Jean-François Durand,
Université Montpellier III
Regards sur
la culture arabo-musulmane
dans le récit
de l’ère coloniale: 1890-1912
Il y a dans le récit de l’ère coloniale, un thème particulièrement
passionnant pour qui s’intéresse aux contacts des cultures, et à la façon dont
ceux-ci sont mis en scène, dans des récits autobiographiques, romanesques, ou à
prétention plus directement historique et culturelle: il s’agit du moment,
toujours intense, où le voyageur éprouve un essentiel dépaysement, comme s’il
franchissait une invisible frontière, et faisait enfin l’expérience d’une
altérité forte, incontestable, qui peut d’ailleurs conduire à d’insensibles
modifications du regard que l’on porte sur soi et sur le monde. En Afrique du
nord, parmi une littérature considérable qui a relaté les étapes de la
“pénétration” française, une ligne de clivage est évidente entre deux
sensibilités qui ne cesseront de s’exprimer jusque dans les années soixante.
Louis Bertrand, au début du siècle, incarne parfaitement, en Algérie, la volonté
de gommer les différences culturelles, dans l’intention clairement affichée de célébrer, par-delà la
parenthèse arabo- musulmane, la continuité d’une civilisation latine qui renaît
de ses cendres avec la colonisation française. La préface de la 1ère édition du
Jardin de la mort, écrite en 1904, est
sur le plan de l’histoire des idées d’un intérêt évident. Louis Bertrand y
affirme être le premier auteur “qui ait vu l’Algérie moderne comme un pays
latin”, et il s’oppose vigoureusement à ceux qui l’ont précédé, -romanciers ou
voyageurs, imbus de préjugés romantiques, affolé d’exotisme, ou uniquement
épris de notations pittoresques, (qui) tous n’ont daigné apercevoir de cette
Algérie que le peuple vaincu par nous”. De ce peuple vaincu, Louis Bertrand ne
retient “que le fragile décor d’une civilisation misérable et agonisante”,
auquel il oppose l’immense effort de transformation et de modernisation
entrepris par les Européens d’Afrique. Dans cette vision constructiviste et
typiquement coloniale, il y a bien sûr pas de place pour le “clinquant des
mœurs arabes” que Louis Bertrand voue à une pure nostalgie exotique. Il serait
certes facile d’opposer ce texte à d’autres récits, comme la Fête arabe, de Jérôme et Jean Tharaud,
qui prend le contrepied du mythe latin et analyse au contraire la lente et
inexorable dégradation d’une culture dont on salue la beauté et la profondeur
spirituelle. Celle-ci trouve alors refuge dans le Sud, selon une thématique du
roman colonial qui a été souvent analysée. Lorsqu’on passe de l’Algérie à la
Mauritanie et au Maroc, les problématiques, tout naturellement, se modifient.
Avant le protectorat, le Maroc est encore une terre indépendante, hostile à la
pénétration étrangère
que tous les voyageurs dépeindront, à l’exception des villes côtières depuis
longtemps destinées au commerce, comme crispé sur ses valeurs ancestrales. La
situation n’est guère différente en Mauritanie, que son austérité saharienne
semble protéger des convoitises extérieures tout en en faisant la terre de
prédilection des militaires, sensibles à son intérêt stratégique. En 1902, le
gouverneur général Roume estimera que “notre pénétration en Mauritanie était la
conséquence logique et nécessaire de notre Empire africain”, et désignera un
excellent spécialiste de cette région, Xavier Coppolani (auteur d’une étude
remarquée sur Les confréries religieuses musulmanes,
Alger, Jourdan, 1897) pour entreprendre une mission de pacification et de
reconnaissance plus précise du terrain. Le jeune Ernest Psichari, en 1910,
arrivera en Mauritanie dans le sillage de son prestigieux aîné. Au Maroc et en
Mauritanie, la présence coloniale n’était que ponctuelle, fragile, comme
plaquée sur d’immenses territoires qui, dans leur profondeur, avaient maintenu
des structures sociales et des univers symboliques inaltérés depuis des
siècles. Les récits que je me propose d’étudier aujourd’hui, Au Maroc de Pierre Loti (1890), Un crépuscule d’Islam d’André
Chevrillon (1905), Les voix qui crient
dans le désert d’Ernest Psichari (publication posthume en 1920, à
partir d’une expérience qui remonte à 1910 et 1912), et La fête arabe
des frères Tharaud
(1912), présentent tous l’intérêt de na pas
céder à l’illusion
“algérianiste”
de Louis Bertrand, et de percevoir d’emblée ce que Jacques
Berque appellera
bien plus tard des “intérieurs du maghréb”,
autrement dit des univers
religieux, culturels, des manières d’être et des
équilibres sociaux qui, bien
loin d’offrir l’apparence du clinquant, désignent
des architectures cohérentes
et profondes. C’est contre ces architectures que butent les
voyageurs, ce
qu’ils traduisent dans leurs écrits par toute une topique
de l’impénétrable, de l’opaque, du différent. De bons connaisseurs de
l’Afrique du nord, comme Émile Dermenghem ou
Charles-André Jullien, confirmeront d’ ailleurs cette impression en remarquant
que, même au cœur des années trente, des pans entiers de la réalité culturelle
marocaine, et même algérienne, n’avaient que peu été touché par la francisation. Cette résistance
des cultures est certes un élément essentiel de l’appréhension qu’eurent les
occidentaux de ces espaces autres: l’orient, le Maghreb, l’Afrique, selon les
noms différents qu’on leur donna dans les écrits du temps. Le Maroc, de ce
point de vue, offre un terrain d’observation tout à fait remarquable. En 1888,
Charles de Foucauld dut se déguiser pour aller à l’intérieur des terres. Son
célèbre récit, Reconnaissance au Maroc,
insiste sur les difficultés de l’aventure, sur les dangers affrontés, sur la
méfiance envers l’étranger, que l’on soupçonne toujours d’être un espion. Il
trace dans ce livre le premier tableau, le plus complet et de loin à ce jour,
d’un territoire perçu, non pas dans sa superficie exotique, mais dans ses
rythmes historiques et culturels anciens, y compris dans les zones de siba hostiles à l’ordre mazhénien. Tâche d’autant plus ardue qu’il faut franchir la barrière
des langues, des dialectes, et rendre compte, dès que l’on s’éloigne des villes
où s’affirme l’autorité du sultan, d’une réalité tribale et clanique, avec ses
allégeances complexes, ses alliances tumultueuses, son historicité riche, mais
qui puise à une autre logique que celle de l’Occident moderne. Le Moyen Age européen, avec son émiettement des souverainetés,
ses micro-pouvoirs, ses imbrications du temporel et du spirituel, peut certes
aider à saisir quelque chose d’une réalité géographiquement proche mais
culturellement éloignée de plusieurs siècles: passionnant voyage dans une
altérité culturelle dont on perçoit qu’elle sera longtemps irréductible: les
