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Texte paru dans 

« L’Aventure coloniale, Cahiers n° 7, p. 195-228 

   
Empire et décadence

(1880-1914)

 
 
C’est un fait bizarre et avéré : dans les années 1880, la course aux colonies des nations d’Europe, enfiévrées de leur puissance, coïncide chez elles avec la fréquente expression d’un sentiment de décadence. Leur puissance en grandissant les arrache-t-elle à leur passé ? coloniserait-elle leurs origines ? et perdraient-elles dans leur être ce qu’elles gagnent en empire ?

Restait pour le discours politique la difficulté d’accorder avec l’idéologie du progrès une sensibilité à la décadence qui colorait si fortement les arts et la littérature. Dialogue impossible hors de la fiction littéraire elle-même. La ligne de rencontre du front de la décadence et du front du progrès traverse l’entretien politique et littéraire des Européens, surtout entre 1885 et 1905, avec formation de grains théoriques et de tornades pratiques, nihilismes, nationalismes, anarchismes, et leurs crises ; impérialismes, et leurs affrontements. Les orateurs politiques pour l’ordinaire, même ceux des banquets coloniaux, analysent rarement des dispositions si contradictoires qu’il faudrait, pour en faire accepter l’inquiétante étrangeté, leur donner la figure souveraine d’un mythe.

  
La décadence à la fin du xixe siècle

 Un fait européen d’imagination

 « Empire et décadence » composaient en outre vers 1890 les deux pôles d’un dispositif de pensée qui, sans appartenir à l’expérience immédiate, contribua à formuler des sentiments de réalité nationale. Ces deux représentations portaient un tel poids d’histoire qu’on les sentait chargées de l’histoire ; des « idées à histoires » en somme, comme Giraudoux le disait d’Électre, et comme elle en effet, des mythes encore. Ou plutôt les deux faces d’un seul mythe.

Mythe peut s’entendre banalement d’une chose qui n’a de réalité que verbale : c’est la vieille antithèse grecque muqw-ergwmythô-ergô, « en parole – en action ». En effet, tandis qu’au xixe siècle les puissances européennes accroissent chaque année leur richesse et leur pouvoir de destruction, de production, de vitesse des transports et d’intensité des échanges commerciaux, tandis qu’elles font la loi jusque dans l’immense Chine, explorent les déserts et les pôles, les mers et les airs, il serait étrange de les croire en déclin.

• Oui, passe pour l’Angleterre qui règne sur les océans, ou l’Allemagne, ou l’Italie qui viennent de « se faire » ; mais l’Espagne déchue de son empire, par la jeune Amérique humiliée à Cuba ? mais l’Empire des Habsbourg menacé d’éclatement, sèchement battu par les Prussiens ? Et tenez, à propos de Prussiens, écrasée, amputée, la France à laquelle chaque jour sans Metz et sans Strasbourg rappelle son déshonneur ? elle ne l’est pas, peut-être, en décadence ?

• On peut en disputer : elle a perdu la guerre, mais gagné la république, en se délestant d’un bas Empire, – de décadence justement, à en croire Hugo et Zola. Vers 1905, son « empire », comme on recommence à dire en un sens nouveau, s’est immensément étendu et même, ici ou là, on dirait qu’il prospère : l’Algérie chaque année produit davantage ; encore un demi-siècle et elle serait une grande puissance économique ; Gallieni, Lyautey conduisent au Tonkin, à Madagascar, aux confins marocains, des politiques de développement d’une hauteur de vue inédite. Et la France est riche, belle, artiste, littéraire et toujours inspirée de passions idéologiques comme en ses meilleurs moments : viennent de le démontrer cette curieuse affaire Dreyfus et la guerre à l’Église. Comment parler de décadence ? Il est vrai qu’on peut la peindre en Byzance agitée de querelles fanatiques, en Babylone où l’Allemand Jean-Christophe respire l’odor di morte, di femina de la corruption parisienne[1]. Cela prouve que, quand on en vient à parler décadence, chacun voit midi à sa porte. Pour Henri-Irénée Marrou même le déclin de Rome, tenu pour l’archétype de la décadence, a préparé au contraire, « antiquité tardive », la scène où « le rideau peut se lever sur l’Europe »[2]. La décadence est un jugement d’imagination.

 A contrario en effet la pensée de la décadence n’est nullement absente des domaines littéraires anglais ou allemand, et pas seulement dans la Vienne de Schnitzler et de Hofmannsthal, mais dans l’Allemagne impériale, orgueilleux colosse : à Munich, à Berlin, chez Nietzsche, dans les Blätter für die Kunst de George, chez Thomas Mann, Stanislas Przybyszewski, Richard Strauss et Salomé où Romain Rolland entendait « gronder la décadence frénétique de l’Allemagne »[3]. L’Angleterre impériale, produit comme pendant à Kipling, « chantre de l’Empire », un parangon de « décadent » avec Oscar Wilde, et tout l’Aesthetic Movement, The Yellow Book, The Savoy illustrés par Aubrey Beardsley, et Arthur Symons, etc. En Italie, nation quasi à l’état naissant, les années 1890 s’inscrivent dans l’histoire littéraire sous le nom d’il Decadentismo. En revanche, quoique convaincue de décadence depuis le xviiie siècle ou à cause de cela, l’Espagne est la plus lente à rejoindre la partie, – mais elle se rattrape après 1898 avec la génération du même millésime et le Modernismo. Concluons à la confusion de qui chercherait dans des faits notoirement positifs la cause directe et mécanique des mouvements de l’imagination : leur rythme, leurs périodes sont différents ; ils se correspondent sans être toujours en phase : le goût antique est en vogue sous la Révolution, contre laquelle réagit l’esthétique romantique éprise de Moyen Âge, qui se donne par là comme moderne. Oui, le jugement de décadence est un fait d’imagination, ce qui ne veut pas dire imaginaire et sans effets.

 Mythe

 Mais l’idée de décadence ne fait pas un « mythe » à elle seule, sauf au sens d’influence idéologique irrationnelle, comme en peuvent exercer celles de nature ou de progrès. Il faut pour cela que quelque chose ou quelqu’un la représente et en tienne la partie dans une histoire ; et aussi en telles circonstances que le récit, le mythos, inclue des contradictions si illogiques qu’aucune notion claire et distincte ne suffise à en exprimer le sens.

Prononcer le seul nom d’Œdipe suffit à assurer la plus énorme et la plus dangereuse contradiction : un roi juste et pieux, maître des énigmes et purgeur de monstres, contamine la cité de la souillure des plus inexpiables crimes, le parricide et l’inceste ; innocent le plus coupable, il ramène aux difformités du chaos la figure du héros civilisateur. Le mythe d’Électre et d’Oreste montre la juste vengeance poursuivie par la justice vengeresse, et la crise dénouée par les bons juges athéniens. Le mythos vient s’opposer au logos, au verbe soumis au principe de non contradiction, qui ne nomme que des choses et ne dit qu’une chose à la fois, tandis qu’au mythe appartient le nom propre, qui peut envelopper les singularités monstrueuses :

 Pouvez-vous nommer un objet d’amour pour mille femmes, une virilité objet d’envie pour les hommes, mais par là saccageant toutes les fonctions mâles des père, frère, mari, prêtre, et destructeur de la masculinité même ? – Don Juan, bien sûr.

 Ainsi, au comble de l’économie, le mythe enveloppe en un récit dense les antinomies que développent les amplifications rhétoriques : discours moralistes, analyses historiennes, raisons des sophistes. Or les romans naturalistes ou « psychologiques » des années 1870 et 1880 veulent toujours expliquer, ce serait leur devoir social et leur vertu captivante. Et ne nous vantons pas, cent vingt ans après, d’avoir trouvé que ces romans sont anti-mythiques, car un jeune homme qui faisait ses classes pendant cette décennie, un Jarry, un Jean de Tinan, un Valéry le disaient fort clairement, ou Gide dans son Traité du Narcisse :

 Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes d’abord suffisaient [...] Puis on a voulu expliquer ; les livres ont amplifié les mythes ; – mais quelques livres suffisaient[4].

 Notre contexte littéraire, en effet, c’est celui de l’esthétique symboliste : « suggérer, voilà le rêve » ; expliquer n’est pas comprendre. Eussent-ils la compréhension de cette situation mythique, de la faiblesse source de la force et de la force siège de la faiblesse, comment la parole des tribuns trouverait-elle la circonstance propice, un public concevable « pour en développer l’embarras incertain » ? C’est en romancier, non en député que Barrès fait dire à son Rœmerspacher, descendu du Brocken tout ruisselant des vers de Faust (mythe du vieux professeur rajeuni disciple de la vie) et répondant aux Allemands qui « tiennent notre décadence pour un fait » :

 Il n’y a pas à calculer les énergies de la France comme celles des autres pays. La grossière confiance de nos adversaires raille notre fièvre, notre excitabilité : elles sont les moyens des choses sublimes dans notre nation. Ces puissances méconnues ne prendront–elles pas bientôt leur revanche ?[5]

 C’est encore un roman qui, à l’inverse, montre « la paille dans le glaive » impérial anglais, comme Jérôme et Jean Tharaud le font dire à Dingley[6], alias l’illustre romancier Kipling. Les « Puissances méconnues », et les Fêlures cachées s’invoquent par inscription littéraire, indirecte et symbolique.

Aussi les hommes publics se contentent-ils de célébrer, à la faveur de banquets et d’expositions, la naissance de fables qui deviennent des faits d’imagination, comme ces idées de décadence ou de progrès, adaptées vaille que vaille à un nouvel état du monde.

