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Guillaume Bridet,
Université de Dijon

Les avant-gardes françaises de l’entre-deux-guerres face aux civilisations extra-occidentales

 

Les écrivains français qui, pendant l’entre-deux-guerres, participent aux mouvements d’avant-garde – et nous définissons ici un mouvement d’avant-garde comme un mouvement collectif liant de manière indissociable (le point est décisif) renouvellement esthétique et action politique[1] – ne sont pas les premiers à manifester un vif intérêt pour les civilisations extra-occidentales. Dès les grandes découvertes de la Renaissance, il y eut des esprits que leur curiosité et leur humanité poussèrent à envisager l’autre autrement que comme une âme à convertir, une souveraineté à détruire ou une force de travail à exploiter. Si l’on s’en tient à l’intérêt pour la Chine dans les premières années du xxe siècle, des œuvres comme Connaissance de l’Est (1900) de Claudel ou comme Stèles (1907) de Segalen témoignent ainsi d’une imprégnation culturelle et d’un respect admiratif qui ne sont pas contestables.

Mais l’entre-deux-guerres voit naître une radicalité nouvelle avec la critique, voire la haine, que les écrivains d’avant-garde – essentiellement le surréalisme et les mouvements ou personnalités qui gravitent autour de lui – adressent à la civilisation occidentale et la tentation symétrique de trouver ailleurs la solution aux problèmes littéraires et politiques qui se posent à eux. Cet intérêt pour les autres civilisations se décline selon des perspectives qui varient au fil des textes et des années : entre connaissance approfondie et allusion floue, rêverie exotique et objectivation plus lucide, désir d’autodestruction et aspiration à la révolution, etc. Le point commun à l’ensemble de ces considérations demeure néanmoins le plus souvent un idéalisme foncier dont les différents aspects convergent vers le même but : garantir et justifier la place de l’avant-garde au sein du champ littéraire et, plus largement, vis-à-vis d’un corps social bouleversé par l’événement majeur que constitue la montée des fascismes en Europe. Si les mouvements d’avant-garde sont évidemment des mouvements modernes, en ce qu’ils manifestent bien « une volonté d’“héroïser” le présent[2] », cette héroïsation peut néanmoins se renverser – comme chez Baudelaire lui-même – en une forme de refus de la modernité : se livrer à un déchiffrage de la réalité, interroger et mettre en cause tous les savoirs acquis et tous les pouvoirs en prolongeant la tradition des Lumières peut en effet fort bien conduire, par désir de mettre un terme à l’atomisation des savoirs, au doute généralisé et à la division des opinions, au désir d’une restauration (esthétique, philosophique et politique) qui en constitue l’exacte antithèse. Tous les membres de l’avant-garde ne cèdent pas à cette tentation, et pas dans la même mesure. Mais pour certains d’entre eux, l’héroïsation du présent n’est pas seulement subversion des pratiques et des valeurs admises ; elle est aussi réaction. La dénonciation d’un scandale implique une rupture avec l’exaltation de la modernité et une volonté de changement que manifeste aussi le désir d’un retour à un ordre ancien dont, dans ces années d’entre-deux-guerres, les civilisations extra-occidentales présentent les caractéristiques vivantes : art primitif, tradition sacrée, ordre social garanti par la puissance du mythe[3].

C’est à partir du milieu des années 1920, que les membres de l’avant-garde française commencent à se référer avec insistance aux civilisations extra-occidentales. Leur but est alors des plus clairs : ils s’appuient sur elles afin d’opérer une critique de l’Occident et de sa prétendue supériorité sur le reste du monde.

Cette critique, qui n’a au premier abord rien d’original, relève du gigantesque mouvement de méfiance, voire de désaveu, qu’inspire dans ces années-là la civilisation occidentale.  Sous le coup de la barbarie qui s’est déchaînée durant la guerre de 1914-1918, un grand nombre d’écrivains et d’intellectuels français (et européens) jugent en effet que cette civilisation de la raison, de la science et de la démocratie, cette civilisation du progrès et de la puissance qui a conquis la plus grande partie du globe, s’est révélée profondément malade du fait même des qualités dont elle prétendait être dotée. Le texte français le plus emblématique de cette inquiétude, à la fois par sa hauteur de vue et par l’autorité intellectuelle de son signataire, est celui que Valéry fait paraître en 1919 et qui s’intitule significativement « La crise de l’esprit ». Comme l’auteur l’explique d’abord à propos de l’Allemagne et finalement à propos de l’Europe entière, « tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus », et ce sont bien « travail », « instruction » et « discipline » qui ont permis que se réalisent « d’épouvantables desseins »[4]. Le pire n’est pas, en effet, que la civilisation occidentale ne soit pas parvenue à écarter la violence ; le pire est que toutes ses ressources intellectuelles, technologiques, financières et politiques – tout ce qui légitimement fondait sa différence en même temps que sa fierté et sa domination sur le reste du monde –, ont convergé et se sont mises au service de la mort industrielle. Toutes les valeurs et toutes les pratiques de l’Occident sont ainsi liées et toutes sont soumises à cette critique essentiellement morale : c’est l’excès de rationalité mis au service d’un prétendu progrès scientifique qui a permis à l’homme de détruire son semblable à grande échelle dans le but essentiel de satisfaire des appétits matériels.

Pour répondre à cette faillite, il est tentant pour un écrivain de ne rien remettre en cause de l’ordre économique et social et de s’en tenir à l’idée d’une déficience essentiellement spirituelle qu’il peut dès lors contribuer à identifier et à combattre avec les moyens qui sont les siens. Certains poètes pourtant proches des mouvements d’avant-garde s’en tiennent là qui, pendant les années 1920, appellent de leur vœu un renouveau de la foi chrétienne comme moyen d’assurer une élévation des âmes et une pacification des mœurs – jamais très éloignées du respect de l’ordre. Le rôle de Jacques Maritain est ici central, qui publie Antimoderne en 1922 et Humanisme intégral en 1936 et qui attire plus ou moins durablement dans son orbite divers poètes comme Jean Cocteau ou Henri Ghéon. Mais il faudrait aussi mentionner les retraites de Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire ou celle de Pierre Reverdy à l’abbaye de Solesmes. Pour tous ces poètes, l’Occident souffre d’un excès de raison qui dessèche la vie des individus et des communautés, mais il a dans sa propre tradition spirituelle les ressources nécessaires pour triompher de ses démons et s’inventer un avenir.

