyautey
s’efface devant sa fascination
pour de nouveaux mondes coloniaux qui s’arrachent brutalement au
passé et
préfèrent un avenir « viril »
à toute nostalgie rêveuse. André
Maurois de son côté, dans un livre entièrement
acquis à la cause du Résident
Général, fait l’éloge à la même
époque d’une action politique mise au service
d’un constructivisme colonial dont les ambitions paraissent sans
limites. André
Maurois évoque une discussion avec Lyautey, à Casablanca,
en 1925, à l’occasion
de l’inauguration du chemin de fer à voie normale de
Casablanca à Rabat. A
cette occasion, Lyautey a invité des écrivains et des
ingénieurs et il va à
leur rencontre sur le quai. On peut penser que les propos
rapportés par André
Maurois sont fidèles, et on y découvre un
« bâtisseur » obsédé d’
« ordre », de
« symétrie », de
« netteté », évoquant ses lectures de Descartes au lycée
et s’intéressant en même temps aux gisements de phosphate (« les premiers
du monde ») que l’on vient de découvrir à Kouribga.
Ici, Lyautey se veut résolument tourné vers le nouveau monde marocain…
3. Les hommes nouveaux de Claude Farrère (1922)
En 1922, lorsque Farrère, auteur à
succès, proche de Pierre Loti, publie son épopée marocaine, la « grande
transformation » analysée dix ans plus tard par Louis Roubaud est déjà
largement engagée. Mais si l’idéologie coloniale, axée sur l’oeuvre de
modernisation accomplie sous l’égide de la France, est omniprésente, elle est
contemporaine d’une sensibilité exotique au cœur d’un très riche héritage
littéraire dont témoignent, dans sa complexité, ses ambiguïtés, ses
contradictions, les écrivains abordés dans cet article. Le roman de Farrère a
parfois été jugé avec sévérité par la critique. Dans sa belle biographie de
l’écrivain, Alain Quella-Villeger le trouve « ennuyeux » et
« démonstratif » et rempli de « dialogues interminables »
et de « platitudes désertiques ».
Mais on peut aussi bien aborder ce livre avec un regard d’historien (des
mentalités, des représentations, d’un imaginaire culturel) et dès lors le
trouver intéressant dans ses stéréotypes même et la visée politique,
idéologique de toute une époque qui l’influence dans les moindre détails.
Quella-Villeger remarque aussi que si on le compare au Prix Goncourt de 1907, Les Civilisés, Les hommes nouveaux sont comme la revanche du roman colonial sur le
récit exotique : « Les hommes
nouveaux sont le mea culpa des Civilisés ». En 1922, Claude Farrère est un
écrivain reconnu, aux opinions conservatrices affichées, mais aussi très
controversé (comme Pierre Loti) à cause de ses prises de position sur l’Empire
ottoman et la civilisation musulmane, au point qu’un article de L’Afrique latine en janvier 1920,
parlera à son propos de « fétichisme de l’islam ».
Quella-Villeger a retracé les itinéraires marocains de Claude Farrère avant
1922, et rappelle que Lyautey l’avait invité au Maroc en 1919, en lui demandant
de mettre sa plume au service du Protectorat comme il l’avait fait pour la
Turquie.
Farrère répondit bien évidemment à l’invitation et il eut pour accompagnateur
et initiateur à la nouvelle réalité marocaine Maurice Tranchant de Lunel en
personne (le premier Directeur des Beaux-arts au Maroc, qui lui inspirera l’un
des personnages des Hommes nouveaux,
Maurice de Tolly). Tranchant de Lunel publiera en 1924 aux éditions Fasquelle
un récit de voyage marocain, Au pays du
paradoxe, qui réunit un ensemble de notes du plus haut intérêt, écrites de
1907 à 1923, où les considérations politiques se mêlent à des analyses
esthétiques, très attentives entre autres à la description des architectures
impériales, des casbahs et des médersas. Il se dégage de l’ensemble un
saisissant tableau –comparable à celui qu’avait dressé quelques années plus tôt
Eugène Aubin- d’un Empire chérifien que Tranchant évoque surtout dans sa beauté
périssable. L’influence de Chevrillon est tout aussi évidente dans tous les passages,
de facture très romantique, qui évoquent un « monde ancien » étonnant
et étrange et comme infiniment éloigné dans une sorte de splendeur onirique.