Or de son côté la « littérature coloniale » n’avait que trop tendance à décrire et à expliquer ; ne l’en dédaignons pas, car la masse des savoirs réunis par les soldats, les colons, les fonctionnaires, les missionnaires, les voyageurs, nous a légué un trésor inépuisé. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, prise dans son ensemble, elle semble accentuer pour un Segalen[7], un Paul Adam, même pour un Pierre Mille, les tendances les moins innovantes de la poésie ou du roman. Seulement on triche : on ne dit pas de Stèles, Connaissance de l’Est, Livre de la jungle, Atala, l’Énéide, et même Tartarin, que c’est de la littérature coloniale, mais de la littérature tout court. En revanche l’enquête de Régismanset et Cario[8] verse du côté de la littérature coloniale des œuvres d’information, au mieux de références, forcément un peu ternes. Et pourtant, soit dit en passant, à jouer sur l’étrangeté pour le lecteur occidental de la Chine ou de Tahiti, Segalen, savant poète, peut construire des fictions aussi dé-référencées que celles de Mallarmé, bien que par hypothèse tout y soit référable. Ainsi se réalise une des premières exigences de la poésie symbolique dont Gide s’efforce de cerner les attitudes avec son Narcisse.

Pourtant l’aventure coloniale a donné ou rendu la vie à des mythes durables. Ainsi l’histoire de Mowgli, qui reprend la fable de l’enfant sauvage vieille comme Sumer. Mais à l’âge symboliste, la vertu mythique a besoin pour se déclarer d’une double détente : Le Livre de la jungle réclame Kim, le roman d’aventures. De même qu’un fils de l’homme règne sur la jungle qui l’a nourri et instruit de sa loi ancienne, de son vieux testament, de même la Grande Mère Inde est la nourrice, la tutrice et l’institutrice du petit Anglo-indien, et l’aime trop pour rien lui refuser. Mythes complexes de la colonisation et du retour à l’origine, si riches qu’ils peuvent sans s’épuiser permettre des applications multiples parfois chez ces Anglais, curieusement pratiques : Kim au service secret de la reine, Mowgli garde forestier (In the Rukh[9]), et le scoutisme, leur invention combinée, ma foi ! toujours vivace.

Mowgli n’est qu’un exemple de la fécondité mythique de l’imagination de la période coloniale de l’Europe. Le mythe des temps perdus ou oubliés – qu’on retrouve dans de l’espace –, en est un autre : celui de l’Atlantide, celui du dernier empereur : Stèles, fiction de la parole impériale souveraine de l’ordre chinois, paraît juste après la destitution de Pou-Yi. Mythe du monde perdu, selon Conan Doyle, où le professeur Challenger se retrouve, tout savant moderne qu’il est, sosie des hommes singes ; mythe des mondes perdus selon Rosny aîné, et ce mixte qu’Edgar Rice Burrough invente avec Tarzan. L’Inde est Mère pour nos langues et nos civilisations ; et l’Afrique est Mère selon la Nature.

Cette figure maternelle appellerait son parèdre, et le mythe paternel pourrait être celui de l’empire. Mais pour comprendre la manière complexe dont il intervient dans cet ensemble, il faut analyser de plus près les codes d’interprétation de la décadence.

 
Trois systèmes de repères historiques

 Le mythe appartient justement au système de l’origine, tandis que l’Europe s’en tint longtemps aux représentations de l’histoire qui appartiennent au système de l’apogée. L’imagination des origines, dominante à l’époque médiévale, prévalut sous d’autres formes à l’époque romantique, et en nourrit les représentations historiennes les plus exaltantes : l’origine est lointaine, mais elle est toujours là, renouvelée avec chaque fils ou fille, et charme Michelet par une formule de résurrection. L’imagination de l’apogée s’imposa à la Renaissance, pour généralement dominer jusqu’au Premier Empire, avec l’idée que Rome, en son développement et jusqu’en sa décadence, légua aux nations d’Europe le droit à la grandeur, à leur temps d’accroissement jusqu’à l’heure de « l’empire ». L’Espagne a eu son temps, Venise le sien, l’Angleterre y prétend, etc. Seulement comme, monté sur le faîte, on n’aspire guère à descendre, les Lumières ont inventé de compléter ce système de l’apogée par la variable du progrès : alors les apogées particuliers se cumulent, au lieu de se détruire, et se capitalisent au profit de l’humanité.

Dans le système de l’origine, l’épisode fondateur est un mariage comme celui des Troyens fugitifs et des Latins, grâce auquel un héros (qui primus ab oris…) souvent donne à des peuplades un nom de famille, Danaos aux Danaens, Romulus aux Romains, Brute aux Bretons, Luso aux Lusitaniens… L’histoire commence à cette fondation, ou Incarnation, à ce point O, ou zéro, à partir duquel on date les années de Rome ou de la Chrétienté. Le sujet en est le sang du peuple ainsi fondé, et la destinée scellée du sang du fondateur, ce qui s’entend différemment pour les Thébains, les Romains, les Germains, ou encore pour le « peuple » chrétien. Ce testament d’alliance avec le temps ne peut être aboli que par déshérence, ou déchéance, mot doublet de décadence. Mais le temps, edax rerum, « mangeur du monde », menace l’origine de dégénérescence et d’oubli, pour peu que le sacrifice rituel qui fait mémoire manque à la restaurer à chaque tour de la meule du temps. Combien de peuples finement broyés le vent d’oubli, docile à la nature, a-t-il déposés au fond de l’histoire ? Telle est la mélancolie de l’origine : la merveille de la naissance sort de la mort sans saisons. Cadmus, fondateur de Thèbes et notre oncle par sa sœur Europe, tua le gardien d’une forêt encore vierge où coulait la source de Mars, origo Martii, un dragon mangeur d’hommes, puis, labourant profond, il insémina la terre avec les monstrueuses dents. Cent guerriers en naquirent qui s’exterminèrent aussitôt en une « guerre civile », bellis civilibus dit Ovide le Romain, sauf les cinq derniers qui conclurent entre eux un contrat de paix. La cité naît de ce qui dévore et toujours menacera de la manger, la gueule du serpent et le ventre de la terre.

Dans le système de l’apogée, l’heure génératrice c’est « le Siècle » – d’Auguste, de Louis xiv, siècles d’or espagnol et polonais, que reconnaît en son temps le temps un étrange consentement collectif sanctionné par des institutions, académies, arts, théâtres, architectures, préparées sur le modèle d’apogées d’empires passés. Dans les configurations de l’apogée, le sujet du récit, c’est le contrat d’un peuple avec l’histoire ; contrat qui le tire de minorité, de l’âge intermédiaire, d’un moyen âge, comme cela advint pour les Européens à la Renaissance : ou, au xviiie siècle, qui émancipe le peuple en nation. Dans les traductions de la Bible, les gentes, les « nations », s’opposent au peuple par excellence, le peuple juif fils d’Abraham le sacrificateur. Par un euphémisme onomastique presque fatal, c’est la lignée raciale, ressortissant au système de l’origine, qui s’arroge le nom de peuple, tandis que la racine *gn qui marque l’engendrement va paradoxalement désigner, nation, « un principe spirituel » composé, selon Renan, du legs indivis du passé et du « consentement actuel » à vivre ensemble. De manière saisissante, fille par excellence de ce temps, la nation américaine arrête consciemment au contrat originaire de sa Constitution la définition de son identité.

Mais dans le système du progrès, l’heure auguste est toujours à venir, le sujet de l’histoire est une forme, une idée, une représentation de l’humanité poussée en avant par l’effort des hommes passés et actuels. Bien sûr, on ne peut nier que des peuples disparaissent, que s’éteignent des cultures, – de ceux qui n’avaient peut-être pas la notion du progrès ; mais aucun effort de civilisation n’est inutile, et l’idée de la décadence, au point de vue de l’humanité, est un trompe-l’œil. Une étude de l’idée de décadence au xixe, pour ne jamais en oublier le caractère paradoxal, gagnerait à commencer par cette citation de L’Avenir de la science :

 Il n’y a pas de décadence au point de vue de l’humanité. Décadence est un mot qu’il faut définitivement bannir de la philosophie de l’histoire[10].

Ou encore :

Celui qui envisage la totalité de l’esprit humain ne sait pas ce que c’est que la décadence[11].

 Cependant une mélancolie accompagne la pensée du progrès ; elle vient du caractère irréversible attaché à l’idée d’un temps vectoriel. Aucun mystère d’Éleusis, aucun sacrifice, aucune grâce heureuse ne permet plus de communier avec l’origine ; sinon par la recollection intellectuelle des fiches érudites, Achille et sa tortue courant à reculons. Dans la configuration du progrès, en principe personne n’aura perdu son temps, mais c’est le Temps qui est perdu. Alors, on le recherche.

La théorie de la perte du Temps a été faite : d’après le principe de Carnot, repris par Clausius, le second principe de la thermodynamique, de la « dégradation de l’énergie » selon Bernard Bruhnes[12], « la plus métaphysique des lois de la physique, dira Bergson, en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifice de mesure, la direction où marche le monde »[13]. Or ce monde marche vers l’entropie, vers l’uniformité glacée, la paralysie des fonctions vitales, le cauchemar décadent de la catalepsie, « tel un homme qui conserverait ses forces mais les consacrerait de moins en moins à des actes, et finirait par les employer tout entières à faire respirer ses poumons et palpiter son cœur »[14].

De la rêverie de fin du monde par glaciation nous entretiennent Cyrus Smith dans L’Île mystérieuse (1875), Anatole France dans Le Jardin d’Épicure (1895), Edmond Jaloux dans Le Reste est silence (1906), et Victor Segalen en fait son plus assidu cauchemar, la matrice de son imagination poétique du divers.

 
Positivité de la décadence

 C’est seulement quand l’imagination européenne est entrée dans le système du progrès que la « décadence » a pu prendre le signe positif.

On a vu en effet que dans le système de l’origine, la perspective de la fin est co-présente à la fondation de la cité ou de la religion nouvelle. Les premiers chrétiens croyaient en l’imminence de la fin du monde. À Cadmos étonné de la grandeur du dragon, Athéna prophétise : « Que restes-tu à regarder un serpent ? Toi aussi tu étonneras quand serpent tu finiras. » Le serpent de la trahison est lové à la cour d’Arthur, en la personne du mes-(minus) chéant Mordred, l’instrument de la déchéance.

