Jean-François Durand,
Université Montpellier III
Regards
sahariens.
“Pour certains, le Sahara
est une patrie complémentaire,
un état d’âme, un refuge
de l’âme. Quand je dépasse, même
pour la quinzième fois,
Boghari et son qçar ocre, je
ressens
un choc, une dilatation.”
Émile Dermenghem, La pays
d’Abel,
Gallimard, 1960, p. 13.
Ce qui frappe
d’emblée, lorsqu’on aborde le corpus des
récits sahariens de langue française
(romans, autobiographies, mémoires, récits de voyage),
c’est son ampleur et son
hétérogénéité : des centaines
de titres, où de pures réussites littéraires
cotoient des affabulations qui expriment les plus extravagants des
fantasmes
coloniaux. Ainsi, dans son intéressante étude
“Désert construit et inventé,
Sahara perdu ou retrouvé” Jean-Claude
Vatin peut-il remarquer que la littérature saharienne se caractérise par une
étonnante “multiplicité des interprétations”. Celle-ci est particulièrement
vraie pour tout ce qui touche au mythe saharien lui-même, d’autant plus que
l’on assiste depuis les débuts de la conquête à une “interpénétration” de
l’imaginaire savant et de l’imaginaire littéraire. Mais cette richesse, tant de
la “reconnaissance” scientifique que de la fiction littéraire, n’empêche pas
certains auteurs de regretter que le Sahara n’ait pas trouvé dans la
littérature française un romancier ou un poète digne de ses immensités :
nous avons Pierre Benoit et Frison-Roche là où il eût fallu un Melville ou un
Whitman! Philippe Decraëne et François Zuccarelli constatent dans leur étude
sur les “grands sahariens” que, pour une fois, la réalité a été plus
“romanesque” que le mythe : “L’aventure de la France au Sahara est,
d’un bout à l’autre de sa brève histoire, parcourue par un souffle épique.
Tragique ou heureuse, la réalité est souvent plus exaltante que la fiction.
Aussi l’imaginaire romanesque et cinématographique, qui ne pouvait échapper à
la fascination de cette épopée, n’en donne-t-il souvent qu’un pâle reflet”. Il aura
peut-être fallu attendre l’entrée dans l’ère postcoloniale pour que le roman
interroge à nouveau le mythe, avec un recul suffisant, comme dans Désert
(1980) de Le Clézio ou Fort Saganne (1980) de Louis Gardel.
La complexité
de la littérature saharienne est certainement due à deux raisons principales.
La première tient à l’immensité des espaces, du sud marocain à l’ Adrar et au
Tassili, à la richesse et au mystère de cultures mal connues, parfois de
tradition orale, et évidemment propices à l’imagination romanesque. Mais cette
opacité historique s’accompagne aussi de proximité culturelle, celle d’un Islam
qui fut toujours le voisin des européens, avec qui il partage les lointaines
racines d’une spiritualité sémite. André Chevrillon, Louis Massignon, Ernest
Psichari, Michel Vieuchange, Odette du Puigaudeau, Isabelle Eberhard furent
sensibles, chacun à leur manière, à ce cousinage religieux, qui suggére des
liens en même temps qu’il accentue des différences. La question de l’Autre, la
problématique du regard occidental producteur d’altérité pour reprendre une
suggestive analyse de Pierre Halen,
s’en voit considérablement nuancée et, en même temps, compliquée. Car très vite
l’Autre se met à produire du même et de la ressemblance, l’étrangeté devient
banale au fur et à mesure que se constitue un savoir anthropologique et une
topique littéraire qui apprivoisent le mystère. Mais d’autre part le récit
saharien ne parvient que très rarement à oublier les grands débats qui agitent
la pensée européenne. Rares sont les récits suffisamment inculturés pour
donner l’impression de franchir l’invisible frontière des moeurs et des traditions.
Les officiers lettrés, les voyageurs romantiques ou orientalistes transportent
dans leurs bagages tous les problèmes de l’Occident. Leurs textes sont
révélateurs des idéologies, des croyances, des systèmes de pensée, dans toute
leur diversité, qu’ils ont parfois cru laisser derrière eux. L’éventail est
large, de l’esprit libertaire au catholicisme conservateur, du protestantisme
libéral au nationalisme intégral. Dans son étude sur le Sahara dans
l’imaginaire français, Michel Roux a montré que la “tentation du désert”, la
construction littéraire d’un espace mythique,
sont indissociables de la crise de la pensée européenne au tournant du siècle.
Le Sahara est d’autant plus tentateur qu’on l’oppose à une civilisation de
masse, destructrice de l’individualité libre, hostile à tout héroïsme et à
toute grandeur. Un certain esprit saharien se nourrit ainsi d’une virulente
critique anti-démocratique et du refus du monde industriel : “L’aventure
coloniale s’est donc profilée sur fond de crise morale et intellectuelle. Elle
ne pouvait pas ne pas en porter les stigmates. C’est ce que révèle la
littérature saharienne. Les sahariens -l’officier, l’explorateur et le
mystique- des récits autobiographiques ou des romans sont tous des personnages
en rupture avec leur monde d’origine. Leurs confessions qui contiennent des
critiques virulentes du monde moderne, sont autant de témoignages des ruptures
qui affectent la société française”. Il est
donc normal que le Sahara objectif donne souvent l’impression de s’évanouir
derrière les mirages de sa représentation, et cela d’autant plus que l’on
projette sur les peuples rencontrés, sur les paysages et sur les villes, ses
plus intimes fantasmes. Façonné par la subjectivité du voyageur, le Sahara
devient l’insaisissable espace des leurres du désir : démarche typique du
“regard altérifiant” de
tous les exotismes.
Dans
l’immense corpus des littératures sahariennes, je retiendrai, en un choix
volontairement restrictif quatre récits caractérisés par une problématique,
voire une topique, communes, mais en même temps assez différents pour bien
mettre en valeur l’ampleur des variations qu’autorise le sujet. Ernest Psichari
(1883-1914) porte à sa perfection la thématique du Sahara mystique et de
l’initiation spirituelle dans plusieurs récits autobiographiques, L’appel
des armes (1913), Les voix qui crient dans le désert, Le voyage
du centurion (1914), qui, lus dans leur diachronie, révèlent une très
remarquable évolution du thème : l’on passe insensiblement d’un désert
encore géographique et culturel dans toute la richesse de ses tribus et de son
histoire, à un espace de plus en plus intériorisé où le narrateur fait
l’expérience d’un monothéisme incandescent, épuré, dépouillé de tous les
accidents du monde sensible. Si l’Afrique des Carnets de route et de Terres
de soleil et de sommeil (1908) était encore “romantique” (Œuvres
complètes, tome 1, éd. Conard, 1948, p. 61),
décrite dans le chatoiement et la
rutilance de ses couleurs, dans une prose qui se situait dans le
sillage du
symbolisme, on verra les dernières œuvres se rapprocher de
l’esthétique austère
du monothéisme du désert, méfiant à
l’égard de la figuration, soucieux d’unité,
contre la dispersion du multiple, si caractéristique du regard
exotique. Un
texte de jeunesse de Théodore Monod, Maxence au désert (écrit en 1923
mais publié seulement en 1995 chez Actes Sud) reprend très consciemment la
problématique du dernier Psichari et lui donne des prolongements nouveaux. Au
rebours de ce Sahara dépouillé des mystiques en lequel se lit, dans
l’abstraction du monde sensible, une secrète fascination de l’Islam, Charles
Diego a voulu, dans un roman quasiment ethnographique, Sahara (Casablanca,
les éditions du Moghreb, 1935), plonger son lecteur dans la fascinante
complexité des cultures tribales : là au contraire règnent en maîtres la
chair et le sang, dans l’étroitesse et la chaleur des alliances et des
solidarités. Le désert redevient la terre aimée et convoitée des hommes, et non
le lieu abstrait et monacal du face à face avec Dieu. Charles Diego sera par
ailleurs l’un des rares à s’efforcer de franchir une invisible frontière :
celle des tribus qui refusent l’allégeance et résistent à l’occidentalisation
du monde qui finira par faire du Sahara, comme le notera Odette du Puigaudeau
dans l’un de ses derniers écrits, un espace destitué.
Quant à l’historien du Tassili et du Hoggar, Henri Lhote, il nous donnera dans
un beau récit autobiographique, Aux prises avec le Sahara (¨Paris, Les œuvres
françaises, 1936), une image encore différente de l’immense désert mythique.
L’aventure scientifique l’emporte désormais sur l’exploration mystique des
espaces intérieurs ou le lent travail de pacification militaire. Mais ce récit
est aussi un texte initiatique : comment devient-on saharien, à travers
quelles épreuves, et pour quel étrange bonheur purement humain celui-ci, qui
nous apprend à goûter l’extraordinaire richesse et profondeur du monde? Quatre
regards sahariens, donc, qui sont loin d’épuiser la topique saharienne, et qui
ont en commun de mettre l’accent sur l’altérité. En effet, l’Autre, ce n’est
pas seulement le maure dissident, le bédouin à la fois proche et énigmatique.
C’est aussi l’autre moi que l’on sent naître au cours de l’aventure saharienne :
le récit devient alors la chronique d’une transformation, d’une métamorphose,
et l’on voit renaître dans un contexte colonial certes inattendu, la vieille
forme du Bildungsroman.
La
trajectoire d’Ernest Psichari est par bien des côtés exemplaire. Ce petit fils
d’Ernest Renan est né dans une famille républicaine libérale et il flirta même,
dans sa jeunesse, avec le socialisme. Il subit aussi la forte influence de
Bergson dont il suivit les cours au Collège de France, et de Péguy, dont l’œuvre
l’aida à retrouver la foi catholique. Ses années d’adolescence furent marquées
par l’ inquiétude spirituelle caractéristique de toute la génération
post-symboliste : sentiment de vivre dans un monde où plus aucune
certitude morale ou rationnelle ne pouvait s’imposer, sentiment aussi de la
vacuité de la culture des élites. Romain Rolland dans Jean-Christophe (“La
foire sur la place”) se fera l’écho de ces années de désenchantement . Mais
c’est un trait d’époque, que l’on retrouve aussi chez Paul Claudel, Péguy ou
Jacques Maritain. Après une désillusion sentimentale, le jeune Ernest fit même
une tentative de suicide.
