Journal
1902-1924, d'Aline R. de Lens
La Cause des Livres
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Aline R. de Lens est l'une de ces écrivains de l'ère coloniale qui ont
évoqué avec le plus de constance et de sympathie la vie des femmes marocaines,
que ce soit dans les nouvelles de la deuxième partie du
Harem entrouvert (1919), dans son roman
Derrière les vieux murs en ruines
(1922) ou dans son recueil de recettes de sorcellerie,
Pratiques des harems marocains (1925) , qui, du reste, ne
concernent pas que les harems.
1
Mais il existe un autre texte d'Aline qui n'est pas moins intéressant:
son journal.
Philippe Lejeune nous
l'avait présenté dans son ouvrage sur
Le
Moi des demoiselles 2. Manifestement séduit par la
personnalité très indépendante de la jeune diariste, il esquisse dans son livre
une biographie d'Aline de Lens et nous fait connaître quelques pages de ce
journal.
C'est peu.
Ce fut assez pour nous conduire à
la Bibliothèque Nationale où, dans les
papiers des Frères Tharaud repose le dactylogramme (qui s’arrête brusquement p.
370) de ce texte dont la publication était restée
à l'état de projet.
Moments
heureux que ces heures consacrées à
une
connaissance plus approfondie du texte.
Mais trop rapides.
C'est dire la reconnaissance que nous devons à Madame Martine Levy pour
l'édition du
Journal d'Aline de Lens,
qu'elle vient de nous procurer avec un soin et une intelligence exemplaires
3.
Martine Lévy a pu compléter le dactylogramme grâce aux pages qui lui ont
été communiquées par les descendants d’Aline de Lens.
Au fil des pages de ce Journal, nous rencontrons une jeune personne
très indépendante et qui entend le rester en toute circonstance.
Une des premières femmes admises à suivre
les cours de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, elle se destine à la carrière
d'artiste peintre.
Découverte de
l'Espagne, du soleil et de l'art musulman, surtout
Grenade, l'occasion de quelques séjours.
Amitié tendre avec un jeune Espagnol.
Mais Aline ne veut pas se lier : "L'amour, je
le supplie de m'épargner" , écrira-t-elle.
Il n'en fut, rien, naturellement.
Elle fait
à Paris la connaissance
d'André Réveillaud, de quelques années plus jeune qu'elle, constate qu'elle ne
peut se passer de lui, et l'épouse.
Mais, concession de taille aux idées d'Aline, les époux prononcent
réciproquement un serment de chasteté. Son Journal sera, dans nombre de ses
pages, un long hymne à l'amour.
Les
époux ont l'intention de partir pour
les colonies. À Tahiti, peut-être.
Qu'en sera-t-il ?
André Réveillaud était né au sein d'une famille protestante dont un
dossier photographique bien conçu nous montre les membres, parents, enfants et
petits-enfants en 1920. Il n'est pas inutile d'évoquer ici la figure du père
d'André.
Eugène Réveillaud fut avocat et publiciste, puis député et sénateur
jusqu'en 1921.
Porte parole des
protestants, il sera l'un des inspirateurs de la loi de 1905 sur la séparation
de l'Eglise et de l'Etat.
Son fils
Jean, dédicataire de
Derrière les vieux
murs en ruine, était chef de cabinet d'Emile Combes.
Mais un autre aspect de son action nous
intéresse ici davantage : ses liens avec le Maghreb.
Animateur de la Société Coligny fondée pour
faciliter et protéger l'immigration de nos
coreligionnaires et de leur famille, il eut souvent l'occasion de se rendre
dans les pays du Maghreb.
En 1887 il
publie un livre,
Au Sahara algérien et
tunisien. Les discours qu'il prononce en Algérie sont assez édifiants : au
printemps 1886 :
" Puisse la civilisation
vraiment chrétienne s'y implanter afin de relever toutes les ruines faites par
la barbarie musulmane
" ; encore en
octobre 1890 il saluait ainsi l'arrive de colons près d'Ain Temouchent :" Dieu
les conduisant comme autrefois les enfants d'Abraham vers un pays nouveau et
leur donnant ce pays à
occuper
pacifiquement."
Est-il besoin de dire
que les écrits d'Aline pas plus que ceux d'André ne reflètent si peu que ce
soit cette idéologie.... conquérante.
Nous retrouvons Eugène Réveillaud plus tard, au Maroc cette fois, en
1921, quand ayant quitté son siège de sénateur, il crée avec l'ingénieur
général Baume et deux hommes d'affaires marocains, Ahrned Terrab et Mohamed
Benanni, la Société anonyme des habitations modernes,
à Meknès même.