Et de même dans le système de l’apogée, où la décadence tient la contrepartie de la grandeur, formant couple avec elle comme dans le titre de Montesquieu, « Grandeur et décadence des Romains ». Certes décadence et déchéance ne signifient pas la même chose, puisque ce sont des doublets, mais elles ont place reconnue, quoique déplorable.

Or comme dans le système du progrès la décadence n’a plus de place reconnue, ni congrûment pensable, la déceler, la clamer, s’en réclamer, traduit autre chose qu’une posture pathétique, porte au contraire radicalement la querelle contre le système lui-même, et contre le monde qui prétend s’assurer sur les idéologies du progrès. On entrevoit alors comment, de Charles Baudelaire à Paul Verlaine et à Joris-Karl Huysmans, la notion de décadence, transfuge des discours modernes, est devenue une valeur refuge marquant l’hostilité aux choses établies : comme elle a pu envelopper tant de pensées bannies, développer tant de forces de représentation et combien le frêle écran de l’esthétisme à peine contenait de douleurs et de colères. Ainsi ce n’est pas malgré sa disqualification dans la pensée de l’actualité, mais à cause d’elle que la notion et les représentations de la décadence acquièrent du pouvoir vers 1885.

Permanence

 Au regard des récifs dont les coraux encerclent îles et continents, les maigres Pyramides et la Muraille de Chine font l’effet de masures de Pygmées. Leur raison d’être infimes, c’est de construire des montagnes. Avec une comparable ténacité inconsciente d’elle-même, par la sécrétion ininterrompue de leurs mots, les hommes, eux, engendrent ce qu’ils appellent les Choses, causas, et res, « le monde », realia, le réel et sa sœur la réalité, et comme il fallait une mère pour les porter, ils ont créé celle qui fait croître, Phusis, « celle qui enfante », Natura, Mère Nature, la Mère du Monde, Natura rerum.

Ce travail d’interprétation ne cesse jamais, et pourtant il faut s’entendre entre soi, s’accorder sur les codes en vigueur en une époque et pour un public donnés : c’est une nécessité vitale pour nous, les animaux herméneutiques. On peut donc parler avec une approximation acceptable de « la pensée des lumières », par exemple, et de romantisme, de symbolisme, etc. Bien entendu, nous savons qu’à l’époque de l’Encyclopédie existaient aussi des tendances vitalistes en sciences naturelles, ou des recherches occultistes, et une vie religieuse avec ses jansénistes et ses frères moraves : c’est par une courte violence d’abstraction que l’on parle « de siècle des philosophes » ; et néanmoins ce n’est pas sans raison, car un vitaliste du xviiie siècle comme Wolff n’est plus du tout le même vitaliste que Van Helmont.

Tout cela pour dire qu’il ne faut pas se figurer que l’imagination européenne a embouqué le 24 février 1848 la rade du Progrès, en laissant à tout jamais derrière elle le « système de l’apogée » et le « système de l’origine ». Les langues des peuples ont besoin de mémoire, et ne la laissent pas remettre à zéro sans catastrophe. Seulement l’influence de l’esprit de progrès perturbe gravement le cours de ces autres notions, si puissantes sur les imaginations et sur les impulsions.

 Aussi est-ce principalement la fiction littéraire qui manifeste l’irrationnelle évidence qu’à conquérir de la terre on pourrait perdre en âme. En France, le « mouvement décadent » fait parler de lui dans les journaux : mode passagère, insolente et morbide ? Pour une part : ses revues sont confidentielles, les œuvres contemporaines qui nous servent de référence pour la décrire ont des auteurs qui ne lui appartiennent pas, et qui la dépassent par leur portée artistique ou intellectuelle, comme les Essais de psychologie contemporaine, Jadis et naguère, Les Poètes maudits ou Huysmans et son À rebours.

(Mais justement, cela montre que les manifestations d’excentricité passagères, sincères, fumistes et vites parodiées, comme dans les Déliquescences d’Adoré Floupette, ne pouvaient être appréciées ou seulement comprises qu’en vertu de représentations connues, déjà anciennes. Bourget, dans ses Essais, fait remonter à Baudelaire la « littérature de décadence » ; il lui reprend la dialectique du progrès qui, mesurable et de nature forcément matérielle, accroît exponentiellement la somme de matérialité dans une civilisation, et cantonne toujours plus étroitement sa part spirituelle. En sorte que Progrès est un nom de la Décadence.)

  
Empire

 Venons donc à l’autre élément de ce mixte mythique, aux représentations de l’empire. Dans l’ensemble européen, le mythe impérial est beaucoup plus complexe et mêlé qu’il n’apparaît chez Kipling.

Quand « l’idée coloniale » s’impose en France, peu avant la Grande guerre, s’établit avec elle l’usage du terme d’« empire » pour désigner couramment l’ensemble des possessions d’outre-mer.

En cette acception le mot est senti d’usage récent. En 1939, Louis Bertrand, « romancier de l’Afrique du Nord française » normalien et agrégé des lettres, écrivait dans des pages inédites retrouvées sur épreuves après sa mort, le récit très cohérent de cet avènement :

Il y aura bientôt 40 ans j’ai été l’un des premiers, sinon le premier, à lancer ce mot prestigieux : l’Empire, à propos de notre domaine colonial africain. Je n’eus aucun succès. Le mot tomba dans le silence le plus complet, sinon dans l’hostilité déclarée. À cette époque, il avait été quelque peu démonétisé par l’abus qu’en faisait la presse impérialiste britannique et compromis par les rodomontades et le battage charlatanesque d’un Cecil Rhodes et du Chamberlain de ce temps-là. Ajoutons que chez nous, ce mot d’« Empire » sonnait désagréablement aux oreilles des vieux républicains de 1870 et des survivants de la République de 48.

Aujourd’hui, par un revirement inattendu de l’opinion, le voici adopté et fêté par tous, chargé d’un sens quasi-mystique, qui agit sur les masses, qui les éblouit, qui les exalte ou qui opère sur elles à la façon d’un calmant. Nous pouvons dormir en paix. Nous sommes bien gardés. Nous avons là des réserves d’hommes, de matières premières, enfin des ressources de toute sorte à peu près inépuisables. [...]

Lorsque, au début de ce siècle, j’employai pour la première fois ce mot d’« Empire », c’était dans un sens quelque peu différent de celui qu’on lui donne maintenant. J’entendais réagir contre ce qu’il y avait d’excessif, de trop absolu dans la théorie barrésienne de « la terre et les morts » et les vieilles défiances françaises à l’égard des aventures et des entreprises coloniales. À l’encontre d’un patriotisme étroit, j’écrivais dans la préface d’un de mes premiers romans : « la Patrie n’est pas là où dorment les morts : elle est sur tous les chemins du monde où passent nos armées et nos flottes », partout où s’étend notre empire par la force de nos armes et l’activité de nos colons…[15]

Or le « prestige » de l’idée impériale, « idée-force » comme on disait vers 1890, donne selon lui une valeur symbolique à ses récits des choses et gens de l’Algérie, pouvant les faire entrer dans la galerie des existences littéraires. C’est ce qu’il nous dit dans Le Jardin de la mort :

 Les personnages qu’on avait décrits, les aventures qu’on avait contées ailleurs prenaient une signification plus profonde par la série infinie des faits dont ils étaient les aboutissants momentanés, et ils se haussaient jusqu’au symbole, grâce à toutes les idées historiques, sociales, philosophiques ou religieuses dont ils devenaient comme les masques dramatiques. La dureté des steppes africaines, le flamboiement de leur soleil, l’haleine dévoratrice des sables, et, d’autre part, l’influence mystérieuse du vieil impérialisme latin avec son goût de la pompe et de la vie décorative, avec ses habitudes d’autorité, son culte de l’individu et de la famille, tout cela se retrouvait pour l’auteur aussi bien dans les plus humbles héros que dans les protagonistes de ses romans, – aussi bien dans le roulier Rafael, dans Pepete, le pêcheur de sardines, que dans l’archevêque Puig, ou le tribun Carmelo. [...][16]

Il invoque dans cette préface la résurrection de l’Afrique romaine : le dernier mot de son livre est « l’Empire ». Voilà donc l’histoire et un aperçu de l’efficacité littéraire de l’idée d’empire. Le changement de cette prétendue hostilité déclarée en assentiment un peu béat et trop confiant selon Louis Bertrand, correspond au changement d’attitude de l’opinion française si bien exposé par Raoul Girardet. Mais les idées qu’éveillent ce mot sont depuis longtemps si mêlées qu’il est bon d’analyser des sens si ductiles.

« Empire » ne correspond pas, sous la iiie république, à une terminologie officielle. On parle des possessions françaises d’Afrique, d’Indochine, du Pacifique… Il n’y aura jamais un ministère de l’Empire. Certainement la méfiance envers le mot se comprend par la réticence laissée par le régime de Napoléon iii, et sa chute, mais sous le second Empire même son emploi reste hésitant : Napoléon iii s’est dit « Empereur des Arabes aussi bien que des Français », mais l’Algérie elle même ? (et la Cochinchine, le Sénégal ?) Tout le monde connaît les propos du souverain après 1860, en particulier la lettre à Pélissier de 1863 : « L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais une possession [...] tout à la fois un royaume arabe, une colonisation européenne et un camp français. » Le fond du propos est novateur et cohérent, mais les mots manquent.

