Texte paru dans
« L’Aventure coloniale, Cahiers n° 7, p. 195-228
Empire et décadence
(1880-1914)
C’est un fait bizarre et
avéré : dans les années 1880, la course aux colonies des nations d’Europe,
enfiévrées de leur puissance, coïncide chez elles avec la fréquente expression
d’un sentiment de décadence. Leur puissance en grandissant les arrache-t-elle à
leur passé ? coloniserait-elle leurs origines ? et perdraient-elles
dans leur être ce qu’elles gagnent en empire ?
Restait pour le discours
politique la difficulté d’accorder avec l’idéologie du progrès une sensibilité
à la décadence qui colorait si fortement les arts et la littérature. Dialogue
impossible hors de la fiction littéraire elle-même. La ligne de rencontre du
front de la décadence et du front du progrès traverse l’entretien politique et
littéraire des Européens, surtout entre 1885 et 1905, avec formation de grains
théoriques et de tornades pratiques, nihilismes, nationalismes, anarchismes, et
leurs crises ; impérialismes, et leurs affrontements. Les orateurs
politiques pour l’ordinaire, même ceux des banquets coloniaux, analysent
rarement des dispositions si contradictoires qu’il faudrait, pour en faire
accepter l’inquiétante étrangeté, leur donner la figure souveraine d’un mythe.
La
décadence à la fin du xixe siècle
Un fait européen d’imagination
« Empire et
décadence » composaient en outre vers 1890 les deux pôles d’un dispositif
de pensée qui, sans appartenir à l’expérience immédiate, contribua à formuler
des sentiments de réalité nationale. Ces deux représentations portaient un tel
poids d’histoire qu’on les sentait chargées de l’histoire ; des
« idées à histoires » en somme, comme Giraudoux le disait d’Électre,
et comme elle en effet, des mythes
encore. Ou plutôt les deux faces d’un seul mythe.
Mythe peut s’entendre
banalement d’une chose qui n’a de réalité que verbale : c’est la vieille
antithèse grecque muqw-ergwmythô-ergô,
« en parole – en action ». En effet, tandis qu’au xixe siècle
les puissances européennes accroissent chaque année leur richesse et leur
pouvoir de destruction, de production, de vitesse des transports et d’intensité
des échanges commerciaux, tandis qu’elles font la loi jusque dans l’immense
Chine, explorent les déserts et les pôles, les mers et les airs, il serait
étrange de les croire en déclin.
• Oui, passe pour
l’Angleterre qui règne sur les océans, ou l’Allemagne, ou l’Italie qui viennent
de « se faire » ; mais l’Espagne déchue de son empire, par la
jeune Amérique humiliée à Cuba ? mais l’Empire des Habsbourg menacé
d’éclatement, sèchement battu par les Prussiens ? Et tenez, à propos de
Prussiens, écrasée, amputée, la France à laquelle chaque jour sans Metz et sans
Strasbourg rappelle son déshonneur ? elle ne l’est pas, peut-être, en
décadence ?
• On peut en
disputer : elle a perdu la guerre, mais gagné la république, en se
délestant d’un bas Empire, – de décadence justement, à en croire Hugo et Zola.
Vers 1905, son « empire », comme on recommence à dire en un sens
nouveau, s’est immensément étendu et même, ici ou là, on dirait qu’il
prospère : l’Algérie chaque année produit davantage ; encore un
demi-siècle et elle serait une grande puissance économique ; Gallieni,
Lyautey conduisent au Tonkin, à Madagascar, aux confins marocains, des
politiques de développement d’une hauteur de vue inédite. Et la France est
riche, belle, artiste, littéraire et toujours inspirée de passions idéologiques
comme en ses meilleurs moments : viennent de le démontrer cette curieuse
affaire Dreyfus et la guerre à l’Église. Comment parler de décadence ? Il
est vrai qu’on peut la peindre en Byzance agitée de querelles fanatiques, en
Babylone où l’Allemand Jean-Christophe respire l’odor di morte, di femina de la corruption parisienne[1]. Cela prouve que, quand on en vient à
parler décadence, chacun voit midi à sa porte. Pour Henri-Irénée Marrou même le
déclin de Rome, tenu pour l’archétype de la décadence, a préparé au contraire,
« antiquité tardive », la scène où « le rideau peut se lever sur
l’Europe »[2]. La décadence est un
jugement d’imagination.
A contrario en effet la pensée de la décadence n’est nullement
absente des domaines littéraires anglais ou allemand, et pas seulement dans la
Vienne de Schnitzler et de Hofmannsthal, mais dans l’Allemagne impériale,
orgueilleux colosse : à Munich, à Berlin, chez Nietzsche, dans les Blätter für die Kunst de George, chez
Thomas Mann, Stanislas Przybyszewski, Richard Strauss et Salomé où Romain Rolland entendait « gronder la décadence
frénétique de l’Allemagne »[3].
L’Angleterre impériale, produit comme pendant à Kipling, « chantre de
l’Empire », un parangon de « décadent » avec Oscar Wilde, et
tout l’Aesthetic Movement, The Yellow
Book, The Savoy illustrés par Aubrey Beardsley, et Arthur Symons, etc. En
Italie, nation quasi à l’état naissant, les années 1890 s’inscrivent dans
l’histoire littéraire sous le nom d’il
Decadentismo. En revanche, quoique convaincue de décadence depuis le xviiie
siècle ou à cause de cela, l’Espagne est la plus lente à rejoindre la partie, –
mais elle se rattrape après 1898 avec la génération du même millésime et le Modernismo. Concluons à la confusion de
qui chercherait dans des faits notoirement positifs la cause directe et
mécanique des mouvements de l’imagination : leur rythme, leurs périodes
sont différents ; ils se correspondent sans être toujours en phase :
le goût antique est en vogue sous la Révolution, contre laquelle réagit
l’esthétique romantique éprise de Moyen Âge, qui se donne par là comme moderne.
Oui, le jugement de décadence est un fait d’imagination, ce qui ne veut pas
dire imaginaire et sans effets.
Mythe
Mais l’idée de
décadence ne fait pas un « mythe » à elle seule, sauf au sens
d’influence idéologique irrationnelle, comme en peuvent exercer celles de
nature ou de progrès. Il faut pour cela que quelque chose ou quelqu’un la
représente et en tienne la partie dans une histoire ; et aussi en telles
circonstances que le récit, le mythos,
inclue des contradictions si illogiques qu’aucune notion claire et distincte ne
suffise à en exprimer le sens.
Prononcer le seul nom
d’Œdipe suffit à assurer la plus énorme et la plus dangereuse
contradiction : un roi juste et pieux, maître des énigmes et purgeur de
monstres, contamine la cité de la souillure des plus inexpiables crimes, le
parricide et l’inceste ; innocent le plus coupable, il ramène aux difformités
du chaos la figure du héros civilisateur. Le mythe d’Électre et d’Oreste montre
la juste vengeance poursuivie par la justice vengeresse, et la crise dénouée
par les bons juges athéniens. Le mythos vient
s’opposer au logos, au verbe soumis
au principe de non contradiction, qui ne nomme que des choses et ne dit qu’une
chose à la fois, tandis qu’au mythe appartient le nom propre, qui peut
envelopper les singularités monstrueuses :
Pouvez-vous nommer
un objet d’amour pour mille femmes, une virilité objet d’envie pour les hommes,
mais par là saccageant toutes les fonctions mâles des père, frère, mari,
prêtre, et destructeur de la masculinité même ? – Don Juan, bien sûr.
Ainsi, au comble de
l’économie, le mythe enveloppe en un récit dense les antinomies que développent
les amplifications rhétoriques : discours moralistes, analyses
historiennes, raisons des sophistes. Or les romans naturalistes ou
« psychologiques » des années 1870 et 1880 veulent toujours
expliquer, ce serait leur devoir social et leur vertu captivante. Et ne nous
vantons pas, cent vingt ans après, d’avoir trouvé que ces romans sont
anti-mythiques, car un jeune homme qui faisait ses classes pendant cette
décennie, un Jarry, un Jean de Tinan, un Valéry le disaient fort clairement, ou
Gide dans son Traité du Narcisse :
Les livres ne sont
peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes d’abord
suffisaient [...] Puis on a voulu expliquer ; les livres ont amplifié les
mythes ; – mais quelques livres suffisaient[4].
Notre contexte
littéraire, en effet, c’est celui de l’esthétique symboliste :
« suggérer, voilà le rêve » ; expliquer n’est pas comprendre.
Eussent-ils la compréhension de cette situation mythique, de la faiblesse
source de la force et de la force siège de la faiblesse, comment la parole des
tribuns trouverait-elle la circonstance propice, un public concevable
« pour en développer l’embarras incertain » ? C’est en
romancier, non en député que Barrès fait dire à son Rœmerspacher, descendu du Brocken
tout ruisselant des vers de Faust (mythe du vieux professeur rajeuni disciple de
la vie) et répondant aux Allemands qui « tiennent notre décadence pour un
fait » :
Il n’y a pas à
calculer les énergies de la France comme celles des autres pays. La grossière
confiance de nos adversaires raille notre fièvre, notre excitabilité :
elles sont les moyens des choses sublimes dans notre nation. Ces puissances
méconnues ne prendront–elles pas bientôt leur revanche ?[5]
C’est encore un
roman qui, à l’inverse, montre « la paille dans le glaive » impérial
anglais, comme Jérôme et Jean Tharaud le font dire à Dingley[6], alias l’illustre romancier Kipling. Les
« Puissances méconnues », et les Fêlures cachées s’invoquent par
inscription littéraire, indirecte et symbolique.
Aussi les hommes publics
se contentent-ils de célébrer, à la faveur de banquets et d’expositions, la
naissance de fables qui deviennent des faits d’imagination, comme ces idées de décadence
ou de progrès, adaptées vaille que vaille à un nouvel état du monde.