La ville
nouvelle sortait de terre, dont Prost avait tracé les plans et que Lyautey
était venu inaugurer le 15 mai 1921.
Le
moment était favorable aux constructeurs.
4
Eugène Réveillaud a-t-il montré la voie du Maghreb au jeune couple ?
Toujours est-il que l'idée romanesque de Tahiti fut abandonnée et que c'est à
Tunis qu'Aline et André s’installent, en 1912.
L'installation se fit dans les meilleures conditions et Aline confie son
bonheur
à son journal.
Près du mari qui l'aime , elle semble avoir
trouvé sa voie.
Elle a commencé à
écrire, et elle peint.
Mais André est nommé au Maroc, en 1914, et il faut s'arracher
à la Tunisie.
À Rabat la déception est affreuse et Aline écrit alors quelques pages
fortes sur les conditions de vie des expatriés à cette période où la guerre
apporte son lot de souffrances et de soucis.
Heureusement, l'épreuve a une fin ; André est nommé contrôleur civil à
Meknès en novembre 1915.
Aline
revit.
Là elle peut désormais donner
libre cours à son esprit d'entreprise, aidée par son mari. Elle ressuscite les
arts indigènes, dessine un jardin maure sur le modèle de ce qu'elle a admiré
à
Grenade, fait repeindre les souks, et
elle continue d'écrire et de peindre pour elle-même. 1921 est une année
charnière pour le couple.
Aline
consent
à voir un médecin et
se faire opérer d'un cancer du sein, mais
trop tard et elle en mourra, quatre ans plus tard.
André démissionne
pour se consacrer comme avocat à la défense des
Marocains au tribunal de Fès.
Le couple
doit abandonner son beau riad dans la médina, mais se fait construire une belle
maison, à Meknès.
André sera
regretté.
L'atteste le fait qu'on lui
consacra une rue.
Dans le guide
Michelin du Maroc de l'année 1950, on remarque encore une rue A.
Réveillaud.
Redevenue la rue
el
Andalous, c'est la voie qui mène à Bab Tizimi et à l'ancien ouvroir des soeurs
franciscaines, qui domine le jardin maure d'Aline.
Un des apports les plus précieux de l'édition Levy du
Journal est constitué par des
dossiers.
Dossier photographique avec
ses photos de famille, famille Delens et famille Réveillaud, comme nous l'avons
vu, ou encore cette photo d'Aline et d'André entourés des deux soeurs d'Aline,
Marguerite et Marie-Thérèse regardant leur collection de poteries.
Enfin nous pouvons mettre des visages sur
des noms, nous imaginer plus facilement dans leur intimité. Notons ici que
Marie-Thérèse de Lens (la Pompon du
Journal)
a participé pleinement elle aussi à l'entreprise de restauration des arts
indigènes et à
leur étude.
Musicienne elle a été la directrice de la
section de musique marocaine à l'Institut des Hautes études marocaines.
À Meknès elle a secondé sa soeur au Service
des arts indigènes et d'une certaine manière a prolongé son action bien après
sa disparition.
C'est ainsi qu'on
pouvait encore lire dans un guide de Meknès de 1933 une publicité pour un
magasin ayant pour enseigne le titre d'une des oeuvres d'Aline,
Le
harem entrouvert, non loin de Bab Mansour, et qui se prévalait de
distinctions prestigieuses, d'une Médaille d'argent à l'exposition coloniale de
Marseille en 1922, d’une Médaille d'or à l'exposition internationale de Paris
en 1931.
« Mademoiselle de
Lens..... qui dirige actuellement
Le Harem entrouvert met à la disposition du
public les créations de ses artisans à
des prix particulièrement avantageux. »
5(5)
Le dossier
consacré à
la peinture d'Aline est
d'autant plus précieux pour nous que sa production est peu connue.
Une reproduction en noir et blanc d'une de
ses huiles,
« Les bêtes de
somme »
illustre quelques lignes
de son
Journal consacrées au même
sujet (page 198) et mettent l'accent sur la vive et juste sympathie avec
laquelle Aline observe la condition des femmes au Maghreb.
Trois reproductions en couleurs de gouaches
plus familières et d'un trait sûr complètent ce dossier.
Une riche bibliographie prolonge des pages de notes abondantes et
précises.
Concernant les
« Publications d'Aline R. de Lens dans les périodiques »,
j'ajouterais volontiers un article important paru dans le numéro spécial sur
« Le Maroc artistique » de la revue « Les arts et les
artistes » paru en septembre 1917, au moment où se tenait à Rabat la
troisième foire du Maroc de la période de guerre.
L'article, assez long et abondamment illustré (notamment de
photos de bijoux
reconstitués par les
soins de Mme
Réveillaud), rend bien
compte par son sujet,
« Les arts
indigènes au Maroc », des préoccupations et des compétences d'Aline de
Lens lors de son séjour à Meknès.