La démarche proprement avant-gardiste, dont la caractéristique centrale est d’établir un lien entre révolution esthétique et révolution politique, constate elle aussi la faillite morale de l’Occident. Mais elle ne peut trouver la source d’un renouveau dans une tradition religieuse occidentale trop compromise avec l’ordre politique et social en place. C’est cette impossibilité de trouver un renouveau spirituel dans la tradition occidentale elle-même qui conduit très directement à la quête d’une spiritualité alternative venue d’ailleurs. Mais d’où ? C’est ici que les surréalistes retrouvent à leur manière la curiosité tournée vers l’Orient qui, très fréquente en Allemagne depuis Vico et le romantisme puis Schopenhauer et Nietzsche, s’est répandue en France avant la Grande guerre sous l’impulsion de penseurs comme Bergson ou d’un mouvement littéraire comme le symbolisme. Il n’est que de voir la façon dont, jusque dans la mise en page du n° 3 de La Révolution surréaliste, l’« Appel au Dalaï-Lama » suit immédiatement l’« Appel au pape » et lui fait face en dessinant deux portraits parfaitement contrastés. Au « Pape, chien » et aux « prêtres branlants » qui vivent dans « la haine des vérités immédiates de l’âme » et qui promeuvent « d’aventureuses doctrines dont se nourrissent tous les châtrés du libéralisme mondial » – on voit ici s’établir le lien entre sphère spirituelle et sphère politico-sociale –, les surréalistes opposent, sous la plume d’Artaud, un « Grand Lama », « Pape acceptable », « Pape en l’esprit véritable », dont on espère qu’il pourra favoriser la « liberté de l’Esprit » et la « libération transparente des âmes »[5].

Ce qui, dans l’histoire multiséculaire de l’orientalisme et dans ce contexte plus réduit d’une crise morale européenne, distingue les écrivains de l’avant-garde d’autres écrivains caractérisés eux aussi par l’importance qu’ils accordent à la vie de l’esprit, c’est la radicalité et la violence de la critique qu’ils adressent à leur propre civilisation et leur idéalisation concomitante des autres ères culturelles. Pour les surréalistes, le salut passe par une aggravation de l’état de l’Occident qui conduirait à sa destruction. Ce désir apparaît clairement dans l’enquête que Les Cahiers du Mois consacrent aux « Appels de l’Orient » et à laquelle participent trois membres du groupe surréaliste (Soupault, Crevel et Breton). À un Henri Massis dénonçant les idéologues qui, sous le prétexte de s’ouvrir aux idées de l’Orient, trahissent la civilisation d’Occident et leur vocation propre, à un Valéry qui réaffirme la supériorité de l’esprit européen comme volonté de connaissance objective et comme puissance tout en affirmant qu’il est accessible aux autres civilisations et même à ceux qui, comme Sylvain Lévi ou Romain Rolland, œuvrent dans un esprit d’ouverture réciproque et attendent beaucoup de l’influence orientale sur l’Occident, les surréalistes opposent par la voix de Breton le désir d’une disparition de l’Occident au profit de l’Orient :

Pour ma part, il me plaît que la civilisation occidentale soit en jeu. C’est d’Orient que nous vient aujourd’hui la lumière. Il n’y a pas, selon moi, de pénétration dans l’autre sens et il ne saurait y en avoir. […] Je n’attends pas que « l’Est » nous enrichisse ou nous renouvelle en quoi que ce soit, mais bien qu’il nous conquière[6].

L’ombre menaçante de Dada pèse encore sur une telle proposition mais elle commence aussi à s’éloigner. En écho au n° 1 de La Révolution surréaliste, émaillé de récits plus ou moins longs de suicides, et au n° 2, rapportant les réponses à l’enquête « Le suicide est-il une solution ? », le mouvement en appelle dès son n° 3 au suicide de la civilisation occidentale et à une renaissance salutaire qui viendrait de l’Orient. La charge nihiliste se trouve équilibrée par l’espérance nouvelle. Comme le recours au rêve ou à l’écriture automatique, l’ouverture d’un imaginaire oriental participe des stratégies mises en place par le surréalisme pour perpétuer la contestation de la civilisation occidentale portée par Dada, tout en proposant une alternative à la seule destruction.

À maints égards, les surréalistes prennent toutefois leur désir pour des réalités et se montrent quelque peu hâtifs : les pays orientaux sont d’abord encore et pour plusieurs décennies sous la domination des pays occidentaux ; les élites orientales sont en outre – et d’abord au sens propre – à l’école de l’Occident et elles attendent beaucoup de lui, entre autres qu’il leur donne les moyens de leur émancipation et de leur libération ; la critique radicale de l’Occident implique enfin une idéalisation rapide et très imprécise de l’Orient[7]. L’appel oriental des surréalistes n’est fondé ni sur une reconnaissance ni même sur une connaissance de l’autre. Compte avant tout son aspect pragmatique, qui leur permet d’accuser le délabrement de leur propre civilisation : le constater et l’accentuer tout à la fois. Aragon le proclame clairement :

Monde occidental, tu es condamné à mort. […] Que l’Orient, votre terreur, enfin, à notre voix réponde. Nous réveillerons partout les germes de la confusion et du malaise. […] Juifs, sortez des ghettos. […]  Bouge, Inde aux mille bras, grand Brahma légendaire. À toi, Égypte. […] Soulève-toi, monde[8].


L’Orient, qui regroupe ici le monde juif aussi bien que l’Inde ou l’Égypte et qui pourrait finalement s’étendre à la planète entière à l’exclusion de l’espace occidental, est bien de ces « grands réservoirs d’irréel[9] » qui sont au service de la polémique et d’une échappée vers un ailleurs à cette date plus rêvé que réellement connu.

