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Jean-François Durand,
Université Montpellier III

 

Regards sur la culture arabo-musulmane

dans le récit de l’ère coloniale: 1890-1912

 

Il y a dans le récit de l’ère coloniale, un thème particulièrement passionnant pour qui s’intéresse aux contacts des cultures, et à la façon dont ceux-ci sont mis en scène, dans des récits autobiographiques, romanesques, ou à prétention plus directement historique et culturelle: il s’agit du moment, toujours intense, où le voyageur éprouve un essentiel dépaysement, comme s’il franchissait une invisible frontière, et faisait enfin l’expérience d’une altérité forte, incontestable, qui peut d’ailleurs conduire à d’insensibles modifications du regard que l’on porte sur soi et sur le monde. En Afrique du nord, parmi une littérature considérable qui a relaté les étapes de la “pénétration” française, une ligne de clivage est évidente entre deux sensibilités qui ne cesseront de s’exprimer jusque dans les années soixante. Louis Bertrand, au début du siècle, incarne parfaitement, en Algérie, la volonté de gommer les différences culturelles[1], dans l’intention clairement affichée de célébrer, par-delà la parenthèse arabo- musulmane, la continuité d’une civilisation latine qui renaît de ses cendres avec la colonisation française. La préface de la 1ère édition du Jardin de la mort, écrite en 1904, est sur le plan de l’histoire des idées d’un intérêt évident. Louis Bertrand y affirme être le premier auteur “qui ait vu l’Algérie moderne comme un pays latin”, et il s’oppose vigoureusement à ceux qui l’ont précédé, -romanciers ou voyageurs, imbus de préjugés romantiques, affolé d’exotisme, ou uniquement épris de notations pittoresques, (qui) tous n’ont daigné apercevoir de cette Algérie que le peuple vaincu par nous”[2]. De ce peuple vaincu, Louis Bertrand ne retient “que le fragile décor d’une civilisation misérable et agonisante”, auquel il oppose l’immense effort de transformation et de modernisation entrepris par les Européens d’Afrique. Dans cette vision constructiviste et typiquement coloniale, il y a bien sûr pas de place pour le “clinquant des mœurs arabes” que Louis Bertrand voue à une pure nostalgie exotique. Il serait certes facile d’opposer ce texte à d’autres récits, comme la Fête arabe, de Jérôme et Jean Tharaud, qui prend le contrepied du mythe latin et analyse au contraire la lente et inexorable dégradation d’une culture dont on salue la beauté et la profondeur spirituelle. Celle-ci trouve alors refuge dans le Sud, selon une thématique du roman colonial qui a été souvent analysée. Lorsqu’on passe de l’Algérie à la Mauritanie et au Maroc, les problématiques, tout naturellement, se modifient. Avant le protectorat, le Maroc est encore une terre indépendante, hostile à la pénétration étrangère que tous les voyageurs dépeindront, à l’exception des villes côtières depuis longtemps destinées au commerce, comme crispé sur ses valeurs ancestrales. La situation n’est guère différente en Mauritanie, que son austérité saharienne semble protéger des convoitises extérieures tout en en faisant la terre de prédilection des militaires, sensibles à son intérêt stratégique. En 1902, le gouverneur général Roume estimera que “notre pénétration en Mauritanie était la conséquence logique et nécessaire de notre Empire africain”[3], et désignera un excellent spécialiste de cette région, Xavier Coppolani (auteur d’une étude remarquée sur Les confréries religieuses musulmanes, Alger, Jourdan, 1897) pour entreprendre une mission de pacification et de reconnaissance plus précise du terrain. Le jeune Ernest Psichari, en 1910, arrivera en Mauritanie dans le sillage de son prestigieux aîné. Au Maroc et en Mauritanie, la présence coloniale n’était que ponctuelle, fragile, comme plaquée sur d’immenses territoires qui, dans leur profondeur, avaient maintenu des structures sociales et des univers symboliques inaltérés depuis des siècles. Les récits que je me propose d’étudier aujourd’hui, Au Maroc de Pierre Loti (1890), Un crépuscule d’Islam d’André Chevrillon (1905), Les voix qui crient dans le désert d’Ernest Psichari (publication posthume en 1920, à partir d’une expérience qui remonte à 1910 et 1912), et La fête arabe des frères Tharaud (1912), présentent tous l’intérêt de na pas céder à l’illusion “algérianiste” de Louis Bertrand, et de percevoir d’emblée ce que Jacques Berque appellera bien plus tard des “intérieurs du maghréb”, autrement dit des univers religieux, culturels, des manières d’être et des équilibres sociaux qui, bien loin d’offrir l’apparence du clinquant, désignent des architectures cohérentes et profondes. C’est contre ces architectures que butent les voyageurs, ce qu’ils traduisent dans leurs écrits par toute une topique de l’impénétrable, de l’opaque, du différent. De bons connaisseurs de l’Afrique du nord, comme Émile Dermenghem ou Charles-André Jullien, confirmeront d’ ailleurs cette impression en remarquant que, même au cœur des années trente, des pans entiers de la réalité culturelle marocaine, et même algérienne, n’avaient que peu été touché par la francisation[4]. Cette résistance des cultures est certes un élément essentiel de l’appréhension qu’eurent les occidentaux de ces espaces autres: l’orient, le Maghreb, l’Afrique, selon les noms différents qu’on leur donna dans les écrits du temps. Le Maroc, de ce point de vue, offre un terrain d’observation tout à fait remarquable. En 1888, Charles de Foucauld dut se déguiser pour aller à l’intérieur des terres. Son célèbre récit, Reconnaissance au Maroc, insiste sur les difficultés de l’aventure, sur les dangers affrontés, sur la méfiance envers l’étranger, que l’on soupçonne toujours d’être un espion. Il trace dans ce livre le premier tableau, le plus complet et de loin à ce jour, d’un territoire perçu, non pas dans sa superficie exotique, mais dans ses rythmes historiques et culturels anciens, y compris dans les zones de siba[5] hostiles à l’ordre mazhénien. Tâche d’autant plus ardue qu’il faut franchir la barrière des langues, des dialectes, et rendre compte, dès que l’on s’éloigne des villes où s’affirme l’autorité du sultan, d’une réalité tribale et clanique, avec ses allégeances complexes, ses alliances tumultueuses, son historicité riche, mais qui puise à une autre logique que celle de l’Occident moderne[6]. Le Moyen Age européen, avec son émiettement des souverainetés, ses micro-pouvoirs, ses imbrications du temporel et du spirituel, peut certes aider à saisir quelque chose d’une réalité géographiquement proche mais culturellement éloignée de plusieurs siècles: passionnant voyage dans une altérité culturelle dont on perçoit qu’elle sera longtemps irréductible: les dernières grandes Siba, au Maroc, se prolongèrent jusqu’aux années trente (et même au-delà) et l’on peut peut-être penser que seule la monarchie hassanienne mènera à son terme un processus de pacification du pays que le protectorat échoua à achever. Quelques années plus tard, un diplomate à la culture historique solide, Eugène Aubin, entreprit une reconnaissance du pays au parcours moins périlleux qui le conduisit de Tanger à Marrakech (où il visita les vallées limitrophes) et puis à Fès, où il resta six mois, en 1903. Les différents chapitres de de ce livre furent publiés dans Le Journal des Débats, la Revue de Paris et la Renaissance latine, avant d’être réunis en volume en 1904 chez Armand Colin sous le titre Le Maroc d’aujourd’hui[7]. La Préface, écrite à Tanger en 1903, met en évidence la singularité marocaine par rapport à l’Algérie: “Ignorant la langue arabe et isolé dans une contrée aussi rebelle à tout contact avec les Européens, il m’eût été impossible d’entreprendre une pareille tâche, sans le concours d’un Algérien, Si Kaddour ben Ghabrit. Si Kaddour a été, pendant mon long voyage à travers le Maroc septentrional, le plus dévoué des compagnons et le meilleur des informateurs, -justifiant, une fois de plus, cette vérité évidente que nos fellow-subjects algériens sont parmi les plus précieux ouvriers de l’œuvre française au Maroc” (p.III). Cette opposition entre des sujets algériens fiables et des marocains hostiles se retrouvera dans plusieurs récits du temps. Qu’il suffise de rappeler les remarques d’Isabelle Eberhardt dans son livre posthume Dans l’ombre chaude de l’Islam (1ère édition Fasquelle 1906). Elles furent écrites en 1904 : “ Les marocains abhorrent les Algériens, qu’ils considèrent assez facilement comme des renégats. Peut-être les marocains détestent-ils plus profondément les musulmans algériens que les chrétiens eux-mêmes, parce qu’ils croient que les premiers ont abjuré l’Islam, tandis que les autres sont restés ce qu’ils étaient: des infidèles. Oubliant les principes de tolérance de l’Islam pur, les Marocains nourrissent une haine irréconciliable contre chrétiens et “Mzanat”[8]. C’est donc ce Maroc fermé, autocentré, que Eugène Aubin s’efforcera de soumettre à la grille analytique de l’historiographie occidentale, non sans avoir pris un certain nombre de précautions pour ainsi dire “épistémologiques” dans sa Préface: “ J’ai eu la rare fortune de voir le Maroc à une époque unique, où l’intensité de la crise, provoquée par les imprudences européennes du sultan Moulay Abdelaziz, entrouvrait, pour la première fois, un pays obstiné dans sa résistance contre l’étranger, où l’émotion du moment incitait aux confidences des personnages, qui, en d’autres temps, n’eussent point voulu d’un chrétien pour témoin de leurs affaires intérieures et où apparaissaient à nu les ressorts du makhzen, tendus à l’extrême sous la pression des événements. C’est dans ces circonstances particulièrement favorables, qu’il m’a été permis d’observer la féodalité marocaine, c’est-à-dire une sorte de Saint-empire, figé dans l’Islamisme, avec sa fédération incohérente de tribus, ses coutumes d’un autre âge et son jeu compliqué d’influences religieuses; toutes choses qui font du Maroc le plus extraordinaire des États musulmans et lui impriment un caractère si déconcertant pour le nouveau venu. J’ai vécu plusieurs année au Caire et à Constantinople; il m’a été donné de parcourir la plus grande partie des terres musulmanes, l’Algérie et la Tunisie, la Syrie et l’Égypte, les Indes, la Crimée et le Caucase, les pays balkaniques, les Turquies d’Europe et d’Asie; je n’ai rien rencontré nulle part qui ressemblât au Maroc et j’ai eu tout à apprendre en abordant l’Extrême Occident de l’Islam” (p. V). Le récit d’Aubin, qui influença la vision que se firent du Maroc Lyautey et Jean Jaurès, peut être lu comme une tentative - en grande partie réussie - de ramener à des mesures connues cette altérité puissante sur laquelle insiste la Préface. Mais nul doute que l’expérience majeure de ce récit est initiatique, même si les contraintes du récit historique imposent un ton objectif et distancié. La somme d’Aubin s’achève sur ce constat: “Il y a sept mois juste que nous avions quitté Tanger et que nous étions sortis de la civilisation européenne” (p. 492).