La carrières des armes fut donc, selon un schéma des plus convenus, une porte
de sortie après une série d’échecs sentimentaux et personnels. Engagé en 1903,
il “échange (...) son inscription à la Faculté des Lettres contre la corvée
en bourgeron dans la caserne de Beauvais”, comme l’écrit sa soeur Henriette.
Muté par la suite dans l’artillerie coloniale, Ernest Psichari partit au Congo
en 1906 dans le cadre de la mission Lenfant. L’Appel des armes (publié
en 1913) sera le récit romancé de la lente reconquête de l’énergie et de la
force, après des années d’angoisse et de dispersion. Mais ce sont certainement
les années mauritaniennes (1909-1912) qui dictèrent à Psichari ses plus beaux
récits : le désert lui offrit définitivement l’occasion de transformer son
sort en destinée, pour reprendre l’excellente formule de Michel Roux.
Il faut, pour
mesurer le chemin parcouru, relire les textes les plus anciens d’Ernest
Psichari, les Carnets de route et Terres de soleil et de sommeil qui
offrent une excellente relation de la mission dirigée par le commandant Lenfant
au Congo en 1906-1907. Ces deux récits portent encore les traces de la jeunesse
romantique de leur auteur,
à travers des notations sensuelles qui érotisent les paysages africains,
mettent l’accent sur les parfums, les couleurs éclatantes, la langueur et la
sensualité des corps. Ainsi, le 4 septembre 1906, le jeune Ernest
s’extasie-t-il sur les jardins de Conakry, la “serre chaude, toute verte et
parfumée, où l’on voudrait mourir” (OC, I, p. 25). La prose poétique retrouve
spontanément des rythmes d’alexandrin, dans l’évocation nostalgique d’un corps
africain qui, dans sa pureté, serait comparable à l’innocence perdue de la
Grèce : “Au revoir, Conakry, bel éphèbe tout nu qui ne bougerait
pas...” (Ibid.). L’Afrique des carnets est proche de celle que décrivait à
la même époque Frobenius (1873-1938), et qui nourrira quelques-uns des mythes
les plus tenaces du mouvement de la négritude. Elle suggère un monde rimbaldien
de forces vives, de vitalité élémentaire, avec, en arrière-plan, des
réminiscences nombreuses de l’antiquité classique dont se souviendra peut-être
Léopold-Sédar Senghor : “J’ai pu admirer à ce village de Guénégué les
plus beaux hommes de race baya que j’ai vus. Ils sont grands, sveltes, élancés,
ils ont la jambe bien faite, la ligne grecque, le torse souple et l’œil
éveillé” ( p. 104). Tout au long des carnets, l’image de l’Afrique
(des hommes et des paysages) est dans l’ensemble positive.
Elle nourrit un violent rejet de l’Occident moderne, dévitalisé, anémié, et
radicalement séparé de la nature originelle. L’Afrique est d’autre part le
continent des origines, de ce que Senghor appellera un jour les “prétemps du
monde”. Elle rend immédiatement perceptible un passé infiniment lointain :
“Hier au soir, on entendait les cris de mort et de détresse de gros oiseaux,
ressemblant un peu à des outardes,et qui augmentaient l’impression profonde de
ce campement de noirs où les feux s’allumaient, entourés d’un cercle de corps
accroupis, affalés sur la terre noire. Vrai tableau de Salammbô :
le camp punique endormi “ ( p. 111). La description minutieuse des
villages traversés, l’attention prêtée à la diversité des types humains ne sont
pas le moindre intérêt du livre. Psichari découvre une humanité complexe, avec
des institutions et des lois sages et réfléchies. Il remarque surtout, non sans
un certain étonnement, le bonheur des gens, en un tableau qui doit plus à la
simple observation qu’à la reconstruction rousseauiste des moeurs primitives.
Il note à propos d’un village laka : “Ils cultivent le mil et le tabac,
ont des cabris et des poules, mais pas de moutons ni de chevaux. La grande
différence avec les Boums est le groupement par famille . On voit
d’ailleurs souvent de petits tableaux familiaux rares au pays noir : le
père, la mère, les gosses mangent ensemble le mil national. Ces gens sont
heureux” ( p. 119). Ce bonheur simple, pastoral, décrit au fond une
adhésion heureuse au monde sensible, à la matière chaude et protectrice.
L’Afrique noire est un continent païen, aux antipodes de ce que découvrira quelques
années plus tard Psichari dans les sables de Mauritanie. La forêt et la savane
sont un peu l’antithèse du désert : elles apprennent à l’homme à habiter, à
s’enraciner dans l’immanence des choses. Dans la vision poétique de Psichari
(que confirmeront d’ailleurs les recherches les plus sérieuses des
anthropologues), l’animisme africain n’attise pas l’inquiétude métaphysique,
bien au contraire. Il rassure l’homme par les liens multiples qu’il tisse entre
lui et le monde. Quoi de plus opposé à l’expérience saharienne que ces
remarques de Psichari : “Je pense en marchant à ce mot de la carte
postale de Jacques, reçue
à Bouala : “j’espère que tu reviendras de ces solitudes croyant en Dieu.” Même
en admettant qu’une circonstance aussi temporelle que la solitude pût influer
sur nos convictions religieuses, je ne pense pas que l’Afrique puisse rendre
chrétien. Quelles belles pensées profanes inspire cette terre, si peu
métaphysique” ( p. 121).
Terres de
soleil et de sommeil approfondira
encore cette intuition de l’Afrique païenne déjà si forte dans les carnets :
“On est en rapport direct avec la terre; rien ne s’interpose plus entre les
hommes et elle. Sentiment d’une primitivité absolue, inconnue partout ailleurs
qu’en Afrique ...” ( p. 241). Toutefois, un sentiment nouveau se fait
jour, celui d’une barrière difficile à franchir entre le colonial et les
Africains qu’il observe dans leur vie à la fois si proche et si étrangère :
“Je songeais alors à la difficulté qu’il y a à se faire en Afrique une âme
africaine (...). La simplicité apparente recèle là-bas une complexité profonde
à laquelle, dans le début, on ne prend pas garde. Les hommes sont divers,
insaisissables dans leur âme profonde et lointaine” ( p. 187).
Psichari dépasse très vite le pittoresque descriptif et pressent que les
univers intérieurs sont bien plus intéressants que les formes fugitives. Cette
quête de profondeur culminera dans la description du pays Foulbé, à Binder,
dont il importe de noter qu’il sert de transition entre l’Afrique noire animiste
et le Sahara dépouillé que Psichari découvrira bientôt. Le pays Foulbé, c’est
la découverte de l’Islam africain, d’un peuple de pasteurs venu, croit-on, de
l’Orient le plus ancien. Ainsi, un autre espace surgit au cœur de cette terre
africaine que l’on pensait commencer à connaître. Et cet espace “oriental”
introduit une profondeur historique (les origines se brouillent et
s’opacifient) mais aussi une profondeur religieuse, l’Islam, dont Psichari
donnera dans ces pages une description remarquable. Le pays Foulbé semble
harmonieusement réconcilier l’immanence du monde et la transcendance de Dieu :
“et puis le grand crépuscule, simple, que la vie humaine ne dépare pas, où
tout se mêle en une profonde harmonie, le soleil et la terre, et les longs
troupeaux de bœufs qui rentrent, et la voix du marabout, qui invoque Allah
avant le sommeil, avant la nuit bienfaisante et douce... tout cela, venu là un
jour, poussé là, venu on ne sait d’où, on ne sait quand, venu de l’Orient, venu
de la Perse, venu de l’Égypte, venu de tous les pays où la pensée va se perdre
et que nous ne saurons jamais...” (
p. 238-239). Il est évident que
Psichari découvre à Binder une autre Afrique, et que
celle-ci le prépare à
l’ascèse des paysages sahariens, car ce sont
déjà les mots des récits de 1913
qui servent à décrire l’expérience
Foulbé, simplicité, ascétisme,
éternité :
“Les nécessités de l’existence réduites au minimum, tous les actes épurés
par un ascétisme supérieur, exempt de toute laideur et de tout excès,
permettent ici de mieux écouter la pulsation de la vie. L’attention à la vie
portée à son point le plus aigu, voilà la leçon nouvelle que nous donne Binder.
Toutes les heures que j’y passai furent tellement tendues, tellement teintées
d’éternité, qu’elles m’apparaissent maintenant comme en dehors de mon
existence, sans rapport avec les heures qui furent avant et après. Tous les
symboles que j’avais appris autrefois, toutes les intellectualités qui me
possédaient s’évanouirent. Je fus entraîné par un immense fleuve de poésie intense
et lumineuse” (p. 242-243). Tous les grands thèmes des récits
sahariens sont annoncés dans ces textes : la nécessité de la réforme
morale, la recherche d’une Vita nuova , le dépouillement du monde
sensible dans une dimension plus “intense et lumineuse”
L’appel
des armes (1913) et Les voix qui crient dans le désert résument
plusieurs années d’expérience mauritanienne et fixent les traits définitifs de
la mystique du désert. Celui-ci est clairement perçu comme la terre des
expériences intérieures. Dans L’appel des armes, le ton est encore
romantique : le capitaine Nangès oppose le bourgeois et le saharien. Le
premier est totalement fermé à l’absolu : “Le bourgeois a la crainte de
ce qu’il ne comprend pas. Il tremble aux mots d’infini, d’absolu. Le Sahara lui
fait peur, comme la musique de Wagner” (OC, II, p. 169). Le désert introduit une
dimension nouvelle -sublime, démesurée- dans les existences banales : “Décidément,
disait Timothée au vieil homme, je ne suis guère fait pour vivre en France. Un
malade ne souffre pas de l’odeur fétide de sa chambre. Mais qu’un homme sain
vienne du dehors, il aura des hoquets de dégoût, et vomira. C’est notre
aventure à nous, gens du désert, quand nous rentrons dans la civilisation” (p. 178).
