Guillaume Bridet,
Université de Dijon
Les avant-gardes françaises de l’entre-deux-guerres
face aux civilisations extra-occidentales
Les écrivains français qui, pendant
l’entre-deux-guerres, participent aux mouvements d’avant-garde – et nous
définissons ici un mouvement d’avant-garde comme un mouvement collectif liant de
manière indissociable (le point est décisif) renouvellement esthétique et
action politique – ne sont pas les premiers
à manifester un vif intérêt pour les civilisations extra-occidentales. Dès les
grandes découvertes de la Renaissance, il y eut des esprits que leur curiosité
et leur humanité poussèrent à envisager l’autre autrement que comme une âme à
convertir, une souveraineté à détruire ou une force de travail à exploiter. Si
l’on s’en tient à l’intérêt pour la Chine dans les premières années du xxe siècle, des œuvres comme Connaissance
de l’Est (1900) de Claudel ou comme Stèles (1907) de Segalen
témoignent ainsi d’une imprégnation culturelle et d’un respect admiratif qui ne
sont pas contestables.
Mais l’entre-deux-guerres voit naître une radicalité
nouvelle avec la critique, voire la haine, que les écrivains d’avant-garde –
essentiellement le surréalisme et les mouvements ou personnalités qui gravitent
autour de lui – adressent à la civilisation occidentale et la tentation
symétrique de trouver ailleurs la solution aux problèmes littéraires et
politiques qui se posent à eux. Cet intérêt pour les autres civilisations se
décline selon des perspectives qui varient au fil des textes et des
années : entre connaissance approfondie et allusion floue, rêverie exotique et objectivation plus lucide, désir d’autodestruction et aspiration à
la révolution, etc. Le point commun à l’ensemble de ces considérations demeure
néanmoins le plus souvent un idéalisme foncier dont les différents aspects
convergent vers le même but : garantir et justifier la place de
l’avant-garde au sein du champ littéraire et, plus largement, vis-à-vis d’un
corps social bouleversé par l’événement majeur que constitue la montée des
fascismes en Europe. Si les mouvements d’avant-garde sont évidemment des
mouvements modernes, en ce qu’ils manifestent bien « une volonté
d’“héroïser” le présent »,
cette héroïsation peut néanmoins se renverser – comme chez Baudelaire lui-même
– en une forme de refus de la modernité : se livrer à un déchiffrage de la
réalité, interroger et mettre en cause tous les savoirs acquis et tous les
pouvoirs en prolongeant la tradition des Lumières peut en effet fort bien
conduire, par désir de mettre un terme à l’atomisation des savoirs, au doute généralisé
et à la division des opinions, au désir d’une restauration (esthétique,
philosophique et politique) qui en constitue l’exacte antithèse. Tous les
membres de l’avant-garde ne cèdent pas à cette tentation, et pas dans la même
mesure. Mais pour certains d’entre eux, l’héroïsation du présent n’est pas
seulement subversion des pratiques et des valeurs admises ; elle est aussi
réaction. La dénonciation d’un scandale implique une rupture avec l’exaltation
de la modernité et une volonté de changement que manifeste aussi le désir d’un
retour à un ordre ancien dont, dans ces années d’entre-deux-guerres, les
civilisations extra-occidentales présentent les caractéristiques
vivantes : art primitif, tradition sacrée, ordre social garanti par la
puissance du mythe.
C’est à partir du milieu des années 1920, que les
membres de l’avant-garde française commencent à se référer avec insistance aux
civilisations extra-occidentales. Leur but est alors des plus clairs : ils
s’appuient sur elles afin d’opérer une critique de l’Occident et de sa
prétendue supériorité sur le reste du monde.