Les récits plus littéraires, de facture orientaliste, seront précisément ceux qui sauront le mieux décrire un tel changement de civilisation. En février 1889, Jules Patenôtre qui vient d’être nomme ministre à Tanger invite Pierre Loti à l’accompagner à l’occasion de la remise des lettres de créance au Sultan: “J’ai pensé que l’idée de visiter, dans des conditions exceptionnellement favorables, un des rares pays qui ne soient pas encore entamés par la civilisation occidentale aurait peut-être quelque attrait pour vous et que vous pourrez y puiser la matière d’un livre original”[9]. Loti acceptera l’invitation et, comme le remarque Michel Desbruères dans sa Préface à la réédition d’Au Maroc, ramènera de son périple un livre purement descriptif qui s’abstient volontairement de tout commentaire politique: Loti, en effet, ne souhaite absolument pas que le Maroc soit francisé: “Qu’on ne s’attende pas à y trouver des considérations sur la politique du Maroc, son avenir, et sur les moyens qu’il y aurait de l’entraîner dans le mouvement moderne: d’abord, cela ne m’intéresse ni ne me regarde, - et puis, surtout, le peu que j’en pense est directement au rebours du sens commun” (17). C’est d’ailleurs dans cette Préface que Loti écrira cette phrase souvent citée: “(je) me suis toujours senti l’âme à moitié arabe” (17-18). Loti inaugure ainsi une lignée d’écrivains qui, d’Isabelle Eberhardt aux frères Tharaud et à Odette du Puigaudeau défendront une sensibilité arabophile qu’il importe ici de commenter de plus près. Tout au long de son récit de 1890, Pierre Loti insiste sur la différence - éclatante à ses yeux- entre l’orient et l’Occident: “C’est curieux même comme l’impression d’arrivée est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée malgré les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises qui s’étalent çà et là devant des hôtels t des bazars -en mettant pied à terre aujourd’hui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi- j’ai le sentiment d’un recul subit à travers les temps antérieurs” (23). Dès les premières pages, Pierre Loti place l’Islam au cœur de ce dépaysement, et du sentiment d’altérité qui en découle: “Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, éteignant les bruits d’ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la vie: le vieux suaire de l’islam, qui sans doute va beaucoup s’épaissir autour de nous dans quelques jours quand nous serons enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l’abord pour nos inspirations fraichement émoulues d’Europe” (24). Ainsi, Loti constate dès son préambule que l’Islam jouera un rôle essentiel dans l’ “impression de dépaysement que ce Maroc m’a causée dès l’abord” (25). Le voyage à l’intérieur des terres, jusqu’ à Fès, par des étapes importantes comme celle de Ksar-El-Kébir, sera dès lors le fascinant apprentissage d’une étrangeté culturelle, l’immersion dans ce que R.L.Stevenson appellerait des “univers parallèles”, rendus plus mystérieux encore par les Amples vêtements qui drapent les corps, par la lenteur hiératique des gestes, et surtout le sentiment d’irréalité qui se dégage d’un univers qui semble régi par des valeurs essentiellement religieuses. On a dès lors l’impression que les musulmans de vieille tradition que Loti croise sans jamais vraiment les rencontrer ne voient pas le même monde, ni la même réalité que le voyageur occidental: “leurs figures, généralement belles, ont je ne sais quoi de sombre et de fermé; en eux-mêmes, ils poursuivent un vieux rêve religieux que nous ne pouvons plus comprendre” (67). Loti note au passage une différence essentielle entre le regard occidental et oriental, ou plutôt le voyeurisme du regard occidental et l’indifférence du regard des musulmans qui n’ont peut-être pas besoin de voir, tellement ils sont pris dans leur univers intérieur: “ceux-ci n’ont même pas la curiosité de nous voir” (67). Loti, bien avant Chevrillon qu’il influencera directement, orientalise le Maroc, jusqu’ à le rapprocher de la Syrie, de l’Égypte et de la Turquie (70). Dépaysement culturel qui renforce partout le sentiment d’un éloignement. A propos d’un chérif vêtu de blanc, Loti constate: “Je songe aux abîmes de tranquillité et de mysticisme qui doivent séparer les conceptions de ce chérif des conceptions d’un monsieur du boulevard” (70). Il y a, de plus, des degrés dans le dépaysement et l’étrangeté. Aller à l’intérieur du Maroc, c’est s’éloigner de plus en plus du monde originaire. Le Sebou, en ce sens, est une frontière que l’on franchit vers plus encore de différence : “Ce grand fleuve de Sebou établit comme une démarcation tranchée entre le Maroc d’en deçà et le Maroc d’au-delà. sitôt qu’on l’a franchi, on a l’impression de s’être séparé davantage du monde contemporain, de s’être enfoncé plus avant dans le sombre Maghreb” (87). Se séparer et s’enfoncer sont deux vernes-clefs du voyage initiatique chez Pierre Loti. L’arrivée à Fès est décrite comme la découverte d’un centre, un centre spirituel et commercial à la fois, vers lequel convergent des forces inconnues et d’autant plus excitantes pour l’imagination : “Et tout cette activité n’a rien à voir avec la nôtre, s’exerce comme il y mille ans, par des moyens qui sont tout à fait en dehors de nos moyens à nous, par des routes qui nous sont profondément inconnues” (99). L’Islam dessine en effet une géographie spirituelle et culturelle que, à moins d’être arabisant, on ne peut que pressentir sans vraiment la comprendre. Loti est tout à fait conscient d’être devant un phénomène historique de grande ampleur, qu’il ne peut décrire que dans sa surface. Il décrira les minarets, qui ajoutent une note féérique aux paysages, et il constatera que, faute d’une langue commune, il restera toujours au seuil de la culture arabo-musulmane. Se déguiser, prendre des vêtements d’emprunt (127), peut donner l’illusion de franchir une frontière. mais les intériorités demeurent inaccessibles: de là cette étrange impression d’ être devant des figures “indifférentes”, “indéchiffrables” (110), de contempler des existences remplies par “un grand rêve religieux” (11) dont l’occidental n’est plus capable de pénétrer l’essence. Cet étonnement devant l’étrange(té), Pierre Loti ne cessera de l’exprimer dans son livre, et par exemple à Fès: “Et jamais n’a été plus brusque ni plus complète l’impression de dépaysement, de changement de moi-même en un autre personnage d’un monde différent et d’une époque antérieure” (120). Il y a bien sûr des temps forts dans cette expérience de la différence. Ils sont particulièrement nombreux à Fès, lorsque Loti découvre la karaouïne (130) et voit pour la première fois le sultan (137), à la fois “prêtre et guerrier” (138), incarnant un principe de légitimité depuis longtemps oublié par l’Europe moderne. De plus, Loti suggère que dans ce monde où le religieux et le temporel ne sont point désajustés, ce qui prime, ce n’est pas l’avenir, mais le passé, l’açl, comme l’on dit en arabe. Les sources de la civilisation et de la vérité sont en amont: c’est pourquoi le sultan “cherche à copier Mahomet le plus possible” (138) au rebours d’un monde occidental qui lui privilégie l’invention, la singularité, l’individualité, et valorise la dimension de l’avenir. La distance ainsi se creuse entre l’expérience musulmane du temps, telle que la symbolise le Sultan du Maroc dans une ville de Fès qui semble volontairement se détourner du monde moderne, et une Euroamérique de plus en plus emportée par les rythmes rapides du « progrès ». Cette neutralisation de la durée est certainement ce qu’il y a de plus anti-occidental dans l’expérience musulmane du temps : « Il est quelqu’un que nous ne pouvons plus, à notre époque, ni comprendre, ni juger; mais il est assurément quelqu’un de grand, qui impose... Et là, devant nous, gens d’un autre monde rapprochés de lui pour quelques minutes, il a je ne sais quoi d’étonné et de presque timide qui donne à sa personne un charme singulier, tout à fait inattendu » (p. 138). Loti prendra soin, dans les dernières pages de son récit, de formuler le vœu, dont se souviendra Chevrillon, que le Maroc puisse longtemps encore préserver son authenticité culturelle: « O Moghreb sombre, reste, bien longtemps encore, muré, impénétrable aux choses nouvelles, tourne bien le dos à l’Europe et immobilise-toi dans les choses passées » (p. 261). Ce souhait -bien plus profondément qu’une attitude esthétisante- dévoile une nostalgie d’un temps oriental, qui est essentiellement pré-industriel. Loti dès son voyage de 1890, fixe le cadre d’une topique qui sera appelée à de considérables développements dans le récit de l’ère coloniale. Il voit dans l’Islam une religion hantée par l’Éternité, indifférente au temps de l’histoire, au temps progressiste et accumulatif: c’est cet Orient du temps qui fascine le voyageur, jusqu’à lui suggérer de s’immobiliser à son tour dans une lumière qui exorcise la mort.