On voit ce que de tels passages doivent à l’esprit de l’époque, à toute la
thématique de l’énergie individuelle contre la décadence dont Péguy et Barrès,
deux des maîtres de Psichari, se firent les chantres. On ne revient pas du
Sahara, pas plus que l’on ne revient du pays Foulbé. L’Afrique restera pour
tout colonial contraint à la sédentarité une “irrémédiable blessure” (p. 175).
Les voix
qui crient dans le désert sont le récit de cette inculturation paradoxale :
celle d’un “homme du passé perdu dans le monde moderne” (p. 178) et
qui demande au fond à des paysages étrangers aux siens, à des peuples éloignés
de l’Occident, de lui donner l’image analogique de ses origines. La pureté et
la primitivité de l’Afrique sont le miroir de la jeunesse perdue de l’Occident.
Ainsi, l’espace mauritanien s’imposera-t-il comme celui d’une initiation et
d’une quête : se retrouver soi-même, mais par un long détour, loin des
chemins de l’Europe. Étrange alchimie qui n’est pas sans rappeler la fuite de
l’exote, Arthur Rimbaud, Victor Segalen! Dès les premiers chapitres, Psichari
insiste sur une essentielle différence entre les terres mauritaniennes et
celles de l’Afrique forestière. Le désert ramène à l’essentiel et, pour ainsi
dire, à un imaginaire simplifié, attentif à la rectitude des formes : “Devant
le mur d’enceinte, les tirailleurs sont rangés pour rendre les honneurs :
tableau magnifique, dans sa pure simplicité, et qui, dès l’abord, nous donne la
clef de l’Afrique. Nous apprenons que c’est à notre âme qu’elle parlera, plus
qu’à nos sens, et nous voici engagés, par le pur symbole de ce qu’il y a de
plus noble sous les cieux, dans la plus noble vie spirituelle” (p. 184).
C’est dans ce récit que s’opère la modification la plus spectaculaire de
l’imaginaire africain de Psichari. Si le Congo ou le Tchad étaient la patrie du
monde sensible, le Sahara au contraire rend possible une expérience
“platonicienne” du monde. Le paysage n’est plus enfermé dans son immanence :
il devient signe et symbole. Il appartiendra à l’officier-écrivain d’en deviner
le sens caché, dans une démarche voisine de l’ésotérisme, ou de la sagesse
soufie, alors qu’en Afrique noire on pouvait se contenter de la splendeur des
apparences : “Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les
vertus, mais à toute heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté
du cœur, la noblesse et la candeur. Parce que je sais que de grandes choses se
font par l’Afrique, je peux tout exiger d’elle, et je peux tout, par elle,
exiger de moi. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, j’exige qu’elle
me donne le vrai, le bien, le beau, et rien moins...” (p. 184-185).
Mais cette recherche de formes simples, élémentaires, obéit à une idiosyncrasie
encore plus profonde : toute la vie de Psichari est marquée par une
hantise baudelairienne du gouffre, de la chute, de la dispersion, le sentiment
que “le centre manque, l’axe” (p. 176), et que l’on risque de se
perdre, de s’émietter dans l’infinie variété du monde sensible. Cette
“démultiplication” du moi est un lieu commun de la sensibilité fin de siècle :
elle conduisit à une expérience “ironique” du monde, au sentiment que rien
n’est sérieux ni grave. Psichari, dans la lignée de son maître Charles Péguy,
s’efforça au contraire de retrouver des assises, une fermeté tant morale
qu’esthétique. La découverte du désert fut une étape essentielle dans cette
tentative de “réorientation” : “Devant le ksar, nous nous arrêtâmes
près du cimetière, vers qui se courbe un grand été (....). Je ressentais
jusqu’à la douleur le sérieux de ce paysage crépusculaire. Là, d’austères
souvenirs nous assiègent. Nous sentons que rien n’est pour l’ironie dans un tel
assemblage, qu’aucune place n’y est faite au sourire. Ah! non, nous ne rions
pas en Afrique” (p. 187).
La
réorientation est d’autant plus facile que le désert n’est pas totalement
étranger au regard occidental. Il l’est certainement moins que l’Afrique
animiste qui fascina tant Psichari, mais dont il ne parvint jamais à vraiment
percer les mystères. En Mauritanie -comme déjà en pays Foulbé- Psichari
“ramasse” partout des fragments d’Orient, retrouve ainsi les traces de ce qu’on
pourrait appeler un Occident antérieur, bien différent du nôtre, car plus
substantiel, plus heureux, blotti encore dans la chaleur du sacré : “Nous
sommes ici sur une terre connue. Nous sommes chez nous. Autrefois, je me suis
amusé à noter les coutumes étranges de peuples que je visitais. Mais ce
bibelotage ne m’a laissé qu’une sensation pénible d’ennui. Ici, nous ne ferons
pas d’archéologie, nous ne ramasserons pas de vieilles poteries. Nous
ramasserons quelques débris de notre cœur que vingt siècles de civilisation
intense ont effrité” (p. 197). On comprend à lire de tels passages que
le Sahara tribal ne sera plus dans ce livre qu’anecdotique. Psichari prend soin
de donner à son périple saharien ses lettres de noblesse en faisant du Sahara
une destination aussi noble que celle des plus hauts lieux mythiques de
l’imaginaire occidental, Rome, la Grèce : “Des soirs sans amour, mais
plus grands que l’amour... Des jours sans hâte, mais où on met à vivre plus
d’attention. Une vie retranchée du monde, retranchée dans le monde. Et quels
retranchements ! Quelles forteresses ! Quels oppida ! C’est
le pays de l’égoïsme. Ce pèlerinage en vaut bien d’autres, plus classiques :
Athènes, Rome ou Bayreuth. Ici ce n’est que nous -mêmes que nous cherchons. Et
trouverons-nous quelque chose ?” (p. 206). A l’évidence Psichari
veut donner au jeune espace colonial des lettres de créance au moins aussi
anciennes que celles de l’antiquité classique. Il invente, dans le prolongement
de Fromentin, d’autres lieux de pèlerinage, mais toujours plus au sud, dans des
lieux de plus en plus mystérieux et “sublimes”. Il leur ajoute d’ailleurs sa
touche personnelle, surtout à partir de 1913, celle d’un mysticisme flamboyant,
qui fera de l’Afrique un espace de plus en plus abstrait, intériorisé, et que
finiront par envahir les réminiscences bibliques. Le vocabulaire se fera même
pascalien quand il s’agira de montrer que le désert géographique n’est que le
seuil d’un autre espace, le royaume, selon une thématique que Psichari inaugure
et que Saint-Exupéry portera à sa perfection : “L’art et la nature sont
notre monde. La musique, à elle
seule, est l’autre monde. Comment le nierait-on parmi ces beautés si épurées,
si transcendantes du Sahara ? Et pourtant, l’affreux silence de la mort y
règne en maître. - Oui, mais, déjà ici, nous commençons à nous élever au-dessus
de l’ordre de la nature. Et par là, nous nous rapprochons de l’ordre de la
musique. Ainsi le désert est-il presque une musique...” (p. 216).
C’est dans de telles pages que l’opposition entre le Sahara et le monde
sensible prend sa portée la plus philosophique. Le désert s’est épuré jusqu’à
devenir le paysage même du monothéisme et de l’infini divin : figure, au
fond, de l’infigurable, du radicalement Autre, et pressentiment de l’éternité :
“La musique trouve son emploi dans une vie basée sur quelques abstractions.
Alors le rythme est tout. Mais, si l’on reste dans la diversité de la vie
terrestre, il faut se condamner à des suites d’images d’où l’unité profonde est
absente. C’est dans la musique que l’effort vers l’unité est porté au plus haut
point. Donc, c’est la patrie des mystiques, qui s’efforcent en désespérés vers
l’unité -et des conquérants, ces mystiques de l’action” (p. 222-223).
Le récit de Psichari parvient à suggérer cette étrange abolition du paysage
lui-même dans des couleurs et des formes élémentaires. Au fur et à mesure que disparaissent
les traces de la présence humaine, les dernières oasis, les abris de pisé, le
désert prend son sens véritable. Il prépare un changement d’ordre, au
sens pascalien, le dépouillement de la chair (du monde sensible tout entier)
dans l’expérience indicible d’une réalité transcendante : “On devine,
par cette sèche description, que le tiris présente l’aspect général d’une
nature extrêmement épurée. C’est ainsi que le désert, à mesure que l’on marche
vers le nord, se simplifie. La terre se dénude encore, les horizons
s’élargissent, s’abaissent pour laisser plus de place au ciel. L’œil n’est plus
gêné par rien. Il est tout à la grande lumière du soleil. La terre peu à peu
fait place au ciel” (p. 306). Le Voyage du centurion, dont le
succès fut immense puisqu’il en était en 1937 à son cent-vingt -quatrième
tirage, créera quelques années plus tard le personnage de Maxence (l’un des
rares personnages de la littérature coloniale à atteindre une dimension
mythique) pour essayer d’imposer en quelque sorte un classicisme saharien,
un véritable modèle d’identification pour une jeunesse victime du nouveau mal
du siècle. Dans ce livre, la leçon politique est encore plus évidente. La
critique du monde moderne s’est encore durcie, et a pris des accents de plus en
plus réactionnaires. Maxence est un croisé moderne qui demande à l’armée
coloniale d’être une école d’énergie. Mais le livre est désormais clairement
anti-romantique : l’influence de Maurras a définitivement supplanté celle
de Bergson. On est très loin des premiers écrits “africains” de Psichari, si
attentifs alors à la diversité des cultures et des types humains. Avec Le
voyage du centurion, le Sahara devient romain. Maxence est un soldat, un “homme
de réalité, un homme de froide logique” (OC, III, 55), il se méfie
du rêve, et préfère l’ “approfondissement” à l’ “extension” (Ibid.).