dernières grandes Siba, au Maroc, se prolongèrent jusqu’aux années trente (et
même au-delà) et l’on peut peut-être penser que seule la monarchie hassanienne
mènera à son terme un processus de pacification du pays que le protectorat
échoua à achever. Quelques années plus tard, un diplomate à la culture
historique solide, Eugène Aubin, entreprit une reconnaissance du pays au
parcours moins périlleux qui le conduisit de Tanger à Marrakech (où il visita
les vallées limitrophes) et puis à Fès, où il resta six mois, en 1903. Les
différents chapitres de de ce livre furent publiés dans Le Journal des Débats, la Revue de Paris et la Renaissance latine, avant d’être
réunis en volume en 1904 chez Armand Colin sous le titre Le Maroc d’aujourd’hui. La Préface, écrite à Tanger en 1903, met en évidence la
singularité marocaine par rapport à l’Algérie: “Ignorant la langue arabe et
isolé dans une contrée aussi rebelle à tout contact avec les Européens, il
m’eût été impossible d’entreprendre une pareille tâche, sans le concours d’un
Algérien, Si Kaddour ben Ghabrit. Si Kaddour a été, pendant mon long voyage à
travers le Maroc septentrional, le plus dévoué des compagnons et le meilleur
des informateurs, -justifiant, une fois de plus, cette vérité évidente que nos fellow-subjects algériens sont parmi
les plus précieux ouvriers de l’œuvre française au Maroc” (p.III). Cette
opposition entre des sujets algériens fiables et des marocains hostiles se
retrouvera dans plusieurs récits du temps. Qu’il suffise de rappeler les
remarques d’Isabelle Eberhardt dans son livre posthume Dans l’ombre chaude de l’Islam (1ère
édition Fasquelle 1906). Elles furent écrites en 1904 : “ Les marocains abhorrent les Algériens, qu’ils
considèrent assez facilement comme des renégats. Peut-être les marocains
détestent-ils plus profondément les musulmans algériens que les chrétiens
eux-mêmes, parce qu’ils croient que les premiers ont abjuré l’Islam, tandis que
les autres sont restés ce qu’ils étaient: des infidèles. Oubliant les principes
de tolérance de l’Islam pur, les Marocains nourrissent une haine
irréconciliable contre chrétiens et “Mzanat”. C’est donc ce Maroc fermé, autocentré, que Eugène Aubin
s’efforcera de soumettre à la grille analytique de l’historiographie
occidentale, non sans avoir pris un certain nombre de précautions pour ainsi
dire “épistémologiques” dans sa Préface: “
J’ai eu la rare fortune de voir le Maroc à une époque unique, où l’intensité de
la crise, provoquée par les imprudences européennes du sultan Moulay Abdelaziz,
entrouvrait, pour la première fois, un pays obstiné dans sa résistance contre
l’étranger, où l’émotion du moment incitait aux confidences des personnages,
qui, en d’autres temps, n’eussent point voulu d’un chrétien pour témoin de
leurs affaires intérieures et où apparaissaient à nu les ressorts du makhzen,
tendus à l’extrême sous la pression des événements. C’est dans ces
circonstances particulièrement favorables, qu’il m’a été permis d’observer la
féodalité marocaine, c’est-à-dire une sorte de Saint-empire, figé dans
l’Islamisme, avec sa fédération incohérente de tribus, ses coutumes d’un autre
âge et son jeu compliqué d’influences religieuses; toutes choses qui font du
Maroc le plus extraordinaire des États
musulmans et lui impriment un caractère si déconcertant
pour le nouveau venu.
J’ai vécu plusieurs année au Caire et à
Constantinople; il m’a été donné de
parcourir la plus grande partie des terres musulmanes,
l’Algérie et la Tunisie,
la Syrie et l’Égypte, les Indes, la Crimée et
le Caucase, les pays balkaniques, les Turquies d’Europe et d’Asie; je n’ai rien
rencontré nulle part qui ressemblât au Maroc et j’ai eu tout à apprendre en
abordant l’Extrême Occident de l’Islam” (p. V). Le récit d’Aubin, qui influença
la vision que se firent du Maroc Lyautey et Jean Jaurès, peut être lu comme une
tentative - en grande partie réussie - de ramener à des mesures connues cette
altérité puissante sur laquelle insiste la Préface. Mais nul doute que
l’expérience majeure de ce récit est initiatique, même si les contraintes du
récit historique imposent un ton objectif et distancié. La somme d’Aubin
s’achève sur ce constat: “Il y a sept mois juste que nous avions quitté Tanger
et que nous étions sortis de la civilisation européenne” (p. 492).
Les récits plus littéraires, de facture orientaliste, seront
précisément ceux qui sauront le mieux décrire un tel changement de
civilisation. En février 1889, Jules Patenôtre qui vient d’être nomme ministre
à Tanger invite Pierre Loti à l’accompagner à l’occasion de la remise des
lettres de créance au Sultan: “J’ai pensé que l’idée de visiter, dans des
conditions exceptionnellement favorables, un des rares pays qui ne soient pas
encore entamés par la civilisation occidentale aurait peut-être quelque attrait
pour vous et que vous pourrez y puiser la matière d’un livre original”. Loti acceptera l’invitation et, comme le
remarque Michel Desbruères dans sa Préface à la réédition d’Au Maroc, ramènera de son périple un
livre purement descriptif qui s’abstient volontairement de tout commentaire
politique: Loti, en effet, ne souhaite absolument pas que le Maroc soit
francisé: “Qu’on ne s’attende pas à y trouver des considérations sur la
politique du Maroc, son avenir, et sur les moyens qu’il y aurait de l’entraîner
dans le mouvement moderne: d’abord, cela ne m’intéresse ni ne me regarde, - et
puis, surtout, le peu que j’en pense est directement au rebours du sens commun”
(17). C’est d’ailleurs dans cette Préface que Loti écrira cette phrase souvent
citée: “(je) me suis toujours senti l’âme à moitié arabe” (17-18). Loti
inaugure ainsi une lignée d’écrivains qui, d’Isabelle Eberhardt aux frères
Tharaud et à Odette du Puigaudeau défendront une sensibilité arabophile qu’il
importe ici de commenter de plus près. Tout au long de son récit de 1890,
Pierre Loti insiste sur la différence - éclatante à ses yeux- entre l’orient et
l’Occident: “C’est curieux même comme l’impression d’arrivée est ici plus
saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée malgré
les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises
qui s’étalent çà et là devant des hôtels t des bazars -en mettant pied à terre
aujourd’hui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi- j’ai le sentiment
d’un recul subit à travers les temps antérieurs” (23). Dès les premières pages,
Pierre Loti place l’Islam au cœur de ce dépaysement, et du sentiment d’altérité
qui en découle: “Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe,
éteignant les bruits d’ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la