En 1905, sur le bateau qui franchit le détroit de Gibraltar, André Chevrillon constate la même différence essentielle entre des cultures, certes géographiquement voisines, mais métaphysiquement séparées: « Comme on sent que cette humanité-là, ses rythmes, ses rêves, et ce bateau, sont d’essences différentes, - que celui-ci est le produit d’une civilisation tout à fait étrangère » (p. 27). Mais ce constat de Chevrillon, l’un des derniers voyageurs victoriens et romantiques, n’entraîne pas une dépréciation du monde arabo-musulman. De plus, contrairement à Loti, Chevrillon ne cède pas à une fascination purement esthétique de l’Islam dont il ne retiendrait, en quelque sorte, que la puissance d’enchantement. Mais il est très éloigné aussi d’un regard assimilationniste qui tendrait, volontairement ou non, à sous-estimer la dimension religieuse de la culture arabe. Toute la formation historique et philosophique qui fut la sienne lui permit au contraire de saisir (intellectuellement, certes, et comme de l’extérieur) l’essence religieuse d’une culture qu’il s’efforça de comprendre dans son intégrité historique la plus profonde. Rappelons que Chevrillon, né à Brest en 1863, fut éduqué à la fois dans la culture anglaise et française. Sa mère était la sœur d’Hippolyte Taine. Devenue veuve en 1877, elle confia ses deux fils à l’historien, qui veilla scrupuleusement à leur éducation. André Chevrillon a raconté ces années d’apprentissage dans un très intéressant Portrait de Taine, publié en 1958. Très tôt, André Chevrillon lut avec un égal plaisir les poètes, les romanciers et les historiens. Chez lui, l’attrait pour les vastes synthèses, la tentative de saisir les rythmes culturels profonds d’une civilisation, furent un trait d’époque frappant, qu’il hérita de son oncle aussi bien que de Michelet, Guizot ou Macaulay. Il fut par ailleurs le témoin d’un deuxième basculement du monde (après celui des grandes découvertes de la Renaissance) qui vit s’accélérer le processus d’industrialisation de la vieille Europe en même temps que se creusait l’écart technique avec les vieilles cultures agricoles et commerçantes d’Asie et d’Afrique qui allaient dès lors entrer dans des rapports de domination et de dépendance dont elles ne sont pas encore aujourd’hui libérées. La colonisation, phénomène de vaste amplitude historique, qui modifie non seulement la carte géographique du globe, les routes de l’échange, mais aussi l’intérieur même des civilisations, le rapport au passé, les identités religieuses, claniques et nationales doit être comprise à l’aune de cette « grande transformation » qui touche la planète entière, bouleverse la manière de vivre le temps et l’espace et crée partout, pour le meilleur et pour le pire, des interdépendances, des solidarités, mais aussi des résistances, des guerres, des mouvements d’insoumission. Dans tous ses livres, Chevrillon est un observateur passionné de ces contacts de culture qu’il s’efforce d’analyser dans toute leur complexité. Son premier récit traite de l’Inde, qu’il visita avant Loti (Dans l’Inde, 1891), et qui le fascina par la puissance encore intacte de ses univers symboliques, si éloignés de l’expérience occidentale, aussi bien dans la rapport au sacré que dans la représentation du temps, de la durée, de l’historicité (ou de son absence) elle-même. Terres mortes (1897) et Sanctuaires et paysages d’Asie (1905) poursuivirent quelques années plus tard cette quête d’une altérité puissante, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Dans cette recherche que l’on peut qualifier de métaphysique d’univers différents, que l’ on interroge, aussi bien dans les architectures que dans les textes, dans les visages rencontrés que dans le dessin des villes et des routes, le Maroc occupa une place centrale. Chevrillon le découvrit pour la première fois avant le Protectorat, en avril 1905, lors d’un voyage qui le conduisit à Fès, à l’invitation de Georges Saint-René-Taillandier, alors ministre de France à Tanger. Un crépuscule d’Islam, publié l’année suivante par Hachette, témoigne du choc de la découverte : Chevrillon perçoit, au-delà de la décadence actuelle, les traces, omniprésentes, d’une haute culture, d’essence religieuse, dont les savants, les ingénieurs et les mystiques, à l’apogée de Grenade, de Fès, de Damas, imprimèrent les traits dans la pierre et dans les textes. En 1913 et en 1917, à l’invitation de Lyautey, Chevrillon parcourut à nouveau le Maroc, mais plus au sud, à Marrakech, la vieille ville intérieure qui, contrairement aux localités côtières, était encore presque entièrement restée en dehors de l’influence française, préservant ainsi des traits de culture uniques, parvenus intacts jusqu’à nous depuis le Moyen Âge arabo-berbère. Chevrillon recueillit les impressions de ces deux voyages dans un récit publié en 1919 par Calmann-Lévy, Marrakech dans les palmes[10] Chevrillon a pu observer, sur plus de dix ans, les transformations inéluctables que le vieux Maroc allait vivre : il s’agit, pour l’essentiel, de la pénétration, par le commerce et l’échange, par la technique et la marchandise, d’un mode de vie radicalement autre. Au-delà des péripéties politiques bien connues qui conduisirent à la signature du traité de Fès[11] , ce qui est en cause, c’est le processus d’érosion d’une civilisation du « vieux monde », au centre de laquelle Chevrillon découvre des valeurs religieuses et mystiques, au contact, rendu d’autant plus corrosif par son voisinage géographique, d’une civilisation matérielle, que sa puissance même (dans le tourbillon des rivalités internationales) contraint à l’expansion. Chevrillon ne sera pas l’historien ou le chroniqueur politique de cette inexorable occidentalisation d’un pays jusqu’alors protégé par sa farouche volonté d’indépendance et par ses vertus guerrières. Son regard s’arrêtera, au-delà de l’événementiel, sur les forces profondes qui modèlent, ou dénaturent et transforment, le visage d’une culture. Dans son récit de 1913, les notations sur « Casablanca naissante » sont particulièrement intéressantes dans leur ambiguïté même. Chevrillon y perçoit bien l’introduction d’un rythme historique nouveau, d’ une temporalité marchande, rapide, efficace,révolutionnaire même, qui vient détruire les équilibres anciens, lentement sédimentés dans la profondeur organique de sociétés peu aptes à accueillir la nouveauté et l’invention: sociétés traditionnelles, donc, dont le rapport à l’espace et à la durée est celui de l’ Europe d’Ancien Régime, et surtout qui placent, au cœur de leurs désirs et de leurs rêves, autre chose que la maîtrise du monde matériel. Ces sociétés, profondément tenus par un lien religieux, produisent un type d’homme aux antipodes de l’homo economicus de l’Occident industriel. En ce sens, la francisation du Maroc ne peut que s’accompagner d’une démoralisation, pour reprendre un mot auquel Chevrillon donne sons sens le plus fort: la perte des mœurs anciennes qui constituaient, dans un monde qui avait sa cohérence et qui désormais se fragmente et se délite, le ciment d’une identité. L’ambiguïté de Chevrillon est évidente lorsqu’il déplore cette démoralisation tout en jugeant qu’elle est une épreuve nécessaire avant qu’un nouveau type d’humanité n’apparaisse, issu de la greffe des idées françaises sur une société perçue comme refusant l’innovation, et figée dans l’immobile. Ambiguïté d’autant plus grande que Chevrillon est quant à lui sensible aux prestiges de l’immobile et se demande souvent si l’Occident n’a pas inventé un rapport au temps fallacieux et angoissant. La même interrogation était sensible dans les récits des premiers voyages extrême-orientaux. On devine ainsi que Chevrillon est toujours à deux doigts, sans vraiment franchir le pas, d’opérer un décentrement par rapport à sa propre culture, jusqu’à saisir, non seulement la légitimité, mais la beauté (que l’on peut définir comme un équilibre entre les formes extérieures et les architectures intérieures, les spiritualités) de mondes condamnés à disparaître. La fuite vers le Sud (Chevrillon reprend ainsi un thème que Jérôme et Jean Tharaud, qu’il cite, avaient exposé dans La fête arabe) est une première étape dans ce décentrement possible que Chevrillon ne fait qu’entrevoir (tout autres furent ou seront les expériences d’Isabelle Eberhardt et d’Odette du Puigaudeau) : ici apparaissent les limites de ces récits écrits dans un contexte de colonisation. Les plus intelligents d’entre eux comprennent les altérités fortes, mais s’arrêtent à un seuil, au-delà duquel commencerait une aventure personnelle plus risquée. Dans sa vision du Sud marocain, Chevrillon est très proche des Tharaud. Il y a, chez lui comme chez eux, un rêve de pureté, une méfiance évidente envers les métissages de culture qui conduisent tous à des dénaturations. Mais Chevrillon, en bon lecteur de Carlyle et de Ruskin, comme les Tharaud le furent de Péguy et de Michelet, fait de l’argent et de la finance les outils implacables de la destruction des antiques humanités, encore vivantes, pour quelques années encore, sous le regard du voyageur: « Et tout est pur ; la présence du chrétien, maître depuis moins d’un an, et pour la première fois, de Marrakech n’est pas encore perceptible. Nous savons, nous, qu’il est là pour toujours, à présent, le Roumi. Mais parmi tous ces milliers qui s’affairent, ce jeudi, aux besognes et disputes du marché, comme ont fait, chaque jeudi, les Merrakchis des temps passés, combien sont-ils qui se doutent du changement? Pour quelques mois encore (les spéculateurs n’attendent que l’achèvement de la route pour s’abattre sur la grande cité du sud), leur monde va rester ce qu’il fut au cours de tous les siècles où l’Europe ignorait Marrakech. Je les regarde, tous ceux-là qui vivent encore comme vécurent leurs pères, et je songe à l’événement si peu visible (on n’aperçoit même pas sur le Gheliz nos batteries, si bien terrées, “défilées”) qui va développer à l’infini ses conséquences. La première sera la rupture des antiques harmonies. C’est parce qu’ils sont encore ici chez eux, qu’ils composent avec la nature qui les porte et les enveloppe de si parfaits accords. Certainement, ils ont d’autres gestes, d’autres façons de se grouper, que leurs tristes frères, les cireurs de souliers et vendeurs de journaux, parmi les terrains coupés de fil de fer, les immeubles en construction et les foules polyglottes de la naissante Casablanca » (p. 45).