Or de son côté la
« littérature coloniale » n’avait que trop tendance à décrire et à
expliquer ; ne l’en dédaignons pas, car la masse des savoirs réunis par
les soldats, les colons, les fonctionnaires, les missionnaires, les voyageurs,
nous a légué un trésor inépuisé. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, prise
dans son ensemble, elle semble accentuer pour un Segalen[7], un Paul Adam, même pour un Pierre Mille,
les tendances les moins innovantes de la poésie ou du roman. Seulement on
triche : on ne dit pas de Stèles,
Connaissance de l’Est, Livre de la jungle, Atala, l’Énéide, et même Tartarin,
que c’est de la littérature coloniale, mais de la littérature tout court. En
revanche l’enquête de Régismanset et Cario[8]
verse du côté de la littérature coloniale des œuvres d’information, au mieux de
références, forcément un peu ternes. Et pourtant, soit dit en passant, à jouer
sur l’étrangeté pour le lecteur occidental de la Chine ou de Tahiti, Segalen,
savant poète, peut construire des fictions aussi dé-référencées que celles de
Mallarmé, bien que par hypothèse tout y soit référable. Ainsi se réalise une
des premières exigences de la poésie symbolique dont Gide s’efforce de cerner
les attitudes avec son Narcisse.
Pourtant l’aventure
coloniale a donné ou rendu la vie à des mythes durables. Ainsi l’histoire de
Mowgli, qui reprend la fable de l’enfant sauvage vieille comme Sumer. Mais à
l’âge symboliste, la vertu mythique a besoin pour se déclarer d’une double
détente : Le Livre de la jungle
réclame Kim, le roman d’aventures. De
même qu’un fils de l’homme règne sur la jungle qui l’a nourri et instruit de sa
loi ancienne, de son vieux testament, de même la Grande Mère Inde est la
nourrice, la tutrice et l’institutrice du petit Anglo-indien, et l’aime trop
pour rien lui refuser. Mythes complexes de la colonisation et du retour à
l’origine, si riches qu’ils peuvent sans s’épuiser permettre des applications
multiples parfois chez ces Anglais, curieusement pratiques : Kim au service secret de la reine, Mowgli garde
forestier (In the Rukh[9]), et le scoutisme,
leur invention combinée, ma foi ! toujours vivace.
Mowgli n’est qu’un exemple
de la fécondité mythique de l’imagination de la période coloniale de l’Europe.
Le mythe des temps perdus ou oubliés – qu’on retrouve dans de l’espace –, en
est un autre : celui de l’Atlantide, celui du dernier empereur : Stèles, fiction de la parole impériale
souveraine de l’ordre chinois, paraît juste après la destitution de Pou-Yi.
Mythe du monde perdu, selon Conan Doyle, où le professeur Challenger se
retrouve, tout savant moderne qu’il est, sosie des hommes singes ; mythe
des mondes perdus selon Rosny aîné, et ce mixte qu’Edgar Rice Burrough invente
avec Tarzan. L’Inde est Mère pour nos langues et nos civilisations ; et
l’Afrique est Mère selon la Nature.
Cette figure maternelle
appellerait son parèdre, et le mythe paternel pourrait être celui de l’empire.
Mais pour comprendre la manière complexe dont il intervient dans cet ensemble,
il faut analyser de plus près les codes d’interprétation de la décadence.
Trois systèmes de repères historiques
Le mythe appartient justement
au système de l’origine, tandis que l’Europe s’en tint longtemps aux
représentations de l’histoire qui appartiennent au système de l’apogée.
L’imagination des origines, dominante à l’époque médiévale, prévalut sous
d’autres formes à l’époque romantique, et en nourrit les représentations
historiennes les plus exaltantes : l’origine est lointaine, mais elle est
toujours là, renouvelée avec chaque fils ou fille, et charme Michelet par une
formule de résurrection. L’imagination de l’apogée s’imposa à la Renaissance,
pour généralement dominer jusqu’au Premier Empire, avec l’idée que Rome, en son
développement et jusqu’en sa décadence, légua aux nations d’Europe le droit à
la grandeur, à leur temps d’accroissement jusqu’à l’heure de
« l’empire ». L’Espagne a eu son temps, Venise le sien, l’Angleterre
y prétend, etc. Seulement comme, monté sur le faîte, on n’aspire guère à
descendre, les Lumières ont inventé de compléter ce système de l’apogée par la
variable du progrès : alors les apogées particuliers se cumulent, au lieu
de se détruire, et se capitalisent au profit de l’humanité.
Dans le système de
l’origine, l’épisode fondateur est un mariage comme celui des Troyens fugitifs
et des Latins, grâce auquel un héros (qui
primus ab oris…) souvent donne à des peuplades un nom de famille, Danaos
aux Danaens, Romulus aux Romains, Brute aux Bretons, Luso aux Lusitaniens…
L’histoire commence à cette fondation, ou Incarnation, à ce point O, ou zéro, à
partir duquel on date les années de Rome ou de la Chrétienté. Le sujet en est
le sang du peuple ainsi fondé, et la destinée scellée du sang du fondateur, ce
qui s’entend différemment pour les Thébains, les Romains, les Germains, ou
encore pour le « peuple » chrétien. Ce testament d’alliance avec le
temps ne peut être aboli que par déshérence, ou déchéance, mot doublet de
décadence. Mais le temps, edax rerum, « mangeur
du monde », menace l’origine de dégénérescence et d’oubli, pour peu que le
sacrifice rituel qui fait mémoire
manque à la restaurer à chaque tour de la meule du temps. Combien de peuples
finement broyés le vent d’oubli, docile à la nature, a-t-il déposés au fond de
l’histoire ? Telle est la mélancolie de l’origine : la merveille de
la naissance sort de la mort sans saisons. Cadmus, fondateur de Thèbes et notre
oncle par sa sœur Europe, tua le gardien d’une forêt encore vierge où coulait
la source de Mars, origo Martii, un
dragon mangeur d’hommes, puis, labourant profond, il insémina la terre avec les
monstrueuses dents. Cent guerriers en naquirent qui s’exterminèrent aussitôt en
une « guerre civile », bellis
civilibus dit Ovide le Romain, sauf les cinq derniers qui conclurent entre
eux un contrat de paix. La cité naît de ce qui dévore et toujours menacera de
la manger, la gueule du serpent et le ventre de la terre.
Dans
le système de
l’apogée, l’heure génératrice
c’est « le Siècle » –
d’Auguste, de
Louis xiv, siècles d’or espagnol et polonais, que
reconnaît en son temps le
temps un étrange consentement collectif sanctionné par
des institutions,
académies, arts, théâtres, architectures,
préparées sur le modèle d’apogées
d’empires passés. Dans les configurations de
l’apogée, le sujet du récit, c’est
le contrat d’un peuple avec l’histoire ; contrat qui
le tire de minorité,
de l’âge intermédiaire, d’un moyen âge,
comme cela advint pour les Européens à
la Renaissance : ou, au xviiie siècle, qui émancipe le peuple
en nation. Dans les traductions de la Bible, les gentes, les « nations », s’opposent au peuple par
excellence, le peuple juif fils d’Abraham le sacrificateur. Par un euphémisme
onomastique presque fatal, c’est la lignée raciale, ressortissant au système de
l’origine, qui s’arroge le nom de peuple, tandis que la racine *gn qui marque l’engendrement va
paradoxalement désigner, nation,
« un principe spirituel » composé, selon Renan, du legs indivis du
passé et du « consentement actuel » à vivre ensemble. De manière
saisissante, fille par excellence de ce temps, la nation américaine arrête
consciemment au contrat originaire de sa Constitution la définition de son
identité.
Mais dans le système du
progrès, l’heure auguste est toujours à venir, le sujet de l’histoire est une
forme, une idée, une représentation de l’humanité poussée en avant par l’effort
des hommes passés et actuels. Bien sûr, on ne peut nier que des peuples
disparaissent, que s’éteignent des cultures, – de ceux qui n’avaient peut-être
pas la notion du progrès ; mais aucun effort de civilisation n’est
inutile, et l’idée de la décadence, au point de vue de l’humanité, est un
trompe-l’œil. Une étude de l’idée de décadence au xixe, pour ne
jamais en oublier le caractère paradoxal, gagnerait à commencer par cette
citation de L’Avenir de la science :
Il n’y a pas de
décadence au point de vue de l’humanité. Décadence est un mot qu’il faut
définitivement bannir de la philosophie de l’histoire[10].
Ou encore :
Celui qui envisage la
totalité de l’esprit humain ne sait pas ce que c’est que la décadence[11].
Cependant
une
mélancolie accompagne la pensée du progrès ;
elle vient du caractère
irréversible attaché à l’idée
d’un temps vectoriel. Aucun mystère
d’Éleusis,
aucun sacrifice, aucune grâce heureuse ne permet plus de
communier avec
l’origine ; sinon par la recollection intellectuelle des
fiches érudites,
Achille et sa tortue courant à reculons. Dans la configuration
du progrès, en
principe personne n’aura perdu son
temps, mais c’est le Temps qui est perdu. Alors, on le recherche.
La théorie de la perte du Temps a été faite : d’après le
principe de Carnot, repris par Clausius, le second principe de la
thermodynamique, de la « dégradation de l’énergie » selon Bernard
Bruhnes[12], « la plus métaphysique des lois
de la physique, dira Bergson, en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles
interposés, sans artifice de mesure, la direction où marche le monde »[13]. Or ce monde marche vers l’entropie, vers
l’uniformité glacée, la paralysie des fonctions vitales, le cauchemar décadent
de la catalepsie, « tel un homme qui conserverait ses forces mais les
consacrerait de moins en moins à des actes, et finirait par les employer tout
entières à faire respirer ses poumons et palpiter son cœur »[14].
De la rêverie de fin du
monde par glaciation nous entretiennent Cyrus Smith dans L’Île mystérieuse (1875), Anatole
France dans Le Jardin d’Épicure
(1895), Edmond Jaloux dans Le Reste est
silence (1906), et Victor Segalen en fait son plus assidu cauchemar, la
matrice de son imagination poétique du divers.
Positivité de la décadence
C’est seulement quand
l’imagination européenne est entrée dans le système du progrès que la
« décadence » a pu prendre le signe positif.
On a vu en effet que dans
le système de l’origine, la perspective de la fin est co-présente à la
fondation de la cité ou de la religion nouvelle. Les premiers chrétiens
croyaient en l’imminence de la fin du monde. À Cadmos étonné de la grandeur du
dragon, Athéna prophétise : « Que restes-tu à regarder un serpent ?
Toi aussi tu étonneras quand serpent tu finiras. » Le serpent de la
trahison est lové à la cour d’Arthur, en la personne du mes-(minus) chéant
Mordred, l’instrument de la déchéance.