Cette critique, qui n’a au premier abord
rien d’original, relève du gigantesque mouvement de méfiance, voire de désaveu,
qu’inspire dans ces années-là la civilisation occidentale. Sous le coup de la barbarie qui s’est
déchaînée durant la guerre de 1914-1918, un grand nombre d’écrivains et
d’intellectuels français (et européens) jugent en effet que cette civilisation
de la raison, de la science et de la démocratie, cette civilisation du progrès
et de la puissance qui a conquis la plus grande partie du globe, s’est révélée
profondément malade du fait même des qualités dont elle prétendait être dotée.
Le texte français le plus emblématique de cette inquiétude, à la fois par sa
hauteur de vue et par l’autorité intellectuelle de son signataire, est celui
que Valéry fait paraître en 1919 et qui s’intitule significativement « La
crise de l’esprit ». Comme l’auteur l’explique d’abord à propos de l’Allemagne
et finalement à propos de l’Europe entière, « tant d’horreurs n’auraient
pas été possibles sans tant de vertus », et ce sont bien
« travail », « instruction » et « discipline »
qui ont permis que se réalisent « d’épouvantables desseins ». Le
pire n’est pas, en effet, que la civilisation occidentale ne soit pas parvenue
à écarter la violence ; le pire est que toutes ses ressources
intellectuelles, technologiques, financières et politiques – tout ce qui
légitimement fondait sa différence en même temps que sa fierté et sa domination
sur le reste du monde –, ont convergé et se sont mises au service de la mort
industrielle. Toutes les valeurs et toutes les pratiques de l’Occident sont
ainsi liées et toutes sont soumises à cette critique essentiellement
morale : c’est l’excès de rationalité mis au service d’un prétendu progrès
scientifique qui a permis à l’homme de détruire son semblable à grande échelle
dans le but essentiel de satisfaire des appétits matériels.
Pour répondre à cette faillite, il est
tentant pour un écrivain de ne rien remettre en cause de l’ordre économique et
social et de s’en tenir à l’idée d’une déficience essentiellement spirituelle
qu’il peut dès lors contribuer à identifier et à combattre avec les moyens qui
sont les siens. Certains poètes pourtant proches des mouvements d’avant-garde
s’en tiennent là qui, pendant les années 1920, appellent de leur vœu un
renouveau de la foi chrétienne comme moyen d’assurer une élévation des âmes et
une pacification des mœurs – jamais très éloignées du respect de l’ordre. Le
rôle de Jacques Maritain est ici central, qui publie Antimoderne en 1922
et Humanisme intégral en 1936 et qui attire plus ou moins durablement
dans son orbite divers poètes comme Jean Cocteau ou Henri Ghéon. Mais il
faudrait aussi mentionner les retraites de Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire
ou celle de Pierre Reverdy à l’abbaye de Solesmes. Pour tous ces poètes,
l’Occident souffre d’un excès de raison qui dessèche la vie des individus et
des communautés, mais il a dans sa propre tradition spirituelle les ressources
nécessaires pour triompher de ses démons et s’inventer un avenir.
La démarche proprement avant-gardiste,
dont la caractéristique centrale est d’établir un lien entre révolution
esthétique et révolution politique, constate elle aussi la faillite morale de
l’Occident. Mais elle ne peut trouver la source d’un renouveau dans une
tradition religieuse occidentale trop compromise avec l’ordre politique et
social en place. C’est cette impossibilité de trouver un renouveau spirituel
dans la tradition occidentale elle-même qui conduit très directement à la quête
d’une spiritualité alternative venue d’ailleurs. Mais d’où ? C’est ici que
les surréalistes retrouvent à leur manière la curiosité tournée vers l’Orient
qui, très fréquente en Allemagne depuis Vico et le romantisme puis Schopenhauer
et Nietzsche, s’est répandue en France avant la Grande guerre sous l’impulsion
de penseurs comme Bergson ou d’un mouvement littéraire comme le symbolisme. Il
n’est que de voir la façon dont, jusque dans la mise en page du n° 3 de La
Révolution surréaliste, l’« Appel au Dalaï-Lama » suit
immédiatement l’« Appel au pape » et lui fait face en dessinant deux
portraits parfaitement contrastés. Au « Pape, chien » et aux
« prêtres branlants » qui vivent dans « la haine des vérités
immédiates de l’âme » et qui promeuvent « d’aventureuses doctrines
dont se nourrissent tous les châtrés du libéralisme mondial » – on voit
ici s’établir le lien entre sphère spirituelle et sphère politico-sociale –,
les surréalistes opposent, sous la plume d’Artaud, un « Grand Lama »,
« Pape acceptable », « Pape en l’esprit véritable », dont
on espère qu’il pourra favoriser la « liberté de l’Esprit » et la
« libération transparente des âmes ».