Le dernier chapitre de Marrakech dans les palmes, « Le passé dans le présent », proposera une interprétation d’ensemble de cette « différence » si sensible, aux yeux de l’auteur, entre l’Occident et le Maghreb. Chevrillon oppose l’Angleterre « protestante », « industrielle » et « travailleuse » d’aujourd’hui à un Maroc ou règne encore l’« ancienne prépondérance de l’idée religieuse ». Il ne s’agit certes pas d’une différence d’essence au sens où pourraient l’entendre aujourd’hui certaines théories « différentialistes » : l’opposition est entre une humanité ancienne et une humanité « moderne », un monde traditionnel d’allégeances et de croyances et un « système moderne », comme l’écrivait Michelet dans un passage de son Histoire de France où il analysait, à la fin du Moyen Âge, et au cœur même de la Chrétienté, l’apparition de nouvelles rationalités économiques (et d’une conception désacralisée du politique) appelées, au fil des siècles, à modifier radicalement la réalité de l’Occident[12]. Dès son premier récit de 1905, Un crépuscule d’Islam, Chevrillon avait eu l’intuition, à Fès, que le principe recteur de la civilisation marocaine était religieux, qu’une certaine conception de l’absolu avait suscité des styles architecturaux et des modes de vie qui furent comme le centre, à la fois spirituel et matériel (dans la mesure ou en naissent des géographies urbaines et des monuments) où un peuple trouve son identité la plus incontestable. Les voyages de Chevrillon ne cessent de conduire vers ce centre, qui est comme le point d’aimantation de toute sa recherche. Les pages fascinées qu’il consacre aux architectures « épiques » de Fez témoignent de la nostalgie romantique d’un univers organique que l’Occident, dans l’émiettement individualiste qui est le sien, ne peut plus connaître. Cet univers cohérent surgit dans son intégrité tangible sous les yeux de Chevrillon, comme un monde où tous ont leur place, et où la mendicité même a un sens, toute nimbée encore de sacralité, aux antipodes de la misère moderne qui dégrade et avilit : « Mais surtout, je la revois, cette humanité d’aspect invariable, harmonique à ce décor monumental, et mystérieuse dans ses voiles où chaque figure perd son caractère individuel et momentané, se généralise, se solennise, comme ces murs sous la main des siècles, et paraît leur contemporaine. Je revois les gueux, les mendiants, qui, dans leurs haillons, sont chez eux, au pied des portiques admirables, un peuple d’autrefois et d’aujourd’hui, humble dans le cailloutis et la poussière de ce sol bosselé, mais aussi beau, naturel, à sa place, entre les architectures épiques, aussi touchant que la poudre et les pierres de ce même sol vénérable qu’ont usé les générations. Ces vieillards qui se lèvent, aveugles, royalement drapés dans une loque, sont augustes de la même dignité que ces remparts dont tout le faîte, autrefois dentelé, a fondu comme la crête d’un rocher dans les orages et les pluies des siècles sans nombre » (p. 115-116).