Et de même dans le système
de l’apogée, où la décadence tient la contrepartie de la grandeur, formant
couple avec elle comme dans le titre de Montesquieu, « Grandeur et
décadence des Romains ». Certes décadence et déchéance ne signifient pas
la même chose, puisque ce sont des doublets, mais elles ont place reconnue, quoique
déplorable.
Or comme dans le système
du progrès la décadence n’a plus de place reconnue, ni congrûment pensable, la
déceler, la clamer, s’en réclamer, traduit autre chose qu’une posture
pathétique, porte au contraire radicalement la querelle contre le système
lui-même, et contre le monde qui prétend s’assurer sur les idéologies du
progrès. On entrevoit alors comment, de Charles Baudelaire à Paul Verlaine et à
Joris-Karl Huysmans, la notion de décadence, transfuge des discours modernes,
est devenue une valeur refuge marquant l’hostilité aux choses établies :
comme elle a pu envelopper tant de pensées bannies, développer tant de forces
de représentation et combien le frêle écran de l’esthétisme à peine contenait
de douleurs et de colères. Ainsi ce n’est pas malgré sa disqualification dans
la pensée de l’actualité, mais à cause d’elle que la notion et les
représentations de la décadence acquièrent du pouvoir vers 1885.
Permanence
Au regard des récifs dont
les coraux encerclent îles et continents, les maigres Pyramides et la Muraille
de Chine font l’effet de masures de Pygmées. Leur raison d’être infimes, c’est
de construire des montagnes. Avec une comparable ténacité inconsciente
d’elle-même, par la sécrétion ininterrompue de leurs mots, les hommes, eux,
engendrent ce qu’ils appellent les Choses, causas,
et res, « le monde », realia, le réel et sa sœur la réalité,
et comme il fallait une mère pour les porter, ils ont créé celle qui fait
croître, Phusis, « celle qui
enfante », Natura, Mère Nature,
la Mère du Monde, Natura rerum.
Ce travail
d’interprétation ne cesse jamais, et pourtant il faut s’entendre entre soi,
s’accorder sur les codes en vigueur en une époque et pour un public
donnés : c’est une nécessité vitale pour nous, les animaux herméneutiques.
On peut donc parler avec une approximation acceptable de « la pensée des
lumières », par exemple, et de romantisme, de symbolisme, etc. Bien
entendu, nous savons qu’à l’époque de l’Encyclopédie
existaient aussi des tendances vitalistes en sciences naturelles, ou des
recherches occultistes, et une vie religieuse avec ses jansénistes et ses
frères moraves : c’est par une courte violence d’abstraction que l’on
parle « de siècle des philosophes » ; et néanmoins ce n’est pas
sans raison, car un vitaliste du xviiie siècle comme Wolff n’est
plus du tout le même vitaliste que Van Helmont.
Tout cela pour dire qu’il
ne faut pas se figurer que l’imagination européenne a embouqué le
24 février 1848 la rade du Progrès, en laissant à tout jamais derrière
elle le « système de l’apogée » et le « système de
l’origine ». Les langues des peuples ont besoin de mémoire, et ne la
laissent pas remettre à zéro sans catastrophe. Seulement l’influence de
l’esprit de progrès perturbe gravement le cours de ces autres notions, si
puissantes sur les imaginations et sur les impulsions.
Aussi est-ce
principalement la fiction littéraire qui manifeste l’irrationnelle évidence
qu’à conquérir de la terre on pourrait perdre en âme. En France, le
« mouvement décadent » fait parler de lui dans les journaux :
mode passagère, insolente et morbide ? Pour une part : ses revues
sont confidentielles, les œuvres contemporaines qui nous servent de référence
pour la décrire ont des auteurs qui ne lui appartiennent pas, et qui la
dépassent par leur portée artistique ou intellectuelle, comme les Essais de psychologie contemporaine, Jadis et naguère, Les Poètes maudits ou Huysmans et son À rebours.
(Mais justement, cela
montre que les manifestations d’excentricité passagères, sincères, fumistes et
vites parodiées, comme dans les Déliquescences
d’Adoré Floupette, ne pouvaient être appréciées ou seulement comprises
qu’en vertu de représentations connues, déjà anciennes. Bourget, dans ses Essais, fait remonter à Baudelaire la
« littérature de décadence » ; il lui reprend la dialectique du
progrès qui, mesurable et de nature forcément matérielle, accroît
exponentiellement la somme de matérialité dans une civilisation, et cantonne
toujours plus étroitement sa part spirituelle. En sorte que Progrès est un nom
de la Décadence.)
Empire
Venons donc à l’autre
élément de ce mixte mythique, aux représentations de l’empire. Dans l’ensemble
européen, le mythe impérial est beaucoup plus complexe et mêlé qu’il n’apparaît
chez Kipling.
Quand « l’idée
coloniale » s’impose en France, peu avant la Grande guerre, s’établit avec
elle l’usage du terme d’« empire » pour désigner couramment
l’ensemble des possessions d’outre-mer.
En cette acception le mot
est senti d’usage récent. En 1939, Louis Bertrand, « romancier de
l’Afrique du Nord française » normalien et agrégé des lettres, écrivait
dans des pages inédites retrouvées sur épreuves après sa mort, le récit très
cohérent de cet avènement :
Il y aura bientôt 40 ans
j’ai été l’un des premiers, sinon le premier, à lancer ce mot prestigieux :
l’Empire, à propos de notre
domaine
colonial africain. Je n’eus aucun succès. Le mot tomba
dans le silence le plus
complet, sinon dans l’hostilité déclarée.
À cette époque, il avait été quelque
peu démonétisé par l’abus qu’en
faisait la presse impérialiste britannique et
compromis par les rodomontades et le battage charlatanesque d’un
Cecil Rhodes
et du Chamberlain de ce temps-là. Ajoutons que chez nous, ce mot
d’« Empire » sonnait
désagréablement aux oreilles des vieux
républicains de 1870 et des survivants de la République
de 48.
Aujourd’hui, par un
revirement inattendu de l’opinion, le voici adopté et fêté par tous, chargé
d’un sens quasi-mystique, qui agit sur les masses, qui les éblouit, qui les
exalte ou qui opère sur elles à la façon d’un calmant. Nous pouvons dormir en
paix. Nous sommes bien gardés. Nous avons là des réserves d’hommes, de matières
premières, enfin des ressources de toute sorte à peu près inépuisables. [...]
Lorsque,
au début de ce
siècle, j’employai pour la première fois ce mot
d’« Empire », c’était
dans un sens quelque peu différent de celui qu’on lui
donne maintenant.
J’entendais réagir contre ce qu’il y avait
d’excessif, de trop absolu dans la
théorie barrésienne de « la terre et les
morts » et les vieilles
défiances françaises à l’égard des
aventures et des entreprises coloniales. À
l’encontre d’un patriotisme étroit,
j’écrivais dans la préface d’un de mes
premiers romans : « la Patrie n’est pas là
où dorment les
morts : elle est sur tous les chemins du monde où passent
nos armées et
nos flottes », partout où s’étend notre
empire par la force de nos armes
et l’activité de nos colons…[15]
Or le
« prestige » de l’idée impériale, « idée-force » comme on
disait vers 1890, donne selon lui une valeur symbolique à ses récits des choses
et gens de l’Algérie, pouvant les faire entrer dans la galerie des existences
littéraires. C’est ce qu’il nous dit dans Le
Jardin de la mort :
Les personnages qu’on
avait décrits, les aventures qu’on avait contées ailleurs prenaient une
signification plus profonde par la série infinie des faits dont ils étaient les
aboutissants momentanés, et ils se haussaient jusqu’au symbole, grâce à toutes
les idées historiques, sociales, philosophiques ou religieuses dont ils devenaient
comme les masques dramatiques. La dureté des steppes africaines, le
flamboiement de leur soleil, l’haleine dévoratrice des sables, et, d’autre
part, l’influence mystérieuse du vieil impérialisme
latin avec son goût de la pompe et de la vie décorative, avec ses habitudes
d’autorité, son culte de l’individu et de la famille, tout cela se retrouvait
pour l’auteur aussi bien dans les plus humbles héros que dans les protagonistes
de ses romans, – aussi bien dans le roulier Rafael, dans Pepete, le pêcheur de
sardines, que dans l’archevêque Puig, ou le tribun Carmelo. [...][16]
Il
invoque dans cette
préface la résurrection de l’Afrique romaine :
le dernier mot de son livre
est « l’Empire ». Voilà donc
l’histoire et un aperçu de l’efficacité
littéraire de l’idée d’empire. Le changement
de cette prétendue hostilité
déclarée en assentiment un peu béat et trop
confiant selon Louis Bertrand,
correspond au changement d’attitude de l’opinion
française si bien exposé par
Raoul Girardet. Mais les idées qu’éveillent ce mot
sont depuis longtemps si
mêlées qu’il est bon d’analyser des sens si
ductiles.
« Empire » ne
correspond pas, sous la iiie république, à une terminologie
officielle. On parle des possessions françaises d’Afrique, d’Indochine, du
Pacifique… Il n’y aura jamais un ministère de l’Empire. Certainement la
méfiance envers le mot se comprend par la réticence laissée par le régime de
Napoléon iii, et sa chute, mais sous le second Empire même son emploi reste
hésitant : Napoléon iii s’est dit « Empereur des Arabes aussi bien
que des Français », mais l’Algérie elle même ? (et la Cochinchine, le
Sénégal ?) Tout le monde connaît les propos du souverain après 1860, en
particulier la lettre à Pélissier de 1863 : « L’Algérie n’est pas une
colonie proprement dite, mais une possession [...] tout à la fois un royaume
arabe, une colonisation européenne et un camp français. » Le fond du
propos est novateur et cohérent, mais les mots manquent.