Ce qui, dans l’histoire multiséculaire
de l’orientalisme et dans ce contexte plus réduit d’une crise morale
européenne, distingue les écrivains de l’avant-garde d’autres écrivains
caractérisés eux aussi par l’importance qu’ils accordent à la vie de l’esprit,
c’est la radicalité et la violence de la critique qu’ils adressent à leur propre
civilisation et leur idéalisation concomitante des autres ères culturelles.
Pour les surréalistes, le salut passe par une aggravation de l’état de
l’Occident qui conduirait à sa destruction. Ce désir apparaît clairement dans
l’enquête que Les Cahiers du Mois consacrent aux « Appels de
l’Orient » et à laquelle participent trois membres du groupe surréaliste
(Soupault, Crevel et Breton). À un Henri Massis dénonçant les idéologues qui,
sous le prétexte de s’ouvrir aux idées de l’Orient, trahissent la civilisation
d’Occident et leur vocation propre, à un Valéry qui réaffirme la supériorité de
l’esprit européen comme volonté de connaissance objective et comme puissance
tout en affirmant qu’il est accessible aux autres civilisations et même à ceux
qui, comme Sylvain Lévi ou Romain Rolland, œuvrent dans un esprit d’ouverture
réciproque et attendent beaucoup de l’influence orientale sur l’Occident, les
surréalistes opposent par la voix de Breton le désir d’une disparition de
l’Occident au profit de l’Orient :
Pour ma part, il me plaît que la
civilisation occidentale soit en jeu. C’est d’Orient que nous vient aujourd’hui
la lumière. Il n’y a pas, selon moi, de pénétration dans l’autre sens et il ne
saurait y en avoir. […] Je n’attends pas que « l’Est » nous enrichisse
ou nous renouvelle en quoi que ce soit, mais bien qu’il nous conquière.
L’ombre
menaçante de Dada pèse encore sur une telle proposition mais elle commence
aussi à s’éloigner. En écho au n° 1 de La Révolution surréaliste, émaillé
de récits plus ou moins longs de suicides, et au n° 2, rapportant les
réponses à l’enquête « Le suicide est-il une solution ? », le
mouvement en appelle dès son n° 3 au suicide de la civilisation
occidentale et à une renaissance salutaire qui viendrait de l’Orient. La charge
nihiliste se trouve équilibrée par l’espérance nouvelle. Comme le recours au
rêve ou à l’écriture automatique, l’ouverture d’un imaginaire oriental
participe des stratégies mises en place par le surréalisme pour perpétuer la
contestation de la civilisation occidentale portée par Dada, tout en proposant
une alternative à la seule destruction.
À maints égards, les surréalistes
prennent toutefois leur désir pour des réalités et se montrent quelque peu
hâtifs : les pays orientaux sont d’abord encore et pour plusieurs
décennies sous la domination des pays occidentaux ; les élites orientales
sont en outre – et d’abord au sens propre – à l’école de l’Occident et elles
attendent beaucoup de lui, entre autres qu’il leur donne les moyens de leur
émancipation et de leur libération ; la critique radicale de l’Occident
implique enfin une idéalisation rapide et très imprécise de l’Orient.
L’appel oriental des surréalistes n’est fondé ni sur une reconnaissance ni même
sur une connaissance de l’autre. Compte avant tout son aspect pragmatique, qui
leur permet d’accuser le délabrement de leur propre civilisation : le
constater et l’accentuer tout à la fois. Aragon le proclame clairement :
Monde occidental, tu es condamné à mort.