La radicalité de la critique morale et philosophique entraîne néanmoins d’emblée – avant même l’acquisition plus tardive d’une connaissance de type scientifique – un engagement politique, rare pour l’époque, en faveur de la décolonisation[10]. Alors que l’appétit de conquête de la France trouve son aboutissement dans l’Exposition coloniale de 1931, que la plupart des esprits du temps[11], soit défendent la colonisation au nom de la supériorité de la civilisation occidentale (Mauriac ou Maurois), soit critiquent la perversion d’un idéal colonial sans remettre en cause son fondement civilisateur (Gide ou Mauss), les membres de l’avant-garde surréaliste dénoncent l’exploitation des hommes, le pillage des ressources et le mépris culturel et en appellent à un retrait de l’Occident des terres colonisées. Mais cette prise de position, qui sera surtout flagrante et massive après la Seconde Guerre mondiale[12], apparaît de manière bien plus ancienne à l’occasion de la guerre du Maroc. Alors que, depuis 1912, le pays est partagé en deux protectorats, l’un français, l’autre espagnol, des tribus se soulèvent en 1921 sous la direction d’Abd El-Krim et infligent bientôt une série de défaites aux Espagnols. C’est parce qu’elle craint une contagion sur ses propres possessions que la France choisit d’intervenir à partir de mai 1925. Le parti communiste s’oppose immédiatement à la guerre et organise plusieurs manifestations. En juillet paraît ainsi dans L’Humanité un « Appel aux Travailleurs intellectuels » signé par les membres du groupe Clarté et du groupe surréaliste.

 Contre la guerre du Maroc, cette nouvelle grande guerre qui se déploie et s’allonge sept ans après le massacre de dix-sept cent mille français et de dix millions d’hommes dans le monde, nous sommes quelques-uns qui élevons hautement notre protestation[13].

On voit que c’est l’antimilitarisme et le refus du nationalisme qui motivent dans un premier temps l’engagement des surréalistes. Si la dénonciation de l’exploitation coloniale vient ici en second lieu avec la mise en avant plus tardive et ponctuelle dans le texte du « droit des peuples […] à disposer d’eux-mêmes[14] », elle n’en est pas moins appelée à prendre peu à peu la première place dans les années qui suivent. Il n’est que de lire certains textes surréalistes parus jusque dans les années 1930 dans Le Surréalisme au service de la Révolution pour s’en persuader. Il convient néanmoins de sonder les raisons pour lesquelles, du côté du mouvement lui-même, c’est précisément sur le terrain de l’engagement anti-colonial – et non sur une question de politique intérieure – que le surréalisme opère véritablement sa politisation.

La première réponse qui vient à l’esprit est directement liée au désir des surréalistes de se rapprocher du parti communiste. Contrairement à de nombreux grands esprits du temps qui, réunis autour de la Revue de Genève de Robert de Traz à partir de 1922, mettent au centre de leur réflexion la compréhension et l’amitié entre les ennemis d’hier (en particulier entre les Français et les Allemands), les communistes estiment que réconcilier les seuls peuples européens ne saurait suffire à éviter la guerre et qu’il faut considérer l’équilibre des forces à une plus large échelle et surtout selon une perspective qui ne soit plus strictement nationale. À l’internationalisme des peuples et des cultures mis en avant par Gide ou Rolland s’oppose l’internationalisme communiste (et donc surréaliste) de la lutte des classes, selon lequel la condition de la classe ouvrière dépasse les frontières et exige de pendre en compte de la même manière la situation française ou occidentale et celle des colonies. Ici et là, contre l’esprit idéaliste et contre l’impuissance de la « Société des Nations ! Vieille putain ![15] », c’est la révolution qui doit triompher pour définitivement mettre à mal l’impérialisme prédateur et fauteur de guerre. Il n’est que de lire le tract collectif « La Révolution d’abord et toujours ! » qui paraît dans le n° 5 de La Révolution surréaliste : critiquant le colonialisme et le capitalisme, les surréalistes proclament dans un même mouvement leur « amour de la Révolution » et leur positionnement « contre la guerre du Maroc »[16].

L’enjeu toutefois n’est pas seulement de permettre le rapprochement politique entre les surréalistes et le parti communiste. Il est aussi fondamentalement littéraire, puisque l’intérêt qu’éveillent l’Orient et, dans la foulée, l’ensemble des civilisations extra-occidentales, constitue, pour les surréalistes, une manière de fonder leur propre différence, en déplaçant les frontières de la légitimité esthétique, de bousculer les situations établies et de s’imposer dans le champ littéraire.

Les poèmes ou les textes automatiques que publie La Révolution surréaliste s’inscrivent fréquemment, de manière soit ponctuelle, soit plus continue, dans un imaginaire exotique. Un sondage dans le seul n° 1 de la revue suffit à le montrer. Tel récit de rêve évoque la « brousse[17] », tel texte une « banane » et des « pagodes »[18], tels autres de mystérieux « cavaliers japonais[19] », une « rizière », du « manioc » ou un « Arabe aux mains calleuses »[20]. Tout un imaginaire est ici présent, qui constitue le signe d’une imprégnation scolaire et sociale de longue haleine que l’entreprise coloniale conduite sous la Troisième République conforte depuis déjà plusieurs décennies.

Mais si les surréalistes n’avaient fait que mobiliser cet imaginaire, ils ne se seraient guère singularisés dans la littérature du temps. Déjà avant la guerre de 1914-1918 et encore pendant l’entre-deux-guerres, certains littérateurs comme Pierre Loti, Louis Bertrand ou les frères Tharaud flattent l’imagination des lecteurs métropolitains par des récits de voyage ou des romans exotiques qui exaltent la colonisation tout en mettant en avant le dépaysement et l’étrangeté des coutumes, la luxuriance ou la mélancolie des paysages, etc. Mais qu’ils acceptent d’être regroupés sous l’étiquette de roman colonial ou qu’ils soient simplement curieux des cultures et des littératures les plus lointaines, les grands écrivains du temps comme Morand ou Malraux continuent de puiser leurs références esthétiques en France et en Europe. Avant 1914, on emprunte à Ruskin ou à Wilde, à Wagner ou à Nietzsche, à Ibsen ou à Strindberg, à D’Annunzio ; après la guerre, les orientations géographiques ne changent guère, même si s’imposent aussi des auteurs comme Edgar Poe, Dostoïevski ou Tolstoï. Non seulement le cosmopolitisme littéraire et artistique est une réalité essentiellement européenne mais pour des écrivains et des critiques comme Gide, Larbaud, Charles Du Bos ou Edmond Jaloux, les domaines littéraires étrangers restent des annexes au grand parc de la littérature française. Quand ils consentent à envisager des écrivains extra-européens, c’est dans un esprit de générosité que tempère un certain sentiment de supériorité[21].