A l’évidence, Psichari a voulu faire de son personnage autobiographique le
symbole d’une France nouvelle, régénérée au contact des grands espaces, mais
aussi “respiritualisée”. Maxence incarne à la fois le refus de la vie urbaine
et du positivisme fin de siècle.
C’est
d’ailleurs cette dernière leçon que retiendront beaucoup de lecteurs, moins
sensibles aux accents martiaux du récit qu’à sa quête spirituelle, sa vision
d’une Afrique immémoriale, capable de guérir les âmes “malades” de la vieille
Europe matérialiste. Ainsi Théodore Monod écrira-t-il en 1923, il était alors
âge de vingt-et-un ans, un bref récit, Maxence au désert, où l’influence
de Psichari est très sensible. L’exergue reproduit d’ailleurs une citation
“romantique” de ce dernier : “Prends ton bâton, et marche vers ta
douleur, ô voyageur”.
À l’ occasion
de l’édition, en 1995, de ce récit jusqu’alors demeuré inédit, Théodore Monod
écrivit une brève Introduction dans laquelle il rend hommage à Psichari, dont
il retrouvera d’ailleurs les traces dans sa traversée du désert mauritanien de
Port-Etienne à Saint-Louis du Sénégal. Le livre de Psichari joua un rôle
important dans la vocation saharienne du jeune Monod. Sa lecture aviva le désir
de connaître enfin le vrai désert, après les longs mois de sédentarité forcée,
passés à Port-Etienne à étudier la faune côtière. Le récit de Monod est une
preuve éclatante qu’en 1923, le mythe du désert est déjà constitué, et qu’il
éveille des vocations. Quelques années plus tard, les choix aventuriers d’Odette
du Puigaudeau et d’Henri Lhote furent la réalisation, eux aussi, de lectures
d’adolescence. Du livre de Psichari Théodore Monod retient surtout les
descriptions de la vie quotidienne d’un lieutenant méhariste et les “lentes
étapes d’une évolution intérieure” (p. 13). Il est par contre tout à
fait indifférent à l’idéologie du redressement national. Tout au plus
trouvera-t-on dans le récit de 1923, et plus tard dans les Carnets, dont
les premiers furent rédigés en 1919,
quelques échos de la critique anti-moderniste de Psichari. Mais sous la plume
de Théodore Monod, cette critique relève d’une toute autre vision du monde :
dès son adolescence, Monod fut en effet sensible aux thèses du socialisme
démocratique et du christianisme libéral. Il est toutefois reconnaissant à
Psichari, dans son Introduction, de lui avoir fait comprendre une certaine
spiritualité saharienne, faite de simplicité et de dépouillement, et à laquelle
il restera attaché toute sa vie : “Ce livre m’avait fasciné, j’oserais
même dire envoûté, non pas pour le récit des activités militaires du jeune
officier ou des étapes de son retour à la foi, mais pour les qualités
littéraires de sa description du pays, comme aussi de sa découverte de la
spiritualité musulmane. A ce double titre, le Voyage devait devenir mon
livre de chevet durant tout mon séjour en Mauritanie, y compris durant la
longue méharée qui terminait celui-ci. Le choix même du nom de Maxence témoigne
à lui seul de tout ce que je devais au lieutenant Psichari” (p. 13).
Les témoignages de cette dette sont nombreux dans le livre de Théodore Monod.
On y apprend, dès les premières lignes, que le narrateur a lu en France Le
voyage du centurion, dans de “calmes paysages français tout embués de
rosée”. Il sentit s’éveiller en lui un intense désir de voir le désert dont
l’attrait, en 1923, semblait désormais capable de détourner un jeune homme
curieux des traditionnels chemins de l’Orient. Le narrateur résumera par la
suite son expérience avec des expressions qui doivent autant à Fromentin qu’ à
Psichari : “Dix mois durant, Maxence vécut sur cette terre d’âpreté et
de lumière, dont il aimait la laideur et l’effrayante monotonie” (p. 18).
Le désert séduit et aveugle en même temps, il est, comme chez Fromentin et
Psichari, l’ espace d’une passionnante initiation : “Il savait que son
heure viendrait, que le désert l’avait conquis et ne le laisserait point aller
sans lui faire subir son initiation” (p. 18). D’autres passages
semblent trahir une influence de Gide (Les nourritures terrestres furent
publiées en 1897). Même quête de sensations nouvelles, même “disponibilité”
devant l’inconnu : “La vie au désert, cependant, était bien faite pour
cet esprit en quête de sensations neuves : certes il n’en niait point les
pénibles désagréments, mais il revint pourtant de sa rapide expédition bien
décidé à retrouver l’occasion de s’enfuir vers les sables ignorés” (p. 19).
Le texte de Théodore Monod semble d’emblée plus esthétisant et individualiste
que celui de Psichari, plus sensible aux nuances les plus hédonistes de
l’expérience quotidienne, plus apaisé aussi. Toutefois, le point de départ est
le même. Les deux hommes ont connu une déception sentimentale, mais l’on sait
qu’elle prit chez Psichari un tour plus tragique. Dans l’Introduction de 1995,
Théodore Monod parle de cet événement de sa lointaine jeunesse avec un ton très
pudique. Il remarque que dix années de sa vie “se
sont trouvées à la fois
illuminées et ravagées par un sentiment non
partagé que j’avais pris très au
sérieux et qui m’avait plongé dans un état
d’esprit singulièrement accordé à la
nature même d’un pays désertique” (p. 13). Le chagrin d’amour paraît
être un topos important de l’aventure africaine! Mais ces points communs ne
doivent pas faire oublier que, dès ce texte d’extrême jeunesse, Théodore Monod
jette sur le désert un regard très personnel. Dans l’ensemble , son livre
paraît plus détaché que celui de Psichari, beaucoup plus disponible pour
observer les paysages et les êtres. Psichari, surtout dans ses derniers textes,
semble faire des efforts surhumains pour atteindre la sérénité. Sous la plume
de Monod le monde existe par lui-même, sans qu’il soit besoin de lui donner,
comme chez Psichari, une “assise” métaphysique. De là le sens du détail, la
minutie taxinomique de l’observation, où l’on reconnaît le regard du
naturaliste formé à la saisie des plus infimes variations des formes
naturelles. Théodore Monod multiplie les descriptions de la faune et de la
flore, en une sorte d’inventaire du monde désertique qui suffit à son bonheur :
“Une flore variée couvre le sol : touffes plumeuses et blanches du nsid,
tiges noueuses du morkebé, la “mère au genoux”, corolles
violettes de l’akchit et du telaïhat ou jaunes du foulé,
ou blanches de l’hebaliyé, rameaux gras des salsolacées, askaf, terkoma,
larjem, soueïd, rasel” (p. 29). De telles énumérations ont en soi une
valeur poétique. Elles mettent en valeur l’extraordinaire diversité du monde,
et elles apprivoisent aussi l’espace saharien, elles l’humanisent par la
nomination. Mais il arrive que le désert résiste à cette tentative
d’appropriation scientifique, et qu’il montre alors un visage particulièrement
déshérité. Des réminiscences bibliques viennent alors inscrire malgré tout ces
terres calcinées dans une tradition : “Quel décor pour la vision des
ossements d’Ezéchiel!” (p. 32). Il faut souligner aussi, chez Monod,
un sens aigu du temps. Les heures sont notées, ainsi que les jours de la
semaine. L’espace saharien échappe ainsi à l’abstraction pour servir de cadre
aux travail et aux épreuves des hommes. Le Sahara redevient concret et
immanent. Les étoiles et le ciel ne sont plus, comme souvent chez Psichari, des
symboles et des signes. Ils accompagnent des hommes de chair et d’os dans leur
harassant voyage : “Mais au désert d’Afrique, les délicats n’ont point
leur place. Maxence, surmontant l’écœurement et le dégoût, aspire à longs
traits le sombre et malodorant breuvage. Puis, la tête dans la rahla, après
le thé et le riz, il s’endort sous les étoiles “ (p. 36). Quelques
pages avant, le ciel apparaissait comme le seul refuge quand la terre était
trop effrayante : non point la nostalgie d’une transcendance mais un
outil, en quelque sorte, pour le regard, une oasis de “nuages pourpres” et de
“profondeurs d’aigue-marine” ( p. 32). Monod plus que Psichari est
sensible à un épicurisme du désert. De nombreuses haltes ponctuent le parcours
du méhariste, et c’est alors l’occasion de jouir d’une vie simple, des dattes,
du thé, en une sorte de ritualisation des gestes élémentaires : “Derrière
un buisson d’ el ghardeg, Maxence s’installe. Bientôt le feu pétille
pour le repas du soir qui se composera de dattes d’Atar, de riz au beurre de
chamelle et des quatre verres liturgiques de thé” (p. 22-23). Les
récits de Psichari comportaient certes des passages semblables, mais le ton en
était toujours plus exalté, plus idéaliste aussi (particulièrement dans la
description du pays Foulbé). L’accent de Théodore Monod est bien plus
“moderne”, par sa volontaire retenue stylistique, le refus d’effets trop
spectaculaires, et la réhabilitation du quotidien, des choses simples : le
foie de mouton “enveloppé d’un lambeau de graisse” (p. 39), l’habilité de
la main à rouler des boulettes de riz au mouton (p. 41). L’initiation
maure n’a ainsi rien de spectaculaire : elle est achevée quand on a appris
les gestes humbles de la vie : “Maxence est maintenant un parfait beïdane :
pour la nuit il enlève son séroual et le roule, serré par sa courroie, pour
lui conserver ses plis. Ensuite, enveloppé de sa gandoura, il s’allonge sur le
tapis, la tête sur le coussin aux fines arabesques” (p. 41).