On retrouve cette
incertitude dans certains écrits fondateurs de l’idée coloniale. Dans La France nouvelle Prévost-Paradol, un
opposant à l’Empire, incite en 1868 à la formation d’un puissant empire (« Cet empire
méditerranéen » sans lequel, comme Athènes dans le monde dominé par Rome,
la France dans un monde anglo-saxon ne laissera que « des modèles
littéraires à suivre et des exemples politiques à éviter »)[17]. Girardet cite encore un texte du ministre
de la marine sous le second Empire, Chasseloup-Laubat, appliqué à l’Indochine
qui ne sera pas, « comme l’entendaient nos pères », une colonie de
peuplement ni une colonie mercantiliste :
Non, c’est un véritable empire qu’il faut créer, une
sorte de suzeraineté, de souveraineté, avec un commerce accessible à tous, et
aussi un établissement formidable d’où notre civilisation chrétienne rayonnera
sur ces contrées où tant de mœurs cruelles subsistent encore[18].
Bizarrerie d’abord
de l’expression « véritable empire » écrite par un ministre de Napoléon
iii : cela décèle que l’épopée d’une France lointaine est tout autre chose
qu’un régime politique auquel s’est réduit, au sentiment des Français l’Empire
numéro 2. Et en effet l’Empire conquérant de Napoléon ier ne
servit pas de référence principale à la représentation qu’on s’est fait des
conquêtes coloniales, malgré le précédent très concret et très direct de la
campagne d’Égypte menée par le Bounaberdi[19]
des Orientales. La réticence à
confondre les deux acceptions – un régime politique européen fondé sur le
plébiscite de la nation, l’organisation efficace d’une société en expansion
économique et une puissante volonté de présence internationale, et, d’autre
part ce qu’on appellera « la plus grande France » –, cette hésitation
s’exprimait déjà avant les débuts de la iiie République, et ce flou
permit les dérivations tout aussi ambiguës d’impérialisme, impérialiste, etc.
L’hostilité à la
colonisation dans la première moitié du xixe siècle est libérale, au
sens économique et politique du mot. C’est celle de Jean-Baptiste Say et des
libéraux anglais, d’Adam Smith à Cobden, hostiles à une colonisation qu’ils se
représentent d’ailleurs sous le régime de l’exclusif.
Or le libéralisme politique français, qui peut quelque fois exalter l’épopée
impériale, comme Béranger, est hostile à son expression autoritaire,
économiquement directive, administrativement centralisée, comme Benjamin
Constant ou, sous la Restauration, Thiers, Guizot, etc.
Ce qui se produit sous la
Monarchie de juillet, où les libéraux au pouvoir ne libéralisent guère, comme
Guizot, c’est leur conversion progressive à ce que nous pouvons appeler
l’impérialisme ; Tocqueville en est un cas célèbre. Il ne s’agit pas de
conversions spectaculaires mais d’infléchissements progressifs, où l’exemple
anglais joue un rôle capital, puisque c’est au pays du libéralisme, ennemi
mortel de l’Empereur, que s’affirme une doctrine impérialiste avec Disraeli,
puis Cecil Rhodes, Stead, Dilke (Greater
Britain en 1890), Seeley (The Expansion
of England en 1883).
Chez nous, le lien entre
le libéralisme et la faveur portée aux nationalités a retardé cette conversion
d’une ou deux décennies. Si le patriotisme de Prévost-Paradol amena ce libéral
à une doctrine d’empire, la France
nouvelle influencera surtout la génération de 1890.
En revanche, le
nationalisme français, tel qu’il se manifeste sous ce nom à partir du
boulangisme, est longtemps réticent à l’égard des entreprises coloniales.
Impérialisme et nationalisme représentent deux directions souvent opposées de
la sensibilité, et Louis Bertrand en attestait en rappelant que défendre la
vision d’empire allait contre la doctrine barrésienne de la terre et des morts.
Sens classiques du mot empire
Les quelques lignes de
Chasseloup-Laubat renferment bien d’autres trésors, en particulier cette
définition hésitante ; « une sorte de suzeraineté, de
souveraineté », où on semble se rappeler du sens classique du mot latin imperium, « pouvoir de
commander » sans que la résistance soit admissible. C’est le pouvoir de l’imperator, du consul ou du proconsul,
par opposition à la potentia, pouvoir
de se faire obéir dans l’ordre seulement de sa compétence ; et à la potestas, qui désigne le statut des
magistrats à potentia : par
opposition à auctoritas. Toutes ces
notions ramènent à la politique de la cité, chez les Romains. L’imperium romanum
ne désignait pas un
espace de terres conquises, mais le pouvoir qui s’exerçait
sur ces terres. Du
reste, à l’époque impériale, la
réalité concrète où s’exerce la vie
quotidienne
du citoyen, c’est encore la cité, même
dégradée en municipe, avec ses honneurs
locaux… Tandis qu’un pouvoir de plus en plus
centralisé s’exerce sur l’étendue
de l’empire, cette tendance est rééquilibrée
par l’extension de la citoyenneté
romaine, que l’édit de Caracalla attribue en 212 à
tous les hommes libres de
l’Empire.
La tradition française,
après l’empire carolingien, développe l’idée charnelle du regnum, le royaume, incarné dans le rex par opposition au saint Empire romain germanique. Jusqu’au xixe siècle,
les nautoniers de la Seine et du Rhône appelaient la rive gauche « le côté
d’Empire », la droite « le côté de Royaume ».
Cette renonciation à
l’Empire, ce divorce et cette répudiation, sont le fondement de la nation
française, la plus ancienne avec l’anglaise à adopter cette idée nouvelle, qui
les fait sortir de l’ombre portée par Rome, la Rome impériale et la Rome
religieuse, dont la fille aînée s’est la première émancipée. À Bouvines, à
Orléans, à Patay, à Valmy, on meurt pour le royaume et pour la nation.
L’allemand ne possède que le mot Reich,
qui tout en partageant la racine indo-européenne de regnum et de rex, traduit
le mot « empire » ; pour dire « royaume », il compose Königreich. L’anglais en revanche,
l’espagnol et l’italien, connaissent une opposition analogue au français. Le
cas espagnol est caractéristique, Charles Quint étant empereur en Europe, roi
d’Espagne, et de plus à la tête d’un empire, imperio, sur lequel le soleil… Où l’on voit bien la double
acception d’« empire ». La reine de Grande Bretagne et d’Irlande
devient en 1876 impératrice des Indes, alors que par l’inversion symétrique
coutumière aux deux peuples, l’empereur Napoléon III avait agité l’idée d’un
« royaume arabe » pour la nation française, en envoyant Maximilien
empereur au Mexique.
On voit donc que l’emploi
des deux termes, dont la différence ne s’impose pas nettement dans
l’application pratique, répond à une sorte de dissimilation, de loi de différenciation qui laisse pourtant
subsister dans le cas du royaume la valeur charnelle concrète et remontante du
territoire au souverain, et la signification plus abstraite de
« pouvoir », de domination dans le cas de l’empire : das Heilige römische Reich der Deutsche
Nation, où il apparaît bien que le pouvoir impérial d’essence et d’origine
romaine s’applique à la nation germanique et concrète et à d’autres peuples.
Et en France, c’est le
terme de nation qui va remplacer celui de royaume, de là le choix de Bonaparte
prenant le titre d’empereur en France « des Français ». C’est aussi
un souvenir classique que la révulsion du peuple romain contre le titre de roi,
qu’imite le peuple révolutionnaire qui vient de jurer haine à la royauté. Mais
aussi le mot d’empire en français, avec son sens latin d’autorité souveraine,
s’est toujours distingué du droit régalien, si original, religieux et personnel
du roi de France, C’est un chant républicain et révolutionnaire que :
Veillons au salut de
l’empire,
Veillons au maintien de
nos lois,
Si le despotisme conspire,
Conspirons la perte des
rois.
Donc en France la notion
d’empire n’a pas être associée d’elle même à celle de possessions coloniales
avant 1914, et même, dans l’usage vraiment commun, avant les années 1920. En
tout cas les représentations « impériales » ne font nullement
antithèses à celles de la décadence, tandis qu’« impérialisme » garde
une acception suspecte.
Dans le dernier quart du
xixe siècle, le mot empire[20]
renvoie aussi à des pays lointains, à des régimes étrangers et à des peuples
innombrables ; c’est l’Asie des empires de Chine, du Japon, de l’empire
turc, voire de la Russie, aux titulatures étranges : céleste, du Milieu,
du fils du Ciel, de la Sublime Porte… Mélange d’attrait et de répulsion devant
la tentation dangereuse de l’Orient. Mais derrière cet orientalisme on retrouve
les souvenirs classiques de la lutte des cités grecques, bien identifiées par
leurs lois, leurs cultes et leurs mythes d’origine, contre les masses
innombrables des populations indéfinies de l’empire de Xerxès. Et par la suite
la chevauchée d’Alexandre, la conquête d’un nouvel empire, héroïque, énergique
et génial, à son tour corrompu par le despotisme asiatique. Alexandre et
Darius : deux figures antithétiques de l’Empire.
Et les figures de ce Janus
trouvent à s’incarner au xixe siècle. Les Anglais en Inde sont du
côté d’Alexandre (« l’homme qui voulait être roi » de Kipling
retrouve les traces, jamais oubliées, d’Iskandar). L’Empereur de Chine est du
côté de Darius. Si les Français paraissent plus modestes, c’est qu’ils viennent
d’avoir leur Alexandre. et aussi qu’ils n’affrontent, à part l’empire d’Annam,
que les cendres d’empires africains oubliés. Mais que penser de l’empire
japonais net et neuf face aux vagues populations des immensités russes ?
Quelle lutte étrange, quel
duel surprenant ! Le champion de l’Asie armé de pied en cap à
l’européenne, manœuvre avec la sûreté et la précision de nos méthodes. À
certaines heures, le champion de l’Europe paraîtrait bien mieux à sa place
parmi les serviteurs de la déesse asiatique[21].
L’indéfinition asiatique
conduit Victor Bérard à se demander ce qu’est l’Europe, il en distingue
deux :
Du Bosphore à la pointe
d’Écosse, tirez une ligne droite, et vous partagerez notre continent et nos
peuples en deux moitiés bien différentes et fort inégales.
À gauche [...], depuis la
Grèce socratique jusqu’à l’Angleterre radicale, en passant par l’Italie
romaine, par l’Allemagne et la Hollande protestante et par la France
cartésienne, vous trouverez tous les chantiers originels et tous les forts
ouvriers de notre civilisation [...].