On retrouve cette incertitude dans certains écrits fondateurs de l’idée coloniale. Dans La France nouvelle Prévost-Paradol, un opposant à l’Empire, incite en 1868 à la formation d’un puissant empire (« Cet empire méditerranéen » sans lequel, comme Athènes dans le monde dominé par Rome, la France dans un monde anglo-saxon ne laissera que « des modèles littéraires à suivre et des exemples politiques à éviter »)[17]. Girardet cite encore un texte du ministre de la marine sous le second Empire, Chasseloup-Laubat, appliqué à l’Indochine qui ne sera pas, « comme l’entendaient nos pères », une colonie de peuplement ni une colonie mercantiliste :

 Non, c’est un véritable empire qu’il faut créer, une sorte de suzeraineté, de souveraineté, avec un commerce accessible à tous, et aussi un établissement formidable d’où notre civilisation chrétienne rayonnera sur ces contrées où tant de mœurs cruelles subsistent encore[18].

 Bizarrerie d’abord de l’expression « véritable empire » écrite par un ministre de Napoléon iii : cela décèle que l’épopée d’une France lointaine est tout autre chose qu’un régime politique auquel s’est réduit, au sentiment des Français l’Empire numéro 2. Et en effet l’Empire conquérant de Napoléon ier ne servit pas de référence principale à la représentation qu’on s’est fait des conquêtes coloniales, malgré le précédent très concret et très direct de la campagne d’Égypte menée par le Bounaberdi[19] des Orientales. La réticence à confondre les deux acceptions – un régime politique européen fondé sur le plébiscite de la nation, l’organisation efficace d’une société en expansion économique et une puissante volonté de présence internationale, et, d’autre part ce qu’on appellera « la plus grande France » –, cette hésitation s’exprimait déjà avant les débuts de la iiie République, et ce flou permit les dérivations tout aussi ambiguës d’impérialisme, impérialiste, etc.

L’hostilité à la colonisation dans la première moitié du xixe siècle est libérale, au sens économique et politique du mot. C’est celle de Jean-Baptiste Say et des libéraux anglais, d’Adam Smith à Cobden, hostiles à une colonisation qu’ils se représentent d’ailleurs sous le régime de l’exclusif. Or le libéralisme politique français, qui peut quelque fois exalter l’épopée impériale, comme Béranger, est hostile à son expression autoritaire, économiquement directive, administrativement centralisée, comme Benjamin Constant ou, sous la Restauration, Thiers, Guizot, etc.

Ce qui se produit sous la Monarchie de juillet, où les libéraux au pouvoir ne libéralisent guère, comme Guizot, c’est leur conversion progressive à ce que nous pouvons appeler l’impérialisme ; Tocqueville en est un cas célèbre. Il ne s’agit pas de conversions spectaculaires mais d’infléchissements progressifs, où l’exemple anglais joue un rôle capital, puisque c’est au pays du libéralisme, ennemi mortel de l’Empereur, que s’affirme une doctrine impérialiste avec Disraeli, puis Cecil Rhodes, Stead, Dilke (Greater Britain en 1890), Seeley (The Expansion of England en 1883).

Chez nous, le lien entre le libéralisme et la faveur portée aux nationalités a retardé cette conversion d’une ou deux décennies. Si le patriotisme de Prévost-Paradol amena ce libéral à une doctrine d’empire, la France nouvelle influencera surtout la génération de 1890.

En revanche, le nationalisme français, tel qu’il se manifeste sous ce nom à partir du boulangisme, est longtemps réticent à l’égard des entreprises coloniales. Impérialisme et nationalisme représentent deux directions souvent opposées de la sensibilité, et Louis Bertrand en attestait en rappelant que défendre la vision d’empire allait contre la doctrine barrésienne de la terre et des morts.

 
Sens classiques du mot empire

 Les quelques lignes de Chasseloup-Laubat renferment bien d’autres trésors, en particulier cette définition hésitante ; « une sorte de suzeraineté, de souveraineté », où on semble se rappeler du sens classique du mot latin imperium, « pouvoir de commander » sans que la résistance soit admissible. C’est le pouvoir de l’imperator, du consul ou du proconsul, par opposition à la potentia, pouvoir de se faire obéir dans l’ordre seulement de sa compétence ; et à la potestas, qui désigne le statut des magistrats à potentia : par opposition à auctoritas. Toutes ces notions ramènent à la politique de la cité, chez les Romains. L’imperium romanum ne désignait pas un espace de terres conquises, mais le pouvoir qui s’exerçait sur ces terres. Du reste, à l’époque impériale, la réalité concrète où s’exerce la vie quotidienne du citoyen, c’est encore la cité, même dégradée en municipe, avec ses honneurs locaux… Tandis qu’un pouvoir de plus en plus centralisé s’exerce sur l’étendue de l’empire, cette tendance est rééquilibrée par l’extension de la citoyenneté romaine, que l’édit de Caracalla attribue en 212 à tous les hommes libres de l’Empire.

La tradition française, après l’empire carolingien, développe l’idée charnelle du regnum, le royaume, incarné dans le rex par opposition au saint Empire romain germanique. Jusqu’au xixe siècle, les nautoniers de la Seine et du Rhône appelaient la rive gauche « le côté d’Empire », la droite « le côté de Royaume ».

Cette renonciation à l’Empire, ce divorce et cette répudiation, sont le fondement de la nation française, la plus ancienne avec l’anglaise à adopter cette idée nouvelle, qui les fait sortir de l’ombre portée par Rome, la Rome impériale et la Rome religieuse, dont la fille aînée s’est la première émancipée. À Bouvines, à Orléans, à Patay, à Valmy, on meurt pour le royaume et pour la nation. L’allemand ne possède que le mot Reich, qui tout en partageant la racine indo-européenne de regnum et de rex, traduit le mot « empire » ; pour dire « royaume », il compose Königreich. L’anglais en revanche, l’espagnol et l’italien, connaissent une opposition analogue au français. Le cas espagnol est caractéristique, Charles Quint étant empereur en Europe, roi d’Espagne, et de plus à la tête d’un empire, imperio, sur lequel le soleil… Où l’on voit bien la double acception d’« empire ». La reine de Grande Bretagne et d’Irlande devient en 1876 impératrice des Indes, alors que par l’inversion symétrique coutumière aux deux peuples, l’empereur Napoléon III avait agité l’idée d’un « royaume arabe » pour la nation française, en envoyant Maximilien empereur au Mexique.

On voit donc que l’emploi des deux termes, dont la différence ne s’impose pas nettement dans l’application pratique, répond à une sorte de dissimilation, de loi de différenciation qui laisse pourtant subsister dans le cas du royaume la valeur charnelle concrète et remontante du territoire au souverain, et la signification plus abstraite de « pouvoir », de domination dans le cas de l’empire : das Heilige römische Reich der Deutsche Nation, où il apparaît bien que le pouvoir impérial d’essence et d’origine romaine s’applique à la nation germanique et concrète et à d’autres peuples.

Et en France, c’est le terme de nation qui va remplacer celui de royaume, de là le choix de Bonaparte prenant le titre d’empereur en France « des Français ». C’est aussi un souvenir classique que la révulsion du peuple romain contre le titre de roi, qu’imite le peuple révolutionnaire qui vient de jurer haine à la royauté. Mais aussi le mot d’empire en français, avec son sens latin d’autorité souveraine, s’est toujours distingué du droit régalien, si original, religieux et personnel du roi de France, C’est un chant républicain et révolutionnaire que :

 Veillons au salut de l’empire,

Veillons au maintien de nos lois,

Si le despotisme conspire,

Conspirons la perte des rois.

 Donc en France la notion d’empire n’a pas être associée d’elle même à celle de possessions coloniales avant 1914, et même, dans l’usage vraiment commun, avant les années 1920. En tout cas les représentations « impériales » ne font nullement antithèses à celles de la décadence, tandis qu’« impérialisme » garde une acception suspecte.

Dans le dernier quart du xixe siècle, le mot empire[20] renvoie aussi à des pays lointains, à des régimes étrangers et à des peuples innombrables ; c’est l’Asie des empires de Chine, du Japon, de l’empire turc, voire de la Russie, aux titulatures étranges : céleste, du Milieu, du fils du Ciel, de la Sublime Porte… Mélange d’attrait et de répulsion devant la tentation dangereuse de l’Orient. Mais derrière cet orientalisme on retrouve les souvenirs classiques de la lutte des cités grecques, bien identifiées par leurs lois, leurs cultes et leurs mythes d’origine, contre les masses innombrables des populations indéfinies de l’empire de Xerxès. Et par la suite la chevauchée d’Alexandre, la conquête d’un nouvel empire, héroïque, énergique et génial, à son tour corrompu par le despotisme asiatique. Alexandre et Darius : deux figures antithétiques de l’Empire.

Et les figures de ce Janus trouvent à s’incarner au xixe siècle. Les Anglais en Inde sont du côté d’Alexandre (« l’homme qui voulait être roi » de Kipling retrouve les traces, jamais oubliées, d’Iskandar). L’Empereur de Chine est du côté de Darius. Si les Français paraissent plus modestes, c’est qu’ils viennent d’avoir leur Alexandre. et aussi qu’ils n’affrontent, à part l’empire d’Annam, que les cendres d’empires africains oubliés. Mais que penser de l’empire japonais net et neuf face aux vagues populations des immensités russes ?

Quelle lutte étrange, quel duel surprenant ! Le champion de l’Asie armé de pied en cap à l’européenne, manœuvre avec la sûreté et la précision de nos méthodes. À certaines heures, le champion de l’Europe paraîtrait bien mieux à sa place parmi les serviteurs de la déesse asiatique[21].

L’indéfinition asiatique conduit Victor Bérard à se demander ce qu’est l’Europe, il en distingue deux :

 Du Bosphore à la pointe d’Écosse, tirez une ligne droite, et vous partagerez notre continent et nos peuples en deux moitiés bien différentes et fort inégales.

À gauche [...], depuis la Grèce socratique jusqu’à l’Angleterre radicale, en passant par l’Italie romaine, par l’Allemagne et la Hollande protestante et par la France cartésienne, vous trouverez tous les chantiers originels et tous les forts ouvriers de notre civilisation [...].