Insensiblement, Théodore Monod invente un style unique : celui de la
grandeur simple du désert. C’est cette même langue précise, sobre, descriptive,
méfiante à l’égard des effets de drapé des écritures orientalistes, qu’il
perfectionnera dans des écrits plus tardifs, comme par exemple Méharées (1937).
Il parvient ainsi à reproduire, dans la langue même, les impressions les plus
singulières du Sahara, quand on ne le transfigure pas dans les mirages de
l’aventure ou de la mystique : “Maxence, bercé par la souple allure de
son méhari, goûte à plein la grandiose simplicité de l’heure, comme la terre
démesurée émerge des voiles gris de la nuit. Les chameliers se taisent; aucun bruit
que le pas feutré des dromadaires, ou l’une de ces exclamations brèves qui
excitent les montures” (p. 43).
Les
témoignages oraux que Théodore Monod a pu recueillir sur la vie de Psichari
accentuent sa méfiance à l’égard des comportements extrêmes (ce que Psichari
appellerait dans une langue restée à son corps défendant romantique,
l’irruption de l’Absolu, ou de l’infini). De la même manière qu’il refuse un
traitement trop paroxystique ou expressionniste du thème saharien, il a un
mouvement de recul (très protestant peut-être) devant les désordres excessifs
de la chair : “La conversation roule maintenant sur l’œuvre de Psichari
et Maxence entend pour la première fois -ce qu’il entendra confirmer par des
témoins- évoquer la discutable moralité du futur mystique. Comme Oscar Wilde,
c’est bien De Profundis qu’il cria au Dieu de la sainte pureté! Comme de
Foucauld, il lui avait fallu l’abjection du péché pour passer, en expiation, au
plus ardent mysticisme. n’est-il pas possible d’arriver aux cimes sans
séjourner dans la fange des bas-fonds” (p. 51). Ces réserves sont
révélatrices de différences fondamentales entre deux tempéraments, qui se
traduisent aussi en des choix stylistiques : l’écriture calviniste de
Théodore Monod se distingue nettement de la grande prose catholique de Psichari,
si voisine parfois des rythmes de Bossuet et de Chateaubriand. C’est avec non
moins de retenue que Théodore Monod esquissera le tableau d’un Sahara
évangélique, plus proche désormais de la Palestine que des fastes de l’Orient :
“Maxence applique ses lèvres sur le bois sale de l’écuelle et aspire le lait
de brebis, souillé de poussière, de fétus et d’autres impuretés. Mais l’Afrique
ne veut point pour amants des délicats et des douillets : il y faut le
mépris des biens terrestres et l’amour de la vie primitive et un grand dégoût
de tout l’artificiel d’une civilisation trop compliquée” (p. 62). De
tels passages permettent de saisir la tonalité dominante du récit de Théodore
Monod : le quotidien y devient “religieux”, selon une esthétique qui doit
beaucoup à la présence souterraine du modèle biblique. Ce modèle est suggéré
plusieurs fois, entre autres lorsque le narrateur arrivé à Saint-Louis remarque
qu’il n’ a avec lui que trois livres : le Nouveau Testament, l’ Imitation
en latin, et le Centurion (p. 81). Dans le train de Dakar, il
observe une foule colorée, qui éveille spontanément en lui le souvenir des
tableaux polychromes de la peinture occidentale : “De gare en gare,
c’est le même pittoresque tableau , la foule polychrome qui se presse le
long du train, les femmes rieuses qui vendent aux voyageurs des cannes à sucre,
des noix de coco, du lait ou des gâteaux”
(p. 83). A Louga, Maxence
passe voir son oncle et sa tante, modèles de “calmé
sérénité” et d’
“évangélique bonté” (p. 82). Et
même s’il avoue être encore très
éloigné
de ce “lumineux crépuscule”, il voit en lui un
idéal à conquérir. Dans son
autoportrait, le Maxence de Théodore Monod emprunte encore
certains traits à
celui de Psichari : il est lui aussi un “ardent fait pour l’inquiétude
et la peur” (Ibid.). La différence est ailleurs : dans le désir d’une
vie évangélique, humble, dépouillée, aux antipodes de l’éclat de la mystique
guerrière et exaltée du Centurion. La représentation même du désert s’en
ressent : il n’avait jamais été aussi proche des hommes que dans le récit
de Théodore Monod. Chez Psichari, il favorisait plutôt tous les paroxysmes :
sentiments violents, crépuscules ensanglantés, solitudes anéantissantes. En
1937, dans Méharées, Théodore Monod livrera sa vision définitive de ce
désert biblique, plus que mystique. Ce livre sobre est une remarquable
célébration de l’économie des moyens : il préfère le “lent cheminement
de quatre grosses pattes étalées en disque et de deux savates en peau
d’antilope” (Méharées, Actes
Sud, 1989, p. 29) aux
missions-éclairs des “véhicules
perfectionnés” qui, dès cette époque,
étaient à
la mode. Le Chapitre III est d’ailleurs intitulé
“Bible et Sahara” et, en
quelques raccourcis saisissants, il rétablit une
proximité culturelle que tant
de regards coloniaux auraient voulu oublier : “Jacob et Esaü, c’est
aujourd’hui le marabout et le guerrier” (p. 56). Avec Théodore Monod,
le Sahara est sémite et non plus grec ou romain.
Le livre bien
oublié de Charles Diego (général Brosset), Sahara, est la
somme de plusieurs années d’expérience saharienne,
en Mauritanie. La réédition de 1946, aux éditions de Minuit, était accompagnée
d’une page de présentation (sur papier libre) qui situait très clairement ce
roman par rapport à la littérature saharienne à la mode : “Ce “roman
saharien” est un peu une provocation et une profession de foi. Une provocation,
car il nous donne d’un sahara légendaire (ce sahara où il vécut dix ans) une
image imprévue qui s’inscrit en faux contre celles qu’a fixées dans l’esprit du
lecteur français toute une littérature saharienne, de l’ Atlantide à l’Escadron
blanc”. L’intention est ainsi clairement affichée : il s’agit de
présenter, sous forme romancée, un Sahara “documentaire”, aux antipodes du
mythe saharien dont commençait à s’emparer la littérature romanesque. Mais le
récit de Diego Brosset se refuse aussi aux embellissements de l’orientalisme,
si présents encore dans les descriptions de Psichari et de Théodore Monod (même
si celui-ci s’efforce à la pudeur et à la sobriété). Ce parti-pris d’exactitude
n’a d’ailleurs pas l’intention d’appauvrir la réalité. Il part plutôt d’une
conviction forgée en de longues années de terrain : les cultures
sahariennes sont en elles-mêmes suffisamment différentes de celles d’Occident,
suffisamment riches et complexes, pour qu’on puisse se passer de l’habillage
romanesque. Dans les notes de son “Annexe historique”, Diego Brosset souligne
que seule sa fidélité au réel peut donner à son récit des airs
d’invraisemblance : “L’auteur ne croit pas inutile d’indiquer ici, dans
une annexe aussi courte que possible, les sources historiques d’un conte dont
la trame seule est inventée; elles sauront le justifier d’avoir parfois frisé
l’invraisemblance en voulant rester trop près du réel et le défendre du soupçon
d’avoir crée, de toutes pièces, un pittoresque qu’il n’aurait pas entrepris
d’imaginer” (p. 251). Ces remarques et précisions sont
caractéristiques des méfiances du roman colonial à l’égard de l’exotisme. Elles
rappellent la condamnation, en d’autres lieux, du pittoresque et du clinquant
par Louis Bertrand.
Mais l’avant-propos du roman lui-même met en garde contre toute tentation du
“romanesque”. Diego Brosset consigne des événements, rapproche le “roman” de la
chronique, mais constate aussi l’impuissance de l’écrit à rendre compte de la
vie elle-même, toujours plus riche et exaltante que le récit qui l’atteste :
“Ce livre est une trahison; il est fou d’embaumer les morts; leurs naïves et
ridicules bandelettes appellent la profanation. Ainsi de notre jeunesse, du
temps passé, de ce qui fut (...). Que ceux qui liront le livre m’ excusent. Il
est un puéril effort pour fixer la lente intelligence d’un monde qui sombre
déjà dans le passé, d’un monde approche pendant dix ans de ma vie... dix ans
que peut-être aujourd’hui je regrette, mais dont il est d’autant plus impérieux
de conserver le butin étrange et dérisoire” (p. 8).
Le roman
retrace les étapes de l’enfance à la vieillesse- de la vie d’un Maure
dissident, Sid Ahmed El Mechdoufi, un homme que l’ “Occident n’avait pas
touché”, et qui, jusqu’au bout, s’efforcera de préserver l’antique mode de
vie maure devant l’avancée des Nçara,
ces chrétiens apparemment invincibles, partout présents, au nord, vers le
Maroc, sur la côte mauritanienne, et au sud, au Sénégal. A la fin de son
existence, Sid Ahmed devra se rendre à l’évidence : l’espace des derniers
hommes libres s’est réduit comme peau de chagrin, les premiers aéroplanes
violent le ciel de l’Adrar et les tribus, les unes après les autres, se
soumettent à la nouvelle autorité : “Il sentait s’appesantir sur ses
épaules le poids d’une organisation puissante, d’une autorité invincible qui
avait déjà plié les Kounta, les Chorfa, les Kadadra, les Ouled Reylane, le
monde... (p. 243). Diego Brosset met au service de ce récit
crépusculaire sa connaissance minutieuse des tribus et des liens d’allégeances,
des détails géographiques et ethniques. L’intérêt du livre tient pour
l’essentiel à la tentative de reconstitution de la vision du monde des maures,
et particulièrement des dissidents. Bien au-delà d’une description pittoresque
et extérieure, Diego Brosset veut franchir l’invisible frontière qui sépare les
modes de vie, en une tentative d’inculturation rare dans le roman colonial.