La perspective surréaliste est tout autre. Il ne s’agit ni de se saisir des cultures extra-occicendatales comme d’un décor exotique (Loti), ni d’intégrer à la grande tradition française des œuvres venues d’ailleurs et que leur qualité rend digne d’une telle captation (Gide lecteur de Tagore), ni – au moins dans un premier temps – de s’intéresser pour elles-mêmes aux cultures extra-occidentales (Segalen ou Claudel marqués par la Chine). En un geste qui radicalise l’intérêt moderniste pour le jazz ou l’art nègre qu’on trouve déjà avant la guerre de 1914 chez des poètes comme Cendrars ou Apollinaire, il convient plutôt d’accentuer les différences culturelles et d’opérer un renversement total des valeurs esthétiques. Dans les années 1920 et 1930, les surréalistes ne cherchent pas à ce que soit reconnue telle ou telle œuvre littéraire précise qui ne relèverait pas de l’espace littéraire occidental. Ils n’ont pas assez de connaissance pour cela. Comme en témoigne la mise en avant de certains artistes mexicains comme Frida Kahlo ou Manuel Alvarez Bravo[22], comme en témoignent encore des revues comme La Révolution surréaliste ou Le Surréalisme au service de la Révolution, dans lesquelles on trouve des reproductions de masque aussi bien que des publicités pour telle ou elle galerie d’art primitif, c’est à tout prendre l’art extra-occidental qui retient surtout leur attention. Mais leur mot d’ordre est plus général et constitue une véritable déclaration de guerre – front contre front (alors qu’à la même époque le Parti communiste met en place la tactique classe contre classe) : il s’agit d’invalider les références anciennes et consacrées et les remplacer par d’autres venues d’un ailleurs qui regroupe tout ce qu’a toujours récusé la civilisation occidentale. Telle est la raison pour laquelle, de la même manière que les surréalistes louent l’art des fous et des écrivains marginaux du passé – mais pas encore vraiment l’art des femmes –, ils mettent en avant des cultures exogènes et entendent les prendre pour modèle.

    L’art primitif est à l’image du spectacle des « Blackbirds », revue nègre du Moulin-Rouge, « pur et naïf » aux yeux de Leiris, parce que, comme il le confie à son journal en juin 1929, « aucun esthète ne semble s’être mêlé »[23] à son élaboration. C’est un art qui bat en brèche tous les préceptes attachés habituellement à la latinité, transmis par l’étude des classiques et loués par leurs épigones contemporains. Breton l’écrit clairement, en jetant sa pierre dans le jardin (à la française) de Charles Maurras :

 Je souhaite le triomphe prochain et définitif d’une poésie de plus en plus contraire à la raison latine, d’une poésie qui ne tire son pouvoir sur les hommes que de sa seule vertu de subversion. […] Que l’Orient du rêve, du rêve de chaque nuit, passe de plus en plus dans l’Occident du jour[24].

 Reconnaissance de l’autre ? Pas réellement, tant cet autre reste, au moins dans un premier temps, incroyablement flou[25]. Mais c’est en revanche un extraordinaire coup de force symbolique, qui renvoie dans l’obsolescence les valeurs esthétiques consacrées de la tradition classique française (hiératisme, ordre, mesure) pour leur en substituer d’autres (mouvement, surprise, contraste), qui remplace le respect de la tradition par une autre histoire de la littérature et des arts et, finalement, permet de se faire une place parmi les écrivains du temps. À une démarche moderniste englobant le monde entier dans une même héroïsation (celle d’un Cendrars) succède ainsi une démarche avant-gardiste impliquant une coupure du monde en espaces politiques et esthétiques antagonistes.

Cette captation de l’art primitif ne va pas sans une certaine contradiction avec l’anticolonialisme. Pour être un poète surréaliste, il faut participer de ce rapprochement – à sa manière « beau… comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie[26] », selon la célèbre formule des Chants de Maldoror reprise par Breton – entre réalité d’ici et art d’ailleurs. Tel numéro de La Révolution surréaliste illustre des « Textes surréalistes » de Breton par un masque du Nouveau-Mecklembourg ; tel autre met en présence un ensemble de parures et de masques de Nouvelle-Bretagne et un poème de Soupault[27]. Dans le cours d’un récit de rêve, Breton évoque « le visage » d’une femme reproduit lui-même à titre de « motif ornemental » sur le tissu d’un costume : « Les pièces du visage (yeux, cheveux, oreille, nez, bouche et les divers sillons) sont très finement assemblées par des lignes de couleurs légères : on songe à certains masques de la Nouvelle-Guinée[28] ». Cette comparaison qui rapproche mode occidentale et art sacré primitif sous le signe du désir et de la femme dit bien que c’est au moins autant la rencontre des réalités occidentales et de l’art primitif que cet art primitif en lui-même qui constitue le nouvel horizon de l’idéal esthétique surréaliste. Cette marque d’intérêt ne va pas sans une certaine violence : violence de Breton et d’Éluard qui, dans les années 1920 et 1930, gagnent en partie leur vie en collectionnant et en revendant des objets primitifs volés ou achetés pour rien loin de l’Europe ; violence aussi de ce prélèvement culturel qui, transformant le masque en ornement de la robe, le détourne de son usage sacré (qu’il masque) et le réduit au statut de simple support d’une émotion esthétique essentiellement suscitée par le contraste entre la douceur que l’on peut prêter à la femme et la schématisme de son visage stylisé – ce même contraste qu’on retrouve sur le célèbre mur du 42, rue Fontaine où sont rassemblés, dans le plus grand éclectisme, tableaux d’amis peintres, objets étranges trouvés par hasard, poupées fétiches ou masques africains et océaniens. Le surréalisme exige moins de considérer pour elles-mêmes les civilisations extra-occidentales qu’il ne fait venir à soi des fragments du monde pour en savourer l’éclat, le mystère et toute la puissance de révélation intime.

Mais il faut sans doute aller plus loin, si l’on veut comprendre l’intérêt pour les cultures extra-occidentales que manifestent les surréalistes. L’enjeu n’est pas seulement interne au champ littéraire ; il est dans la relation qu’entretiennent, en ces années de grands troubles, les champs littéraire et politique. Situés à l’avant-garde du champ littéraire français, les surréalistes encourent les reproches des intellectuels et militants communistes situés, quant à eux, à l’avant-garde du champ politique. Le danger est à la fois théorique et pratique : la pensée matérialiste tend à considérer la création poétique comme simple reflet superstructurel de l’infrastructure économique ; le mouvement révolutionnaire estime que la poésie doit se mettre au service de la libération du prolétariat, c’est-à-dire des organes politiques qui le représentent. Les surréalistes entendent certes contribuer à cette libération. Mais ils ne peuvent tolérer, ni une conception si étroite de la poésie, ni une telle réduction de la souveraineté de l’esprit.