vie: le vieux suaire de l’islam, qui sans doute
va beaucoup s’épaissir autour de nous dans quelques jours quand nous serons
enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l’abord
pour nos inspirations fraichement émoulues d’Europe” (24). Ainsi, Loti constate
dès son préambule que l’Islam jouera un rôle essentiel dans l’ “impression de
dépaysement que ce Maroc
m’a causée dès
l’abord” (25). Le voyage à l’intérieur
des terres, jusqu’ à Fès, par des étapes
importantes comme celle de Ksar-El-Kébir, sera dès lors
le fascinant
apprentissage d’une étrangeté culturelle,
l’immersion dans ce que R.L.Stevenson
appellerait des “univers parallèles”, rendus plus
mystérieux encore par les Amples vêtements qui drapent les corps, par la lenteur
hiératique des gestes, et surtout le sentiment d’irréalité qui se dégage d’un
univers qui semble régi par des valeurs essentiellement religieuses. On a dès
lors l’impression que les musulmans de vieille tradition que Loti croise sans
jamais vraiment les rencontrer ne voient pas le même monde, ni la même réalité
que le voyageur occidental: “leurs figures, généralement belles, ont je ne sais
quoi de sombre et de fermé; en eux-mêmes, ils poursuivent un vieux rêve
religieux que nous ne pouvons plus comprendre” (67). Loti note au passage une
différence essentielle entre le regard occidental et oriental, ou plutôt le
voyeurisme du regard occidental et l’indifférence du regard des musulmans qui
n’ont peut-être pas besoin de voir, tellement ils sont pris dans leur univers
intérieur: “ceux-ci n’ont même pas la curiosité de nous voir” (67). Loti, bien
avant Chevrillon qu’il influencera directement, orientalise le Maroc, jusqu’ à
le rapprocher de la Syrie, de l’Égypte
et de
la Turquie (70). Dépaysement culturel qui renforce partout le
sentiment d’un
éloignement. A propos d’un chérif vêtu de
blanc, Loti constate: “Je songe aux
abîmes de tranquillité et de mysticisme qui doivent
séparer les conceptions de
ce chérif des conceptions d’un monsieur du
boulevard” (70). Il y a, de plus,
des degrés dans le dépaysement et
l’étrangeté. Aller à
l’intérieur du Maroc,
c’est s’éloigner de plus en plus du monde
originaire. Le Sebou, en ce sens, est
une frontière que l’on franchit vers plus encore de
différence :
“Ce grand fleuve de Sebou établit comme une
démarcation
tranchée entre le Maroc d’en deçà et le
Maroc d’au-delà. sitôt qu’on l’a
franchi, on a l’impression de s’être
séparé davantage du monde contemporain, de
s’être enfoncé plus avant dans le sombre
Maghreb” (87). Se séparer et s’enfoncer sont deux vernes-clefs du
voyage initiatique chez Pierre Loti. L’arrivée
à Fès est décrite comme la découverte d’un centre, un centre spirituel et
commercial à la fois, vers lequel convergent des forces inconnues et d’autant
plus excitantes pour l’imagination : “Et
tout cette activité n’a rien à voir avec la nôtre, s’exerce comme il y mille
ans, par des moyens qui sont tout à fait en dehors de nos moyens à nous, par
des routes qui nous sont profondément inconnues” (99). L’Islam dessine en effet
une géographie spirituelle et culturelle que, à moins d’être arabisant, on ne
peut que pressentir sans vraiment la comprendre. Loti est tout à fait conscient
d’être devant un phénomène historique de grande ampleur, qu’il ne peut décrire
que dans sa surface. Il décrira
les minarets, qui ajoutent une
note féérique aux paysages, et il constatera que, faute
d’une langue commune,
il restera toujours au seuil de la culture arabo-musulmane. Se
déguiser,
prendre des vêtements d’emprunt (127), peut donner
l’illusion de franchir une
frontière. mais les intériorités demeurent
inaccessibles: de là cette étrange
impression d’ être devant des figures
“indifférentes”,
“indéchiffrables” (110),
de contempler des existences remplies par “un grand rêve
religieux” (11) dont
l’occidental n’est plus capable de pénétrer
l’essence. Cet étonnement devant
l’étrange(té), Pierre Loti ne cessera de
l’exprimer dans son livre, et par
exemple à Fès: “Et jamais n’a
été plus brusque ni plus complète
l’impression de
dépaysement, de changement de moi-même en un autre
personnage d’un monde
différent et d’une époque antérieure”
(120). Il y a bien sûr des temps forts
dans cette expérience de la différence. Ils sont
particulièrement nombreux à
Fès, lorsque Loti découvre la karaouïne (130) et
voit pour la première fois le
sultan (137), à la fois “prêtre et guerrier”
(138), incarnant un principe de
légitimité depuis longtemps oublié par
l’Europe moderne. De plus, Loti suggère
que dans ce monde où le religieux et le temporel ne sont point
désajustés, ce
qui prime, ce n’est pas l’avenir, mais le passé, l’açl, comme l’on dit en arabe. Les
sources de la civilisation et de la vérité sont en amont: c’est pourquoi le
sultan “cherche à copier Mahomet le plus possible” (138) au rebours d’un monde
occidental qui lui privilégie l’invention, la singularité, l’individualité, et
valorise la dimension de l’avenir. La distance ainsi se creuse entre
l’expérience musulmane du temps, telle que la symbolise le Sultan du Maroc dans
une ville de Fès qui semble volontairement se détourner du monde moderne, et
une Euroamérique de plus en plus emportée par les rythmes rapides du « progrès ». Cette neutralisation de la durée est certainement ce
qu’il y a de plus anti-occidental dans l’expérience musulmane du temps : « Il
est quelqu’un que nous ne pouvons plus, à notre époque, ni comprendre, ni
juger; mais il est assurément quelqu’un de grand, qui impose... Et là, devant
nous, gens d’un autre monde rapprochés de lui pour quelques minutes, il a je ne
sais quoi d’étonné et de presque timide qui donne à sa personne un charme
singulier, tout à fait inattendu » (p. 138). Loti prendra soin, dans les
dernières pages de son récit, de formuler le vœu, dont se souviendra
Chevrillon, que le Maroc puisse longtemps encore préserver son authenticité
culturelle: « O Moghreb sombre, reste, bien longtemps encore, muré,
impénétrable aux choses nouvelles, tourne bien le dos à l’Europe et
immobilise-toi dans les choses passées » (p. 261). Ce souhait -bien plus
profondément qu’une attitude esthétisante- dévoile une nostalgie d’un temps oriental, qui est essentiellement
pré-industriel. Loti dès son voyage de 1890, fixe le cadre d’une topique qui
sera appelée à de considérables développements dans le récit de l’ère
coloniale. Il voit dans l’Islam une religion hantée par l’Éternité, indifférente au temps de l’histoire, au temps
progressiste et accumulatif: c’est cet Orient du temps qui fascine le voyageur,
jusqu’à lui suggérer de s’immobiliser à son tour dans une lumière qui exorcise
la mort.