[…] Que l’Orient, votre terreur, enfin, à notre voix réponde. Nous réveillerons
partout les germes de la confusion et du malaise. […] Juifs, sortez des
ghettos. […] Bouge, Inde aux mille bras,
grand Brahma légendaire. À toi, Égypte. […] Soulève-toi, monde.
L’Orient,
qui regroupe ici le monde juif aussi bien que l’Inde ou
l’Égypte et qui
pourrait finalement s’étendre à la planète
entière à l’exclusion de l’espace
occidental, est bien de ces « grands réservoirs
d’irréel »
qui sont au service de la polémique et d’une échappée vers un ailleurs à cette
date plus rêvé que réellement connu.
La radicalité de la critique morale et
philosophique entraîne néanmoins d’emblée – avant même l’acquisition plus
tardive d’une connaissance de type scientifique – un engagement politique, rare
pour l’époque, en faveur de la décolonisation.
Alors que l’appétit de conquête de la France trouve son aboutissement dans
l’Exposition coloniale de 1931, que la plupart des esprits du temps,
soit défendent la colonisation au nom de la supériorité de la civilisation
occidentale (Mauriac ou Maurois), soit critiquent la perversion d’un idéal
colonial sans remettre en cause son fondement civilisateur (Gide ou Mauss), les
membres de l’avant-garde surréaliste dénoncent l’exploitation des hommes, le
pillage des ressources et le mépris culturel et en appellent à un retrait de
l’Occident des terres colonisées. Mais cette prise de position, qui sera
surtout flagrante et massive après la Seconde Guerre mondiale,
apparaît de manière bien plus ancienne à l’occasion de la guerre du Maroc.
Alors que, depuis 1912, le pays est partagé en deux protectorats, l’un
français, l’autre espagnol, des tribus se soulèvent en 1921 sous la direction
d’Abd El-Krim et infligent bientôt une série de défaites aux Espagnols. C’est
parce qu’elle craint une contagion sur ses propres possessions que la France
choisit d’intervenir à partir de mai 1925. Le parti communiste s’oppose
immédiatement à la guerre et organise plusieurs manifestations. En juillet
paraît ainsi dans L’Humanité un « Appel aux Travailleurs
intellectuels » signé par les membres du groupe Clarté et du groupe
surréaliste.
Contre la guerre du Maroc, cette
nouvelle grande guerre qui se déploie et s’allonge sept ans après le massacre
de dix-sept cent mille français et de dix millions d’hommes dans le monde, nous
sommes quelques-uns qui élevons hautement notre protestation.
On
voit que c’est l’antimilitarisme et le refus du nationalisme qui motivent dans
un premier temps l’engagement des surréalistes. Si la dénonciation de
l’exploitation coloniale vient ici en second lieu avec la mise en avant plus
tardive et ponctuelle dans le texte du « droit des peuples […] à disposer
d’eux-mêmes », elle n’en est pas
moins appelée à prendre peu à peu la première place dans les années qui
suivent. Il n’est que de lire certains textes surréalistes parus jusque dans
les années 1930 dans Le Surréalisme au service de la Révolution pour
s’en persuader. Il convient néanmoins de sonder les raisons pour lesquelles, du
côté du mouvement lui-même, c’est précisément sur le terrain de l’engagement
anti-colonial – et non sur une question de politique intérieure – que le
surréalisme opère véritablement sa politisation.
La première réponse qui vient à l’esprit
est directement liée au désir des surréalistes de se rapprocher du parti communiste.