À droite [...], sauf le
double îlot de la civilisation scandinave, c’est déjà le troupeau des humanités
sans raison, sans révoltes, que tour à tour se sont arrachées l’Europe et
l’Asie et que se disputent encore le despotisme asiatique et la pensée
européenne ; – et c’est aussi l’immensité des plaines sans limite, des
fleuves sans bords, des climats sans mesure, hivers sans soleil, été sans
haleines, horizons sans repères : l’humanité slave, le monde russe[22].
À Vienne et Berlin
« finit l’Europe », « commencent les terres et les humanités qui
s’enfoncent dans l’immensité, dans le rêve ; au delà c’est l’Asie énorme
et surhumaine ![23] « Sans
équivoque, dans ce passage, l’empire des tsars est versé du côté de l’Asie, et
on y reconnaît des représentations traditionnellement appliquées tant au monde
slave qu’au monde chinois, c’est à dire l’incommensurabilité et l’absence de
repères géographiques, humains, sociaux.
1905. La guerre comme nouveau monde
Cette guerre
russo-japonaise précipite toutes ces notions en de nouveaux et violents
composés, surtout quand, en vertu du principe de la double détente pour un
maximum d’effet symbolique, elle va s’associer au discours de Tanger et à la
crise franco-allemande du printemps 1905.
Rolland dans Jean-Christophe a représenté cette
commotion[24]. Écrivant en 1944 son Péguy, il y voit avec raison le seuil
franchi par l’imagination nationale pour entrer dans un nouvel ordre, celui de
la guerre. Il appelle le témoignage de Jules Isaac sur Péguy, cas limite mais
exemplaire, se retrouvant chez bien d’autres écrivains, Jules Renard par exemple,
dans son Journal du 24 juin 1905. Or
il insiste sur l’importance du conflit russo-japonais dans cette
reconfiguration des attitudes et de l’imagination des Français :
D’autres grondements
annonciateurs [précédant la crise marocaine] avaient, depuis un an, fait
trembler le sol sous les pas de Péguy. L’atroce guerre russo-japonaise, qui a
(on peut le dire aujourd’hui [en 1944]) ouvert une ère nouvelle dans l’histoire
de la guerre, l’Âge de l’extermination, avait ébranlé profondément en Péguy sa
foi en la civilisation. Il l’a dit, en termes graves et émus, dans son Cahier Zangwill du 30 octobre 1904[25].
Voyons donc Zangwill :
Qui [...] ferait la sourde
oreille aux avertissements que nous recevons de toutes parts [...] ; au
moment même où j’écris, l’humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque
peu, est jetée en proie à l’une des guerres les plus énormes, et les plus
écrasantes [...].[26]
Ces lignes datent
probablement de la mi-octobre 1904. Mais Zangwill
parle aussi allusivement de la guerre russo-japonaise que de Zangwill
lui-même : c’est une déclaration d’opposition à l’esprit moderne, enfant
de Taine et de Renan, incapable d’une relation concrète, utile, bergsonienne,
adaptée à l’histoire immédiate, aveugle à la question essentielle :
« De quoi demain sera-t-il fait »[27].
Mais on voit alors se rassembler, huit mois avant la crise marocaine, un an
avant Notre patrie, les nouvelles
attitudes commandées par une « ère nouvelle », et on comprend
pourquoi les combats de Mandchourie sont traités comme des avertissements.
Dans Par ce demi-clair matin, suite de Notre patrie qu’il n’a pas publiée, Péguy s’en explique davantage.
Cette fois il n’ignore pas la « politique extérieure »,
« affaire des diplomates » qui, à l’entendre, n’intéresse pas les
Français. « Il y avait eu des prodromes » écrit-il[28], et notamment la contestation de
l’attitude de Delcassé à propos du séjour de la flotte russe dans les eaux
territoriales françaises. Mais, insiste-t-il, aucune « alarme »
n’avait pu laisser prévoir ce qu’il appelle une « révolution
instantanée ». Et prenons garde, ici, aux définitions de Péguy :
Passer par la crise d’une
révolution, [...] ce n’est point penser, sentir, être autre. Mais c’est être,
mentalement, sentimentalement, essentiellement transféré dans un monde nouveau[29].
Un monde transformé par
une expérience nouvelle, et ainsi renouvelé. Reprenant peut-être les analyses
de V. Bérard sur les deux Europes séparées par une ligne Édimbourg-Athènes, Par ce demi-clair matin commence par
exclure les empires centraux de la partie civilisée, réduite à une mince frange
et de rares îlots :
Les peuples de culture et
de liberté, [...] d’un petit peu de culture et de liberté –, France,
Angleterre, Italie (du Nord), quelques fragments de l’Amérique, des fragments
de la Belgique, de la Suisse, — occupent sur la carte du monde une étroite
bande, [...] une mince pellicule, fragile, toujours agitée, toujours
vacillante, et toujours menacée.[30]
Menacée par
d’énormes vagues de
barbarie montant de presque partout de presque tous les autres peuples ;
et dans ces peuples mêmes, dans ces peuples élus, au moins de self élection, barbaries sourdes,
remontant du fond de ces mêmes peuples et ne demandant qu’à submerger les
épaves ou les monuments de culture[31].
De
là
« l’impardonnable
légèreté » des intellectuels
pacifistes, des
socialistes comme Jaurès et des syndicalistes
révolutionnaires : dans leur
ignorance de la réalité, ils oublient « ce
ventre énorme de barbarie, ce
corps énorme, cette énorme matière »
qu’a révélé, pour une nouvelle perception
du réel, cette révolution vivante,
« véritable et profonde » ce
saisissement de juin 1905. Or, « nous Français et
révolutionnaires, devant
l’incontestable montée de la barbarie universelle, nous
jouons en ce moment je
ne dirai pas seulement une partie formidable, mais je dirai une partie
infinie,
parce qu’elle est d’un enjeu infini ». Car
« des civilisations
entières sont mortes ». Prenons garde à la
mort de la civilisation. Et
alors Péguy mène en quelques pages une nouvelle
récapitulation de l’histoire
des trente dernières années vue sous l’angle des
représentations guerrières,
depuis 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine, vue sous
l’angle de la barbarie
massacreuse des empires allemand, turc (massacres des
Arméniens), russe
(brutale oppression des Finlandais, des Polonais, pogroms et
dernièrement
massacre du Dimanche rouge). Bref, toute une reconsidération des
causes naguère
pacifistes des Cahiers sous l’angle
du système de la guerre, à laquelle il faut se préparer par une conversion de
toutes les intelligences et de toutes les volontés. Ce sera jusqu’en 1914 la
constante pensée de Péguy.
À ces empires figés dans
l’histoire et hors du courant de la civilisation, l’énergie européenne oppose
« l’impérialisme », et notamment celui des Anglais. Imperium et Libertas, c’étaient les mots
d’ordre que Disraeli proposait dans son discours du Guild Hall en 1879, trois
ans après la proclamation de Victoria impératrice des Indes. Le premier
ministre a anglicisé, si je puis dire, la formule de Tacite, principatus et libertas, qui employait
le mot propre, « principat », désignant la forme politique du pouvoir
dans l’imperium romanum. Cet
impérialisme que les Français baptisent anglo-saxon, et qu’ils appliquent à
l’ensemble anglo-américain, ils ne sympathisent pas avec lui dans l’ensemble. Le Maître de la mer met en présence
l’officier colonial Tournoël, sorte de commandant Marchand, et l’Imperator américain Robinson, flanqué de
son inspirateur Hiram Jarvis, publiciste et doctrinaire anglais, théoricien et
prophète de l’impérialisme anglo-saxon. Hiram Jarvis cite à l’Américain ces
paroles de « votre Emerson » :
Les Saxons ont été pendant
mille ans la race dominante, sans autre cause que l’indépendance pécuniaire. Ce
qu’ils veulent, c’est le pouvoir : le pouvoir de donner corps à leur
pensée, de la faire vivre en chair et en os ; pour tout homme d’esprit
clair, telle est la fin pourquoi l’univers existe.
Et en vue de cette
domination mondiale, il prône l’union des peuples anglo-saxons[32].
En face, le capitaine
Tournoël représente une autre forme de conquérant, à la fois idéaliste et
concret, opposé au pragmatisme abstrait d’Archibald Robinson, et qu’on a pu
rapprocher de Lyautey.
Le salut par l’espace
Contre la corruption et
contre la barbarie, contre la double menace de la décadence par dépérissement
interne et par agressions extérieures, le recours à l’espace, ici et au loin,
ouvre des voies de salut. Et cela est vérifiable dans le système de l’origine,
comme dans celui de l’apogée ou aussi bien contre l’entropie du progrès.
Oh ! soyons en sûrs,
entre 1883 et 1886, en plein mouvement décadent, Auguste Pavie au Laos ignore
les Névroses de Rollinat ;
Galliéni traite avec Samory sans idée des Taches
d’encre de Maurice Barrès[33] ;
Brazza sur l’Ogoué chemine bien loin de La
Forêt bleue de Jean Lorrain. Aussi ne nous hâtons pas de dire que la
conquête coloniale résulte d’une lâcheté devant les menaces du temps, qu’elle
courait à l’assurance contre les risques de l’histoire. Gardons-nous
d’interpréter avec les idées reçues pour convenables comme pour innommables en
2010 la complexe imagination des aïeux de 1880 : c’est parce qu’ils se
sentent coupables envers eux-mêmes qu’il se tournent vers les altérités nécessaires,
comme boucs émissaires d’une colère contre eux-mêmes et comme occasions de
rédemption : progrès, suppression de l’esclavage, mise en valeur des
terres lointaines, instruction, commerce, etc. Ils n’ont pas honte d’eux-mêmes
parce qu’ils conquièrent, mais ils conquièrent comme on affronte une ordalie,
pour se prouver innocents et pour se purifier de l’histoire, par leur succès et
par leurs bienfaits. Et ce que nous disons ne se limite pas à la colonisation,
mais peut s’étendre à tous les prétendus progrès de l’industrie, du commerce,
des sciences…
Dans le système de l’apogée
Néanmoins,
la crainte
d’une décadence française n’est pas
étrangère à la pensée de la colonisation,
comme symptôme ou comme remède. La défaite et la
blessure des provinces annexées,
disait Ferry dans son discours du 29 juillet 1885, ne sauraient
« se
résoudre en abdication. [...] Dans un univers ainsi fait, la
politique de
recueillement et d’abstention, c’est tout simplement le
grand chemin de la
décadence. »[34] Tout cela est
d’ailleurs bien connu : voici pour mémoire un texte rituellement invoqué, la préface de 1882 à De la
colonisation chez les peuples modernes :
C’est la seule
grande entreprise que la destinée nous permette. Au commencement du xxe
siècle, la Russie comptera 120 millions d’habitants prolifiques, occupant des
espaces énormes ; près de 60 millions d’Allemands, appuyés sur 30 millions
d'Autrichiens, domineront l'Europe centrale. Cent vingt millions d'Anglo-Saxons
occuperont les plus belles contrées du globe et imposeront presque au monde
civilisé leur langue qui domine déjà aujourd'hui sur des territoires habités
par plus de trois cents millions d'hommes. Joignez à ces grands peuples
l'empire Chinois qui, alors sans doute, recouvrera une vie nouvelle. À côté de
ces géants, que sera la France ? Du grand rôle qu'elle a joué dans le
passé, de l'influence, souvent décisive, qu'elle a exercée sur la direction des
peuples civilisés, que lui restera-t-il ? Un souvenir, s'éteignant de jour
en jour.