Ces observations permettent à Chevrillon de mieux comprendre, par une suite de riches comparaisons, que l’individualisme (qu’il qualifie de « possesseur » et « constructeur ») (p. 116) a imprimé sa marque, depuis des siècles, aux villes et aux campagnes d’Occident, comme si l’essentiel était de (se) singulariser, d’inscrire partout des distinctions, des différences, non seulement entre classes sociales, mais entre les personnes et les générations. En terre d’Islam, au contraire, prime la dimension collective et anonyme (si éclatante dans les cimetières), comme « un agglomérat sans âge, une seule et vieille enveloppe où s’enferme, comme dans une coquille, non pas une pluralité et une succession de vies individuelles, mais une seule vie, qui de siècle en siècle se poursuit en elle, toujours la même, manifestée par le même mouvement, régie par le mêmes tendances, et ne changeant que par la baisse graduelle du principe organisateur qui l’a développée » (p. 116-117). C’est au demeurant cette « baisse graduelle » d’un principe organisateur initial que diagnostique Chevrillon au Maroc même, sans que le terme de décadence soit prononcé alors que l’idée est partout présente, et dans le titre même de son livre. Chevrillon est surtout le témoin d’un changement, à l’échelle mondiale, de ce principe organisateur qui fut jusqu’alors partout religieux, lié au sacré, sous ses formes multiples. Le monde nouveau dont Chevrillon observe la convulsive naissance sera désenchanté et désacralisé. Il se caractérisera peut-être, Chevrillon le pressent, par la disparition même de l’idée de centre, et par une fragmentation individualiste qui touchera jusqu’aux anciennes sociétés holistes dont le Maroc, à deux pas de l’Europe, est un exemple comme miraculeusement conservé.