Dans sa Préface de l’édition de 1924, Claude Farrère se souvient de ses
premières rencontres avec Tranchant de Lunel, à Nice, vers 1905 et met l’accent
sur son éducation « purement anglaise » (c’et un trait qu’il partage
aussi avec André Chevrillon) qui ne fut pas sans conséquences sur sa conception
du Protectorat français au Maroc. Il évoque d’autres rencontres, en 1908, sur
le croiseur Cassini où il était
second, en octobre 1920 à l’hôtel de la Tour Hassan à Rabat, dans l’intention
de mettre en valeur une communauté de pensée, rendue encore plus forte par
une admiration partagée pour la
politique du général Lyautey.
S’il fallait en effet résumer en quelques mots la réalité du Protectorat, c’est
bien l’expression de « nouveau monde » qu’il faudrait retenir, en
précisant que ce nouveau monde doit parvenir à un équilibre politique, fait de
protection des traditions et des mœurs du Maroc ancien tout en accueillant une
modernité occidentale qu’il faut maîtriser et contenir (là ou le contre- modèle
algérien renforcerait plutôt un processus de « désorientalisation »
du pays). Tranchant de Lunel sera l’un des nombreux artisans d’un projet
politique qui vise à transformer un royaume millénaire en une réalité nouvelle,
inédite, difficile synthèse de tradition, de capitalisme innovant à
l’américaine, de modernisme architectural et plastique :
« Et j’eus tout le loisir de
constater que Maurice Tranchant de Lunel, modèle
1920 reproduisait exactement Maurice Tranchant de Lunel modèle 1905. Seulement le cadre du tableau s’était élargi. Et Maurice Tranchant de Lunel, transplanté
par les dieux d’une station de la Riviera
dans la capitale d’un empire en train de s’enfanter soi-même, Maurice Tranchant de Lunel , de dilettante et de faiseur
de villas, s’était changé en ministre
d’Etat et en fondateur de villes, et de
nations et de monde : d’un nouveau monde… »
Comment s’exprime dans le roman de
Farrère cette création d’un « nouveau monde », à travers aussi
quelles contadictions, quels paradoxes précisément, chez un écrivain qui a lu
Loti, Chevrillon, la plupart des récits de découverte du royaume chérifien et
qui fut tout autant que ses illustres contemporains et Tranchant de Lunel
lui-même un voyageur au long cours ? Une difficulté, dont témoignent tous
les écrivains de l’époque que fascina l’ « antiquité » marocaine est
évidente à travers la cohabitation de deux espaces qui sont comme l’incarnation
de deux temporalités : l’une, endogène, renvoie à des rythmes lents et
agraires mais aussi à une imprégnation religieuse aimantée par des
commencements mythiques, la seconde, extérieure, pénètre par les brèches côtières
de villes nouvelles dont Casablanca est bien sûr la réalisation parfaite.
Tranchant de Lunel écrira de manière tout à fait convenue que Casablanca est
« la première plaie béante au flanc du Maroc ». Au moment où
Tranchant la découvre, elle présente « tous les caractères de l’ulcère de
la laideur européenne qui allait s’étendre et menacer de dévaster tout le pays ».
Il sera bien sûr facile d’opposer à la ville côtière de tous les échanges et de
tous les brassages l’intérieur du Maroc, entre autres les villes saintes, Fès,
Moulay-Idriss. Quelle vision propose de roman de Farrère de ces espace et de
ces temporalités hostiles ? Le titre même ancre le récit au cœur de la
modernité coloniale du XXème siècle. Le personnage principal, Amédée-Jules
Bourron, est présenté comme l’ « homme de Casablanca »,
et sa première apparition, à Marseille, alors qu’il s’apprête à embarquer sur
un vieux paquebot de la Compagnie Paquet, le Mezzar, permet de décrire l’agitation, l’activité intense, les
encombrements d’une capitale maritime où se rencontrent plusieurs mondes :
« avec (…) la cohue des vapeurs, des voiliers, des barques, des chalands,
des ras, des ferrys, des pointus, bref, de tout ce qui peuple Marseille et sa
douzaine de bassins à flot ; et c’était, par-delà, Marseille même, planté
sur ses quatre collines ».