Notre pays a un moyen
d'échapper à cette irrémédiable déchéance, c'est de coloniser. Si nous ne
colonisons pas, dans deux ou trois siècles nous tomberons au-dessous des
Espagnols eux-mêmes et des Portugais, qui ont eu le rare bonheur d'implanter
leur race et leur langue dans les immenses espaces de l'Amérique du Sud,
destinés à nourrir des populations de plusieurs centaines de millions d'âmes.
La colonisation est pour
la France une question de vie ou de mort : ou la France deviendra une
grande puissance africaine, ou elle ne sera dans un siècle ou deux qu’une
puissance européenne secondaire ; elle comptera dans le monde à peu près
comme la Grèce ou la Roumanie compte en Europe.
Nous ambitionnons pour
notre patrie des destinées plus hautes : que la France devienne résolument
une nation colonisatrice, alors se rouvrent devant elle les longs espoirs et
les vastes pensées[35].
Grandeur ou
décadence… c’était déjà, avant la guerre, la mise en demeure de Prévost-Paradol
dans la conclusion de La France nouvelle[36]. S’il est donc
vrai que la politique coloniale de la France au Tonkin, en Tunisie, à
Madagascar, renoue avec un dessein européen antérieur aux catastrophes de
1870-71, ce n’est pas tant pour réparer ces malheurs (il y aurait de l’impiété
à penser que l’Indochine puisse « remplacer » l’Alsace et la
Lorraine), mais pour parer à une dangereuse échéance de bien plus long
terme ; non à un accident de fortune de guerre, mais à une fatalité de
l’histoire.
Dans le système de l’origine
Dans l’ordre de l’origine,
en l’espace « vierge » des « pays neufs » se retremperaient
les énergies françaises au contact des vies primitives – et souvenons-nous que
ce terme a une connotation très favorable dans ce secteur de l’imagination.
Cette représentation est elle-même très diverse et très contestée, mais pour
son caractère mythique. Contestée, car si le motif de la régénération du
Français par l’action lointaine est attesté, par Vogüé (Les Morts qui parlent et Le
Maître de la mer) et bien
d’autres, comme Louis Bertrand qui voit naître en Algérie une race jeune, la
thèse inverse est au moins aussi fréquente, celle des expatriés livrés à
l’influence délétère des climats hostiles et des amours exotiques, du Roman d’un spahi aux Civilisés de Farrère.
Diverse, aussi, car la
fabrique d’un peuple français en Algérie selon Louis Bertrand, ou de celui des
Boers, asservi – crime contre les Nations – « par la mécanique de
l’Empire » menant la guerre « contre un état simple et concret,
spontanément sorti de l’instinct et du vouloir de la race »[37], est d’une autre nature que la quête
mystique d’Ernest Psichari, centurion en Maurétanie :
Nous sommes ici sur
une terre connue. Nous sommes chez nous. Autrefois je me suis amusé à noter les
coutumes étranges des peuples que je visitais. Mais ce bibelotage ne m’a laissé
qu’une sensation pénible d’ennui. Ici [...] nous ne ramasserons pas de vieilles
poteries. Nous ramasserons quelques débris de notre cœur que vingt siècles de
civilisation intense ont effrité[38].
Contre l’entropie, dans le système du progrès
L’idéalisme des
« Soudanais » vivant et agissant au désert dans Les Morts qui parlent représente une réponse de premier mouvement à
l’entropie générée par le progrès même ; une application un peu naïve de
la formule que donnera Bergson : « la vie remonte la pente que la
matière descend »[39]. Plus caractéristique
de la nouvelle génération bergsonienne le sentiment de l’espace que traduit
Ernest Psichari, espace protecteur et inspirateur :
Le désert ceignait ses
reins. C’est en lui qu’il puisait toute sa force, c’est à lui qu’il demandait
la vertu. Et certes, quand il se voyait protégé par l’immense épaisseur des
sables, il bénissait sa destinée[40].
En effet le
« centurion » Maxence n’est pas resté un « délicat », un
« homme d’esprit » des salons parisiens ; au désert la vie
« simple » et rude le protège « contre les contacts
vulgaires »[41]. Et c’est ici un
complet renversement des représentations, puisque trente ans après les années
« décadentes » voilà les raffinés devenus vulgaires, et la décadence
banalisée, épaissie, incrustée. Voici au contraire le contact avec le sol du désert :
Dans le Tagant, ils
passèrent des rocs où les chameaux, malgré l’ombre venue, ne trébuchaient pas
mais au contraire, dirigeant d’en haut leurs pieds lointains sur les arrondis,
et de leurs semelles ventousant délicatement les obstacles, ne cessaient pas de
se balancer harmonieusement [...]. Maxence, ivre d’espace, poursuivait la
marche.
« L’espace,
c’est ce que le mouvement dépose au dessous de lui », autre formule du
dynamisme bergsonien, que le premier bergsonien de France, Charles Péguy,
semble reconnaître dans la longue apostrophe à Psichari, au « dur héritier
des souples périples » dans Victor-Marie,
comte Hugo :
Latin, Romain,
héritier de la voie romaine, castramétateur, [...] vous qui savez ce que c’est
que le désert, et une route à dos de chameau. Vous qui seul de nous avez
entendu le silence [...] ; vous qui contemplez des créations
premières ; des natures premières…[42]
Vocabulaires
impérial, hugolien, bergsonien concourent dans cette étonnante explication de l’action militaire
coloniale, dressée contre les fatigues, les émoussements du parti intellectuel
victime de l’usure entropique.
Mais le champion de la
lutte contre l’uniformisation dont le deuxième principe de la thermodynamique
imposait le funeste pronostic, « la plus métaphysique des lois de la
physique, en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans
artifice de mesure, la direction où marche le monde »[43], c’est Victor Segalen. Il faut renvoyer à
son Essai sur l’exotisme, dans son
ensemble, pour concevoir combien la pensée de la dégradation de l’énergie sert
de modèle à ce qu’il appelle la « dégradation du Divers » contre
laquelle pense et travaille « l’exote »[44].
Géographie
L’étendue de l’imagination
dramatique de l’espace excède donc largement la question coloniale, mais elle
la nourrit. Du xixe siècle on dit qu’il est le siècle des
historiens ; il l’est peut être plus encore de la géographie, quoique dans
son développement nouveau, celle-ci ait conduit à la géologie et à l’histoire,
puis à l’anthropologie, à la sociologie, à l’économie, à toutes les sciences des
milieux, de sorte que plus elle s’en nourrissait et plus elle s’effaçait.
Cependant les travaux des géographes étaient devenus des références
indispensables à la représentation littéraire du monde, de Ritter et Humboldt à
Malte-Brun familier aux lecteurs de Jules Verne, à Élisée Reclus et à Friedrich
Ratzel, à Vidal de la Blache, un des génies familiers aux écoliers par ce nom
au bas de la carte pendue au mur, prêtant comme Baignol et Farjon et
Souché-Lamaison.
En France domine en
ces années le génie du lieu, et s’établit la vogue conjointe de la littérature
exotique ou coloniale et de la littérature régionaliste. Comme la plupart des
auteurs « coloniaux » ont écrit des récits régionalistes, et
inversement, on peut penser que ces deux « questions » (comme aime à
dire la critique littéraire en ce temps là) sont liées fortement dans
l’imagination, quoique antithétiques en apparence, si bien qu’on peut rendre
hommage au manuel de Braunschvig qui rassembla en 1926 romans coloniaux et
régionalistes sous la rubrique « romans géographiques »[45]. Cela n’est d’ailleurs pas une spécialité
française, et notre régionalisme a ses analogues en Espagne avec le Costumbrismo, en Allemagne avec le Heimatkunst ; les Italiens, tant
véristes (Verga, sa Sicile et la « letteratura
rusticana ») que symbolistes (d’Annunzio et Le Novelle della Pescara) et les symbolistes russes aux tendances
slavophiles. Mais c’est la littérature anglaise qui correspond le mieux à ce
type d’imagination, et elle va en donner la formule pour le monde.
Mowgli et Peter Pan, les orphelins rois
Non seulement en effet le
royaume réputé uni connaît un régionalisme actif, un nationalisme plutôt en
Irlande, mais la conjonction entre l’ici et l’ailleurs y atteint si loin
qu’elle a remué le xxe siècle. L’Irlande réveille les plus
vieux mythes, celtiques et universels, pôles entre lesquels hésitent ses
écrivains : Deirdre, celle qui dans le ventre de sa mère criait à
bouleverser les guerriers, revient en 1907 et 1910 chez George William Russel,
William Butler Yeats et John Millington Synge, tandis que Joyce, auteur de Dubliners, toise le mur d’escalade de l’Odyssée, terrain de jeu du plus étonnant
voyageur.