C’est ici qu’il faut revenir sur l’espace géographique et culturel extra-occidental qui d’abord suscite l’intérêt des surréalistes. Grossièrement défini – mais les surréalistes ne font pas autre chose –, l’Orient, c’est le primat du spirituel sur le matériel, et donc un coin enfoncé dans la doctrine du matérialisme historique et du Parti communiste. Mais l’Orient, c’est aussi pour un écrivain français vivant à Paris, si l’on passe de l’imaginaire culturel à la réalité géographique, tout ce qui se trouve à l’Est du Rhin, soit Berlin (le souvenir de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht) aussi bien que Moscou (la Révolution en train de se construire sous la houlette de Lénine puis de Staline).

 Anglais, Français, Hollandais, Italiens, Espagnols, peuples des grandes mers, peuples d’Extrême-Occident, ce n’est pas en tout cas dans vos colonies que vous trouverez un refuge quand la masse de l’Orient fondra inexorable sur vous, la masse de votre Orient, de ces pays sans colonies plus libres, plus forts et plus purs que vous : l’Allemagne, la Russie, la Chine. Ce jour-là […] les hommes de toutes couleurs seront absolument libres sous le regard adorable de la liberté absolue[29].

 Et l’on comprend ici que le grand flou de la notion d’Orient dans le discours surréaliste de la seconde moitié des années 1920, loin d’être seulement le fruit de l’ignorance, est aussi appelé par la difficulté à se situer par rapport au champ politique. Si l’Orient est choisi, c’est pour sa confusion même, d’un point de vue à la fois imaginaire, politico-littéraire et philosophique : parce qu’il permet de confondre Moscou la communiste et Lassa la spirituelle ; de faire allégeance à la Révolution tout en maintenant un espace propre à l’activité poétique ; de prendre en considération l’infrastructure tout en préservant en même temps l’autonomie de la superstructure, c’est-à-dire en l’occurrence de la poésie.

L’Orient ? Mais finalement, cela ne signifie rien de précis d’un point de vue géographique :

 Faisons justice de cette image. L’Orient est partout. Il représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont les ennemis de la liberté et de la contemplation. En Europe même qui peut dire où n’est pas l’Orient ? Dans la rue, l’homme que vous croisez le porte en lui : l’Orient est dans sa conscience[30].

 Comme on peut l’observer dans les numéros de La Révolution surréaliste qui succèdent au n° 3, le mythe de l’Orient s’épuise et n’excite guère l’inspiration poétique. Mais c’est d’abord que les surréalistes ont élargi leur horizon à la terre entière. C’est aussi – et cette note de tonalité rimbaldienne l’indique bien – que l’Orient figure très largement le refus de ce qui est et l’aspiration à ce qui pourrait être et qui ne saurait relever de la nécessité économique ou de la planification militante. L’idée déjà imprécise d’Orient finit par se dissoudre dans le passage du géographique et du culturel à la reconnaissance d’une subjectivation totale (très post-moderne, mais la note est discrète et il ne faut pas surévaluer son importance) qui met en cause l’existence même d’une entité comme l’Orient (et donc, nécessairement, d’une entité comme l’Occident).

On voit toutefois tout ce que cette subjectivation exacerbée d’un Orient de l’âme étendu finalement à tout ce qui n’est pas l’Occident peut impliquer d’amalgame et de méconnaissance de la diversité culturelle. C’est sans aucun doute pour éviter cette facilité que les années 1930 voient de nombreux membres de l’avant-garde approfondir leur connaissance des civilisations extra-occidentales par le biais de lectures personnelles ou collectives, d’inscription à des cours de type universitaire ou même de voyages.

Les surréalistes lisent Freud, Hegel et Marx, mais aussi des ethnologues et des sociologues comme Durkheim, Lévy-Bruhl, Mauss, Malinovski ou Frazer. Des personnalités comme Marcel Griaule, Alfred Métraux, Georges-Henri Rivière ou André Schaeffner favorisent l’éveil de cette curiosité par leur fréquentation du groupe surréaliste ou de ses alentours. Mauss lui-même reste à l’écart de ce mouvement, mais son enseignement n’en joue pas moins un rôle essentiel. Caillois et Leiris l’ont pour maître et suivent ses cours à l’École pratique des hautes études dans la seconde moitié des années 1930. Quant à Bataille, il découvre ses travaux par le biais d’Alfred Métraux, son condisciple à l’École des Chartes qui fut aussi l’élève de Mauss dans les années 1920. Il faut ajouter que les surréalistes n’attendent pas l’exil (essentiellement américain) suscité par la Seconde guerre mondiale pour quitter l’Europe. Après Éluard, qui part pour les îles du Pacifique et l’Extrême-Orient au cours de l’année 1924, Péret séjourne au Brésil entre 1929 et 1931 et Breton voyage au Mexique en 1938. Ces voyages sont toujours l’occasion de découvrir des cultures et des artistes mais aussi de s’intéresser à la vie politique locale – démarches qui ne sont pas séparées aux yeux de ces poètes. Quand Artaud voyage six mois au Mexique en 1936, il séjourne à Mexico pour faire des conférences sur des points d’actualité et sur l’évolution littéraire puis il rejoint la tribu indienne des Tarahumaras, au sein de laquelle il fait l’expérience du peyotl et des cérémonies sacrées qui accompagnent sa consommation. L’année suivante, il fait paraître à la NRF et sans nom d’auteur D’un voyage au pays des Tarahumaras.

L’acquisition de ces connaissances ne change toutefois pas radicalement le cadre politico-littéraire dans lequel le surréalisme envisage les cultures extra-occidentales. Il s’agit toujours pour les membres du groupe de s’appuyer sur l’idéalisme des savoirs traditionnels et la spontanéité prétendue de l’art primitif pour servir de contre-feu au matérialisme marxiste et à la propagande communiste et tenter ainsi d’asseoir la légitimité d’une pratique poétique qui, à sa manière, se veut éminemment politique. Mais dans le contexte de la montée menaçante du fascisme, certains écrivains de l’avant-garde déçus par le mouvement surréaliste donnent à l’intérêt qu’ils éprouvent pour les cultures extra-occidentales un caractère réellement central au point d’occasionner un véritable passage à l’autre : non pas seulement la revendication mais la réalité d’une reconnaissance qui conduit à mettre entre parenthèses toute appartenance à la civilisation occidentale. Certains délaissent leur carrière littéraire pour une forme de mysticisme ; d’autres l’abandonnent un temps au profit d’un engagement de type politique et social ; d’autres enfin se consacrent à une véritable carrière scientifique.