Dès les premières pages de son roman Farrère introduit le thème du monde
nouveau, ce « Maroc neuf » qui attire par milliers les émigrants qui
fuient une vieille Europe sans avenir : « Un millier de recrues
incorporées de la veille s’en allaient faire leur temps au Maroc, et
s’ajoutaient à la tourbe déjà dense des émigrants, de tout ce que ce Maroc neuf
et prometteur attirait à soi d’hommes, de femmes, d’enfants, las des misères
ratatinées de l’Europe caduque ».
Terre propice aux réfugiés économiques de toutes sortes, le nouveau Maroc du
protectorat français est dépeint d’emblée sous des traits américains ,
comme une nouvelle frontière favorable à un esprit pionnier
qui y trouvera un terrain d’expansion. Dans le roman, les hommes nouveaux sont
porteurs de cet esprit de conquête et d’entreprise. Bourron est un self made man parti de rien et qui
parvient en une dizaine d’années à se construire un empire financier. Maurice
de Tolly est l’équivalent de Bourron, dans le domaine administratif et
politique. Certes, l’un est plébéien, l’autre aristocrate. Mais chacun incarne
un esprit d’énergie, et voue un véritable culte à l’action. Maurice de Tolly
est un homme nouveau dans ce sens très particulier : il trouve au Maroc un
cadre favorable pour servir, selon la
vieille éthique aristrocratique, mais aussi pour façonner et modeler la réalité
selon l’idéal d’une intelligence dirigée vers le monde réel, et non pas perdue
dans des spéculations abstraites. Il est grand, écrit Farrère, par l’esprit et
le savoir mais aussi (et surtout) par la « tâche accomplie » :
« métamorphoser le Maroc anarchique et féodal, le sanglant Maroc de
naguère, en cet empire neuf, moderne, futuriste qu’est devenu, tout d’un coup,
le vieux Moghreb des Khalifes d’Occident… ».
Plusieurs passages du roman exposent avec force cette mystique de toute une
époque, faite de confiance dans l’esprit d’entreprise et de création et de
fascination pour les terres neuves. C’est Maurice de Tolly lui-même qui trace
les traits principaux et récurrents d’un homme nouveau, ici de l’homme nouveau
colonial,
en réponse à des considérations pessimistes du capitaine Antonelli qui souligne
quant à lui que la plupart des émigrants échouent et rentrent au pays
« déçus et désespérés » :
« Je n’étais rien du tout, en 1912,
lorsque la fantaisie me passa par la
tête de jeter aux orties toute ma vieille vie française et d’aller à Tanger chercher fortune !... Et je suis devenu des tas de choses ; architecte, archéologue, ministre du Sultan,
conseiller du Résident Général,
ingénieur, jardinier, spéculateur, arabisant, philologue et même industriel et propriétaire… Et quant
à master Bourron… il était encore
beaucoup moins que moi, dans le temps que je n’étais rien !... et il est devenu tout : marchand de blé,
marchand de mules, marchand de
chameaux, marchand de ciment, marchand de plâtre,
marchand de bois, marchand de routes, marchand de maisons, marchand de villes et de capitales, marchand d’hommes, de tribus, de nations… »
Ironie mise à part, les propos de
Maurice de Tolly permettent de dégager le caractère des hommes nouveaux, que
quelques pages plus loin Amédée Bourron résumera ainsi : « Je ne suis
pas ce que les gens du monde nomment un nouveau riche, -c’est-à-dire un homme
enrichi, sans qu’on sache pourquoi, et sans qu’il ose le dire. –Mais je suis ce
que j’appelle moi, un homme nouveau… c’est-à-dire un homme qui était naguère
petit, et qui vient de grandir, mais qui sait pourquoi, et qui le dit à tout le
monde : par le travail, par l’énergie, par les bras, par la tête !... »
Non moins significatifs sont les
nombreux passages qui prolongent la comparaison avec l’Amérique,
et de manière plus générale avec tous les nouveaux mondes qui jettent les bases
d’une civilisation très différente de celle de la vieille Europe, tout en
conservant le meilleur de celle-ci, le raffinement et l’intelligence. Amédée
Bourron fera souvent un éloge franc et direct de l’argent :
« (…) depuis la paix, j’ai doublé
mes affaires et je vaux vraiment, aujourd’hui,
deux fois ce que je valais, en 1918… « Je vaux, je valais… » excusez le mot : au Maroc, nous aimons parler
comme parlent les Américains.