Dans de nombreux passages, les Nçara sont vus du point de vue dissident,
observés comme des ennemis dont on évalue les forces et s’efforce de pénétrer
les motivations. Quelques-uns des meilleurs passages du récit mettent en scène
le désarroi des tribus face à un adversaire inconnu et redoutable : “La
situation était grave. Les Nçara qui étaient montés en Adrar, et avaient occupé
les palmeraies avec une colonne, semblaient décidés à s’y maintenir. Or, les
Kedadra n’avaient pas plus envie de se soumettre à leurs mystérieuses exigences
que de s’exposer à leur tactique étrange, à leurs munitions inépuisables. Ils
avaient pris le large vers le Nord” (p. 20). Cette tactique de fuite
et de retrait sera remarquablement exposée dans le roman, qui ne laisse rien
ignorer des ruses des combattants, pas plus que de leur bravoure. Sid Ahmed
sera d’ailleurs l’un des plus intransigeants dans le refus de toute allégeance.
Le roman insiste sur ce goût viscéral de la liberté chez un homme simple qui
devine, plus qu’il n’analyse, les conséquences de la soumission sur tout un
mode de vie séculaire. Le choix d’un mode de vie nomade s’explique en partie
par le désir d’échapper, de fuir le contact, et donc de s’éloigner le plus
possible des zones de pénétration occidentale : “Mais pourtant Sid
Ahmed ne se voulait pas nemeday, il est plus facile de se convertir que de
l’avouer, et si la chasse, si l’espace et en somme la liberté avaient pris pour
lui un prix désormais inestimable, il trouvait d’autres raisons à son isolement
volontaire, à sa sauvagerie passionnée : il avait vu les Nçara” (p. 56).
Diego Brosset excelle à nous dépeindre les Nçara vus par le regard de Sid Ahmed :
“Au cours d’un voyage à Ouadane où il s’était rendu avec trois charges de
viande sèche, il avait coupé les traces d’un détachement de leurs troupes;
traces étranges, alignées et régulières, très différentes de celles d’un parti
maure. Vis-à-vis du ksar, sur l’éperon devant lequel l’oued s’étrangle, une
construction fortifiée avait été bâtie” (p. 57). Tout est nouveau dans
le comportement des Nçara : la discipline, la régularité, la façon même
d’habiller les “captifs noirs”, qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec les
esclaves traditionnels : “Les “musulmans” qui avaient été à Chinguetti
ou dans le Sud ne les disaient pas abid, mais
“tiraiours” (p. 57). Plus étrange encore : l’apparence physique
des Nçara, si différents de l’image que se font les maures du guerrier, de la
virilité bédouine ou nomade . Diego Brosset analyse avec pénétration les
réactions de Sid Ahmed devant l’étranger et l’inconnu : “Il avait voulu
voir un Naçrani et, caché derrière une palissade de palme, il avait pu en
observer un tout à son aise; c’était un homme très blanc, gras comme une femme,
avec d’affreux cheveux jaunes, mais un “Arabe” évident, tant par la blancheur
de la peau que par sa façon d’ordonner. Sid Ahmed avait demandé si les Nçara
sont effectivement des “Arabes”, on lui avait répondu qu’ils sont des fils de
Jafet. Une réaction de défense les lui avait fait craindre; et comme il avait
horreur de la peur, il les avait aussitôt détestés” (p. 57-58). Dans
de tels passages, Diego Brosset parvient à décrire les Nçara à partir de la
vision du monde des maures, en un remarquable effort de reconstitution de leurs
catégories mentales. Les Nçara sont perçus comme une tribu parmi d’autres, mais
se caractérisent par un comportement inexplicable. Ils sont l’Autre,
l’étranger, en partie inassimilable à l’univers connu des maures : “Sid
Ahmed n’était pas de ceux qui se soumettraient à ces gens; ils boivent, dit-on,
des boissons fermentées et mangent des viandes impures” (p. 58). La
première rencontre, ici, décide de l’avenir de Sid Ahmed, et de sa ligne de
conduite inflexible : Sid Ahmed s’enfoncera dans le désert le plus sauvage
et le plus hostile aux hommes.
Le roman est
non moins intéressant dans sa description de l’initiation de Sid Ahmed à la vie
désertique. Diego Brosset offre alors le pendant maure de l’initiation
“africaine” de l’occidental, qui est un lieu commun du roman colonial. Le récit
s’attarde sur des scènes d’enfance et d’adolescence, sur le passage, très
codifié, à l’univers des hommes, sur les premières chasses et les premiers
rezzous. Les descriptions sont volontairement sèches et rigoureuses, sans plus
aucune trace de romantisme. Le Sahara s’impose désormais dans sa réalité âpre,
sans mise en scène littéraire. Diego Brosset évite systématiquement les
morceaux de bravoure sur les lumières sahariennes, les couleurs éclatantes :
Fromentin est tenu à distance. Mais cette sécheresse volontaire ne conduit pas
pour autant à un autre mythe, celui du désert monothéiste cher à Renan, et, à
travers lui, à Psichari ou Théodore Monod.
Le Sahara de Diego Brosset et géographique et culturel, et non métaphysique.
L’islam est présenté comme une religion sociale, très peu mystique. Il est, à
l’évidence, le ciment puissant d’une identité culturelle, et il crée, entre les
tribus, par ailleurs divisés et rivales, un vague sentiment d’appartenance à
une culture commune, face aux Nçara mangeurs de viandes impures. La vie quotidienne
des hommes n’en reste pas moins profane : les chasseurs d’adax laissent
souvent passer l’heure de la prière, remarque le narrateur (p. 58)...
Cette volonté de banalisation, voire de “désenchantement”, de la vie
saharienne, est évidente dans la description des campements, des haltes et des
départs, bref, de ces scènes que, en 1935, une déjà ancienne tradition
orientaliste avait fixées en traits épiques. Le soleil brûle plus qu’il
n’éclaire (ou illumine!) : “Le soleil était encore haut quand les premiers
bourricots, trottinant sous des charges monstrueuses de débris hétéroclites, se
mirent en route de leur petit pas têtu et pressé, les oreilles attentives,
suivis d’enfants nus qui se bousculaient gaiement (...). Un chameau galeux,
qui, isolé du troupeau, avait échappé au pillage, grognait sans arrêt tandis
que deux femmes y juchaient un vieillard sur des objets encombrants qu’on ne se
décidait pas à abandonner. Les chiens maigres et jaunes trottinaient sur les
traces des gens, l’œil faux, la queue basse, l’air éreinté” (p. 23).
Le même réalisme prévaut dans les scènes de chasse ( p. 43 et suivantes)
qui n’ont plus rien d’héroïques. Le moindre mouvement doit être au contraire
calculé : l’efficacité seule importe. Le narrateur prend soin de noter, en
une sorte de souci hyperréaliste, que l’herbe mâchée du rumen des antilopes
peut être une nourriture de survie, car elle désaltère : on force le
méhari récalcitrant à manger cette mixture (p. 47-48).
L’initiation
de Sid Ahmed passe aussi par l’apprentissage de connaissances sahariennes
transmises par la tradition orale. Celles-ci comprennent aussi bien une
géographie concrète, qu’il faut mémoriser dans ses moindres détails, que
l’histoire des tribus et des liens féodaux. Diego Brosset montre bien que
l’identité est clanique, très loin en amont, par conséquent, de toute
conscience nationale, voire religieuse. Mais chaque tribu se caractérise par
une manière d’être et une histoire singulières. L’identité personnelle se forge
donc dans cette immersion préalable dans une culture commune. Cette
constatation ne conduit pas Diego Brosset à gommer, contrairement à tant
d’autres auteurs coloniaux, les particularités de ses personnages. Il affinera
tout autant le portrait physique et moral de ses personnages, qui sont tous des
individus, et non des types, que celui de tribus. Sur cette “individualité”
tribale, les passages sont nombreux : “Les Reggueibat ne sont pas des
étrangers pour les Kedadra. Dans les Tires, où les appelaient les pâturages de
printemps, à Idjil dont les salines mettent en contact tous les nomades du
Sahara occidental, les gens d’Adrar avaient surtout rencontré la branche du
Sahel qui nomadise dans l’ouest. Mais au nord du Makteir, où la chasse les
avait entraînés parfois, dès avant leur exode, ils avaient pris contact avec
les Reggueibat de l’Est, les Llgouassem, plus grands nomades et plus rudes que
les fils de Cheikh Sid Ahmed Reggueibi” (p. 69). La tradition orale
fait preuve d’une conscience toute ibn khaldounienne des rythmes croissants et
décroissants de la puissance tribale, comparée au mouvement des dunes : “Les
tribus comme les dunes grandissent et meurent à un rythme irrésistible et lent;
les anciens rappellent qu’un puits était où il n’y a plus que du sable où
parlent des Tadjakant, poussière de fractions dispersées, comme d’une
confédération puissante”
(p. 70). La montée en puissance des Nçara est
donc inscrite dans cette vision relativiste des grandeurs terrestres,
faites pour
croître, s’épanouir et décliner, comme la
force des hommes et des liens
d’alliance. Une telle vision permet de donner aux étranges
Nçara leur place
dans un univers culturel qui sait penser, artisanalement,
intuitivement, les
rythmes historiques (histoire limitée, certes, à un
univers géographique
étroit, mais tôt ou tard condamné à se
fondre dans un monde plus vaste). Le
portrait de Cheik Youssef, protecteur et obligé de Sid Ahmed qui
a, un jour,
sauvé son fils, est révélateur de cet art de la
nuance et de la précision qui
fait tout le prix du roman. Cheik Youssef est certes le produit de
toute une
culture, mais il se distingue par une capacité
particulière à se projeter dans
l’avenir, à “calculer”, à
prévoir l’événement. Le narrateur constate
que ces qualités
sont peu communes en pays nomade. Cheik Youssef fait preuve à
l’égard de son
hôte et aussi client Sid Ahmed d’une
pénétration peu commune, il devine son “besoin
presque nerveux d’indépendance”, mais il soupçonne en même temps que, par
naïveté, il pourrait se satisfaire d’une “illusion de liberté” (p. 83).