Le passage à l’autre est radical quand la quête spirituelle finit par prendre toute la place. Le plus bel exemple de ce type de démarche est sans aucun doute celui des membres du Grand Jeu, et en particulier de Daumal, qui entreprennent une démarche d’autodidacte et se tournent vers l’Inde comme vers le lieu d’une spiritualité rénovée. Ils s’appliquent, non seulement à prendre réellement connaissance de ses croyances, mais encore à mettre en œuvre les moyens pratiques de libération métaphysique que sa tradition enseigne et qui, selon eux, permettent d’accéder à une autre réalité. Nourris par la tradition mystique occidentale ou par ses diverses formes d’ésotérismes, ils lisent aussi les livres sacrés de l’Egypte, de la Perse, de la Chaldée et surtout les livres de l’Inde comme les Upanishad et la Bhagavad-Gîtâ transmis par les œuvres de René Guénon. Daumal, qui apprend le sanskrit et s’éloigne au fil des années 1930 de la littérature pour basculer dans une démarche uniquement spirituelle sous la houlette d’Alexandre de Salzmann, lui-même adepte de la pensée de Gurdjieff, définit la conscience comme « suicide perpétuel » en ce que, passant d’un objet à l’autre, elle ne cesse de nier son identification à tel ou tel désir, raisonnement ou image, et consiste donc en « la négation de l’autonomie individuelle »[31]. En renonçant à toute identification, l’homme libère son âme du corps dans lequel elle est emprisonnée. Et Daumal de se livrer à des séances de méditation ; ou de pratiquer des mouvements inspirés des danses des derviches tourneurs ou des ballets rituels d’Asie Mineure et du Tibet afin de retranscrire le mouvement des astres ou, sur un plan supérieur, les grandes forces qui régissent la marche de l’univers.

On voit cependant que cette démarche d’imprégnation culturelle prend place dans le cadre de communautés à la fois restreintes et situées en marge de l’engagement social et politique dominant des avant-gardes dans les années 1930 – à savoir la lutte contre le fascisme. Elle constitue une manière de s’inscrire dans une tradition et dans un ailleurs procurant un éloignement à la fois spatial et temporel et permettant de se détourner des drames du temps.

Un deuxième type de passage à l’autre se caractérise lui aussi par un idéalisme exacerbé mais s’inscrit d’emblée dans une dimension politique et sociale. Si on peut observer chez les surréalistes un certain épuisement des références à l’Orient et, plus largement, aux civilisations extra-occidentales vers la fin des années 1920, c’est sans aucun doute parce que les catégories dans lesquelles est perçu l’ailleurs ne permettent pas d’établir un lien entre politique et littérature. La lutte en faveur de la décolonisation ou de la révolution relève de la politique, pas de la littérature ; quant au goût pour l’art primitif, il n’a inversement rien de proprement politique. C’est la catégorie à la fois sociale et littéraire du mythe qui apporte une réponse à cette disjonction entre littérature et politique et qui permet une relance de l’intérêt pour les civilisations extra-occidentales. Le mythe n’est certes pas l’apanage exclusif de ces dernières ; la littérature occidentale est elle-même nourrie de mythes (gréco-latins et médiévaux en particulier). Mais les mythes de l’Occident sont des mythes anciens qui ont perdu toute leur efficience sociale – des mythes presque purement littéraires ; les sociétés occidentales (en tous les cas les sociétés démocratiques et libérales) sont des sociétés sans mythe qui ont tout sacrifié à la raison. Si on observe un lien privilégié entre mythe et culture extra-occidentale, c’est que les cultures traditionnelles sont encore structurées par le mythe.

On voit ainsi que les écrivains de l’avant-garde ne vont pas seulement chercher hors de l’Occident les signes d’un renouvellement esthétique : ils vont chercher ce qui du passé et de l’ailleurs leur permettrait de réparer la société blessée sous les coups de boutoir de l’histoire. Cette espérance, si elle traverse tout le xixe siècle post-révolutionnaire, en France mais aussi surtout en Allemagne, trouve son acmé en même temps que sa plus exemplaire manifestation avec le Collège de Sociologie dont les membres se réunissent de juillet 1937 à juillet 1939. Pour les trois fondateurs du Collège (Caillois, Bataille et, dans une moindre mesure, Leiris), le mythe, qu’il soit chinois, malgache ou sémite – qu’on se réfère à la bibliographie de L’Homme et le sacré que fait paraître Caillois en 1939 – autorise un dépassement du littéraire tout en évitant un asservissement de la pensée au politique et en autorisant même sa suprématie. Face au marxisme qui pose la détermination en dernière instance de la conscience par l’infrastructure économique, au surréalisme qui ne fait que des phrases sans portée car trop littéraires – i.e. explorant de manière trop individualiste l’intériorité humaine pour être à même de mettre socialement en branle les forces profondes qui l’animent –, les membres du Collège vont chercher dans l’idéalisme de la tradition sociologique française un contrepoids idéologique qui permette d’affirmer le primat du collectif mais aussi du symbolique : « Les faits sociaux sont […] des causes parce qu’ils sont des représentations ou agissent sur des représentations. Le fond intime de la vie sociale est un ensemble de représentations[32] ». Les membres du Collège se tournent donc vers une sociologie pour poète : sans peuples colonisés ni classes sociales – sans intérêts divergents –, parce que, garantissant la toute-puissance idéaliste de la pensée sur les individus comme la dimension communielle du social, elle est la seule à fonder théoriquement la mise en avant d’une élite spirituelle capable de produire et d’imposer à l’ensemble de la société ses représentations et ses valeurs.

Les mythes ont dans ce contexte une particulière importance puisque, contrairement à la littérature, ils sont des représentations qui s’imposent à tous les individus sans être discutées et qui fondent les valeurs sur lesquelles reposent les sociétés. Ils constituent ainsi une tentative de réconciliation de l’individu et de la société, mais aussi du passé et du présent, de l’ici et de l’ailleurs, une annulation de toute forme de particularisme, une réponse, non seulement aux divisions de la société française, mais également et plus profondément à la rupture introduite par les Lumières et par la Révolution française dans l’organisme prétendument immobile des monarchies européennes. On voit bien à quel point l’idée de réparation mythique est opposée à l’idée de modernité. L’écrivain se fait thaumaturge et il va chercher ailleurs dans le temps et l’espace, dans la Chine des Tcheou ou chez les Esquimaux, des modèles magiques qui lui permettent de réparer la société en recréant de l’unité. Tout cela témoigne finalement d’une démarche politique réactionnaire, en ce que, foncièrement hostile à la modernité (entendue comme prise de conscience – que marque exemplairement le moment baudelairien – de la scission entre l’homme et la transcendance, l’individu et le monde, dans l’esprit même de l’individu), elle cherche à réactiver des modalités passées de la croyance et du pouvoir.