En 1905, sur le bateau qui franchit le détroit de Gibraltar, André
Chevrillon constate la même différence essentielle entre des cultures, certes
géographiquement voisines, mais métaphysiquement séparées: « Comme on sent que
cette humanité-là, ses rythmes, ses rêves, et ce bateau, sont d’essences
différentes, - que celui-ci est le produit d’une civilisation tout à fait
étrangère » (p. 27). Mais ce constat de Chevrillon, l’un des derniers voyageurs
victoriens et romantiques, n’entraîne pas une dépréciation du monde
arabo-musulman. De plus, contrairement à Loti, Chevrillon ne cède pas à une
fascination purement esthétique de l’Islam dont il ne retiendrait, en quelque
sorte, que la puissance d’enchantement. Mais il est très éloigné aussi d’un
regard assimilationniste qui tendrait, volontairement ou non, à sous-estimer la
dimension religieuse de la culture arabe. Toute la formation historique et
philosophique qui fut la sienne lui permit au contraire de saisir
(intellectuellement, certes, et comme de l’extérieur) l’essence religieuse
d’une culture qu’il s’efforça de comprendre dans son intégrité historique la
plus profonde. Rappelons que Chevrillon, né à Brest en 1863, fut éduqué à la fois
dans la culture anglaise et française. Sa mère était la sœur d’Hippolyte Taine.
Devenue veuve en 1877, elle confia ses deux fils à l’historien, qui veilla
scrupuleusement à leur éducation. André Chevrillon a raconté ces années
d’apprentissage dans un très intéressant Portrait de Taine, publié en 1958.
Très tôt, André Chevrillon lut avec un égal plaisir les poètes, les romanciers
et les historiens. Chez lui, l’attrait pour les vastes synthèses, la tentative
de saisir les rythmes culturels profonds d’une civilisation, furent un trait
d’époque frappant, qu’il hérita de son oncle aussi bien que de Michelet, Guizot
ou Macaulay. Il fut par ailleurs le témoin d’un deuxième basculement du monde
(après celui des grandes découvertes de la Renaissance) qui vit s’accélérer le
processus d’industrialisation de la vieille Europe en même temps que se
creusait l’écart technique avec les vieilles cultures agricoles et commerçantes
d’Asie et d’Afrique qui allaient dès lors entrer dans des rapports de
domination et de dépendance dont elles ne sont pas encore aujourd’hui libérées.
La colonisation, phénomène de vaste amplitude historique, qui modifie non
seulement la carte géographique du globe, les routes de l’échange, mais aussi
l’intérieur même des civilisations, le rapport au passé, les identités
religieuses, claniques et nationales doit être comprise à l’aune de cette «
grande transformation » qui touche la planète entière, bouleverse la manière de
vivre le temps et l’espace et crée partout, pour le meilleur et pour le pire, des
interdépendances, des solidarités, mais aussi des résistances, des guerres, des
mouvements d’insoumission. Dans tous ses livres, Chevrillon est un observateur
passionné de ces
contacts de culture qu’il s’efforce d’analyser dans toute leur complexité. Son
premier récit traite de l’Inde, qu’il visita avant Loti (Dans l’Inde, 1891), et qui le fascina
par la puissance encore intacte de ses univers symboliques, si éloignés de l’expérience
occidentale, aussi bien dans la rapport au sacré que dans la représentation du
temps, de la durée, de l’historicité (ou de son absence) elle-même. Terres mortes (1897) et Sanctuaires et paysages d’Asie (1905)
poursuivirent quelques années plus tard cette quête d’une altérité puissante,
aussi bien dans le temps que dans l’espace. Dans cette recherche que l’on peut
qualifier de métaphysique d’univers différents, que l’ on interroge, aussi bien
dans les architectures que dans les textes, dans les visages rencontrés que
dans le dessin des villes et des routes, le Maroc occupa une place centrale.
Chevrillon le découvrit pour la première fois avant le Protectorat, en avril
1905, lors d’un voyage qui le conduisit à Fès, à l’invitation de Georges
Saint-René-Taillandier, alors ministre de France à Tanger. Un crépuscule d’Islam, publié l’année
suivante par Hachette, témoigne du choc de la découverte : Chevrillon perçoit,
au-delà de la décadence actuelle, les traces, omniprésentes, d’une haute
culture, d’essence religieuse, dont les savants, les ingénieurs et les
mystiques, à l’apogée de Grenade, de Fès, de Damas, imprimèrent les traits dans
la pierre et dans les textes. En 1913 et en 1917, à l’invitation de Lyautey,
Chevrillon parcourut à nouveau le Maroc, mais plus au sud, à Marrakech, la
vieille ville intérieure qui, contrairement aux localités côtières, était
encore presque entièrement restée en dehors de l’influence française,
préservant ainsi des traits de culture uniques, parvenus intacts jusqu’à nous depuis
le Moyen Âge arabo-berbère. Chevrillon recueillit les impressions de ces deux
voyages dans un récit publié en 1919 par Calmann-Lévy, Marrakech dans les palmes Chevrillon a pu observer, sur plus de dix ans, les
transformations inéluctables que le vieux Maroc allait vivre : il s’agit, pour
l’essentiel, de la pénétration, par le commerce et l’échange, par la technique
et la marchandise, d’un mode de vie radicalement autre. Au-delà des péripéties
politiques bien connues qui conduisirent à la signature du traité de Fès , ce qui est en cause, c’est le processus d’érosion d’une
civilisation du « vieux monde », au centre de laquelle Chevrillon découvre des
valeurs religieuses et mystiques, au contact, rendu d’autant plus corrosif par
son voisinage géographique, d’une civilisation matérielle, que sa puissance
même (dans le tourbillon des rivalités internationales) contraint à
l’expansion. Chevrillon ne sera pas l’historien ou le chroniqueur politique de
cette inexorable occidentalisation d’un pays jusqu’alors protégé par sa
farouche volonté d’indépendance et par ses vertus guerrières. Son regard
s’arrêtera, au-delà de l’événementiel, sur les forces profondes qui modèlent,
ou dénaturent et transforment, le visage d’une culture. Dans son récit de 1913,
les notations sur « Casablanca naissante » sont particulièrement intéressantes
dans leur ambiguïté même. Chevrillon y perçoit bien l’introduction d’un rythme
historique nouveau, d’ une temporalité marchande, rapide, efficace,révolutionnaire même, qui vient détruire les équilibres
anciens, lentement sédimentés dans la profondeur organique de sociétés peu
aptes à accueillir la nouveauté et l’invention: sociétés traditionnelles, donc,
dont le rapport à l’espace et à la durée est celui de l’ Europe d’Ancien
Régime, et surtout qui placent, au cœur de leurs désirs et de leurs rêves,
autre chose que la maîtrise du monde matériel. Ces sociétés, profondément tenus
par un lien religieux, produisent un type d’homme aux antipodes de l’homo economicus de l’Occident