Autre
texte qui reflète par son propos les aspirations d'Aline jusqu'au terme de sa
vie, l'article posthume paru dans
« France-Maroc »
en
août 1925
« L'émancipation d'une
Marocaine : une féministe
à
Meknès ».
6
Les frères Tharaud sont certainement parmi les écrivains du Maroc à
l'époque de Lyautey ceux qui ont le mieux connu et fréquenté le couple
Réveillaud.
Dans
La double confidence 7, un de leur dernier livre, ils
évoquent leur première rencontre avec Aline à la Foire de Rabat, soit entre le
15 septembre et le 10 octobre 1917:
« En arrivant Rabat, nous
avions fait la connaissance d'une jeune femme très intelligente, mais sans
grande beauté et d'un caractère ombrageux. Son mari, une espèce de géant timide et embarrassé d'aspect, était
administrateur d'une grande ville du Maroc.
Elle avait comme lui, pour les indigènes, une sympathie clairvoyante,
sans illusions sur leurs défauts, et déployait une activité surprenante, chez
une personne d'apparence aussi fragile, pour empêcher les artisans de renoncer,
dans leurs métiers, à de vieilles pratiques qui tendaient de plus en plus à se
perdre. À la grande satisfaction de
Lyautey — qui avait beaucoup d'estime pour elle, mais qui ne l'aimait guère,
car elle était peu avenante — elle avait relevé dans la ville et les tribus des
environs, l'art des broderies et du tissage des tapis... Quand je la rencontrai
pour la première fois, à la foire de Rabat, elle ne manqua pas de me marquer
ces manières distantes qu'elle avait avec tout le monde, et auxquelles
s'ajoutait la défiance d'une femme de lettres pour un nouveau venu qui ne
pouvait que dire des sottises sur un monde qui lui était inconnu. Je la revis plus tard dans la ravissante
maison qu'elle s'était arrangée à Meknès, et cette fois, l'accueil fut tout
différent. »
« Caractère
ombrageux »,
« peu
avenante »,
« manières
distantes ».
Si le portrait est
somme toute assez positif, les remarques sont plutôt acides et sentent plutôt
leur « gens de lettres ». Que n'ont-ils relu avant d'écrire ce texte
les dernières pages du
Journal d'Aline.
Ils auraient mieux, sans doute, interprété
l'attitude de leur interlocutrice, et son tourment :
« Mon vrai visage.... Oui c'est cela je crois qui fait une
partie de mon tourment ; c'est de n'avoir pu, jamais osé le montrer aux
autres ».
(p.305)
Mais c'est pourtant dans la Préface des Tharaud au roman posthume
d'André Réveillaud,
La force de la race 8 que l'on trouve l'évocation la plus
émouvante et la plus juste d'Aline, au terme de son existence :
« Je la trouvai étendue sur un matelas
posé sur quatre chaises, pour lui permettre d'avoir le visage à la hauteur de la fenêtre qui donnait sur de
la verdure et du ciel. Son visage ! C'était le visage d'une morte, les yeux pressants, attentifs, mais d'une
désolation infinie. Elle ne fit aucune
allusion à l'état où je la voyais, et
avec une fermeté surprenante, se mit me
parler d'un livre qu'elle avait commencé, qui s'appellerait La chouette au soleil, d'un livre où elle voulait, me dit-elle, peindre l'effarement
et les battements d'ailes d'une jeune Marocaine mise soudain dans une lumière
de pensée et de sentiments qui lui brûlent les yeux.
J'avoue que j'éprouvai une
sorte d'effroi à voir le mouvement de cette intelligence qui palpitait
au-dessus de ce corps inanimé. Sur un
signe de son mari qui se tenait près d'elle, je me levai et sortis de la pièce
sombre, qu'éclairaient seuls ses yeux, cette flamme lumineuse qui brûlait dans
un visage de cire. Dehors, l'éclatante
lumière, l'agitation de la vie marocaine...Je me sentis comme égaré. Si rares sont les esprits capables de
réfléchir en eux à deux formes de civilisation ! Là-haut, dans cette maison
perdue parmi d'autres maisons, un de ces esprits-là était en train de
disparaître. »
André Réveillaud avait écrit
La
force de la race en un mois, en 1918, pour encourager sa femme au moment où
elle écrivait
Derrière les vieux murs en
ruines. Le roman n'est pas sans
intérêt qui montre, de « L'enchantement »
du deuxième chapitre au « Désenchantement » du sixième
et avant-dernier, la déchéance d'un peintre français établi à Fès. Le roman
d'un
« anti-Dinet » marocain,
en somme avec des souvenirs de la
Manette
Salomon des Goncourt.