Dame ! nous faisons un pays neuf, comme eux-mêmes
ont fait, dans leur temps. Mais nous faisons mieux, et plus vite, parce que nous sommes plus civilisés qu’ils
n’étaient, et plus intelligents.
Madame, vous êtes jeune, vous aurez le temps de voir la suite : je vous donne rendez-vous dans cinquante
ans ! alors on dira « le
Maroc » comme on dit aujourd’hui le Canada ou l’Australie ! N’ayez crainte, allez ! nous saurons
grandir »
Certes, cette idéologie américanophile
peut conduire à durcir le discours du romancier, à lui faire tenir des propos
très hostiles à la sensibilité exotique. En 1904, dans Le jardin de la mort, Louis Bertrand avait lui aussi opposé
l’ ancien et le nouveau monde maghrébin, mais dans l’intention exclusive
d’exalter le « spectacle si passionnant d’un peuple nouveau qui se cherche
encore, qui s’organise et qui s’arme pour la vie ».
Ce peuple nouveau est celui des colons et des commerçants, des aventuriers et
des convoyeurs dont il retracera l’épopée dans son roman Le sang des races (1899). Dans un esprit très proche, le narrateur
des Hommes nouveaux évoque Amédée
Bourron installé dans un café Place de France, cette « place
extravagante », écrit-il, qui est au cœur de Casablanca, le « trait
d’union véritable entre le Maroc d’hier et le Maroc de demain ».
Cette place permet de bien comprendre la proximité géographique de l’ancien et
du nouveau monde, des « vieilleries » et des
« nouveautés » :
« Mais une place de France, bordée
à main droite, par quatre immeubles
à cinq étages, -ciment armé, chauffage central,- et, à main gauche, par le pisé crasseux du rempart maure encore intact avec sa porte à créneaux barbelés, et le
minaret lépreux d’une mosquée strictement
close ?... une place de France sur quoi les autobus, patinant dans la glaise, risquaient encore d’écraser
les conteurs bleus psalmodiant les
Mille et Une Nuits, où les chameaux baguenaudeurs,
distraits de leur route par le ronron de l’aéro postal prês d’atterrir ?... oh ! je ne crois vraiment pas
qu’on eût trouvé, nulle part au monde,
une réplique à peu près exacte de cela »
Cette rencontre des espaces s’accompagne
de celle des temporalités, et telle est sans doute la nouveauté absolue qui
renvoie tous les exotismes à leur banalité clinquante :
« l’extraordinaire était ailleurs : dans le contact immédiat, dans le
conflit décisif de tous les passés et de tous les futurs, sur cette terre
africaine qui fut le Moghreb des Khalifes d’Occident, et qui commence d’être
une Nouvelle Amérique, plus américaine que Chicago et que San Francisco
ensemble. Contact et conflit, avec la Place de France pour champ de bataille ».
Ce thème de la « nouvelle Amérique » se retrouve dans de nombreux
textes de l’époque. Qu’il suffise de citer un livre contemporain des Hommes nouveaux, le récit de voyage
d’André Chevrillon Visions du Maroc
qui décrit en termes admiratifs, très différents de ceux de 1913, Casablanca la neuve : une
« succession d’avenues rayonnantes ou concentriques », de
« beaux édifices publics », de « claires maisons
d’écoles », « partout les spacieuses et justes ordonnances, la sûre
adaptation des choses à leurs fins, la netteté qui satisfait les yeux et
l’esprit ». Partout triomphe un goût américain, fonctionnel et précis
avec, à l’intérieur des maisons
nouvelles, « un ameublement presque américain, le plus moderne et le plus
net ».
Sous la plume de Chevrillon, « américain » est désormais un éloge
superlatif. Il rapporte que le porte- parole d’une délégation américaine reçue
à Casablanca s’était exprimé en ces termes lors d’un banquet : « Vous
avez travaillé, disait-il à ses hôtes, comme des Super-Américains ».