Il sera ainsi un excellent “attila”,
à la fois dépendant et convaincu d’être libre : “Ces calculs sont rares
chez les grands nomades et c’est peut-être leur rareté qui explique le petit
nombre et l’importance des fortunes entre lesquelles se partage toute la
richesse d’un douar” ( p. 83).
Le roman de
Diego Brosset occupe une position atypique dans le riche fonds des littératures
sahariennes. A l’évidence, il fait le choix d’une écriture qui contredit la
tradition orientaliste, par un parti pris d’exactitude froide. L’idéologie
coloniale y est malgré tout repérable, même si l’auteur évite toute prise de
position explicite, contrairement à E. Psichari ou Théodore Monod. Sid Ahmed
n’annonce pas les rebellions de l’avenir. Il est une figure du passé, condamnée
à plier et à s’effacer devant la puissante organisation des Nçara. Ceux-ci sont
plus suggérés que directement décrits. On laisse simplement entendre que leur
avancée est inexorable. La conclusion du roman demeure dans une ambiguïté
volontaire. Sid Ahmed y apparaît en vaincu, réduit à évoquer le soir, près du
feu, les temps anciens du baroud et de l’honneur : “J’ai
rencontré Sid
Ahmed, c’est un vieux Nemeday courbé sur de serviles
tâches; elles l’empêchent
de se souvenir (...). Il m’a parfois servi de guide et nous avons
souvent
causé; auprès du feu il retrouve une confuse splendeur en
parlant du passé, à
l’étape il récite d’une voix cassée
les poésies d’un temps déjà
légendaire, il
a dû oublier les siennes. Si vous désirez le voir et que
vous soyez personne de
qualité on vous le convoquera en Adrar” (p. 249). Dans ces lignes, qui
répondent en écho à celles de l’exergue, la dissidence est reléguée dans un
passé légendaire. Le futur combattant de la France libre a peut-être éprouvé
une secrète sympathie pour Sid Ahmed mais l’esthétique implicite de son livre
(“la lente intelligence des choses”) interdisait de l’exprimer trop
ouvertement. Dans Sahara, au fond, on ne compprend que pour mieux
combattre. Diego Brosset ne passe pas à l’ennemi!
Un an après
la publication de Sahara paraissait à Paris, aux éditions Les œuvres
françaises, un récit autobiographique d’Henri Lhote, Aux prises avec le
Sahara (1936). Le futur auteur de A la découverte des fresques du Tassili
(Arthaud, 1958) revenait alors de longues expéditions scientifiques qui
mêlaient la curiosité et le désir d’aventure. Trois voyages lui avaient fait
parcourir quelques 40000 kms dans les lieux les plus hostiles. Un premier
périple de trois ans le conduisit d’El Golea à Tamanrasset, puis à Agadez et à
Bamako, et retour par L’Erg Oriental. Une “initiation” qui se conclut par un
butin de 400 kgs de documents scientifiques. Le deuxième voyage, moins
audacieux, fut fait en automobile avec la mission Lebaudy. Une troisième
“exploration” est résumée ainsi dans la Note de l’éditeur : “un
troisième voyage de 20 mois à Djanet, dans le Tassili des Ajjers, puis à
travers le Ténéré inconnu à Agadez avec retour à Djanet et à nouveau dans le
Ténéré et les confins Saharo-Soudanais, le Hoggar, Fort Polignac. 12000 kms, 24
caisses de documents dont 14 squelettes humains et des milliers d’objets
trouvés dans 7 gisements néolithiques mis à jour, 11 chameaux “usés” ou morts
d’épuisement...” (p. 13-14). Mais l’intérêt du récit d’Henri Lhote est
moins scientifique (ce sera le propos des livres ultérieurs) qu’idéologique. Il
est en effet un document de première main sur un certain imaginaire colonial,
où dominent le thème prométhéen et la tentation de l’héroïsme. Toutefois, cette
thématique est beaucoup plus individualiste chez Lhote : elle n’est jamais
reliée à une affirmation nationaliste exaltée comme dans les derniers livres de
Psichari.
D’autre part, nulle velléité mystique ne vient tirer le paysage saharien vers
le symbolisme. On retrouve toutefois dans ce riche récit quelques lieux communs
des littératures coloniales, parmi lesquels la critique de l’Occident moderne
et de la vie urbaine, mais aussi l’initiation personnelle et l’apparition d’un
Moi nouveau, mieux trempé, plus souverain - plus apte, donc, à jouir d’une existence pleine et
libre. La note de l’éditeur, due vraisemblablement à la plume de Lhote
lui-même, nous apprend que le rêve saharien prit corps à partir de lectures
d’adolescence (l’étude du Professeur Gautier), mais aussi des récits verbaux
d’un parent, officier saharien. Les cours du Museum d’Histoire Naturelle, à
Paris, renforcèrent cette vocation précoce, que nourrissait aussi un certain
esprit “scout”, caractéristique de l’éducation de l’époque (les grandes
randonnées, l’amitié virile etc.) Une mission officielle, l’étude des
migrations des acridiens, fut le point de départ de l’aventure...
L’avant-propos
du récit, significativement intitulé
“Dépouillement du XXème siècle”,
précise
l’état d’esprit d’André Lhote en ces
années-là. L’auteur ressentit, comme tous
les jeunes gens de sa génération, les incertitudes et les
inquiétudes de
l’après-guerre.
La crise de valeurs conduisit aussi bien à la révolte
surréaliste, au nihilisme
célinien, qu’à la quête toute personnelle
d’un héroïsme nouveau, chez Paul
Nizan ou André Malraux par exemple. André Lhote chercha
quant à lui au Sahara
ce que d’autres demandèrent à la politique et
à l’engagement : l’occasion
de vivre une vie plus généreuse et plus
passionnée. Il constate, comme Psichari
ou Monod, que l’Afrique s’est révélée
à lui comme une “vocation”. celle-ci se
confirma en février 1929 à El Goléa, la
“porte du désert” : “...c’est à
la fin de cette randonnée, sur le chemin du retour, que, tout à ma découverte
du mystérieux désert j’ai, à la fois, l’intuition et l’explication de ce qu’ a
de profond en moi la vocation qui va s’imposer à ma vie” (p. 16).
Cette vocation est indissociable (cas de figure tout à fait classique) d’une
volonté de rupture avec le monde occidental, dont on refuse le confort et les
facilités. C’est aussi un acte critique à l’égard d’une civilisation de masse,
uniformisante, que l’on accuse de contraindre et d’étouffer l’individualité. Ce
thème est constant dans le récit de Lhote, comme dans les textes de Psichari
(Monod, en revanche, met davantage l’accent sur le comportement éthique) :
“... quel instinct a été à la fois assez profond et assez puissant, pour
m’amener à abandonner la quiétude de nos villes, le confort de notre
civilisation et à leur substituer désormais la vie rude du désert ?
romantisme... Probablement. Réminiscences ? Antinéa... l’Atlantide...
Peut-être. Passion scientifique? certainement. Mais par dessus tout cela, soif
de l’Action, entrevue sous l’aspect de la “geste” chevaleresque, difficile à
réaliser dans nos grandes cités actuelles, car leur réalisme est froid et
égoïste” (p. 17-18). Dans ce passage, le mot essentiel est prononcé :
romantisme. Le Sahara de Lhote, bien plus que celui de Monod ou Brosset,
présente des traits “romanesques”. Systématiquement, l’auteur parle de
l’aventure saharienne comme d’un voyage initiatique, à travers une multitude
d’épreuves, dont la fonction est comparable à celle des romans de chevalerie.
Les gestes quotidiens, volontairement désenchantés par Diego Brosset, et
réduits à leur fonction utilitaire, retrouvent dans le récit de Lhote une
portée mythique. .Ils s’inscrivent dans une économie plus générale de la vie
héroïque, ils mesurent l’endurance et le courage : “Ainsi je découvre
tous les jours un peu plus le Sahara et ses contingences. Bientôt, c’est le
tour d’une expérience d’un autre genre : le vent de sable” (p. 24-25).
Quand se lève ce vent redoutable, le larbi, le jeune Lhote est au fond
dans la situation du héros d’un roman de chevalerie : il va devoir
affronter une épreuve, et la surmonter. Cet habillage héroïco-épique du récit
ne va pas sans une représentation un peu narcissique du Moi, au antipodes de la
retenue calviniste de Monod. Avec Lhote, le saharien redevient un aventurier,
grandi à ses propres yeux par une éthique cornélienne du dépassement de soi qui
doit sans doute beaucoup à des lectures d’adolescence. Ces dernières sont
d’ailleurs clairement indiquées dans le récit. Elles ont grandement contribué à
forger un idéal du moi que la vie adulte s’efforcera d’accomplir : “Avoir
fait El Goléa-In Salah à chameau me confère déjà le titre de Saharien.
J’approche maintenant du Hoggar, avec ses célèbres touaregs. À mon tour je vais
vivre le roman de l’Atlantide” (p. 29). Mais un autre trait suffirait
à inscrire le Sahara de Lhote dans une tradition différente de celle de Brosset
et Monod. Ces deux derniers auteurs, par la minutie des descriptions réalistes
de la vie saharienne, combattaient tout exotisme et tout mystère. Rien n’est moins
étrange que le monde que dépeint Brosset, une fois dépassé l’étonnement
provoqué par l’observation de coutumes lointaines. La vie nomade s’impose au
contraire dans son évidence : il n’y a pas d’arrière-plan, aucun souvenir
littéraire ne vient se juxtaposer sur une réalité dépeinte de manière
behavioriste, voire hyperréaliste. Lhote réintroduit au contraire le mystère :
celui de lointains opaques et de tribus qui appartiennent désormais au mythe,
car la littérature s’est emparée d’elles pour les faire entrer dans la légende.