À droite [...], sauf le double îlot de la civilisation scandinave, c’est déjà le troupeau des humanités sans raison, sans révoltes, que tour à tour se sont arrachées l’Europe et l’Asie et que se disputent encore le despotisme asiatique et la pensée européenne ; – et c’est aussi l’immensité des plaines sans limite, des fleuves sans bords, des climats sans mesure, hivers sans soleil, été sans haleines, horizons sans repères : l’humanité slave, le monde russe[22].

À Vienne et Berlin « finit l’Europe », « commencent les terres et les humanités qui s’enfoncent dans l’immensité, dans le rêve ; au delà c’est l’Asie énorme et surhumaine ![23] « Sans équivoque, dans ce passage, l’empire des tsars est versé du côté de l’Asie, et on y reconnaît des représentations traditionnellement appliquées tant au monde slave qu’au monde chinois, c’est à dire l’incommensurabilité et l’absence de repères géographiques, humains, sociaux.

 
1905. La guerre comme nouveau monde

 Cette guerre russo-japonaise précipite toutes ces notions en de nouveaux et violents composés, surtout quand, en vertu du principe de la double détente pour un maximum d’effet symbolique, elle va s’associer au discours de Tanger et à la crise franco-allemande du printemps 1905.

Rolland dans Jean-Christophe a représenté cette commotion[24]. Écrivant en 1944 son Péguy, il y voit avec raison le seuil franchi par l’imagination nationale pour entrer dans un nouvel ordre, celui de la guerre. Il appelle le témoignage de Jules Isaac sur Péguy, cas limite mais exemplaire, se retrouvant chez bien d’autres écrivains, Jules Renard par exemple, dans son Journal du 24 juin 1905. Or il insiste sur l’importance du conflit russo-japonais dans cette reconfiguration des attitudes et de l’imagination des Français :

D’autres grondements annonciateurs [précédant la crise marocaine] avaient, depuis un an, fait trembler le sol sous les pas de Péguy. L’atroce guerre russo-japonaise, qui a (on peut le dire aujourd’hui [en 1944]) ouvert une ère nouvelle dans l’histoire de la guerre, l’Âge de l’extermination, avait ébranlé profondément en Péguy sa foi en la civilisation. Il l’a dit, en termes graves et émus, dans son Cahier Zangwill du 30 octobre 1904[25].

Voyons donc Zangwill :

Qui [...] ferait la sourde oreille aux avertissements que nous recevons de toutes parts [...] ; au moment même où j’écris, l’humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque peu, est jetée en proie à l’une des guerres les plus énormes, et les plus écrasantes [...].[26]

Ces lignes datent probablement de la mi-octobre 1904. Mais Zangwill parle aussi allusivement de la guerre russo-japonaise que de Zangwill lui-même : c’est une déclaration d’opposition à l’esprit moderne, enfant de Taine et de Renan, incapable d’une relation concrète, utile, bergsonienne, adaptée à l’histoire immédiate, aveugle à la question essentielle : « De quoi demain sera-t-il fait »[27]. Mais on voit alors se rassembler, huit mois avant la crise marocaine, un an avant Notre patrie, les nouvelles attitudes commandées par une « ère nouvelle », et on comprend pourquoi les combats de Mandchourie sont traités comme des avertissements.

Dans Par ce demi-clair matin, suite de Notre patrie qu’il n’a pas publiée, Péguy s’en explique davantage. Cette fois il n’ignore pas la « politique extérieure », « affaire des diplomates » qui, à l’entendre, n’intéresse pas les Français. « Il y avait eu des prodromes » écrit-il[28], et notamment la contestation de l’attitude de Delcassé à propos du séjour de la flotte russe dans les eaux territoriales françaises. Mais, insiste-t-il, aucune « alarme » n’avait pu laisser prévoir ce qu’il appelle une « révolution instantanée ». Et prenons garde, ici, aux définitions de Péguy :

Passer par la crise d’une révolution, [...] ce n’est point penser, sentir, être autre. Mais c’est être, mentalement, sentimentalement, essentiellement transféré dans un monde nouveau[29].

Un monde transformé par une expérience nouvelle, et ainsi renouvelé. Reprenant peut-être les analyses de V. Bérard sur les deux Europes séparées par une ligne Édimbourg-Athènes, Par ce demi-clair matin commence par exclure les empires centraux de la partie civilisée, réduite à une mince frange et de rares îlots :

Les peuples de culture et de liberté, [...] d’un petit peu de culture et de liberté –, France, Angleterre, Italie (du Nord), quelques fragments de l’Amérique, des fragments de la Belgique, de la Suisse, — occupent sur la carte du monde une étroite bande, [...] une mince pellicule, fragile, toujours agitée, toujours vacillante, et toujours menacée.[30]

Menacée par

d’énormes vagues de barbarie montant de presque partout de presque tous les autres peuples ; et dans ces peuples mêmes, dans ces peuples élus, au moins de self élection, barbaries sourdes, remontant du fond de ces mêmes peuples et ne demandant qu’à submerger les épaves ou les monuments de culture[31].

De là « l’impardonnable légèreté » des intellectuels pacifistes, des socialistes comme Jaurès et des syndicalistes révolutionnaires : dans leur ignorance de la réalité, ils oublient « ce ventre énorme de barbarie, ce corps énorme, cette énorme matière » qu’a révélé, pour une nouvelle perception du réel, cette révolution vivante, « véritable et profonde » ce saisissement de juin 1905. Or, « nous Français et révolutionnaires, devant l’incontestable montée de la barbarie universelle, nous jouons en ce moment je ne dirai pas seulement une partie formidable, mais je dirai une partie infinie, parce qu’elle est d’un enjeu infini ». Car « des civilisations entières sont mortes ». Prenons garde à la mort de la civilisation. Et alors Péguy mène en quelques pages une nouvelle récapitulation de l’histoire des trente dernières années vue sous l’angle des représentations guerrières, depuis 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine, vue sous l’angle de la barbarie massacreuse des empires allemand, turc (massacres des Arméniens), russe (brutale oppression des Finlandais, des Polonais, pogroms et dernièrement massacre du Dimanche rouge). Bref, toute une reconsidération des causes naguère pacifistes des Cahiers sous l’angle du système de la guerre, à laquelle il faut se préparer par une conversion de toutes les intelligences et de toutes les volontés. Ce sera jusqu’en 1914 la constante pensée de Péguy.

À ces empires figés dans l’histoire et hors du courant de la civilisation, l’énergie européenne oppose « l’impérialisme », et notamment celui des Anglais. Imperium et Libertas, c’étaient les mots d’ordre que Disraeli proposait dans son discours du Guild Hall en 1879, trois ans après la proclamation de Victoria impératrice des Indes. Le premier ministre a anglicisé, si je puis dire, la formule de Tacite, principatus et libertas, qui employait le mot propre, « principat », désignant la forme politique du pouvoir dans l’imperium romanum. Cet impérialisme que les Français baptisent anglo-saxon, et qu’ils appliquent à l’ensemble anglo-américain, ils ne sympathisent pas avec lui dans l’ensemble. Le Maître de la mer met en présence l’officier colonial Tournoël, sorte de commandant Marchand, et l’Imperator américain Robinson, flanqué de son inspirateur Hiram Jarvis, publiciste et doctrinaire anglais, théoricien et prophète de l’impérialisme anglo-saxon. Hiram Jarvis cite à l’Américain ces paroles de « votre Emerson » :

Les Saxons ont été pendant mille ans la race dominante, sans autre cause que l’indépendance pécuniaire. Ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir : le pouvoir de donner corps à leur pensée, de la faire vivre en chair et en os ; pour tout homme d’esprit clair, telle est la fin pourquoi l’univers existe.

Et en vue de cette domination mondiale, il prône l’union des peuples anglo-saxons[32].

En face, le capitaine Tournoël représente une autre forme de conquérant, à la fois idéaliste et concret, opposé au pragmatisme abstrait d’Archibald Robinson, et qu’on a pu rapprocher de Lyautey.

 

 Le salut par l’espace

 Contre la corruption et contre la barbarie, contre la double menace de la décadence par dépérissement interne et par agressions extérieures, le recours à l’espace, ici et au loin, ouvre des voies de salut. Et cela est vérifiable dans le système de l’origine, comme dans celui de l’apogée ou aussi bien contre l’entropie du progrès.

Oh ! soyons en sûrs, entre 1883 et 1886, en plein mouvement décadent, Auguste Pavie au Laos ignore les Névroses de Rollinat ; Galliéni traite avec Samory sans idée des Taches d’encre de Maurice Barrès[33] ; Brazza sur l’Ogoué chemine bien loin de La Forêt bleue de Jean Lorrain. Aussi ne nous hâtons pas de dire que la conquête coloniale résulte d’une lâcheté devant les menaces du temps, qu’elle courait à l’assurance contre les risques de l’histoire. Gardons-nous d’interpréter avec les idées reçues pour convenables comme pour innommables en 2010 la complexe imagination des aïeux de 1880 : c’est parce qu’ils se sentent coupables envers eux-mêmes qu’il se tournent vers les altérités nécessaires, comme boucs émissaires d’une colère contre eux-mêmes et comme occasions de rédemption : progrès, suppression de l’esclavage, mise en valeur des terres lointaines, instruction, commerce, etc. Ils n’ont pas honte d’eux-mêmes parce qu’ils conquièrent, mais ils conquièrent comme on affronte une ordalie, pour se prouver innocents et pour se purifier de l’histoire, par leur succès et par leurs bienfaits. Et ce que nous disons ne se limite pas à la colonisation, mais peut s’étendre à tous les prétendus progrès de l’industrie, du commerce, des sciences…

 

Dans le système de l’apogée

 Néanmoins, la crainte d’une décadence française n’est pas étrangère à la pensée de la colonisation, comme symptôme ou comme remède. La défaite et la blessure des provinces annexées, disait Ferry dans son discours du 29 juillet 1885, ne sauraient « se résoudre en abdication. [...] Dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement et d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence. »[34] Tout cela est d’ailleurs bien connu : voici pour mémoire un texte rituellement invoqué, la préface de 1882 à De la colonisation chez les peuples modernes :

 C’est la seule grande entreprise que la destinée nous permette. Au commencement du xxe siècle, la Russie comptera 120 millions d’habitants prolifiques, occupant des espaces énormes ; près de 60 millions d’Allemands, appuyés sur 30 millions d'Autrichiens, domineront l'Europe centrale. Cent vingt millions d'Anglo-Saxons occuperont les plus belles contrées du globe et imposeront presque au monde civilisé leur langue qui domine déjà aujourd'hui sur des territoires habités par plus de trois cents millions d'hommes. Joignez à ces grands peuples l'empire Chinois qui, alors sans doute, recouvrera une vie nouvelle. À côté de ces géants, que sera la France ? Du grand rôle qu'elle a joué dans le passé, de l'influence, souvent décisive, qu'elle a exercée sur la direction des peuples civilisés, que lui restera-t-il ? Un souvenir, s'éteignant de jour en jour.