Contrairement à de nombreux grands esprits du temps qui, réunis autour de la Revue
de Genève de Robert de Traz à partir de 1922, mettent au centre de leur
réflexion la compréhension et l’amitié entre les ennemis d’hier (en particulier
entre les Français et les Allemands), les communistes estiment que réconcilier
les seuls peuples européens ne saurait suffire à éviter la guerre et qu’il faut
considérer l’équilibre des forces à une plus large échelle et surtout selon une
perspective qui ne soit plus strictement nationale. À l’internationalisme des
peuples et des cultures mis en avant par Gide ou Rolland s’oppose
l’internationalisme communiste (et donc surréaliste) de la lutte des classes,
selon lequel la condition de la classe ouvrière dépasse les frontières et exige
de pendre en compte de la même manière la situation française ou occidentale et
celle des colonies. Ici et là, contre l’esprit idéaliste et contre
l’impuissance de la « Société des Nations ! Vieille putain ! »,
c’est la révolution qui doit triompher pour définitivement mettre à mal
l’impérialisme prédateur et fauteur de guerre. Il n’est que de lire le tract
collectif « La Révolution d’abord et toujours ! » qui paraît
dans le n° 5 de La Révolution surréaliste : critiquant le
colonialisme et le capitalisme, les surréalistes proclament dans un même
mouvement leur « amour de la Révolution » et leur positionnement
« contre la guerre du Maroc ».
L’enjeu toutefois n’est pas seulement de
permettre le rapprochement politique entre les surréalistes et le parti
communiste. Il est aussi fondamentalement littéraire, puisque l’intérêt
qu’éveillent l’Orient et, dans la foulée, l’ensemble des civilisations
extra-occidentales, constitue, pour les surréalistes, une manière de
fonder leur propre différence, en déplaçant les frontières de la légitimité
esthétique, de bousculer les situations établies et de s’imposer dans le champ
littéraire.
Les poèmes ou les textes automatiques que publie La
Révolution surréaliste s’inscrivent fréquemment, de manière soit ponctuelle,
soit plus continue, dans un imaginaire exotique. Un sondage dans le seul
n° 1 de la revue suffit à le montrer. Tel récit de rêve évoque la
« brousse », tel
texte une « banane » et des « pagodes »,
tels autres de mystérieux « cavaliers japonais »,
une « rizière », du « manioc » ou un « Arabe aux mains
calleuses ». Tout un imaginaire est
ici présent, qui constitue le signe d’une imprégnation scolaire et sociale de
longue haleine que l’entreprise coloniale conduite sous la Troisième République
conforte depuis déjà plusieurs décennies.
Mais si les surréalistes n’avaient fait que mobiliser
cet imaginaire, ils ne se seraient guère singularisés dans la littérature du
temps. Déjà avant la guerre de 1914-1918 et encore pendant
l’entre-deux-guerres, certains littérateurs comme Pierre Loti, Louis Bertrand
ou les frères Tharaud flattent l’imagination des lecteurs métropolitains par
des récits de voyage ou des romans exotiques qui exaltent la colonisation tout
en mettant en avant le dépaysement et l’étrangeté des coutumes, la luxuriance
ou la mélancolie des paysages, etc. Mais qu’ils acceptent d’être regroupés sous
l’étiquette de roman colonial ou qu’ils soient simplement curieux des cultures
et des littératures les plus lointaines, les grands écrivains du temps comme
Morand ou Malraux continuent de puiser leurs références esthétiques en France
et en Europe. Avant 1914, on emprunte à Ruskin ou à Wilde, à Wagner ou à
Nietzsche, à Ibsen ou à Strindberg, à D’Annunzio ; après la guerre, les
orientations géographiques ne changent guère, même si s’imposent aussi des
auteurs comme Edgar Poe, Dostoïevski ou Tolstoï. Non seulement le
cosmopolitisme littéraire et artistique est une réalité essentiellement
européenne mais pour des écrivains et des critiques comme Gide, Larbaud,
Charles Du Bos ou Edmond Jaloux, les domaines littéraires étrangers
restent des annexes au grand parc de la littérature française. Quand ils
consentent à envisager des écrivains extra-européens, c’est dans un esprit de
générosité que tempère un certain sentiment de supériorité.