Dans La fête arabe,Jérôme et Jean Tharaud avaient été eux aussi sensibles au lent processus de désenchantement qu’ils ne dissociaient pas d’une occidentalisation du monde implantant partout des manières de penser utilitaristes et pragmatiques. Ce livre en a choqué beaucoup par son hostilité au mélange des races, et par le mépris qu’il affiche à l’égard d’une latinité, qui, si elle peut-être en effet comme le pensait alors Louis Bertrand le ciment de la nouvelle Algérie, ne pourra jouer ce rôle qu’en détruisant toute la beauté de l’ancienne civilisation arabe et bédouine. Au rebours, le rêve des Tharaud est celui d’une renaissance arabo-musulmane au contact de la civilisation française : cela ne sera possible que si une alliance durable se noue entre les deux peuples. Mais cette alliance ne peut-être historiquement forte et créatrice que si elle engage autre chose que des intérêts mercantiles. Il s’agit de rendre possible une rencontre entre deux traditions dans ce qu’elles eurent de meilleur: leurs vertus guerrières, leurs valeurs chevaleresques, l’exigence éthique, sur le socle solide de spiritualités non monnayables. Dans cette vision idéaliste de la rencontre des cultures, il va de soi que l’élément économique ne doit pas être déterminant. Comme Péguy dont ils furent très proches, les Tharaud assignent à la civilisation d’autres buts que la poursuite effrénée des intérêts matériels. Or, la nouvelle Algérie naissante voit ceux-ci se déchaîner avec une âpreté sans égale. C’est le principe même de la colonisation que d’offrir un espace vierge aux aigrefins de toutes sortes, de mettre au centre du système une volonté d’enrichissement que ne modère aucun garde-fou. L’Algérie sera la terre des aventuriers, mais elle drainera aussi tout un petit peuple méditerranéen qui a fui la misère de ses origines, et qui sera incapable, sur l’autre rive, de créer une véritable tradition. La fête arabe est significativement dédiée à Charles Péguy qui, depuis plus d’une décennie, avait analysé dans Les Cahiers de la quinzaine les fondements et les ressorts d’un « monde moderne » que caractérisent une absence absolue de références transcendantes, un triomphe sans contrepartie de l’argent, une complète submersion de la Cité par les intérêts économiques. Dans un tel monde, les échafaudages intérieurs se délitent, et c’est la République, dans son principe même, qui se voit avilie. La colonisation reproduit ailleurs, mais en les aggravant, les mêmes tendances, car elle n’a pas en face d’elle le correctif possible d’une tradition démocratique qui peut toujours atténuer les injustices les plus graves. La fête arabe n’est pas autre chose que le récit de la démoralisation (pour reprendre le mot même de Chevrillon dans sa relation de 1913), de la destruction intérieure et spirituelle d’un peuple dont la pauvreté matérielle s’accompagnait souvent d’une très grande richesse de valeurs traditionnelles et religieuses. Pour reprendre une distinction qu’avait faite Péguy dans son Jean Coste, et que les Tharaud connaissaient parfaitement, ce peuple pauvre n’était pas misérable, car la misère suppose aussi la dépossession des univers intérieurs, une expérience de déliaison, qui fait de l’homme un étranger dans sa propre patrie. Les populations des oasis sahariennes que découvrent les Tharaud sur la route du Sud ne sont pas misérables: elles vivent dans l’intégrité d’un monde plein, orienté par des convictions religieuses, solidement construit par un code d’honneur, régi par un système de valeurs créateur d’identité. Ce système qui charpente les êtres et leur donne une hauteur qui n’a pas de prix échappe au regard du voyageur pressé, de l’occidental qui n’attache plus d’importance qu’à la richesse tangible, du spéculateur avide d’enrichissement facile. Les Tharaud vont décrire dans leur livre le combat inégal entre deux mondes, deux principes d’organisation du réel, jusqu’à reprendre à leur manière la fameuse formule de Péguy dans les Cahiers, « Nous sommes des vaincus... »[13], car les valeurs désintéressées n’ont presque plus cours dans le monde nouveau qui impose partout sa logique de rapine. Dans La fête arabe, toutefois, les deux auteurs s’abritent derrière le point du vue d’un français arabisé, significativement surnommé le Khalife, et dont ils rapportent les propos avec sympathie sans toutefois les reprendre entièrement à leur compte. Leur livre raconte la destinée d’une petite oasis du Sud « Ben Nezouh, lointain petit village, à la limite des Hauts- Plateaux, sur la frontière des sables » (p. 17). Les auteurs ont d’abord connu l’oasis à la fin du siècle précédent, avant l’arrivée du chemin de fer, à l’époque où seules des diligences la desservaient par des pistes hasardeuses. Le chapitre I décrit ce monde, disparu au moment, vingt ans après, de la rédaction du livre. L’intuition des Tharaud, au fond proche de celle de Loti, c’est d’être devant un univers dont les profondeurs demeureront scellées : « Tout ce mystère enchante, déçoit, ravit, excède tour à tour. Quand vient un peu de lassitude et qu’aussitôt apparaît l’irritant désir de comprendre, si grande est l’impuissance et si complet l’échec, qu’on éprouve jusqu’à l’angoisse la sensation d’être perdu, d’être seul. Ce pays coloré n’est plus qu’un froid miroir, où se reflètent obstinément votre inquiétude et vos questions. Quels sentiments s’agitent, quelles pensées se dérobent derrière les voiles de ces femmes, sous la laine des burnous, au fond de ces maisons fermées, plus secrètes que des cœurs? Y a-t-il seulement quelque chose à découvrir dans ce pittoresque implacable? Toute cette vie exotique vous demeure tellement étrangère qu’ elle arrive à vous apparaître non plus comme la vie même, mais comme une image, un tableau, dont la réalité véritable se déroulerait quelque part à des milliers de lieues » (p. 43).