Le succès du jeu anglais
fut assuré par la coexistence d’une littérature d’aventures, celle des récits
de Stevenson, puis de Conan Doyle (The
Lost World), de Conrad, celle de Rider Haggard et de Kipling, et d’autre
part celle de la vie locale, familière et menue, en particulier celle des
Écossais de la Kailyard School,
l’école du jardin potager, du « jardin de choux » où naquit le petit
garçon qui ne voulut pas grandir : James Barrie, le plus connu de ces
romanciers écossais des petites gens des Lowlands, invente Peter Pan une
dizaine d’année après l’apparition de Mowgli. Voilà deux figures antithétiques
et complémentaires qui serviront de pôles à notre propos. Nous avons déjà
évoqué le lien de Mowgli avec le développement du scoutisme ;
l’individualiste Peter Pan ne lui est cependant pas complètement étranger, car
ils ont en deux sens le même âge : ils sont contemporains, et la
fraternité scoute prolonge indéfiniment l’âge du jeu et de l’enfance.
Les Anglais, passés
maîtres pour exécuter les pensées de jeunesse sans attendre l’âge mûr, et en
faire des réalités sociales et commerciales, détiennent l’empire du jeu, de
balles et autres, sur la planète. On retrouverait chez les Français, en plus
mesurée et plus intime, cette même passion du « jeu du pays », celui
auquel jouait le petit Lyautey à en croire André Maurois[46], et les enfants de Valery Larbaud, qui
jouent à l’Empire de « Tout-le-Jardin »[47],
celui du Grand Meaulnes (1913),
enfin.
Acéré, pénétrant loin dans
la rêverie intime des jeunes gens émus par ces jeunes auteurs, tandis que
Claparède, Maria Montessori, Piaget et tant d’autres pédagogues ouvrent
« le siècle de l’enfant », un désir coupable et irrésistible de
liberté s’exprime à travers des personnages si différents déjà des sages petits
héros de Jules Verne, ces enfants terribles, Kim, Mowgli, Peter Pan, ces
merveilleux orphelins, enviables enfants de la jungle ou du jardin.
Enviables ? il faut le demander à Poil de Carotte. Orphelins seront
Tarzan, Tintin… et Meaulnes l’avait, ce passeport pour l’aventure.
Aventures
Ce mot termine le Grand Meaulnes, avec le geste d’Augustin
enveloppant sa fille dans son manteau pour partir vers « de nouvelles
aventures ». Ces premières années du xxe siècle sont celles du
« cœur aventurier » des jeunes gens, Das abenteuerliche Herz comme dira Ernst Jünger – il en est pour
l’instant aux « Jeux africains » de son escapade à la Légion
étrangère –, « en accord immédiat avec le monde, accord d’où se tire
l’énergie à l’état naissant »[48].
Vers le temps de ces jeux africains et du Grand
Meaulnes, Jacques Rivière publiait dans la Nouvelle Revue française du 1er mai 1913 « Le
Roman d’aventures », les Français découvraient Conrad et Jack London, et
sous le nom du plus insolent des jeunes gens de Platon, Henri Massis et Alfred
de Tarde publiaient l’enquête d’Agathon sur « les jeunes gens
d’aujourd’hui ». Ils nous paraissent bien un peu farauds, à nous
vieillards, leurs petits enfants, mais nous pensons au Chemin des Dames et nous
aurions voulu les embrasser avant leur départ.
Or non seulement l’empire
pouvait donner carrière littéraire et concrète à ce tropisme, mais il en
offrait la situation maîtresse, celle de la rencontre
qui est le cœur même de l’aventure. Situation romanesque centrale dans Le Grand Meaulnes, mais banale dans le
roman colonial, à entendre le sarcastique Pierre Mille, qui le résume en une
formule : « une âme impénétrable et trois cents pages »[49].
Découplement France-Allemagne : espace et race
Ce pari, à demi convaincu,
sur l’intérêt du lieu pour revivifier un genre littéraire comme le roman, n’est
qu’un faible écho d’une créance en la vertu régénératrice de l’espace pour
réparer les lésions du temps. Le temps depuis 1870 est une conquête allemande[50] : sûre de la supériorité de son
héritage racial, confiante en la fécondité de ses familles, l’Allemagne
méthodique semble la maîtresse de l’heure.
Et voici la France vaincue
chassée dans l’espace. En termes de politique bismarckienne, cela signifie
pousser la France à l’expansion coloniale. Au contraire, le temps est la maison
de l’Allemagne, qui le baptise Devenir. Au moins jusqu’en 1918, quand le
« peuple sans espace » – Volk
ohne Raum est de 1926 – adoptera la doctrine du Lebensraum[51].
Ce qui s’appelle Heimatkunst en
Allemagne, avec l’idée de durée, d’enracinement et d’intimité, s’appelle au
pays des Déracinés d’un mot nouveau
et neutre, régionalisme. Et comme le Temps est amical à l’Allemagne, elle a
choisi de se reconnaître dans la configuration historique de l’empire, qui est
ancienne, historique, carolingienne, Wilhelmienne et victorieuse ; et
l’Allemand en devenir s’identifie comme appartenant à une race, comme héritier
de son histoire par le sang, les Français l’étant par le sol – et c’est la
question d’Alsace-Lorraine.
Aussi voit-on se
préciser de 1905 à 1914 un ensemble cohérent d’oppositions. Pour répondre à
Gustave Hervé qui raillait la vanité militaire française, Péguy distingue deux
ordres de la guerre – ordres au sens pascalien –, celui de domination, impérial
et moderne, où l’on a une armée pour
vaincre (comme les Allemands), et celui, antique et classique, où l’on est un soldat pour gagner de l’honneur.
En juillet 1914 il discriminait, deux « races de la guerre » :
la race d’empire[52], pour laquelle
« tout est domination » (c’est le sens latin qui ressort), car
« il s’agit d’obtenir et de fixer des résultats », race de conquête,
allemande ; et la race chevaleresque et chrétienne. « Les Français
ont excellé dans le système chevaleresque », où on se bat pour mesurer des
valeurs, « et les Allemands ont
quelquefois réussi dans l’autre et les Japonais paraissent avoir excellé dans
l’un et réussi dans l’autre. » C’est pourquoi la résistance de la France à
l’Allemagne importe à tout un monde qui « périrait avec nous ».
« Le monde même de la liberté. Et ainsi [...] le monde même de la
grâce ». C’est pourquoi
Quand les Français
se taillent un empire colonial, il ne faut pas les croire. Ils propagent des
libertés. Quand Napoléon croyait qu’il avait fondé un immense empire, il ne
faut pas le croire. Il propageait des libertés. Veillons au salut de l’empire. Cet « empire » était un
système de libertés. On s’en est bien aperçu depuis. Tous les peuples qui ont
refoulé « l’empire » ont mis cent cinquante ans à ne pas même réussir
à reconquérir quelques unes des libertés que l’« empire » apportait
sans y prendre garde, dans les fontes de ses lanciers, dans les cantines de ses
vivandières.
Halte
Les représentations de la
décadence accompagnent l’histoire des empires et des nations d’Europe au moins
depuis Rome. Quand elles prirent un développement paradoxal entre 1880 et 1895
environ, 1905 dans certains cas, elles donnèrent de la situation des Européens
dans le monde une bizarre vue dédoublée. Leur littérature n’offre pour ainsi
dire jamais un triomphalisme à l’état pur, non plus qu’un pessimisme
catastrophique intégral, mais la surimpression de ces deux visions crée du
symbolisme et une disposition au mythe. Surimpression du passé des apogées
(Rome par exemple) sur le futur des décadences (barbaries extérieures et
corruptions intimes), provoquant un grand désir de retrouver l’origine
primitive, plus lointaine et plus « vraie » que celle des parents, ou
de fonder des mondes nouveaux.
Il en résulta une
activation singulière de la géographie, qui devint non plus seulement le décor,
mais un personnage du drame. Vision vraiment tragique. L’Europe sait que
transformer de l’espace en histoire, c’est éveiller les dragons ; et
cependant plutôt que courir au devant d’un destin héroïque et fatal, ce sera
commencer la longue descente facile dans la vallée des ombres. Elle sait
maintenant qu’elle l’a toujours su, en fille de l’empire romain, elle se lit
dans Le Rivage des Syrtes.
Mais il convient de nous
arrêter ici, au moment d’entamer la grande Histoire
de l’espace que nous commencerons lors du prochain colloque de la sielec
consacré aux « Mondes nouveaux ». Aujourd’hui, qu’il nous suffise de
noter que les conquêtes coloniales, telles que les reflète la littérature,
traduisent des sentiments et des représentations diverses et subtiles. Il est
naturel que leurs adversaires, Mirbeau, Paul Louis ou Vigné d’Octon voici un
siècle, ou plus tard Memmi, etc., les aient simplifiés en prédateurs brutaux,
puisqu’il fallait nous désigner comme des ennemis à effacer physiquement. Leur
victoire même atteste que les vaincus ont vécu, de sorte que les curieux du
passé aient permission de les visiter.
Pierre
Citti
Université
de Montpellier III
[1] Romain Rolland, Jean-Christophe, Le Livre de poche, 1978, tome ii, La Foire sur la place, p. 151.
[2] Derniers mots de Décadence romaine ou Antiquité tardive ? d’Henri-Irénée
Marrou, Seuil, 1977.
[3] Romain Rolland, Jean-Christophe, op. cit.,
tome ii, Dans la maison, p. 446.
[4] Gide a placé cette réflexion en tête de son
Traité (1891) et l’a reprise pour le
conclure.
[5] Maurice Barrès, L’Appel au soldat, Romans et Voyages, tome 1, p. 775.
[6] Jérôme et Jean Tharaud, Dingley, l’illustre écrivain, publié par
Péguy le 12 avril 1902 dans les
Cahiers de la quinzaine (treizième de la troisième série), puis chez Eugène
Pelletan en 1906, dédié à Romain Rolland, et prix Goncourt de cette année-là.
Tant de précisions afin d’attester l’intérêt, pour des études comme les nôtres,
d’un ouvrage à faire sur les Cahiers de
la quinzaine dans leurs rapports avec la sensibilité des intellectuels aux
questions exotiques et coloniales, et à ses variations entre 1900 et 1914. Par
ailleurs Dingley montre bien comment
le « héraut de l’Empire » est contraint d’adhérer aux mensonges
impériaux.
[7] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Une esthétique du Divers. Fata Morgana,
Montpellier, 1978, p. 40 : « la littérature coloniale
(colon-fonctionnaire) n’est pas notre fait ». Pierre Mille constate
l’infériorité des Français comparés aux Anglais : « nous n’avons pas
de Kipling français » (Le Temps
du 19 août 1909).