Mais ce qui
en fait à nos yeux tout le prix, c'est l'attention passionnée, minutieuse, qu'il
porte au travail, aux techniques,
la
vie des artisans marocains, et le voeu qu'il exprime de voir
conservées les vielles traditions
artisanales.
Il exalte par la
littérature ce que sa femme essaie de réaliser à ses côtés
à Meknès.
Une chose attire l'attention dans les deux textes des Tharaud que nous
venons d'évoquer, c'est la mention qu'il y fait d'abord du Journal d'Aline à eux
confié après sa mort par André, mais celle aussi d'un journal qu'André
Réveillaud aurait tenu dans sa jeunesse et que le jeune homme lui aurait
également remis.
Ce journal d'André
« dont la sincérité aurait certainement plu
à Stendhal » (Préface) selon eux « complétait à merveille
celui de la morte ; mais je me suis toujours demandé
quel sentiment notre ami avait obéi en nous disant d'en faire tel
usage qui nous conviendrait ».
(La double confidence)
Nous voici en face d'un petit mystère : si nous avons bien à notre
disposition, en effet, le
Journal d'Aline
et le roman d'André, le journal de ce dernier nous manque et il semble bien
qu'il ne se trouve pas dans les papiers des Tharaud
la Bibliothèque Nationale.
Où est-il ?
C'est ici
qu'il faut se rappeler ce roman des Tharaud,
Les bien aimées 9 que Madame Lévy signale
dans sa préface au
Journal et que les deux frères ont écrit, semble-t-il, pour
poser le problème d'un jeune homme vigoureux acceptant de se soumettre pendant
les longues années de son mariage au régime
« inhumain »
de la
chasteté.
La publication du
Journal montre
à quel point les Tharaud se sont inspiré de près des confidences
d'Aline pour bâtir et alimenter leur intrigue romanesque (Aline y est Clotilde
et André, Adrien), s'emparant des désignations de certains protagonistes du
Journal sans les changer, faisant leur
miel des moindres détails ; à quel point aussi ils ont pillé sans vergogne des
expressions, des phrases, des paragraphes d'Aline, comme ces passages des
Bien aimées sur la vie
à Rabat, et bien d'autres, qui sont un pur
plagiat.
Les Tharaud avaient à coeur dans
La
double confidence de répondre à un article de Thibaudet sur leur roman
:
« Dans ce roman qui pouvait
choquer par son invraisemblance, tout était scrupuleusement exact » assurent-ils.
« Le vrai peut
quelquefois n'être pas vraisemblable » a dit le poète.
Le journal d'Aline pouvait servir de caution
dans cette protestation d'exactitude, au moins en ce qui concerne la jeune
femme.
On peut se demander si
s'agissant d'André Réveillaud, les Tharaud n'ont pas inventé son journal pour
attester la véracité des épisodes du roman de la vie du jeune homme avant son
mariage et surtout de ceux, assez désagréables, concernant Suzanne Cordier,
cette jeune femme peintre, amie d'Aline, (Valentine dans le roman), qu'il a
épousée en 1925.
Voilà, si je puis me permettre une suggestion, une tâche à
remplir pour un éditeur : retrouver le
journal d'André et nous le faire connaître par une publication qui complèterait
celle, si réussie et que nous attendions tant, du
Journal d'Aline R. de Lens par les éditions
La Cause des Livres.
Guy Riegert
Notes
1 Le Harem
ent’rouvert. Calmann-Levy, 1919
Derrière
les vieux murs en ruines. Calmann-Levy,
1922
Pratiques
des harems marocains. Geuthner, 1925
(réédition en 1999)
2 Philippe Lejeune ,
Le Moi
des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille. Le Seuil, l993.
3 Aline R. de Lens ,
Journal 1902-1924. La Cause des Livres, 2007.
4Voir:Bertrand
Desmazières,
Pierre de Sorbier de
Pougnadoresse. La Porte (Rabat) et
l'Harmattan (Paris), 1998.
5 Meknès, capitale
berbère.
Guide touristique, 1933
6 Cité dans la
Bibliographie de Meknès, Publications de
la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Meknès, 1988.
7 Jerôme et Jean Tharaud,
La double confidence. Plon, 1951.
8 André Réveillaud,
La force de la race. A. Redier, 1929 (posthume). Avec
la préface des Tharaud et, en frontispice, un portrait d'André Réveillaud, de
1925, par Mme A. Réveillaud (Drouet-Cordier) (voir, de P. Delibard,
Elle signait Drouet-Réveillaud. Paris, 1998).
9 Jerôme et Jean Tharaud,
Les Bien aimées. Plon, 1932.