Le passage à l’autre garde davantage de mesure quand il prend place dans le cadre d’une démarche scientifique obligeant à la préservation d’une certaine distance. Leiris en offre sans aucun doute le meilleur exemple. Après avoir participé d’avril 1929 à mai 1931 en tant que secrétaire à l’aventure de la revue Documents qui, dans l’orbite de Bataille, réunit des membres de l’avant-garde littéraire et du milieu de la recherche ethnologique, Leiris est engagé avec la même fonction subalterne pour la mission Dakar-Djibouti du 19 mai 1931 au 16 février 1933. Mais il faut attendre son retour d’Afrique pour qu’il passe un diplôme d’ethnologie ; et janvier 1943 – il a quarante-deux ans – pour qu’il soit nommé chargé de recherches au CNRS. Cette carrière sinueuse et tardive indique bien l’extrême ambivalence du rapport que Leiris entretient avec l’ethnologie : entre désir d’une connaissance scientifique des sociétés extra-occidentales et dénonciation de la vanité de ce type d’entreprise.

Il n’est que de sonder les motivations de son départ en Afrique pour saisir les contradictions de son désir. Leiris entend essentiellement quitter la morosité de sa vie parisienne et retrouver la vraie vie. Il s’agit d’abord de gagner une terre d’aventures et de conquêtes féminines – moyen de passer des lectures exotiques de l’enfance et des ballets nègres si fascinants à une réalité faite de dangers physiques et de bonnes fortunes. Mais il s’agit aussi de satisfaire un désir d’union avec un continent pur et vierge que la société industrielle n’aurait pas encore souillé et au cœur duquel on pourrait vivre dans une harmonie essentielle – manière d’immersion matricielle qui apporterait à sa vie une transformation radicale et lui permettrait d’être en complète harmonie avec le monde extérieur. Deux désirs sont ici en concurrence qui font écho à deux figures répertoriées du voyage : d’un côté, il s’agit de se laisser conquérir par un ailleurs ensorcelant (Gauguin à Tahiti) ; de l’autre, de le conquérir et de le soumettre (Rimbaud en Abyssinie).

Dans L’Afrique fantôme, que Leiris fait paraître en 1934, c’est sur Emawayish, jeune femme rencontrée à Gondar et fille d’une grande prêtresse des zar, que se focalisent les contradictions de la quête d’un ailleurs qui permettrait de se transformer soi-même. Entre exaltation et crainte de la sauvagerie, Leiris est attiré autant que repoussé par son altérité radicale et par une forme de souveraineté dont il a la nostalgie. C’est que tout sépare l’ethnographe venu des bords de Seine et la magicienne éthiopienne : le sexe, la nationalité, le statut social, la profession. La possession est marquée d’emblée du sceau de l’impossible. Leiris ne reste pas vivre avec Emawayish, il ne la sauve de rien, il ne repart pas en Europe avec elle. Et pas davantage il n’est son amant. L’espérance idéaliste qui anime Leiris bute sur la réalité du monde extérieur : d’abord, il y a la difficulté de compréhension des langues indigènes qui laisse les Africains et les membres de l’expédition dans une distance toujours plus ou moins soupçonneuse ; surtout, il se pourrait que les rites de possession relèvent plus du simulacre que de la réalité. Ici et là, dans la possession comme dans le langage, il y a comme une incertitude, voire une duperie, qui mine tout espérance d’un accès direct à l’âme de l’indigène comme au monde premier dont il est le médiateur. L’évasion africaine ne conduit pas au ciel des mythes anciens ; elle plonge l’explorateur dans l’insignifiance d’un quotidien médiocre et d’un échange colonial piégé. Loin des cénacles poétiques parisiens, la science ethnographique oblige Leiris à mettre ses fantasmagories à l’épreuve pour se rendre compte, avec regret, que l’union de type mystique – ascension individuelle ou communion politique – n’a peut-être même pas lieu en Afrique et qu’elle n’est sans doute pas de ce monde.

 Si l’on excepte la lucidité leirisienne, l’intérêt des avant-gardes des années 1920-1930 pour les civilisations extra-occidentales est marqué par son ambiguïté à l’égard de la modernité et par une certaine fuite devant la réalité du temps : hostilité au colonialisme, mais aussi retour vers des traditions déjà en voie de disparition, volonté de rétablir une unité perdue et surinvestissement des pouvoirs de la pensée. C’est cette ambiguïté qui explique l’extrême ambivalence des sentiments qui lui sont associés. La réponse qu’offrent les civilisations extra-occidentales (et le mythe) est celle d’une ivresse de liberté et d’une aspiration à la toute-puissance, en même temps qu’elle naît d’une conscience poétique malheureuse – parce que séparée, sans emploi, dans une société qui ne veut pas d’elle. Bataille lecteur de Hegel illustre tout particulièrement ce point. Artaud met ses espoirs en une renaissance spirituelle du monde mais il constate dans le même temps la surdité de l’Occident et la déchéance des cultures extra-occidentales prétendument régénératrices ; Caillois est bien obligé de reconnaître que ses études sur la puissance du mythe dans les sociétés primitives n’ont pas eu l’effet escompté et n’ont pas permis aux démocraties occidentales de lutter avec efficacité contre le péril fasciste. L’intérêt des avant-gardes issues du surréalisme pour les civilisations extra-occidentales s’apparente ainsi pour partie dans ces années-là à un cas de fausse conscience idéologique, puisqu’il conduit à penser en termes idéalistes ce qui ne peut se penser en termes uniquement matérialistes : à la fois la lutte des classes et les luttes de libération nationale des peuples colonisés. Et on comprend dès lors pourquoi les deux questions apparaissent en même temps au moment de la guerre du Rif, pourquoi aussi elles vont trouver la même réponse : celle du mythe. Il s’agit d’opérer 1) une régénération de l’Occident par le monde extra-occidental, renversement donc, mais sur un plan uniquement spirituel, du rapport de domination coloniale ; 2) régénération passant par un changement de régime économique et par la défense des prolétaires d’ici ou d’ailleurs, mais aussi (et parfois surtout) par une spiritualisation des rapports humains ou seulement des individus. L’écrivain se condamne dans ces conditions à une forme d’inefficience politique mais il préserve dans le même temps le fondement le plus essentiel de son identité face à une demande sociale des plus pressantes : sa certitude d’agir par la pensée.