La perspective surréaliste est tout autre. Il ne
s’agit ni de se saisir des cultures extra-occicendatales comme d’un décor
exotique (Loti), ni d’intégrer à la grande tradition française des œuvres
venues d’ailleurs et que leur qualité rend digne d’une telle captation (Gide
lecteur de Tagore), ni – au moins dans un premier temps – de s’intéresser pour
elles-mêmes aux cultures extra-occidentales (Segalen ou Claudel marqués par la
Chine). En un geste qui radicalise l’intérêt moderniste pour le jazz ou l’art
nègre qu’on trouve déjà avant la guerre de 1914 chez des poètes comme Cendrars
ou Apollinaire, il convient plutôt d’accentuer les différences culturelles et
d’opérer un renversement total des valeurs esthétiques. Dans les années 1920 et
1930, les surréalistes ne cherchent pas à ce que soit reconnue telle ou telle
œuvre littéraire précise qui ne relèverait pas de l’espace littéraire
occidental. Ils n’ont pas assez de connaissance pour cela. Comme en témoigne la
mise en avant de certains artistes mexicains comme Frida Kahlo ou Manuel
Alvarez Bravo, comme en témoignent
encore des revues comme La Révolution surréaliste ou Le Surréalisme
au service de la Révolution, dans lesquelles on trouve des reproductions de
masque aussi bien que des publicités pour telle ou elle galerie d’art primitif,
c’est à tout prendre l’art extra-occidental qui retient surtout leur attention.
Mais leur mot d’ordre est plus général et constitue une véritable déclaration
de guerre – front contre front (alors qu’à la même époque le Parti
communiste met en place la tactique classe contre classe) : il
s’agit d’invalider les références anciennes et consacrées et les remplacer par
d’autres venues d’un ailleurs qui regroupe tout ce qu’a toujours récusé la
civilisation occidentale. Telle est la raison pour laquelle, de la même manière
que les surréalistes louent l’art des fous et des écrivains marginaux du passé
– mais pas encore vraiment l’art des femmes –, ils mettent en avant des
cultures exogènes et entendent les prendre pour modèle.
L’art
primitif est à l’image du spectacle des « Blackbirds », revue nègre
du Moulin-Rouge, « pur et naïf » aux yeux de Leiris, parce que, comme
il le confie à son journal en juin 1929, « aucun esthète ne semble s’être
mêlé » à son élaboration. C’est
un art qui bat en brèche tous les préceptes attachés habituellement à la
latinité, transmis par l’étude des classiques et loués par leurs épigones
contemporains. Breton l’écrit clairement, en jetant sa pierre dans le jardin (à
la française) de Charles Maurras :
Je souhaite le triomphe prochain et définitif d’une
poésie de plus en plus contraire à la raison latine, d’une poésie qui ne tire
son pouvoir sur les hommes que de sa seule vertu de subversion. […] Que
l’Orient du rêve, du rêve de chaque nuit, passe de plus en plus dans l’Occident
du jour.
Reconnaissance
de l’autre ? Pas réellement, tant cet autre reste, au moins dans un
premier temps, incroyablement flou.
Mais c’est en revanche un extraordinaire coup de force symbolique, qui renvoie
dans l’obsolescence les valeurs esthétiques consacrées de la tradition
classique française (hiératisme, ordre, mesure) pour leur en substituer
d’autres (mouvement, surprise, contraste), qui remplace le respect de la
tradition par une autre histoire de la littérature et des arts et, finalement,
permet de se faire une place parmi les écrivains du temps. À une démarche
moderniste englobant le monde entier dans une même héroïsation (celle d’un
Cendrars) succède ainsi une démarche avant-gardiste impliquant une coupure du
monde en espaces politiques et esthétiques antagonistes.