industriel. En ce sens, la francisation du Maroc ne peut que s’accompagner
d’une démoralisation, pour reprendre
un mot auquel Chevrillon donne sons sens le plus fort: la perte des mœurs
anciennes qui constituaient, dans un monde qui avait sa cohérence et qui
désormais se fragmente et se délite, le ciment d’une identité. L’ambiguïté de
Chevrillon est évidente lorsqu’il déplore cette démoralisation tout en jugeant
qu’elle est une épreuve nécessaire avant qu’un nouveau type d’humanité
n’apparaisse, issu de la greffe
des idées françaises sur une société perçue comme refusant l’innovation, et
figée dans l’immobile. Ambiguïté d’autant plus grande que Chevrillon est quant
à lui sensible aux prestiges de l’immobile et se demande souvent si l’Occident
n’a pas inventé un rapport au temps fallacieux et angoissant. La même
interrogation était sensible dans les récits des premiers voyages
extrême-orientaux. On devine ainsi que Chevrillon est toujours à deux doigts,
sans vraiment franchir le pas, d’opérer un décentrement par rapport à sa propre
culture, jusqu’à saisir, non seulement la légitimité, mais la beauté (que l’on peut définir comme un
équilibre entre les formes extérieures et les architectures intérieures, les
spiritualités) de mondes condamnés à disparaître. La fuite vers le Sud
(Chevrillon reprend ainsi un thème que Jérôme et Jean Tharaud, qu’il cite,
avaient exposé dans La fête arabe)
est une première étape dans ce décentrement possible que Chevrillon ne fait
qu’entrevoir (tout autres furent ou seront les expériences d’Isabelle Eberhardt
et d’Odette du Puigaudeau) : ici apparaissent les limites de ces récits écrits
dans un contexte de colonisation. Les plus intelligents d’entre eux comprennent
les altérités fortes, mais s’arrêtent à un seuil, au-delà duquel commencerait
une aventure personnelle plus risquée. Dans sa vision du Sud marocain,
Chevrillon est très proche des Tharaud. Il y a, chez lui comme chez eux, un
rêve de pureté, une méfiance évidente envers les métissages de culture qui
conduisent tous à des dénaturations. Mais Chevrillon, en bon lecteur de Carlyle
et de Ruskin, comme les Tharaud le furent de Péguy et de Michelet, fait de
l’argent et de la finance les outils implacables de la destruction des antiques
humanités, encore vivantes, pour quelques années encore, sous le regard du
voyageur: « Et tout est pur ; la présence du chrétien, maître depuis moins d’un
an, et pour la première fois, de Marrakech n’est pas encore perceptible. Nous
savons, nous, qu’il est là pour toujours, à présent, le Roumi. Mais parmi tous
ces milliers qui s’affairent, ce jeudi, aux besognes et disputes du marché,
comme ont fait, chaque jeudi, les Merrakchis des temps passés, combien sont-ils
qui se doutent du changement? Pour quelques mois encore (les spéculateurs
n’attendent que l’achèvement de la route pour s’abattre sur la grande cité du
sud), leur monde va rester ce qu’il fut au cours de tous les siècles où
l’Europe ignorait Marrakech. Je les regarde, tous ceux-là qui vivent encore
comme
vécurent leurs pères, et je songe à
l’événement
si peu visible (on n’aperçoit même pas sur le Gheliz
nos batteries, si bien
terrées, “défilées”) qui va
développer à l’infini ses conséquences. La
première
sera la rupture des antiques harmonies. C’est parce qu’ils
sont encore ici chez
eux, qu’ils composent avec la nature qui les porte et les
enveloppe de si
parfaits accords. Certainement, ils ont d’autres gestes,
d’autres façons de se
grouper, que leurs tristes frères, les cireurs de souliers et
vendeurs de
journaux, parmi les terrains coupés de fil de fer, les immeubles
en construction
et les foules polyglottes de la naissante Casablanca » (p. 45).
Le dernier chapitre de Marrakech dans les
palmes,
« Le passé dans le présent », proposera une
interprétation d’ensemble de cette «
différence » si sensible, aux yeux de
l’auteur, entre l’Occident et le Maghreb. Chevrillon oppose
l’Angleterre «
protestante », « industrielle » et «
travailleuse » d’aujourd’hui à un Maroc ou
règne encore l’« ancienne
prépondérance de l’idée religieuse ».
Il ne s’agit
certes pas d’une différence d’essence au sens
où pourraient l’entendre
aujourd’hui certaines théories «
différentialistes » : l’opposition est entre
une humanité ancienne et une humanité « moderne
», un monde traditionnel
d’allégeances et de croyances et un « système
moderne », comme l’écrivait Michelet
dans un passage de son Histoire de France où il analysait,
à la fin du Moyen
Âge, et au cœur même de la Chrétienté,
l’apparition de nouvelles rationalités
économiques (et d’une conception
désacralisée du politique) appelées, au fil
des siècles, à modifier radicalement la
réalité de l’Occident. Dès son premier récit de 1905, Un crépuscule d’Islam, Chevrillon
avait eu l’intuition, à Fès, que le principe recteur de la civilisation
marocaine était religieux, qu’une certaine conception de l’absolu avait suscité
des styles architecturaux et des modes de vie qui furent comme le centre, à la fois spirituel et
matériel (dans la mesure ou en naissent des géographies urbaines et des
monuments) où un peuple trouve son identité la plus incontestable. Les voyages
de Chevrillon ne cessent de conduire vers ce centre, qui est comme le point
d’aimantation de toute sa recherche. Les pages fascinées qu’il consacre aux
architectures « épiques » de Fez témoignent de la nostalgie romantique d’un
univers organique que l’Occident, dans l’émiettement individualiste qui est le
sien, ne peut plus connaître. Cet univers cohérent surgit dans son intégrité
tangible sous les yeux de Chevrillon, comme un monde où tous ont leur place, et
où la mendicité même a un sens, toute nimbée encore de sacralité, aux antipodes
de la misère moderne qui dégrade et avilit : « Mais surtout, je la revois,
cette humanité d’aspect invariable, harmonique à ce décor monumental, et
mystérieuse dans ses voiles où chaque figure perd son caractère individuel et momentané,
se généralise, se solennise, comme ces murs sous la main des siècles, et paraît
leur contemporaine. Je revois les gueux, les mendiants, qui, dans leurs
haillons, sont chez eux, au pied des portiques admirables, un peuple
d’autrefois et d’aujourd’hui, humble dans le cailloutis et la poussière de ce sol
bosselé, mais aussi beau, naturel, à sa place, entre les architectures épiques,
aussi touchant que la poudre et les pierres de ce même sol vénérable qu’ont usé
les générations. Ces vieillards qui se lèvent, aveugles, royalement drapés dans
une loque, sont augustes de la même dignité que ces remparts dont tout le
faîte, autrefois dentelé, a fondu comme la crête d’un rocher dans les orages et
les pluies des siècles sans nombre » (p. 115-116).