Notre pays a un moyen d'échapper à cette irrémédiable déchéance, c'est de coloniser. Si nous ne colonisons pas, dans deux ou trois siècles nous tomberons au-dessous des Espagnols eux-mêmes et des Portugais, qui ont eu le rare bonheur d'implanter leur race et leur langue dans les immenses espaces de l'Amérique du Sud, destinés à nourrir des populations de plusieurs centaines de millions d'âmes.

La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort : ou la France deviendra une grande puissance africaine, ou elle ne sera dans un siècle ou deux qu’une puissance européenne secondaire ; elle comptera dans le monde à peu près comme la Grèce ou la Roumanie compte en Europe.

Nous ambitionnons pour notre patrie des destinées plus hautes : que la France devienne résolument une nation colonisatrice, alors se rouvrent devant elle les longs espoirs et les vastes pensées[35].

 Grandeur ou décadence… c’était déjà, avant la guerre, la mise en demeure de Prévost-Paradol dans la conclusion de La France nouvelle[36]. S’il est donc vrai que la politique coloniale de la France au Tonkin, en Tunisie, à Madagascar, renoue avec un dessein européen antérieur aux catastrophes de 1870-71, ce n’est pas tant pour réparer ces malheurs (il y aurait de l’impiété à penser que l’Indochine puisse « remplacer » l’Alsace et la Lorraine), mais pour parer à une dangereuse échéance de bien plus long terme ; non à un accident de fortune de guerre, mais à une fatalité de l’histoire.

 
Dans le système de l’origine

 Dans l’ordre de l’origine, en l’espace « vierge » des « pays neufs » se retremperaient les énergies françaises au contact des vies primitives – et souvenons-nous que ce terme a une connotation très favorable dans ce secteur de l’imagination. Cette représentation est elle-même très diverse et très contestée, mais pour son caractère mythique. Contestée, car si le motif de la régénération du Français par l’action lointaine est attesté, par Vogüé (Les Morts qui parlent et Le Maître de la mer) et bien d’autres, comme Louis Bertrand qui voit naître en Algérie une race jeune, la thèse inverse est au moins aussi fréquente, celle des expatriés livrés à l’influence délétère des climats hostiles et des amours exotiques, du Roman d’un spahi aux Civilisés de Farrère.

Diverse, aussi, car la fabrique d’un peuple français en Algérie selon Louis Bertrand, ou de celui des Boers, asservi – crime contre les Nations – « par la mécanique de l’Empire » menant la guerre « contre un état simple et concret, spontanément sorti de l’instinct et du vouloir de la race »[37], est d’une autre nature que la quête mystique d’Ernest Psichari, centurion en Maurétanie :

 Nous sommes ici sur une terre connue. Nous sommes chez nous. Autrefois je me suis amusé à noter les coutumes étranges des peuples que je visitais. Mais ce bibelotage ne m’a laissé qu’une sensation pénible d’ennui. Ici [...] nous ne ramasserons pas de vieilles poteries. Nous ramasserons quelques débris de notre cœur que vingt siècles de civilisation intense ont effrité[38].

  
Contre l’entropie, dans le système du progrès

 L’idéalisme des « Soudanais » vivant et agissant au désert dans Les Morts qui parlent représente une réponse de premier mouvement à l’entropie générée par le progrès même ; une application un peu naïve de la formule que donnera Bergson : « la vie remonte la pente que la matière descend »[39]. Plus caractéristique de la nouvelle génération bergsonienne le sentiment de l’espace que traduit Ernest Psichari, espace protecteur et inspirateur :

 Le désert ceignait ses reins. C’est en lui qu’il puisait toute sa force, c’est à lui qu’il demandait la vertu. Et certes, quand il se voyait protégé par l’immense épaisseur des sables, il bénissait sa destinée[40].

 En effet le « centurion » Maxence n’est pas resté un « délicat », un « homme d’esprit » des salons parisiens ; au désert la vie « simple » et rude le protège « contre les contacts vulgaires »[41]. Et c’est ici un complet renversement des représentations, puisque trente ans après les années « décadentes » voilà les raffinés devenus vulgaires, et la décadence banalisée, épaissie, incrustée. Voici au contraire le contact avec le sol du désert :

 Dans le Tagant, ils passèrent des rocs où les chameaux, malgré l’ombre venue, ne trébuchaient pas mais au contraire, dirigeant d’en haut leurs pieds lointains sur les arrondis, et de leurs semelles ventousant délicatement les obstacles, ne cessaient pas de se balancer harmonieusement [...]. Maxence, ivre d’espace, poursuivait la marche.

 « L’espace, c’est ce que le mouvement dépose au dessous de lui », autre formule du dynamisme bergsonien, que le premier bergsonien de France, Charles Péguy, semble reconnaître dans la longue apostrophe à Psichari, au « dur héritier des souples périples » dans Victor-Marie, comte Hugo :

 Latin, Romain, héritier de la voie romaine, castramétateur, [...] vous qui savez ce que c’est que le désert, et une route à dos de chameau. Vous qui seul de nous avez entendu le silence [...] ; vous qui contemplez des créations premières ; des natures premières…[42]

 Vocabulaires impérial, hugolien, bergsonien concourent dans cette étonnante explication de l’action militaire coloniale, dressée contre les fatigues, les émoussements du parti intellectuel victime de l’usure entropique.

Mais le champion de la lutte contre l’uniformisation dont le deuxième principe de la thermodynamique imposait le funeste pronostic, « la plus métaphysique des lois de la physique, en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifice de mesure, la direction où marche le monde »[43], c’est Victor Segalen. Il faut renvoyer à son Essai sur l’exotisme, dans son ensemble, pour concevoir combien la pensée de la dégradation de l’énergie sert de modèle à ce qu’il appelle la « dégradation du Divers » contre laquelle pense et travaille « l’exote »[44].

 

Géographie

 L’étendue de l’imagination dramatique de l’espace excède donc largement la question coloniale, mais elle la nourrit. Du xixe siècle on dit qu’il est le siècle des historiens ; il l’est peut être plus encore de la géographie, quoique dans son développement nouveau, celle-ci ait conduit à la géologie et à l’histoire, puis à l’anthropologie, à la sociologie, à l’économie, à toutes les sciences des milieux, de sorte que plus elle s’en nourrissait et plus elle s’effaçait. Cependant les travaux des géographes étaient devenus des références indispensables à la représentation littéraire du monde, de Ritter et Humboldt à Malte-Brun familier aux lecteurs de Jules Verne, à Élisée Reclus et à Friedrich Ratzel, à Vidal de la Blache, un des génies familiers aux écoliers par ce nom au bas de la carte pendue au mur, prêtant comme Baignol et Farjon et Souché-Lamaison.

 En France domine en ces années le génie du lieu, et s’établit la vogue conjointe de la littérature exotique ou coloniale et de la littérature régionaliste. Comme la plupart des auteurs « coloniaux » ont écrit des récits régionalistes, et inversement, on peut penser que ces deux « questions » (comme aime à dire la critique littéraire en ce temps là) sont liées fortement dans l’imagination, quoique antithétiques en apparence, si bien qu’on peut rendre hommage au manuel de Braunschvig qui rassembla en 1926 romans coloniaux et régionalistes sous la rubrique « romans géographiques »[45]. Cela n’est d’ailleurs pas une spécialité française, et notre régionalisme a ses analogues en Espagne avec le Costumbrismo, en Allemagne avec le Heimatkunst ; les Italiens, tant véristes (Verga, sa Sicile et la « letteratura rusticana ») que symbolistes (d’Annunzio et Le Novelle della Pescara) et les symbolistes russes aux tendances slavophiles. Mais c’est la littérature anglaise qui correspond le mieux à ce type d’imagination, et elle va en donner la formule pour le monde.

 
Mowgli et Peter Pan, les orphelins rois

 Non seulement en effet le royaume réputé uni connaît un régionalisme actif, un nationalisme plutôt en Irlande, mais la conjonction entre l’ici et l’ailleurs y atteint si loin qu’elle a remué le xxe siècle. L’Irlande réveille les plus vieux mythes, celtiques et universels, pôles entre lesquels hésitent ses écrivains : Deirdre, celle qui dans le ventre de sa mère criait à bouleverser les guerriers, revient en 1907 et 1910 chez George William Russel, William Butler Yeats et John Millington Synge, tandis que Joyce, auteur de Dubliners, toise le mur d’escalade de l’Odyssée, terrain de jeu du plus étonnant voyageur.