Guillaume Bridet

 


[1] Nous nous inscrivons dans la filiation des travaux de Vincent Kaufmann, lorsqu’il explique que « les groupes d’avant-garde » mettent en œuvre « une esthétique communautaire passée dans la réalité, ou cherchant du moins à y passer, à devenir effective » (Vincent Kaufmann, Poétique des groupes littéraires (Avant-gardes 1920-1970), Paris, puf, coll. écritures, 1997, p. 4-5).  Un groupe d’avant-garde se définit par le fait que ses membres se plient à une esthétique commune et cherchent à étendre cette esthétique du seul domaine de l’art ou de la littérature à celui de la vie commune, ce qui implique, non pas seulement une articulation du poétique et du politique (sur le mode de l’engagement) mais une politisation du poétique (le poème comme acte abolissant la poésie elle-même dans une réalité devenue poésie).

[2] Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], Dits et écrits. 1954-1988, Tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1994, p. 569.

[3] De ce point de vue, il y a à la fois continuité et rupture entre le romantisme et les mouvements d’avant-garde des années 1920-1930. Le mouvement de dépassement de l’ordre esthétique en place s’effectue dans les deux cas par un mouvement de retour, mais ce retour est lui-même déplacé : non pas retour vers le passé de la civilisation occidentale (vers le Moyen Âge en particulier), mais vers l’héritage encore actuel d’autres civilisations.

[4] Paul Valéry, « La crise de l’esprit » [1919], Variétés I [1924], repris dans Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 989.

[5] « Appel au Pape » et « Appel au Dalaï-Lama », La Révolution surréaliste, n° 3, avril 1925, p. 16-17.

[6] André Breton, « Réponses à l’enquête », Les Cahiers du Mois, « Les appels de l’Orient », n° 9-10, 1925, p. 250-251.

[7] La valorisation du Dalaï-Lama constitue un recours contre le Pape mais nul ne se soucie de savoir que le chef spirituel du Tibet est lui-même le garant d’un ordre social de type féodal.

[8] Louis Aragon, « Fragments d’une Conférence », La Révolution surréaliste, n° 4, juillet 1925, p. 25.

[9] Ibid.

[10] Cet anticolonialisme est aux yeux de Marguerite Bonnet le point d’aboutissement du mythe de l’Orient tel que le développe les surréalistes en 1925 (voir Marguerite Bonnet, « L’Orient dans le surréalisme : mythe et réel », Revue de littérature comparée, vol. 54, n° 4, octobre-décembre 1980, p. 411-424). 

[11] Anatole France constitue ironiquement une exception notable : opposé par humanisme et par intérêt à la conquête coloniale, il n’en est pas moins d’un point de vue littéraire une des cibles privilégiées du groupe surréaliste.

[12] En témoigne exemplairement la part décisive et trop souvent occultée prise par Breton et Jean Schuster en 1960 dans la rédaction du « Manifeste des 121 » pour le droit à l’insoumission en Algérie.

[13] « Appel aux Travailleurs intellectuels » [Clarté, n° 76, 15 juillet 1925], Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome I : 1922-1939, Paris, Éric Losfeld, coll. Le terrain vague, 1980, p. 51.

[14] Ibid., p. 52.

[15] Robert Desnos, « Description d’une Révolte prochaine », La Révolution surréaliste, n° 3, avril 1925, p. 26.

[16] « La Révolution d’abord et toujours ! », La Révolution surréaliste, n° 5, octobre 1925, p. 31.

[17] André Breton, « Rêves », La Révolution surréaliste, n° 1, décembre 1924, p. 3.

[18] Benjamin Péret, « Textes surréalistes », ibid., p. 9.

[19] Georges Malkine, ibid., p. 11.

[20] Francis Gérard, ibid., p. 18.

[21] Il n’est que de regarder la manière dont Gide traduit et considère en 1913 L’Offrande lyrique de l’Indien Rabindranath Tagore : en la simplifiant, afin d’effacer ce qu’elle pourrait avoir de trop oriental et de la conformer à un certain classicisme français.

[22] Voir respectivement André Breton, « Frida Kahlo de Rivera » [Catalogue de l’exposition consacrée à Frida Kahlo à la galerie Julien Levy (New York), 1er-15 novembre 1938], Le Surréalisme et la peinture [1965], repris dans Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 519-523 ; Mexique [Catalogue de l’exposition Mexique organisée à la galerie Renou et Colle, 10-25 mars 1939], repris dans Œuvres complètes, Tome II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 1232-1237.

[23] Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 190.

[24] André Breton, « Réponses à l’enquête », op. cit., p. 251.

[25] Si l’on excepte le cairote Georges Henein qui fréquente le groupe surréaliste parisien dans les années 1930 avant de retourner en Égypte, il faut attendre l’année 1940 et le séjour de Breton à La Martinique pour que les surréalistes s’intéressent réellement aux écrivains extra-occidentaux et favorisent l’émergence de certains d’entre eux – comme Aimé Césaire. L’internationale surréaliste n’est alors plus limitée à la seule Europe.

[26] André Breton, Les Vases communicants [1932], repris dans Œuvres complètes, Tome II, op. cit., p. 140.

[27] Voir respectivement La Révolution surréaliste, n° 6, mars 1926, p. 4 ; n° 7, juin 1926, p. 16. Le Nouveau-Mecklembourg (actuelle Nouvelle-Irlande) et la Nouvelle-Bretagne sont des îles de l’archipel Bismarck en Mélanésie.

[28] André Breton, « Rêves », op. cit., p. 3.

[29] Paul Éluard, « La suppression de l’esclavage », La Révolution surréaliste, n° 3, avril 1925, p. 19.

[30] « La Révolution d’abord et toujours ! », op. cit., p. 31.

[31] René Daumal, « Liberté sans espoir » [Le Grand Jeu, n° 1, été 1928], L’Évidence absurde. Essais et notes, I (1926-1934), Paris, Gallimard, 1972, p. 12.

[32] Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « Sociologie » [1901], repris dans Marcel Mauss, Œuvres, Tome III, Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1969, p. 160.

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