[8] L’Exotisme.
La littérature coloniale. Mercure de France, 1911.
[9] Nouvelle publiée dans Many Inventions (1893). « In the Rukh » est donc
contemporain du Livre de la jungle,
antérieur à maints autres épisodes de la geste de Mowgli. Elle fut introduite
comme son épilogue dans l’édition de 1898, puis enfin dans All the Mowgli Stories (Macmillan, 1933). Voir la préface de
Kipling à la réédition de 1898 dans la McClure’s
Magazine, qu’on trouve citée en partie dans l’édition du Jungle Book des Penguin Classics : « Ce conte (In the Rukh) a été écrit le premier des histoires de Mowgli, bien
qu’il s’agisse des derniers chapitres de sa carrière : comment il fut
présenté aux hommes blancs, comment il se maria, comment il devint un
civilisé ». À prendre avec réserve, oui, mais visiblement la
« carrière » de Mowgli approbateur sagace du forestier Gisborne,
était fixée de longtemps. Voilà une petitesse qui, pour un Européen, peut
ajouter à la puissance émotionnelle de cette extraordinaire création.
[10] Renan, L’Avenir
de la science. Pensées de 1848, in Œuvres complètes, tome iii,
Calmann-Lévy, 1949, p. 786.
[11] Ibid.,
p. 1038.
[12] Bernard Brunhes, La Dégradation de l’énergie, 1889. Voir le Vocabulaire philosophique d’André Lalande, article
« Dégradation », qui donne pour plus ancienne mention du mot en cette
acception 1883, l’année des Essais de
Bourget.
[13] Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 244.
[14] Ibid.,
p. 244. Pour la catalepsie thème décadent, qui présage d’un enterrement
vif dans la tradition de Poe et de Baudelaire, on citera les rêveries
huysmansiennes devant les Gustave Moreau d’À
rebours ou, surtout, le cauchemar lunaire d’En rade : l’astre froid n’est pas « mort », mais
« tombé en catalepsie », tandis que posé sur l’horizon des pics,
« le couvercle du ciel » attendrait qu’un surnaturel marteau
« l’enfonçât d’un coup pour clore hermétiquement l’indestructible
boîte ! » (En rade, 1887,
chapitre V, Folio, 1984, p. 114).
[15] Louise Bertrand, Terre de résurrection, Paris, Éditions de la Nouvelle France, 1947,
p. 178. Voir p. 177 à 183 l’article intitulé « L’Empire »,
« réservé à une revue algérienne » et daté de 1939. Maurice Ricord,
préfacier de cette publication posthume, attribue à l’auteur un
« patriotisme impérial français », un rôle dans la constitution de
« notre mentalité d’empire » : « L. B. eut au plus
haut degré le sens de l’Empire, de sa cohésion, de sa nécessité pour assurer
l’équilibre du monde. Il fut l’un des premiers, sinon le premier, à lancer ce
vocable prestigieux, l’Empire, à
propos de notre domaine colonial africain. Ce vocable s’est à la longue chargé
d’un sens quasi-mystique. Il est devenu le synonyme de notre force. Il signifie
la garantie de notre durée. » (Préface écrite en 1946).
[16] Louise Bertrand, Le Jardin de la mort (daté de 1903) Paris, Ollendorf, 1905,
p. xiii-xiv.
[17] Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris, Michel Lévy,
1868, p. 416 et 410.
[18] Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, 1972, et
ici Le Livre de poche pluriel, 1979, p. 48.
[19] Les
Orientales sont antérieures à la prise d’Alger.
[20] Au xviie siècle, on parle sans
réticence du royaume des Cieux, expression d’Évangile ; on dit aussi
royaume des morts, mais avec emphase, « l’empire des morts », comme
le chêne de La Fontaine ou Thésée dans Phèdre :
« Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres / Lieux profonds et
voisins de l’empire des ombres ».
[21] Victor Bérard, La Révolte de l’Asie, A. Colin, 1904, p. 111.
[22] Ibid.,
p. 26-27.
[23] Ibid., p. 27.
[24] Romain Rolland, Jean-Christophe, Dans la maison, Cahiers de la quinzaine, 9e
et 10e de la xe série, février 1909 ; Le Livre
de poche, s. d., tome ii, p. 476-486. Ainsi, p. 479 :
« une partie de la nation s’apprêtait à lutter contre l’autre partie.
Depuis des années, les doctrines pacifistes et anti-militaristes se
répandaient, propagées à la fois par les plus nobles et les plus vils de la
nation. » Mais en cette « heure poignante où passe au fond des cœurs
la houle », « les intelligences les plus fermes [...] vacillaient, v
et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui
qu’elles avaient prévu. [...] Christophe voyait des socialistes et jusqu’à des
syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces
devoirs ennemis. » (p. 480-481)
[25] Ibid.,
p. 103.
[26] Charles Péguy, Œuvres complètes en prose, i, Zangwill,
p. 1447.
[27] Ibid., p. 1448. C’est un vers de Hugo.
[28] Ibid., tome ii, Par ce demi-clair matin, « texte posthume (1905) »,
p. 86-89 pour toutes les citations entre guillemets.
[29] Ibid.,
p. 89.
[30] Ibid.,
p. 95.
[31] Ibid.,
p. 96.
[32] Le
Maître de la mer, p. 135 et suivantes.
[33] Mais la situation change vers 1890. Voir
Barrès sur Crampel ; Lyautey et ses correspondants littéraires.
[34] Cité et commenté par Hubert Deschamps, Méthodes et doctrines coloniales de la France,
Armand Colin, 1953, p. 132. Mais je cite la sténographie du journal Le Temps
du 30 juillet 1885, p. 3, col. 3.
[35] Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes (1874), d’après la
deuxième édition, Paris, Guillaumin et frères, 1882, p. viii-ix.
[36] Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Michel Lévy, 1868,
p. 418-419 : « Car il
n'y a que deux façons de concevoir la destinée future de la France ; ou bien
nous resterons ce que nous sommes, nous consumant sur place dans une agitation
intermittente et impuissante, au milieu de la rapide transformation de tout ce
qui nous entoure, et nous tomberons dans une honteuse insignifiance, sur ce
globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux, parlant leur langue,
dominé par leurs usages et rempli de leurs affaires, soit qu'ils vivent unis
pour exploiter en commun le reste de la race humaine, soit qu'ils se jalousent
et se combattent au-dessus de nos têtes ; ou bien de quatre-vingts à cent
millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée,
au cœur de l'ancien continent, maintiendront à travers les temps, le nom, la
langue et la légitime considération de la France. Qu'on en soit pourtant bien
persuadé, ce n'est pas à un moindre prix, ni avec de moindres forces, qu'on
pourra être compté pour quelque chose et suffisamment respecté dans ce monde
nouveau, que nous ne verrons pas, mais qui s'approche assez pour projeter déjà
sur nous son ombre et dans lequel vivront nos petits-fils ».
Notre fidèle ami, le livre
de Raoul Girardet, L’Idée coloniale en
France de 1871 à 1962, commente avec le plus d’intelligence, mais aussi de
justesse, ces textes qu’on invoque avec raison au début de toute étude de ce
genre.
[37] André Chevrillon, Études anglaises, Hachette, 1901, « L’opinion anglaise et la
guerre du Transvaal », p. 274.
[38] Ernest Psichari, Les Voix qui crient dans le désert. Souvenirs d’Afrique, Conard,
1920, p. 28.
[39] Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 246.
[40] Ernest Psichari, Le Voyage du centurion, Conard, 1926, p. 81.
[41] Ibid.,
p. 22-23 notamment.
[42] Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo (1910),
Œuvres complètes, tome iii, Pléiade, p. 338. Le Voyage du centurion n’a été rédigé qu’en 1914, mais Péguy cite
abondamment des lettres de Psichari.
[43] Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, 1962, p. 244.
[44] Victor Segalen, Essai sur l’Exotisme. Une esthétique du Divers, Montpellier, Fata
Morgana, 1977. Voir p. 56-57 pour le rapprochement entre
« dégradation de l’exotisme » et « Entropie ». Et
p. 75-76 pour le plan de l’Essai :
« Livre i : La Dégradation du Divers. – Livre ii : Or le Divers
est source de toute énergie. — Livre iii : La Réintégration du Divers.
Ainsi ce livre devient un drame. Un livre en action : Constat – Désespoir
– Relancée. »
[45] Marcel Braunschvig La Littérature contemporaine étudiée dans les textes (de 1850 à nos
jours), Armand Colin, 1926, p. 146 sq.
Voir Pierre Citti, Contre la décadence,
PUF, 1987, p. 244 sq.
[46] André Maurois, Lyautey, Hachette, 1939 ; « La Bibliothèque verte »,
1952, p. 7.
[47] Valery Larbaud, « La Grande
Époque » (1913) dans Enfantines
(1918), Gallimard, 1950.
[48] Ernst Jünger, Das abenteuerliche Herz, (1926) deuxième version (1938),
Klett-Cotta, 1979, p. 29 : « ein
unmittelbares Verhältnis und aus ihm wächst uns die Kraft zu ».
[49] Pierre Mille dans Le Temps du 19 août 1909.
[50] « Un dimanche à midi ».
[51] Mais déjà Friedrich Ratzel affirmait la
« tendance fondamentale de toutes les sociétés d’étendre leur base
géographique ; elles ont soif d’espace. C’est pourquoi, à mesure qu’elles
passent de l’enfance à la maturité, on les voit progresser territorialement.
Sans doute, les espaces limités ont un rôle utile ; ce sont souvent les
foyers dans lesquels s’élaborent, grâce à une concentration énergique, des
formes élevées de civilisation. Mais dès qu’elles ont pris naissance, elles
tendent nécessairement à se répandre au delà de leurs frontières
initiales. » C’est du moins ainsi que Durkheim résumait l’Anthropogéographie (1899) de cet analyste des conditions
spatiales de la vie des peuples, dans L’Année
sociologique en 1900 (d’après une édition électronique produite en version
numérique par M. Michel Côté, bénévole, étudiant en géographie à
l’Université Laval de Québec libre.
[52] L’expression est de Charles Péguy, Œuvres complètes en prose, iii, Note conjointe sur M. Descartes… (texte
posthume de juillet 1914), p. 1345-1346
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