Le succès du jeu anglais fut assuré par la coexistence d’une littérature d’aventures, celle des récits de Stevenson, puis de Conan Doyle (The Lost World), de Conrad, celle de Rider Haggard et de Kipling, et d’autre part celle de la vie locale, familière et menue, en particulier celle des Écossais de la Kailyard School, l’école du jardin potager, du « jardin de choux » où naquit le petit garçon qui ne voulut pas grandir : James Barrie, le plus connu de ces romanciers écossais des petites gens des Lowlands, invente Peter Pan une dizaine d’année après l’apparition de Mowgli. Voilà deux figures antithétiques et complémentaires qui serviront de pôles à notre propos. Nous avons déjà évoqué le lien de Mowgli avec le développement du scoutisme ; l’individualiste Peter Pan ne lui est cependant pas complètement étranger, car ils ont en deux sens le même âge : ils sont contemporains, et la fraternité scoute prolonge indéfiniment l’âge du jeu et de l’enfance.

Les Anglais, passés maîtres pour exécuter les pensées de jeunesse sans attendre l’âge mûr, et en faire des réalités sociales et commerciales, détiennent l’empire du jeu, de balles et autres, sur la planète. On retrouverait chez les Français, en plus mesurée et plus intime, cette même passion du « jeu du pays », celui auquel jouait le petit Lyautey à en croire André Maurois[46], et les enfants de Valery Larbaud, qui jouent à l’Empire de « Tout-le-Jardin »[47], celui du Grand Meaulnes (1913), enfin.

Acéré, pénétrant loin dans la rêverie intime des jeunes gens émus par ces jeunes auteurs, tandis que Claparède, Maria Montessori, Piaget et tant d’autres pédagogues ouvrent « le siècle de l’enfant », un désir coupable et irrésistible de liberté s’exprime à travers des personnages si différents déjà des sages petits héros de Jules Verne, ces enfants terribles, Kim, Mowgli, Peter Pan, ces merveilleux orphelins, enviables enfants de la jungle ou du jardin. Enviables ? il faut le demander à Poil de Carotte. Orphelins seront Tarzan, Tintin… et Meaulnes l’avait, ce passeport pour l’aventure.

 
Aventures

 Ce mot termine le Grand Meaulnes, avec le geste d’Augustin enveloppant sa fille dans son manteau pour partir vers « de nouvelles aventures ». Ces premières années du xxe siècle sont celles du « cœur aventurier » des jeunes gens, Das abenteuerliche Herz comme dira Ernst Jünger – il en est pour l’instant aux « Jeux africains » de son escapade à la Légion étrangère –, « en accord immédiat avec le monde, accord d’où se tire l’énergie à l’état naissant »[48]. Vers le temps de ces jeux africains et du Grand Meaulnes, Jacques Rivière publiait dans la Nouvelle Revue française du 1er mai 1913 « Le Roman d’aventures », les Français découvraient Conrad et Jack London, et sous le nom du plus insolent des jeunes gens de Platon, Henri Massis et Alfred de Tarde publiaient l’enquête d’Agathon sur « les jeunes gens d’aujourd’hui ». Ils nous paraissent bien un peu farauds, à nous vieillards, leurs petits enfants, mais nous pensons au Chemin des Dames et nous aurions voulu les embrasser avant leur départ.

Or non seulement l’empire pouvait donner carrière littéraire et concrète à ce tropisme, mais il en offrait la situation maîtresse, celle de la rencontre qui est le cœur même de l’aventure. Situation romanesque centrale dans Le Grand Meaulnes, mais banale dans le roman colonial, à entendre le sarcastique Pierre Mille, qui le résume en une formule : « une âme impénétrable et trois cents pages »[49].

 
Découplement France-Allemagne : espace et race

 Ce pari, à demi convaincu, sur l’intérêt du lieu pour revivifier un genre littéraire comme le roman, n’est qu’un faible écho d’une créance en la vertu régénératrice de l’espace pour réparer les lésions du temps. Le temps depuis 1870 est une conquête allemande[50] : sûre de la supériorité de son héritage racial, confiante en la fécondité de ses familles, l’Allemagne méthodique semble la maîtresse de l’heure.

Et voici la France vaincue chassée dans l’espace. En termes de politique bismarckienne, cela signifie pousser la France à l’expansion coloniale. Au contraire, le temps est la maison de l’Allemagne, qui le baptise Devenir. Au moins jusqu’en 1918, quand le « peuple sans espace » – Volk ohne Raum est de 1926 – adoptera la doctrine du Lebensraum[51]. Ce qui s’appelle Heimatkunst en Allemagne, avec l’idée de durée, d’enracinement et d’intimité, s’appelle au pays des Déracinés d’un mot nouveau et neutre, régionalisme. Et comme le Temps est amical à l’Allemagne, elle a choisi de se reconnaître dans la configuration historique de l’empire, qui est ancienne, historique, carolingienne, Wilhelmienne et victorieuse ; et l’Allemand en devenir s’identifie comme appartenant à une race, comme héritier de son histoire par le sang, les Français l’étant par le sol – et c’est la question d’Alsace-Lorraine.

 Aussi voit-on se préciser de 1905 à 1914 un ensemble cohérent d’oppositions. Pour répondre à Gustave Hervé qui raillait la vanité militaire française, Péguy distingue deux ordres de la guerre – ordres au sens pascalien –, celui de domination, impérial et moderne, où l’on a une armée pour vaincre (comme les Allemands), et celui, antique et classique, où l’on est un soldat pour gagner de l’honneur. En juillet 1914 il discriminait, deux « races de la guerre » : la race d’empire[52], pour laquelle « tout est domination » (c’est le sens latin qui ressort), car « il s’agit d’obtenir et de fixer des résultats », race de conquête, allemande ; et la race chevaleresque et chrétienne. « Les Français ont excellé dans le système chevaleresque », où on se bat pour mesurer des valeurs, « et les Allemands ont quelquefois réussi dans l’autre et les Japonais paraissent avoir excellé dans l’un et réussi dans l’autre. » C’est pourquoi la résistance de la France à l’Allemagne importe à tout un monde qui « périrait avec nous ». « Le monde même de la liberté. Et ainsi [...] le monde même de la grâce ». C’est pourquoi

 Quand les Français se taillent un empire colonial, il ne faut pas les croire. Ils propagent des libertés. Quand Napoléon croyait qu’il avait fondé un immense empire, il ne faut pas le croire. Il propageait des libertés. Veillons au salut de l’empire. Cet « empire » était un système de libertés. On s’en est bien aperçu depuis. Tous les peuples qui ont refoulé « l’empire » ont mis cent cinquante ans à ne pas même réussir à reconquérir quelques unes des libertés que l’« empire » apportait sans y prendre garde, dans les fontes de ses lanciers, dans les cantines de ses vivandières.

 
Halte

 Les représentations de la décadence accompagnent l’histoire des empires et des nations d’Europe au moins depuis Rome. Quand elles prirent un développement paradoxal entre 1880 et 1895 environ, 1905 dans certains cas, elles donnèrent de la situation des Européens dans le monde une bizarre vue dédoublée. Leur littérature n’offre pour ainsi dire jamais un triomphalisme à l’état pur, non plus qu’un pessimisme catastrophique intégral, mais la surimpression de ces deux visions crée du symbolisme et une disposition au mythe. Surimpression du passé des apogées (Rome par exemple) sur le futur des décadences (barbaries extérieures et corruptions intimes), provoquant un grand désir de retrouver l’origine primitive, plus lointaine et plus « vraie » que celle des parents, ou de fonder des mondes nouveaux.

Il en résulta une activation singulière de la géographie, qui devint non plus seulement le décor, mais un personnage du drame. Vision vraiment tragique. L’Europe sait que transformer de l’espace en histoire, c’est éveiller les dragons ; et cependant plutôt que courir au devant d’un destin héroïque et fatal, ce sera commencer la longue descente facile dans la vallée des ombres. Elle sait maintenant qu’elle l’a toujours su, en fille de l’empire romain, elle se lit dans Le Rivage des Syrtes.

Mais il convient de nous arrêter ici, au moment d’entamer la grande Histoire de l’espace que nous commencerons lors du prochain colloque de la sielec consacré aux « Mondes nouveaux ». Aujourd’hui, qu’il nous suffise de noter que les conquêtes coloniales, telles que les reflète la littérature, traduisent des sentiments et des représentations diverses et subtiles. Il est naturel que leurs adversaires, Mirbeau, Paul Louis ou Vigné d’Octon voici un siècle, ou plus tard Memmi, etc., les aient simplifiés en prédateurs brutaux, puisqu’il fallait nous désigner comme des ennemis à effacer physiquement. Leur victoire même atteste que les vaincus ont vécu, de sorte que les curieux du passé aient permission de les visiter.

 
  Pierre Citti

Université de Montpellier III

 

 [1] Romain Rolland, Jean-Christophe, Le Livre de poche, 1978, tome ii, La Foire sur la place, p. 151.

[2] Derniers mots de Décadence romaine ou Antiquité tardive ? d’Henri-Irénée Marrou, Seuil, 1977.

[3] Romain Rolland, Jean-Christophe, op. cit., tome ii, Dans la maison, p. 446.

[4] Gide a placé cette réflexion en tête de son Traité (1891) et l’a reprise pour le conclure.

[5] Maurice Barrès, L’Appel au soldat, Romans et Voyages, tome 1, p. 775.

[6] Jérôme et Jean Tharaud, Dingley, l’illustre écrivain, publié par Péguy le 12 avril 1902 dans les Cahiers de la quinzaine (treizième de la troisième série), puis chez Eugène Pelletan en 1906, dédié à Romain Rolland, et prix Goncourt de cette année-là. Tant de précisions afin d’attester l’intérêt, pour des études comme les nôtres, d’un ouvrage à faire sur les Cahiers de la quinzaine dans leurs rapports avec la sensibilité des intellectuels aux questions exotiques et coloniales, et à ses variations entre 1900 et 1914. Par ailleurs Dingley montre bien comment le « héraut de l’Empire » est contraint d’adhérer aux mensonges impériaux.