Tous les traits du « nouveau monde marocain » que rapporte Chevrillon
rappellent en effet cette Amérique dont il avait fait une analyse pénétrante
dans ses Etudes anglaises de 1901 et
ses Nouvelles Etudes anglaises de
1910
:
« Nous le notions en 1913 : les
débuts de Casablanca rappelaient ceux
d’une Sioux-City ou d’une Oklahoma. Et dans sa trépidante population, je retrouvais l’esprit des
pionniers du nouveau monde : intense
vitalité, audace et rapidité d’action, goût du risque et de l’entreprise, demi-dédain des vieux pays
ralentis d’Europe, assurance de succès,
poussée jusqu’à la jactance –vingt traits qui ont
longtemps passé pour proprement américains, et qui sont ceux de tout peuple nouveau qui s’installe sur
sa terre, et veut grandir »
Ce « peuple nouveau » dont
parle Chevrillon est-il porteur d’une synthèse historique qui donnerait à la
France d’outre-mer un visage inédit ? C’était déjà l’interrogation de
Claude Farrère en 1922, quand il entrevoyait dans Les Hommes nouveaux la possibilité de dépasser les dichotomies trop
voyantes entre l’ancien et le nouveau monde, comme entre les caractères qui
trempent les personnages du roman, par exemple Amédée Bourron, homme nouveau,
et Jean de Sainte-Foy, « homme de vieille souche, et très civilisé (…), homme
ancien »
certes incapable de rivaliser avec les hommes nouveaux en matière de force et
de ruse mais supérieur à eux en intelligence, ironie, et séduction. Ce que le
roman suggère, c’est que le Maroc pourrait être le lieu stratégique d’une
rencontre entre les qualités anciennes et les vertus modernes d’énergie et de
puissance. Toutefois il ne va pas jusqu’à inventer un personnage qui
réaliserait en quelque sorte la synthèse entre les deux types. Ce personnage
appartient à l’avenir. Dès lors, la juxtaposition, sans véritable fusion, entre
des espaces et des temporalités très différentes conduit le romancier à
enfermer ses personnages dans des « types »,
sans que l’on observe en eux les transformations et les
métamorphoses qui
pourraient être le germe d’une nouvelle humanité.
Maurice de Tolly représente
peut-être une telle possibilité, mais il est davantage
dépeint à partir d’un
modèle ancien : celui de l’artiste, savant,
ingénieur de la Renaissance.
Ce qui contient en pointillé une possible leçon politique
du roman : la
renaissance européenne, si elle a lieu, se fera outre-mer, dans
d’autres
espaces et d’autres géographies que ceux de l’ancien
continent. Les rares
passages du roman qui s’efforcent de donner une description plus
précise du
nouveau monde marocain insistent sur les architectures,
l’aménagement de
l’espace. C’est ainsi que la maison
d’Amédée Bourron à Casablanca parvient
assez bien à mêler des éléments
européens à l’héritage arabe et cela
dès 1920,
à l’aube encore du Protectorat. Casablanca est
comparée avantageusement à
Alger : « il était prodigieux que, dès
cette époque, Casablanca pût
jouir d’un confort et d’un luxe qu’Alger même,
après quatre-vingt-dix ans de
colonisation, n’a pas dépassés ».
Les réussites architecturales
qui parviennent à mêler l’héritage de deux mondes, occidental et oriental,
doivent pour l’essentiel la beauté de leur style à Maurice de Tolly :
« Maurice de Tolly, aux premières heures du protectorat, avait su ne rien
oublier, et créer ainsi une architecture marocaine, alors que l’Algérie et la
Tunisie en sont encore aux tâtonnements… ».
En 1922, le roman de Farrère annonce plus ce « nouveau monde » de
formes et de style qu’il ne le décrit…
Jean-François
Durand
Montpellier
III.
Notes
Cette thématique se prolongera jusque dans la deuxième
moitié du XXème siècle. Emile Dermenghem intitule « Vers le Sud » le
chapitre 1 de son livre Le pays d’Abel.
Le Sahara des Ouled-Naïl, des Larbaa, et des Amour (Gallimard, 1960) :
« Pour certains, le Sahara est une patrie complémentaire, un état d’âme,
un refuge de l’âme. Quand je dépasse, même pour la quinzième fois, Boghari et son
qçar ocre, je ressens un choc, une
dilatation » (p.13). Comparer avec Chevrillon : « J’ai fui bien
vite vers le sud » (Marrakech dans
les palmes, p.23).
Au pays du paradoxe, op.cit., Préface
de Claude Farrère, p. 18.