Ces observations permettent à Chevrillon de mieux comprendre, par
une suite de riches comparaisons, que l’individualisme (qu’il qualifie de «
possesseur » et « constructeur ») (p. 116) a imprimé sa marque, depuis des
siècles, aux villes et aux campagnes d’Occident, comme si l’essentiel était de
(se) singulariser, d’inscrire partout des distinctions, des différences, non
seulement entre classes sociales, mais entre les personnes et les générations.
En terre d’Islam, au contraire, prime la dimension collective et anonyme (si
éclatante dans les cimetières), comme « un agglomérat sans âge, une seule et
vieille enveloppe où s’enferme, comme dans une coquille, non pas une pluralité
et une succession de vies individuelles, mais une seule vie, qui de siècle en
siècle se poursuit en elle, toujours la même, manifestée par le même mouvement,
régie par le mêmes tendances, et ne changeant que par la baisse graduelle du
principe organisateur qui l’a développée » (p. 116-117). C’est au demeurant
cette « baisse graduelle » d’un principe organisateur initial que diagnostique
Chevrillon au Maroc même, sans que le terme de décadence soit prononcé alors
que l’idée est partout présente, et dans le titre même de son livre. Chevrillon
est surtout le témoin d’un changement, à l’échelle mondiale, de ce principe
organisateur qui fut jusqu’alors partout religieux, lié au sacré, sous ses
formes multiples. Le monde nouveau dont Chevrillon observe la convulsive
naissance sera désenchanté et désacralisé. Il se caractérisera peut-être,
Chevrillon le pressent, par la disparition même de l’idée de centre, et par une
fragmentation individualiste qui touchera jusqu’aux anciennes sociétés holistes
dont le Maroc, à deux pas de l’Europe, est un exemple comme miraculeusement
conservé.
Dans La fête arabe,Jérôme
et Jean Tharaud avaient été eux aussi sensibles au lent
processus de
désenchantement qu’ils ne dissociaient pas d’une
occidentalisation du monde
implantant partout des manières de penser utilitaristes et
pragmatiques. Ce
livre en a choqué beaucoup par son hostilité au
mélange des races, et par le
mépris qu’il affiche à l’égard
d’une latinité, qui, si elle peut-être en effet
comme le pensait alors Louis Bertrand le ciment de la nouvelle
Algérie, ne
pourra jouer ce rôle qu’en détruisant toute la
beauté de l’ancienne
civilisation arabe et bédouine. Au rebours, le rêve des
Tharaud est celui d’une
renaissance arabo-musulmane au contact de la civilisation
française : cela ne
sera possible que si une alliance durable se noue entre les deux
peuples. Mais
cette alliance ne peut-être historiquement forte et
créatrice que si elle
engage autre chose que des intérêts mercantiles. Il
s’agit de rendre possible
une rencontre entre deux traditions dans ce qu’elles eurent de
meilleur: leurs
vertus guerrières, leurs valeurs chevaleresques,
l’exigence éthique, sur le
socle solide de spiritualités non monnayables. Dans cette vision idéaliste de
la rencontre des cultures, il va de soi que l’élément économique ne doit pas
être déterminant. Comme Péguy dont ils furent très proches, les Tharaud
assignent à la civilisation d’autres buts que la poursuite effrénée des
intérêts matériels. Or, la nouvelle Algérie naissante voit ceux-ci se déchaîner
avec une âpreté sans égale. C’est le principe même de la colonisation que
d’offrir un espace vierge aux aigrefins de toutes sortes, de mettre au centre
du système une volonté d’enrichissement que ne modère aucun garde-fou.
L’Algérie sera la terre des aventuriers, mais elle drainera aussi tout un petit
peuple méditerranéen qui a fui la misère de ses origines, et qui sera
incapable, sur l’autre rive, de créer une véritable tradition. La fête arabe est significativement
dédiée à Charles Péguy qui, depuis plus d’une décennie, avait analysé dans Les Cahiers de la quinzaine les
fondements et les ressorts d’un « monde moderne » que caractérisent une absence
absolue de références transcendantes, un triomphe sans contrepartie de
l’argent, une complète submersion de la Cité par les intérêts économiques. Dans
un tel monde, les échafaudages intérieurs se délitent, et c’est la République,
dans son principe même, qui se voit avilie. La colonisation reproduit ailleurs,
mais en les aggravant, les mêmes tendances, car elle n’a pas en face d’elle le
correctif possible d’une tradition démocratique qui peut toujours atténuer les
injustices les plus graves. La fête arabe
n’est pas autre chose que le récit de la démoralisation (pour reprendre le mot
même de Chevrillon dans sa relation de 1913), de la destruction intérieure et
spirituelle d’un peuple dont la pauvreté matérielle s’accompagnait souvent
d’une très grande richesse de valeurs traditionnelles et religieuses. Pour
reprendre une distinction qu’avait faite Péguy dans son Jean Coste, et que les Tharaud
connaissaient parfaitement, ce peuple pauvre n’était pas misérable, car la misère suppose aussi
la dépossession des univers intérieurs, une expérience de déliaison, qui fait de l’homme un
étranger dans sa propre patrie. Les populations des oasis sahariennes que
découvrent les Tharaud sur la route du Sud ne sont pas misérables: elles vivent
dans l’intégrité d’un monde plein, orienté par des convictions religieuses,
solidement construit par un code d’honneur, régi par un système de valeurs
créateur d’identité. Ce système qui charpente les êtres et leur donne une
hauteur qui n’a pas de prix échappe au regard du voyageur pressé, de
l’occidental qui n’attache plus d’importance qu’à la richesse tangible, du
spéculateur avide d’enrichissement facile. Les Tharaud vont décrire dans leur
livre le combat inégal entre deux mondes, deux principes d’organisation du
réel, jusqu’à reprendre à leur manière la fameuse formule de Péguy dans les Cahiers, « Nous sommes des vaincus...