Les Tharaud se montrent ici très conscients des limites du regard exotique ou orientalisant, qui ne peut que s’arrêter à la surface des choses, et qui transforme ainsi la réalité en décor. Dans le récit, le rôle du Khalife sera précisément d’offrir un point de vue « inculturé ». Le Khalife a franchi une frontière, que les frères Tharaud devinent, et dont ils savent qu’elle sera pour eux une véritable barrière. Les auteurs l’ont rencontré en même temps que les officiers du Bureau Arabe. Ils apprennent ainsi qu’il est médecin. Un de ses amis, lieutenant, leur en fera un saisissant portrait : « Nous l’avons baptisé Khalife, parce qu’il témoigne pour la vie indigène d’un amour extravagant. Voilà cinq ans qu’il est ici, il a droit à son changement, et il s’obstine à rester! J’avoue que je n’y comprends rien. Vous avez pu en juger par vous-même, les plaisirs de Ben Nezouh sont comme la poésie du cru: ça plaît, c’est agréable un moment, et tout de suite ça écœure (...). Mais le Khalife, tout ici l’amuse, lui plaît inépuisablement. Il a pris pour maîtresse une petite Ouled-Naïl qu’il a été ramasser dans la rue du Tourbillon. Il a aussi adopté un Nomade, un chamelier, poète paraît-il! Il mange, il boit, il aime, il vit tout à fait à l’arabe, dans une maison indigène: vous devriez aller l’y voir » (p. 51).

La suite du récit affinera les traits de cet officier « indigénophile », défenseur d’une idée de la colonisation assez voisine de celle de Lyautey, et résolument opposée aussi bien à une « assimilation » qui exigerait des populations locales l’abandon de leur culture, que, bien sûr, aux rapports de domination et d’exclusion qui partout triomphent en Algérie. Le Khalife est tout simplement attentif à l’existence d’une culture arabe, et plus précisément bédouine, qui donne au monde des oasis son relief et sa profondeur. Mais pour comprendre cette culture, plus simplement en deviner l’existence, il faut passer par l’apprentissage de la langue tout aussi bien que goûter la saveur des modes de vie, comme le firent d’ailleurs beaucoup de militaires en mission dans le Sud. Il est essentiel d’autre part de ne pas mépriser l’expérience religieuse, ce que le Khalife appelle la « poésie de l’Islam », que certes beaucoup d’européens à la vision utilitariste et matérialiste étaient peu faits pour comprendre : « (...) et c’est dans ces visites, devant ces misérables grabats, que j’ai appris à connaître cette race, à admirer sa tranquillité en face de la mort, sa résignation, sa pauvreté supportée avec une noblesse unique, sa reconnaissance du bienfait, et surtout sa poésie, cette poésie religieuse qui n’est pas, comme chez nous, un miracle individuel, mais qui les enveloppe tous, et forme, pour ainsi parler, l’air dont ils sont nourris » (p. 56).

La vision de l’Islam qui se dégage de ce roman est en effet tout aussi esthétique que religieuse. La théologie s’y voit réduite à l’essentiel - une expérience quotidienne de l’infiniment autre - et ce que retient surtout le Khalife, c’est la subtile imprégnation des moindres gestes, de la sensibilité et de l’imagination, par la « poésie du Coran ». Celle-ci a un autre mérite: elle dote le Bédouin le plus humble d’une véritable culture, faite d’un rapport profond au Sacré : « Vainement vous chercheriez dans cette petite oasis une élite intellectuelle, mais si vous restiez quelques mois, vous auriez vite fait de découvrir chez tous ces gens incultes une imagination, une sensibilité inconnues à nos paysans d’Europe. Songez qu’ils sont nourris depuis des siècles, et d’une façon familière, de la plus belle poésie qu’à mon goût il y ait au monde, la poésie du Coran » (p. 65-66)

Il y a un évident point commun entre le récit nostalgique des Tharaud et la vision de Chevrillon : le constat que ces cultures anciennes qui ont pu développer leur forme propre loin de la modernité industrielle et marchande vont, en peu de temps, périr sous les yeux du voyageur et du conteur. Chevrillon exprime le même regret dans Marrakech dans les palmes. Le constat des frères Tharaud pourrait être le sien : « Chaque jour, cette vie, immémorialement attachée à ce sol, allait s’affaiblissant davantage » (p. 246). L’Islam des frères Tharaud (du moins tel qu’il est résumé dans la vision esthétisante du Khalife) est toutefois caractérisé par son abstraction, sa généralité « poétique », et ne rend certainement pas compte (pas plus que celui de Chevrillon d’ailleurs) des formes singulières qu’il a pu prendre au cours de sa tumultueuse histoire. Ernest Psichari sera plus attentif à l’insérer dans la profondeur de toute une culture, au cours d’une mission en Mauritanie, en 1910, minutieusement préparée par des lectures savantes et l’apprentissage de la langue arabe. Psichari écrira un beau livre tiré de son expérience du désert et de la civilisation maure, Les voix qui crient dans le désert (1ère édition posthume, Paris, Conard, 1920). Le regard aigu de Psichari avait été pour ainsi dire formé au cours d’une première mission africaine, au Congo (1906-1907), qui fit l’objet elle aussi d’un récit remarquable, Terres de soleil et de sommeil (Paris, Calmann-Lévy, 1908). Une lecture comparée de Chevrillon, Psichari et des frères Tharaud rend évidentes les différences d’approche dans des textes contemporains. Psichari, comme Chevrillon, qu’il connaît personnellement et dont il a lu les livres alors publiés, entre autres Un crépuscule d’Islam, partage avec lui l’obsession « romantique » (que Chevrillon a de son côté empruntée à Carlyle et à certains textes de Ruskin) d’un tarissement de la force organisatrice centrale des grandes civilisations. Cette force n’est pas toujours facile à décrire: elle est faite d’un certain rapport à l’Absolu, de styles du sacré qui imprègnent les architectures tant extérieures qu’intérieures, d’un rapport au temps, au corps, à la mort qui, jusqu’à l’éclipse moderne du sacré du moins, apparaît comme essentiellement religieux. Ce sont ces armatures fortes que Chevrillon avaient découvertes à Fès en 1905, dans un Maroc historiquement et politiquement décadent mais qui avait gardé au plus profond de ses réserves (et de ses ressources) intérieures un rapport au Sacré puissant, organisateur, fondateur de sens: ce même rapport que l’Occident positiviste et rationaliste était quant à lui en train de perdre, de manière irréversible. Les Tharaud devinaient, par la bouche du Khalife, que cette organisation religieuse de la vision du monde était source de poésie, nimbait l’existence d’arrière-mondes prestigieux (les mêmes certes que Nietzsche avait dénoncés), qui lui donnaient à la fois sa profondeur et sa « saveur ». Le jeune Psichari, esprit cultivé, d’une finesse extrême, et tourmenté en même temps par toutes les inquiétudes religieuses de son temps, découvre en Mauritanie un Islam vécu, une foi intacte, des valeurs collectives qui accordent plus de prix au rapport à Dieu qu’à l’organisation matérielle du monde. Tout son récit se ressent de cette fascination pour un univers que l’Occident a perdu, un monde métaphysique, au sens propre de ce mot, plus soucieux d’éternité que de réussite temporelle. Les maures semblent ainsi poursuivre (mais Loti et Chevrillon avaient fait la même remarque au Maroc) un grand rêve éveillé, qui est celui de toutes les « grandes races » métaphysiques. Tout tient finalement à un certain usage de la force, des forces, que l’époque de Psichari, influencée comme elle le fut par les théories physiques de l’univers, lui apprend à percevoir comme au cœur même du réel. L’Occident dirige ses forces vers la matière, le monde concret, la puissance tangible, la culture maure les oriente vers la spiritualité : « Ces grandes facilités de méditations que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces et les employant à notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt, de reconquérir nos richesses perdues » (p. 201).

