Des hommes et des bêtes sauvages : humanité
/ animalité chez les écrivains coloniaux
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Anthony Mangeon
/ Montpellier III
[ paru
pp.53-59 dans « Indispensables Animaux », Notre Librairie, revue
des Littératures du Sud, N°163, Paris, Culturesfrance Editions,
septembre-décembre 2006, 159 p. ]
Qu’elle soit orale ou écrite, la
littérature s’est toujours plue aux conversions et transferts entre le monde
humain et le règne animal : l’antiquité eut ses fables, le moyen âge ses
bestiaires, et les temps modernes leurs dialogues de bêtes, chaque époque
venant enrichir tout autant que poursuivre les anciennes traditions.
L’expansion coloniale du 19
e siècle ouvre toutefois une ère
nouvelle : si les premières relations de voyage, où abondaient chimères et
monstres fabuleux, semblaient directement inspirées des récits d’Hérodote ou de
Pline, on cède désormais à une nouvelle exigence naturaliste tout en s’aidant
volontiers des fables et des légendes indigènes. Les frontières entre humanité
et animalité s’en trouvent alors profondément transformées, et à tout le moins
fortement redessinées – oscillant du divorce au mariage, pour le meilleur comme
pour le pire.
La façon Kipling
Rudyard Kipling (1865-1936) est
l’inventeur d’un double modèle qui fera fortune : c’est l’écrivain
colonial, fort de son séjour prolongé et donc plus familier des cultures
indigènes que l’écrivain exotique, qui transmet son savoir en instituant un
nouveau genre littéraire où aventures humaines et animalières se conjuguent
désormais en terres étrangères. Ses deux
Livres de la Jungle (1894-95)
susciteront, de fait, de nombreux émules : à compter des années vingt se
développe, en France, une abondante littérature dont les auteurs rêvent tous
d’être le « Kipling français », et dont la forte intertextualité se
manifeste, de fait, dès les titres. Après
Djouma, chien de brousse
(1927), qui faisait suite à son
Batouala
(1921), René Maran (1887-1963) crée, avec
Le Livre de la Brousse (1934), un univers original qu’il ne
cessera plus d’explorer :
Bêtes
de la Brousse rassemble, en 1941, les aventures de « Bassaragba
le rhinocéros », « Doppélé le charognard », « Bokorro le
serpent python », « Boum le chien et Dog le buffle », que
suivront celles de
Mbala l’éléphant (1942) et de
Bacouya le cynocéphale (1953).
Avec
Le Livre des bêtes qu’on
appelle sauvages (1929), André Demaison entame un cycle ambitieux
qui tire son titre général du second volume,
La Comédie animale (1931), et se poursuit bientôt avec
D’autres bêtes qu’on appelle sauvages (1934),
Fauves et
La Vie
privée des bêtes sauvages (1935), pour s’achever provisoirement avec
La Nouvelle arche de Noé
(1938) et se prolonger, après-guerre, dans des publications pour la jeunesse (
Le Livre des enfants sauvages,
1953 ;
Les Lions du Kalahari,
1956 ;
Les Maîtres de la
brousse, 1963). C’est presque exclusivement au jeune public que
s’adressera, à son tour, René Guillot (1900-1969). Lauréat du Grand Prix du
Roman Colonial (
Frontières de
Brousse, 1938), ce
professeur de mathématiques à Dakar publiera, en France, près de cent romans
pour les moins de quinze ans :
La
Brousse et la Bête ainsi que
Sama, Prince des éléphants paraissent en 1950,
Ouoro le chimpanzé et
Sirga la lionne en 1951, puis
viennent entre autres
Kpo la
panthère (1955),
La Route
des éléphants et
Maraouna
du Bambassou (1957),
Fonabio
et le Lion (1963),
Le
Grand Livre de la Brousse (1964) – autant de récits qui mettent en
scène les animaux sauvages en suivant, d’un volume à l’autre, les aventures de
Marlow, un audacieux chasseur, ou bien celles de quelque jeune garçon émule de
Mowgli. Et si Joseph Kessel semble, avec
Le Lion (1958),
tirer son intrigue d’un roman de Demaison, son livre offre cependant, avec le
personnage de Patricia, un intelligent pendant féminin à cette figure de
médiateur, entre humanité et animalité, que constitue l’enfant pour les
écrivains coloniaux :
« elle
ne
s’adressait plus à King : sa chanson était la
voix de son accord avec le
monde. Un monde qui ne connaissait ni barrières ni cloisons. Et
ce monde par
l’intermédiaire, par l’intercession de Patricia, il
devenait aussi le mien. Je
découvrais, avec un bonheur où le sentiment de
sécurité n’avait plus de place,
que j’étais exorcisé d’une
incompréhension et d’une terreur immémoriales. Et
que l’échange, la familiarité qui
s’établissaient entre le grand lion et
l’homme montraient qu’ils ne relevaient pas chacun
d’un règne interdit à
l’autre, mais qu’ils se trouvaient placés,
côte à côte, sur l’échelle unique et
infinie des créatures ».
Tous ces auteurs empruntent
également à Kipling certaines conventions littéraires. Outre l’abondant usage
de mots indigènes, et notamment de noms communs qui, désignant les animaux dans
les langues africaines, leur servent désormais de noms propres en français
,
une poésie naïve se mêle volontiers à la prosodie romanesque pour éclater
parfois en chants triomphaux, tel
« le
chant national des caïmans » (p.94) ou
« le chant de chasse des charognards » (p.134) dans
Bêtes de la Brousse.
Nominations, dialogues, préceptes, proverbes et chants : ces divers
procédés indiquent bien que de nouveaux rapports d’échanges, voire de
transferts réciproques, sont désormais en jeu entre les hommes et les bêtes.
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Ancien
élève de l’ENS, Agrégé de Lettres Modernes et Maître de Conférences à
l’Université Paul-Valéry, Anthony Mangeon est également Secrétaire de la
Société Internationale d’Études des Littératures de l’Ère Coloniale
(Montpellier). Il enseigne les littératures françaises et francophones, et ses
recherches portent notamment sur les rapports entre littérature et savoir chez
les écrivains africains, africains-américains, et divers auteurs coloniaux.
J.Kessel :
Le Lion,
Paris, Gallimard, coll. 1000 soleils, 1994, p.116.
Ouarâ est
ainsi l’abrégé de « lion » en
bambara, Ouoro vaut pour
« chimpanzé » en malinké, et Sama
« l’éléphant » se nomme
aussi Mbala en langue banda.
Paris, Albin
Michel, 1941. Voir aussi René Guillot :
Chansons de Brousse, Neuchâtel, Messeiller, Paris, 1966.