Les Touaregs de Lhote, presque autant que ceux de Pierre Benoit, font rêver,
mais pas les Zenaga ou les Nemadi de Diego Brosset! Il est vrai que le décor du
Hoggar se prête bien à cette transfiguration romantique, qui fait jaillir en
plein Sahara le “sublime” abrupt des paysages de haute montagne : “Au
premier abord le décor est impressionnant, il deviendra majestueux aux gorges
d’Arak, pour finir à la longue par sembler impénétrable, sévère, et fatal dans
son homogénéité monotone” (p. 31). Lhote avoue son “émotion intense”
devant ces roches déchiquetées, dont la sauvagerie est encore renforcée par
l’apparition, quelquefois, de guerriers touaregs. Le “mystère” désigne ainsi
une esthétique et une expérience du monde, le sentiment exaltant qu’il y a
vraiment de l’inconnu sur terre, et que cet inconnu ne se laissera pas
facilement réduire, “expliquer”, comme par exemple dans la vision de Diego
Brosset : “Peut-être a-t-on abusé de l’adjectif “mystérieux” à propos
des choses et des gens du Hoggar. En fait, c’est bien le terme adéquat, le seul
qui rende avec exactitude l’emprise subie. Chaque fois que ces scènes se sont
présentées à mes yeux, j’ai ressenti la même impression étrange, intense...”
(p. 32). Cette expérience de l’intensité est au cœur du récit de Lhote :
elle est une marque évidente de romantisme, d’autant plus qu’elle s’accompagne
d’un sentiment d’expansion. L’espace est infiniment ouvert, inépuisable, et une
vie humaine ne pourrait prétendre en saisir toutes les variétés. L’ivresse du
narrateur tient à ce sentiment de richesse, de surabondance. Le monde est à
nouveau enchanté : “Comprendre le Hoggar, comprendre ses hôtes.
Entreprise considérable! L’un et les autres ne se livrent pas aisément. Combien
faudra-t-il de courses à méhara, de conversations au feu de camp lorsque je
commencerai à baragouiner quelques mots d’arabe et de tamacheq, pendant que
l’eau bout pour la préparation du thé, pour soulever un peu le voile du passé
et surprendre un aspect de son originalité” (p. 32). En 1929-1936, on
est encore très loin du sentiment lévi-straussien d’un épuisement intellectuel
du monde, d’un désenchantement du à un excès d’analyse sur les pas de
l’Occident conquérant !
Dans le récit de Lhote, l’émotion est au moins aussi importante que la
compréhension scientifique. Le voyageur éprouve partout des sentiments
esthétiques, qui répondent d’ailleurs assez bien aux analyses classiques des
effets du sublime sur l’âme : sentiment de grandeur et de disproportion,
crainte devant des paysages démesurés, intensité due à la nouveauté absolue de
ce que l’on rencontre : “Tiratimine, Arak décors majestueux, uniques,
impressionnants dans leur noirceur sinistre. En passant Arak, on a l’impression
de pénétrer au cœur d’un antre titanesque”
(p. 38). Le sublime
saharien - on peut oser cette expression - culmine dans le sentiment
que les
émotions éprouvées touchent à
l’indicible, sont d’une telle intensité
qu’elles
ne peuvent se traduire dans une forme écrite. C’est
là un autre trait du
romantisme si particulier du récit de Lhote : “Est-il possible sans les
avoir vécus, de se rendre compte de ce que sont ces moments difficiles, de ce
qu’est un raid effectué en de telles conditions ? Aucune forme littéraire
ne pourra jamais faire éprouver le sentiment de ces instants de fatigue atroce,
sous un climat implacable, alors que les guides, épuisés, ne sont plus sûrs
d’eux-mêmes, que l’on sait manquer d’eau et que les bêtes sont susceptibles de
défaillir d’un moment à l’autre” (p. 77). Lhote découvre ainsi, dans
des passages dramatisés, qui mettent en scène l’homme aux prises avec des
situations extrêmes, et éprouvant des sentiments violents (de peur, d’angoisse,
d’espoir) un véritable pathétique saharien. Le titre de son récit,
volontairement agressif, résume bien cette atmosphère si reconnaissable dans
certains documents de la littérature coloniale :
l’expérience des extrêmes, de la démesure aussi, le risque permanent de la mort
qui conduit l’homme à se découvrir lui-même. Cette dimension initiatique n’est
pas la moins intéressante du témoignage de Lhote. Son livre nous apprend en
effet comment l’on devient un vrai saharien, à travers quels rites et quelles
épreuves et par quels adoubements. Le code du désert ne se livre pas
facilement. Le narrateur aura l’impression que son dur apprentissage est
presque achevé lorsque les Touaregs l’obligent à s’habiller comme eux et lui
donnent un nom targui : “Après six mois, je suis sacré “imochar” par
les Touaregs, qui m’obligent pour cela à revêtir leurs vêtements et à porter le
voile à leur manière (...). Ils m’intègrent ce jour là dans leur sein, en me
donnant un nom targui. Ouksem ag Ourar, le chef de la grande fraction des Drag
Rali est mon parrain, et c’est Akhamouck lui-même qui place le litham sur ma
tête, à la manière des nobles” ( p. 56-57). De tels passages
permettent de comprendre ce qu’il y eut de plus authentique dans la passion
saharienne de Lhote : l’impression de changer de vie, de franchir une
frontière invisible, de “passer à l’ennemi” (ce que ne tenta jamais véritablement
Diego Brosset). Le récit de Lhote pourrait alors devenir celui d’une tentative,
en partie réussie, d’inculturation : “Je me demande parfois, lorsque je
me surprends à manger avec mes mains, que je vois mon corps tout brûlé par le
soleil, ma barbe hirsute qui me donne l’air d’un homme des bois, s’il y a
encore quelque lien entre les Parisiens et moi-même... Déchéance? Non, j’ai
conscience de vivre magnifiquement, mais d’une autre vie, où tout vestige de
civilisation est franchement superflu” (p. 87). Récit rusé, certes, et
au fond ambigu, qui fait la part belle à l’auteur, lequel sait qu’il reviendra
auréolé de gloire de son Sahara “implacable” et “rude”. Cette ambiguïté est
particulièrement frappante lorsque le narrateur nuance son désir d’inculturation
(et d’altérité) d’un sentiment qui nous ramène vers des aspects plus connus de
la littérature coloniale : la volonté de possession. Parvenu au fleuve
Niger, André Lhote se souvient de ses illustres devanciers, René Caillé et
Barth, avec la fierté d’avoir enduré autant qu’eux, d’avoir gagné ses galons de
saharien. Et il imagine tout aussitôt de donner à l’événement une certaine
solennité, de prendre possession du “fleuve légendaire”, d’apprivoiser ainsi sa
fière étrangeté : “J’irais me tremper immédiatement au fleuve, pour en
prendre possession dans un contact épanouissant, mais le commandant du cercle,
alerté par la sentinelle du poste, vient au devant de moi, afin d’examiner
l’intrus, qui ose venir troubler la solitude de son petit domaine. Quelle joie,
quelques minutes après, une fois dégagé de toute civilité, de pouvoir
m’immerger complètement dans le grand fleuve, d’acquérir le baptême soudanais,
de faire acte symbolique de prise de possession” (p. 98-99). Ce récit
illustre assez bien ce que Lhote appellera un peu plus loin un romantisme de
l’action (p. 113), proche de celui de Chateaubriand qui célébrait, dans
l’avant-dernier chapitre des Mémoires d’outre-tombe, l’étroite
imbrication de l’œuvre et de la vie. À l’évidence, c’est cette vie poétique,
“magnifique”, pour reprendre ses propres termes, que Lhote rechercha au Sahara.
L’altérité devient alors secondaire, dans une vision du monde profondément
occidentale qui, même au plus profond du Ténéré, ne parvient jamais à s’oublier
elle-même.
Ces quatre récits
témoignent de l’importance du thème saharien dans la littérature française,
mais aussi de sa capacité d’adaptation à des visions du monde parfois
antagonistes. Deux romans plus contemporains, publiés en 1980, Fort Saganne
(Ed. du Seuil) de Louis Gardel et Désert (Gallimard) de Le Clézio
interrogent à nouveau le mythe, et l’enrichissent sensiblement. On peut
d’ailleurs reconnaître dans chacun de ces romans une sensibilité près
particulière qui les inscrit dans une tradition. Le Sahara de Louis Gardel est
épique et militaire. On y retrouve un très puissant mythe de l’énergie
individuelle, comme quelques années plus tard dans cet autre roman africain, Dar
Baroud (Ed. du Seuil, 1993). Le désert de Le Clézio et beaucoup plus
romantique et mystique. Il met en scène des êtres nimbés de mystère qui, comme
naguère Sid Ahmed, fuient l’Occident et veulent se fondre dans un espace
étrange et insaisissable, le sud... Loin du réalisme nerveux de Louis Gardel,
le récit saharien de Le Clézio redevient allégorique et symbolique : “Chaque
jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure,
vers le sud, là où personne d’autre ne savait vivre (...). tournés vers le
désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s’en allaient, comme dans
un rêve, ils disparaissaient”. On ne peut qu’être frappé par la
persistance, dans des œuvres importantes de la littérature postcoloniale, des
représentations les plus contrastées du désert mythique.
Jean-François Durand.
Dans Le Maghreb dans l’imaginaire français, Edisud, 1985, p. 107-131.
Grands sahariens, Paris, Denoël, 1994, p. 13.