»,
car les valeurs désintéressées n’ont presque plus cours dans le monde nouveau
qui impose partout sa logique de rapine. Dans La fête arabe, toutefois, les deux
auteurs s’abritent derrière le point du vue d’un français arabisé,
significativement surnommé le Khalife, et dont ils rapportent les propos avec
sympathie sans toutefois les reprendre entièrement à leur compte. Leur livre
raconte la destinée d’une petite oasis du Sud « Ben Nezouh, lointain petit village,
à la limite des Hauts- Plateaux, sur la frontière des sables » (p. 17). Les
auteurs ont d’abord connu l’oasis à la fin du siècle
précédent, avant l’arrivée du chemin de fer, à l’époque où seules des
diligences la desservaient par des pistes hasardeuses. Le chapitre I décrit ce
monde, disparu au moment, vingt ans après, de la rédaction du livre.
L’intuition des Tharaud, au fond proche de celle de Loti, c’est d’être devant
un univers dont les profondeurs demeureront scellées : « Tout ce mystère
enchante, déçoit, ravit, excède tour à tour. Quand vient un peu de lassitude et
qu’aussitôt apparaît l’irritant désir de comprendre, si grande est
l’impuissance et si complet l’échec, qu’on éprouve jusqu’à l’angoisse la
sensation d’être perdu, d’être seul. Ce pays coloré n’est plus qu’un froid
miroir, où se reflètent obstinément votre inquiétude et vos questions. Quels
sentiments s’agitent, quelles pensées se dérobent derrière les voiles de ces
femmes, sous la laine des burnous, au fond de ces maisons fermées, plus
secrètes que des cœurs? Y a-t-il seulement quelque chose à découvrir dans ce
pittoresque implacable? Toute cette vie exotique vous demeure tellement
étrangère qu’ elle arrive à vous apparaître non plus comme la vie même, mais
comme une image, un tableau, dont la réalité véritable se déroulerait quelque
part à des milliers de lieues » (p. 43).
Les Tharaud se montrent ici très conscients des limites du regard
exotique ou orientalisant, qui ne peut que s’arrêter à la surface des choses,
et qui transforme ainsi la réalité en décor. Dans le récit, le rôle du Khalife
sera précisément d’offrir un point de vue « inculturé ». Le Khalife a franchi
une frontière, que les frères Tharaud devinent, et dont ils savent qu’elle sera
pour eux une véritable barrière. Les auteurs l’ont rencontré en même temps que
les officiers du Bureau Arabe. Ils apprennent ainsi qu’il est médecin. Un de
ses amis, lieutenant, leur en fera un saisissant portrait : « Nous l’avons baptisé
Khalife, parce qu’il témoigne pour la vie indigène d’un amour extravagant.
Voilà cinq ans qu’il est ici, il a droit à son changement, et il s’obstine à
rester! J’avoue que je n’y comprends rien. Vous avez pu en juger par vous-même,
les plaisirs de Ben Nezouh sont comme la poésie du cru: ça plaît, c’est
agréable un moment, et tout de suite ça écœure (...). Mais le Khalife, tout ici
l’amuse, lui plaît inépuisablement. Il a pris pour maîtresse une petite
Ouled-Naïl qu’il a été ramasser dans la rue du Tourbillon. Il a aussi adopté un
Nomade, un chamelier, poète paraît-il! Il mange, il boit, il aime, il vit tout
à fait à l’arabe, dans une maison indigène: vous devriez aller l’y voir » (p.
51).
La suite du récit affinera les traits de cet officier « indigénophile
», défenseur d’une idée de la colonisation assez voisine de celle de Lyautey,
et résolument opposée aussi bien à une « assimilation » qui exigerait des
populations locales l’abandon de leur culture, que, bien sûr, aux rapports de
domination et d’exclusion qui partout triomphent en Algérie. Le Khalife est
tout simplement attentif à l’existence d’une culture arabe, et plus précisément
bédouine, qui donne au monde des oasis son relief et sa profondeur. Mais pour
comprendre cette culture, plus simplement en deviner l’existence, il faut
passer par l’apprentissage de la langue tout aussi bien que goûter la saveur
des modes de vie, comme le firent d’ailleurs beaucoup de militaires en mission
dans le Sud. Il est essentiel d’autre part de ne pas mépriser l’expérience
religieuse, ce que
le Khalife appelle la « poésie de l’Islam », que certes beaucoup d’européens à
la vision utilitariste et matérialiste étaient peu faits pour comprendre : «
(...) et c’est dans ces visites, devant ces misérables grabats, que j’ai appris
à connaître cette race, à admirer sa tranquillité en face de la mort, sa
résignation, sa pauvreté supportée avec une noblesse unique, sa reconnaissance
du bienfait, et surtout sa poésie, cette poésie religieuse qui n’est pas, comme
chez nous, un miracle individuel, mais qui les enveloppe tous, et forme, pour
ainsi parler, l’air dont ils sont nourris » (p. 56).
La
vision de l’Islam qui se dégage de ce roman est en effet
tout
aussi esthétique que religieuse. La théologie s’y
voit réduite à l’essentiel -
une expérience quotidienne de l’infiniment autre - et ce
que retient surtout le
Khalife, c’est la subtile imprégnation des moindres
gestes, de la sensibilité
et de l’imagination, par la « poésie du Coran
». Celle-ci a un autre mérite:
elle dote le Bédouin le plus humble d’une véritable
culture, faite d’un rapport
profond au Sacré : « Vainement vous chercheriez dans cette
petite oasis une
élite intellectuelle, mais si vous restiez quelques mois, vous
auriez vite fait
de découvrir chez tous ces gens incultes une imagination, une
sensibilité
inconnues à nos paysans d’Europe. Songez qu’ils sont
nourris depuis des
siècles, et d’une façon familière, de la
plus belle poésie qu’à mon goût il y
ait au monde, la poésie du Coran » (p. 65-66)
Il y a un évident point commun entre le récit nostalgique des
Tharaud et la vision de Chevrillon : le constat que ces cultures anciennes qui
ont pu développer leur forme propre loin de la modernité industrielle et
marchande vont, en peu de temps, périr sous les yeux du voyageur et du conteur.
Chevrillon exprime le même regret dans Marrakech dans les
palmes. Le constat des frères Tharaud pourrait être le sien : «
Chaque jour, cette vie, immémorialement attachée à ce sol, allait
s’affaiblissant davantage » (p. 246). L’Islam des frères Tharaud (du moins tel
qu’il est résumé dans la vision esthétisante du Khalife) est toutefois
caractérisé par son abstraction, sa généralité « poétique », et ne rend
certainement pas compte (pas plus que celui de Chevrillon d’ailleurs) des
formes singulières qu’il a pu prendre au cours de sa tumultueuse histoire.