La distance est immense, en effet, entre une civilisation de la matière et qui, dans ses courants les plus profonds, depuis la Renaissance, n’a cessé d’œuvrer à la réhabilitation du monde sensible (tel est le sens de la « mort de Dieu » dans la philosophie du dix-neuvième siècle), jusqu’à exalter, dans ses tendances les plus modernistes, toutes les singularités du vivant, et par ailleurs une métaphysique hiératique, théocentrée, et dédaigneuse des phénomènes. Ceux-ci ne sont qu’autant d’illusions trompeuses, que le désert réduit en poussière, comme si cette terre mystique, plus que toute autre, permettait un recentrement (sur un centre métaphysique) en suggérant l’anéantissement du multiple. Le pays maure avive partout la nostalgie de l’Un : « Ce pays nous apprend le mépris des formes sensibles, et voilà bien sa plus grande leçon » (p. 215). Ce qui authentifie le récit de Psichari et lui donne une force que ne peuvent avoir les témoignages indirects et pressés de Loti, Chevrillon et des frères Tharaud, c’est bien sûr le fait que l’auteur des Voix qui crient dans le désert eut une approche plus directe, patiente, intérieure de l’Islam, facilitée en outre par sa connaissance de la langue arabe (de même qu’il avait appris assez de baya ou de foulbé pour pouvoir parler en ces langues durant la mission congolaise). Par-delà les différences évidentes de sensibilité, il y au au moins un point commun entre ces récits : ils comprennent tous l’étroite imbrication d’une religion et d’une culture où se façonnent des intériorités, un rapport au temps et à l’existence quotidienne que ne peut que contredire la modernité occidentale, si toutefois celle-ci se confond, comme le pensent tous les auteurs étudiés ici, avec le primat de la technique et de la raison utilitaire. Dès lors, identité religieuse et résistance culturelle, comme le prouvera d’ailleurs toute l’histoire du XXe siècle apparaîtront de plus en plus dans leur unité insécable : c’est ce que pressentent tous ces récits de l’ère coloniale, sans en tirer cependant toutes les conséquences.

 

Jean-François Durand

Université Montpellier III

Les références (citations suivies de la page) renvoient aux éditions suivantes :

-   Eugène Aubin, Le Maroc d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1904.

-   André Chevrillon, Un crépuscule d’Islam, Casablanca, Bibliothèque arabo-berbère, éditions EDDIF, 1999.

-   André Chevrillon, Marrakech dans les palmes, Aix-en-Provence, Collection Centre des écrivains du Sud, Edisud, 2002.

-   Pierre Loti, Au Maroc, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot éditeur, 2000.

-   Ernest Psichari, Les voix qui crient dans le désert, dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Conard, 1948.

-   Jérôme et Jean Tharaud, La fête arabe, Émile-Paul éditeurs, Paris, 1912.



[1] Voir Jean-François Durand, « Deux regards d’Occident. Le Maghreb de Louis Bertrand et d’André Chevrillon" , dans Regards sur les littératures coloniales, tome I, Paris, l’Harmattan, 1999.

[2] Le jardin de la mort, Paris, Ollendorff, 1904, Préface, p. IV.

[3] Cité par le général Gouraud, Mauritanie-Adrar. Souvenirs d’un africain, Paris, Plon, 1945, p. 15..
 
[4] C’est ce qui ressort de la plongée au cœur de l’Algérie des Ouled Naïl dans le livre de Dermenghem, Le pays d’Abel, Paris, Gallimard, 1960. Dermenghem insiste sur la faiblesse de la présence française, entre autres p. 28.

[5] On partageait traditionnellement le Maroc entre bled makhzen et bled siba, les terres où s’imposait l’autorité du sultan et du pouvoir central et celles qui leur échappaient.

[6] Dans un livre que l’on vient de traduire en français, L’arbre et la lune (Shujayrat hinnâ’ wa qamat), Paris, Phébus, 2002, Ahmad Al-Tawfiq a admirablement dépeint ce Maroc intérieur et son système extrêmement imbriqué de liens féodaux, de solidarité clientéliste, en même temps que d’anarchie tribale.

[7] Ouvrage réédité par EDDIF/Paris-Méditerranée, 2004.

[8] Isabelle Eberhardt et Victor Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’Islam, Paris, Eugène Fasquelle, 1906, p. 69.

[9] Cité par Michel Desbruères, Pierre Loti, Au Maroc, Préface, p. 10.

[10] Aujourd’hui réédité par Edisud.

[11] Voir la septième partie, « Le partage du Maroc », de la synthèse de Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, Paris, collection « Folio histoire », 2002, 1ère

édition française Denoël, 1996.


[12] II s’agit du célèbre Livre V de l’ Histoire de France où Michelet analyse la montée en puissance des légistes en même temps que triomphaient de nouvelles valeurs liées à l’argent. C’est le début du « système moderne » pense Michelet.

[13] Treizième cahier de la dixième série, juin 1909.

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