Cette captation de l’art primitif ne va pas sans une
certaine contradiction avec l’anticolonialisme. Pour être un poète surréaliste,
il faut participer de ce rapprochement – à sa manière « beau… comme la
rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un
parapluie », selon la célèbre
formule des Chants de Maldoror reprise par Breton – entre réalité d’ici
et art d’ailleurs. Tel numéro de La Révolution surréaliste illustre des
« Textes surréalistes » de Breton par un masque du
Nouveau-Mecklembourg ; tel autre met en présence un ensemble de parures et
de masques de Nouvelle-Bretagne et un poème de Soupault. Dans
le cours d’un récit de rêve, Breton évoque « le visage » d’une femme
reproduit lui-même à titre de « motif ornemental » sur le tissu d’un
costume : « Les pièces du visage (yeux, cheveux, oreille, nez, bouche
et les divers sillons) sont très finement assemblées par des lignes de couleurs
légères : on songe à certains masques de la Nouvelle-Guinée ».
Cette comparaison qui rapproche mode occidentale et art sacré primitif sous le
signe du désir et de la femme dit bien que c’est au moins autant la rencontre
des réalités occidentales et de l’art primitif que cet art primitif en lui-même
qui constitue le nouvel horizon de l’idéal esthétique surréaliste. Cette marque
d’intérêt ne va pas sans une certaine violence : violence de Breton et
d’Éluard qui, dans les années 1920 et 1930, gagnent en partie leur vie en collectionnant
et en revendant des objets primitifs volés ou achetés pour rien loin de
l’Europe ; violence aussi de ce prélèvement culturel qui, transformant le
masque en ornement de la robe, le détourne de son usage sacré (qu’il masque) et
le réduit au statut de simple support d’une émotion esthétique essentiellement
suscitée par le contraste entre la douceur que l’on peut prêter à la femme et
la schématisme de son visage stylisé – ce même contraste qu’on retrouve sur le
célèbre mur du 42, rue Fontaine où sont rassemblés, dans le plus grand
éclectisme, tableaux d’amis peintres, objets étranges trouvés par hasard,
poupées fétiches ou masques africains et océaniens. Le surréalisme exige moins
de considérer pour elles-mêmes les civilisations extra-occidentales qu’il ne
fait venir à soi des fragments du monde pour en savourer l’éclat, le mystère et
toute la puissance de révélation intime.
Mais il faut sans doute aller plus loin, si l’on veut
comprendre l’intérêt pour les cultures extra-occidentales que manifestent les
surréalistes. L’enjeu n’est pas seulement interne au champ littéraire ; il
est dans la relation qu’entretiennent, en ces années de grands troubles, les
champs littéraire et politique. Situés à l’avant-garde du champ littéraire
français, les surréalistes encourent les reproches des intellectuels et
militants communistes situés, quant à eux, à l’avant-garde du champ politique.
Le danger est à la fois théorique et pratique : la pensée matérialiste
tend à considérer la création poétique comme simple reflet superstructurel de
l’infrastructure économique ; le mouvement révolutionnaire estime que la
poésie doit se mettre au service de la libération du prolétariat, c’est-à-dire
des organes politiques qui le représentent. Les surréalistes entendent certes
contribuer à cette libération. Mais ils ne peuvent tolérer, ni une conception
si étroite de la poésie, ni une telle réduction de la souveraineté de l’esprit.
C’est ici qu’il faut revenir sur l’espace géographique
et culturel extra-occidental qui d’abord suscite l’intérêt des surréalistes.
Grossièrement défini – mais les surréalistes ne font pas autre chose –,
l’Orient, c’est le primat du spirituel sur le matériel, et donc un coin enfoncé
dans la doctrine du matérialisme historique et du Parti communiste. Mais l’Orient,
c’est aussi pour un écrivain français vivant à Paris, si l’on passe de
l’imaginaire culturel à la réalité géographique, tout ce qui se trouve à l’Est
du Rhin, soit Berlin (le souvenir de Rosa Luxembourg et de Karl
Liebknecht) aussi bien que Moscou (la Révolution en train de se construire sous
la houlette de Lénine puis de Staline).