Ernest Psichari sera plus attentif à l’insérer dans la profondeur de toute une
culture, au cours d’une mission en Mauritanie, en 1910, minutieusement préparée
par des lectures savantes et l’apprentissage de la langue arabe. Psichari
écrira un beau livre tiré de son expérience du désert et de la civilisation
maure, Les voix qui crient dans le désert
(1ère édition posthume, Paris, Conard, 1920). Le regard aigu de
Psichari avait été pour ainsi dire formé au cours d’une première mission
africaine, au Congo (1906-1907), qui fit l’objet elle aussi d’un récit
remarquable, Terres de soleil et de sommeil
(Paris, Calmann-Lévy, 1908). Une lecture comparée de Chevrillon, Psichari et
des frères Tharaud rend évidentes les différences d’approche dans des textes
contemporains. Psichari, comme Chevrillon, qu’il connaît personnellement et
dont il a lu les livres alors publiés, entre autres Un crépuscule d’Islam, partage avec
lui l’obsession « romantique » (que Chevrillon a de son côté empruntée à
Carlyle et à
certains textes de Ruskin) d’un tarissement de la force organisatrice centrale
des grandes civilisations. Cette force n’est pas toujours facile à décrire:
elle est faite d’un certain rapport à l’Absolu, de styles du sacré qui
imprègnent les architectures tant extérieures qu’intérieures, d’un rapport au
temps, au corps, à la mort qui, jusqu’à l’éclipse moderne du sacré du moins,
apparaît comme essentiellement religieux. Ce sont ces armatures fortes que
Chevrillon avaient découvertes à Fès en 1905, dans un Maroc historiquement et
politiquement décadent mais qui avait gardé au plus profond de ses réserves (et
de ses ressources) intérieures un rapport au Sacré puissant, organisateur,
fondateur de sens: ce même rapport que l’Occident positiviste et rationaliste
était quant à lui en train de perdre, de manière irréversible. Les Tharaud
devinaient, par la bouche du Khalife, que cette organisation religieuse de la
vision du monde était source de poésie, nimbait l’existence d’arrière-mondes
prestigieux (les mêmes certes que Nietzsche avait dénoncés), qui lui donnaient
à la fois sa profondeur et sa « saveur ». Le jeune Psichari, esprit cultivé,
d’une finesse extrême, et tourmenté en même temps par toutes les inquiétudes religieuses
de son temps, découvre en Mauritanie un Islam vécu, une foi intacte, des
valeurs collectives qui accordent plus de prix au rapport à Dieu qu’à
l’organisation matérielle du monde. Tout son récit se ressent de cette
fascination pour un univers que l’Occident a perdu, un monde métaphysique, au
sens propre de ce mot, plus soucieux d’éternité que de réussite temporelle. Les
maures semblent ainsi poursuivre (mais Loti et Chevrillon avaient fait la même
remarque au Maroc) un grand rêve éveillé, qui est celui de toutes les « grandes
races » métaphysiques. Tout tient finalement à un certain usage de la force,
des forces, que l’époque de Psichari, influencée comme elle le fut par les
théories physiques de l’univers, lui apprend à percevoir comme au cœur même du
réel. L’Occident dirige ses forces vers la matière, le monde concret, la
puissance tangible, la culture maure les oriente vers la spiritualité : « Ces
grandes facilités de méditations que nous consent cette terre spirituelle, les
Maures les utilisent et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements.
Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces et les employant à
notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt, de
reconquérir nos richesses perdues » (p. 201).
La distance est immense, en effet, entre une civilisation de la
matière et qui, dans ses courants les plus profonds, depuis la Renaissance, n’a
cessé d’œuvrer à la réhabilitation du monde sensible (tel est le sens de la «
mort de Dieu » dans la philosophie du dix-neuvième siècle), jusqu’à exalter,
dans ses tendances les plus modernistes, toutes les singularités du vivant, et
par ailleurs une métaphysique hiératique, théocentrée, et dédaigneuse des
phénomènes. Ceux-ci ne sont qu’autant d’illusions trompeuses, que le désert
réduit en poussière, comme si cette terre mystique, plus que toute autre,
permettait un recentrement (sur un centre métaphysique) en suggérant
l’anéantissement du multiple. Le pays maure avive partout la nostalgie de l’Un
: « Ce pays nous apprend le mépris des formes sensibles, et voilà bien sa plus
grande leçon » (p. 215). Ce qui authentifie le récit de Psichari et lui donne
une force que
ne peuvent avoir les témoignages indirects et pressés de Loti, Chevrillon et
des frères Tharaud, c’est bien sûr le fait que l’auteur des Voix qui crient dans le désert eut une
approche plus directe, patiente, intérieure de l’Islam, facilitée en outre par
sa connaissance de la langue arabe (de même qu’il avait appris assez de baya ou
de foulbé pour pouvoir parler en ces langues durant la mission congolaise).
Par-delà les différences évidentes de sensibilité, il y au au moins un point
commun entre ces récits : ils comprennent tous l’étroite imbrication d’une
religion et d’une culture où se façonnent des intériorités, un rapport au temps
et à l’existence quotidienne que ne peut que contredire la modernité
occidentale, si toutefois celle-ci se confond, comme le pensent tous les
auteurs étudiés ici, avec le primat de la technique et de la raison utilitaire.
Dès lors, identité religieuse et résistance culturelle, comme le prouvera
d’ailleurs toute l’histoire du XXe siècle apparaîtront de plus en
plus dans leur unité insécable : c’est ce que pressentent tous ces récits de
l’ère coloniale, sans en tirer cependant toutes les conséquences.
Jean-François
Durand
Université Montpellier III
Les références (citations suivies de la page) renvoient aux
éditions suivantes :
- Eugène
Aubin, Le Maroc d’aujourd’hui, Paris,
Armand Colin, 1904.
- André
Chevrillon, Un crépuscule d’Islam,
Casablanca, Bibliothèque arabo-berbère, éditions EDDIF, 1999.
- André
Chevrillon, Marrakech dans les palmes,
Aix-en-Provence, Collection Centre des écrivains du Sud, Edisud, 2002.
- Pierre
Loti, Au Maroc, Saint-Cyr-sur-Loire,
Christian Pirot éditeur, 2000.
- Ernest
Psichari, Les voix qui crient dans le désert,
dans Œuvres complètes, tome II,
Paris, Conard, 1948.
- Jérôme
et Jean Tharaud, La fête arabe, Émile-Paul éditeurs, Paris,
1912.
Cité par Michel Desbruères, Pierre Loti, Au
Maroc, Préface, p. 10.
Aujourd’hui
réédité par Edisud.
Voir la septième partie, « Le partage du Maroc », de la
synthèse de Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, Paris,
collection « Folio histoire », 2002, 1ère
édition française Denoël,
1996.
Treizième
cahier de la dixième série, juin 1909.