[7] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Une esthétique du Divers. Fata Morgana, Montpellier, 1978, p. 40 : « la littérature coloniale (colon-fonctionnaire) n’est pas notre fait ». Pierre Mille constate l’infériorité des Français comparés aux Anglais : « nous n’avons pas de Kipling français » (Le Temps du 19 août 1909).

[8] L’Exotisme. La littérature coloniale. Mercure de France, 1911.

[9] Nouvelle publiée dans Many Inventions (1893). « In the Rukh » est donc contemporain du Livre de la jungle, antérieur à maints autres épisodes de la geste de Mowgli. Elle fut introduite comme son épilogue dans l’édition de 1898, puis enfin dans All the Mowgli Stories (Macmillan, 1933). Voir la préface de Kipling à la réédition de 1898 dans la McClure’s Magazine, qu’on trouve citée en partie dans l’édition du Jungle Book des Penguin Classics : « Ce conte (In the Rukh) a été écrit le premier des histoires de Mowgli, bien qu’il s’agisse des derniers chapitres de sa carrière : comment il fut présenté aux hommes blancs, comment il se maria, comment il devint un civilisé ». À prendre avec réserve, oui, mais visiblement la « carrière » de Mowgli approbateur sagace du forestier Gisborne, était fixée de longtemps. Voilà une petitesse qui, pour un Européen, peut ajouter à la puissance émotionnelle de cette extraordinaire création.

[10] Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, in Œuvres complètes, tome iii, Calmann-Lévy, 1949, p. 786.

[11] Ibid., p. 1038.

[12] Bernard Brunhes, La Dégradation de l’énergie, 1889. Voir le Vocabulaire philosophique d’André Lalande, article « Dégradation », qui donne pour plus ancienne mention du mot en cette acception 1883, l’année des Essais de Bourget.

[13] Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 244.

[14] Ibid., p. 244. Pour la catalepsie thème décadent, qui présage d’un enterrement vif dans la tradition de Poe et de Baudelaire, on citera les rêveries huysmansiennes devant les Gustave Moreau d’À rebours ou, surtout, le cauchemar lunaire d’En rade : l’astre froid n’est pas « mort », mais « tombé en catalepsie », tandis que posé sur l’horizon des pics, « le couvercle du ciel » attendrait qu’un surnaturel marteau « l’enfonçât d’un coup pour clore hermétiquement l’indestructible boîte ! » (En rade, 1887, chapitre V, Folio, 1984, p. 114).

[15] Louise Bertrand, Terre de résurrection, Paris, Éditions de la Nouvelle France, 1947, p. 178. Voir p. 177 à 183 l’article intitulé « L’Empire », « réservé à une revue algérienne » et daté de 1939. Maurice Ricord, préfacier de cette publication posthume, attribue à l’auteur un « patriotisme impérial français », un rôle dans la constitution de « notre mentalité d’empire » : « L. B. eut au plus haut degré le sens de l’Empire, de sa cohésion, de sa nécessité pour assurer l’équilibre du monde. Il fut l’un des premiers, sinon le premier, à lancer ce vocable prestigieux, l’Empire, à propos de notre domaine colonial africain. Ce vocable s’est à la longue chargé d’un sens quasi-mystique. Il est devenu le synonyme de notre force. Il signifie la garantie de notre durée. » (Préface écrite en 1946).

[16] Louise Bertrand, Le Jardin de la mort (daté de 1903) Paris, Ollendorf, 1905, p. xiii-xiv.

[17] Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris, Michel Lévy, 1868, p. 416 et 410.

[18] Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, 1972, et ici Le Livre de poche pluriel, 1979, p. 48.

[19] Les Orientales sont antérieures à la prise d’Alger.

[20] Au xviie siècle, on parle sans réticence du royaume des Cieux, expression d’Évangile ; on dit aussi royaume des morts, mais avec emphase, « l’empire des morts », comme le chêne de La Fontaine ou Thésée dans Phèdre : « Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres / Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres ».

[21] Victor Bérard, La Révolte de l’Asie, A. Colin, 1904, p. 111.

[22] Ibid., p. 26-27.

[23] Ibid., p. 27.

[24] Romain Rolland, Jean-Christophe, Dans la maison, Cahiers de la quinzaine, 9e et 10e de la xe série, février 1909 ; Le Livre de poche, s. d., tome ii, p. 476-486. Ainsi, p. 479 : « une partie de la nation s’apprêtait à lutter contre l’autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et anti-militaristes se répandaient, propagées à la fois par les plus nobles et les plus vils de la nation. » Mais en cette « heure poignante où passe au fond des cœurs la houle », « les intelligences les plus fermes [...] vacillaient, v et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu’elles avaient prévu. [...] Christophe voyait des socialistes et jusqu’à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. » (p. 480-481)

[25] Ibid., p. 103.

[26] Charles Péguy, Œuvres complètes en prose, i, Zangwill, p. 1447.

[27] Ibid., p. 1448. C’est un vers de Hugo.

[28] Ibid., tome ii, Par ce demi-clair matin, « texte posthume (1905) », p. 86-89 pour toutes les citations entre guillemets.

[29] Ibid., p. 89.

[30] Ibid., p. 95.

[31] Ibid., p. 96.

[32] Le Maître de la mer, p. 135 et suivantes.

[33] Mais la situation change vers 1890. Voir Barrès sur Crampel ; Lyautey et ses correspondants littéraires.

[34] Cité et commenté par Hubert Deschamps, Méthodes et doctrines coloniales de la France, Armand Colin, 1953, p. 132. Mais je cite la sténographie du journal Le Temps du 30 juillet 1885, p. 3, col. 3.

[35] Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes (1874), d’après la deuxième édition, Paris, Guillaumin et frères, 1882, p. viii-ix.

[36] Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Michel Lévy, 1868, p. 418-419 : « Car il n'y a que deux façons de concevoir la destinée future de la France ; ou bien nous resterons ce que nous sommes, nous consumant sur place dans une agitation intermittente et impuissante, au milieu de la rapide transformation de tout ce qui nous entoure, et nous tomberons dans une honteuse insignifiance, sur ce globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux, parlant leur langue, dominé par leurs usages et rempli de leurs affaires, soit qu'ils vivent unis pour exploiter en commun le reste de la race humaine, soit qu'ils se jalousent et se combattent au-dessus de nos têtes ; ou bien de quatre-vingts à cent millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée, au cœur de l'ancien continent, maintiendront à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France. Qu'on en soit pourtant bien persuadé, ce n'est pas à un moindre prix, ni avec de moindres forces, qu'on pourra être compté pour quelque chose et suffisamment respecté dans ce monde nouveau, que nous ne verrons pas, mais qui s'approche assez pour projeter déjà sur nous son ombre et dans lequel vivront nos petits-fils ».

Notre fidèle ami, le livre de Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, commente avec le plus d’intelligence, mais aussi de justesse, ces textes qu’on invoque avec raison au début de toute étude de ce genre.

[37] André Chevrillon, Études anglaises, Hachette, 1901, « L’opinion anglaise et la guerre du Transvaal », p. 274.

[38] Ernest Psichari, Les Voix qui crient dans le désert. Souvenirs d’Afrique, Conard, 1920, p. 28.

[39] Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 246.

[40] Ernest Psichari, Le Voyage du centurion, Conard, 1926, p. 81.

[41] Ibid., p. 22-23 notamment.

[42] Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo (1910), Œuvres complètes, tome iii, Pléiade, p. 338. Le Voyage du centurion n’a été rédigé qu’en 1914, mais Péguy cite abondamment des lettres de Psichari.

[43] Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 244.

[44] Victor Segalen, Essai sur l’Exotisme. Une esthétique du Divers, Montpellier, Fata Morgana, 1977. Voir p. 56-57 pour le rapprochement entre « dégradation de l’exotisme » et « Entropie ». Et p. 75-76 pour le plan de l’Essai : « Livre i : La Dégradation du Divers. – Livre ii : Or le Divers est source de toute énergie. — Livre iii : La Réintégration du Divers. Ainsi ce livre devient un drame. Un livre en action : Constat – Désespoir – Relancée. »

[45] Marcel Braunschvig La Littérature contemporaine étudiée dans les textes (de 1850 à nos jours), Armand Colin, 1926, p. 146 sq. Voir Pierre Citti, Contre la décadence, PUF, 1987, p. 244 sq.

[46] André Maurois, Lyautey, Hachette, 1939 ; « La Bibliothèque verte », 1952, p. 7.

[47] Valery Larbaud, « La Grande Époque » (1913) dans Enfantines (1918), Gallimard, 1950.

[48] Ernst Jünger, Das abenteuerliche Herz, (1926) deuxième version (1938), Klett-Cotta, 1979, p. 29 : « ein unmittelbares Verhältnis und aus ihm wächst uns die Kraft zu ».

[49] Pierre Mille dans Le Temps du 19 août 1909.

[50] « Un dimanche à midi ».

[51] Mais déjà Friedrich Ratzel affirmait la « tendance fondamentale de toutes les sociétés d’étendre leur base géographique ; elles ont soif d’espace. C’est pourquoi, à mesure qu’elles passent de l’enfance à la maturité, on les voit progresser territorialement. Sans doute, les espaces limités ont un rôle utile ; ce sont souvent les foyers dans lesquels s’élaborent, grâce à une concentration énergique, des formes élevées de civilisation. Mais dès qu’elles ont pris naissance, elles tendent nécessairement à se répandre au delà de leurs frontières initiales. » C’est du moins ainsi que Durkheim résumait l’Anthropogéographie (1899) de cet analyste des conditions spatiales de la vie des peuples, dans L’Année sociologique en 1900 (d’après une édition électronique produite en version numérique par M. Michel Côté, bénévole, étudiant en géographie à l’Université Laval de Québec libre.

[52] L’expression est de Charles Péguy, Œuvres complètes en prose, iii, Note conjointe sur M. Descartes… (texte posthume de juillet 1914), p. 1345-1346

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