Anglais, Français, Hollandais, Italiens, Espagnols,
peuples des grandes mers, peuples d’Extrême-Occident, ce n’est pas en tout cas
dans vos colonies que vous trouverez un refuge quand la masse de l’Orient
fondra inexorable sur vous, la masse de votre Orient, de ces pays sans colonies
plus libres, plus forts et plus purs que vous : l’Allemagne, la Russie, la
Chine. Ce jour-là […] les hommes de toutes couleurs seront absolument libres
sous le regard adorable de la liberté absolue.
Et
l’on comprend ici que le grand flou de la notion d’Orient dans le discours
surréaliste de la seconde moitié des années 1920, loin d’être seulement le
fruit de l’ignorance, est aussi appelé par la difficulté à se situer par
rapport au champ politique. Si l’Orient est choisi, c’est pour sa confusion
même, d’un point de vue à la fois imaginaire, politico-littéraire et
philosophique : parce qu’il permet de confondre Moscou la communiste et
Lassa la spirituelle ; de faire allégeance à la Révolution tout en
maintenant un espace propre à l’activité poétique ; de prendre en
considération l’infrastructure tout en préservant en même temps l’autonomie de
la superstructure, c’est-à-dire en l’occurrence de la poésie.
L’Orient ? Mais finalement, cela ne signifie rien
de précis d’un point de vue géographique :
Faisons justice de cette image. L’Orient est partout.
Il représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont
les ennemis de la liberté et de la contemplation. En Europe même qui peut dire
où n’est pas l’Orient ? Dans la rue, l’homme que vous croisez le porte en
lui : l’Orient est dans sa conscience.
Comme
on peut l’observer dans les numéros de La Révolution surréaliste
qui
succèdent au n° 3, le mythe de l’Orient
s’épuise et n’excite guère
l’inspiration poétique. Mais c’est d’abord que
les surréalistes ont élargi leur
horizon à la terre entière. C’est aussi – et
cette note de tonalité
rimbaldienne l’indique bien – que l’Orient figure
très largement le refus de ce
qui est et l’aspiration à ce qui pourrait être et
qui ne saurait relever de la
nécessité économique ou de la planification
militante. L’idée déjà imprécise
d’Orient finit par se dissoudre dans le passage du
géographique et du culturel
à la reconnaissance d’une subjectivation totale
(très post-moderne, mais la
note est discrète et il ne faut pas surévaluer son
importance) qui met en cause
l’existence même d’une entité comme
l’Orient (et donc, nécessairement, d’une
entité comme l’Occident).
On voit toutefois tout ce que cette subjectivation
exacerbée d’un Orient de l’âme étendu finalement à tout ce qui n’est pas
l’Occident peut impliquer d’amalgame et de méconnaissance de la diversité
culturelle. C’est sans aucun doute pour éviter cette facilité que les années
1930 voient de nombreux membres de l’avant-garde approfondir leur connaissance
des civilisations extra-occidentales par le biais de lectures personnelles ou
collectives, d’inscription à des cours de type universitaire ou même de
voyages.
Les surréalistes lisent Freud, Hegel et Marx, mais
aussi des ethnologues et des sociologues comme Durkheim, Lévy-Bruhl, Mauss,
Malinovski ou Frazer. Des personnalités comme Marcel Griaule, Alfred Métraux,
Georges-Henri Rivière ou André Schaeffner favorisent l’éveil de cette curiosité
par leur fréquentation du groupe surréaliste ou de ses alentours. Mauss
lui-même reste à l’écart de ce mouvement, mais son enseignement n’en joue pas
moins un rôle essentiel. Caillois et Leiris l’ont pour maître et suivent ses
cours à l’École pratique des hautes études dans la seconde moitié des années
1930. Quant à Bataille, il découvre ses travaux par le biais d’Alfred Métraux,
son condisciple à l’École des Chartes qui fut aussi l’élève de Mauss dans les
années 1920. Il faut ajouter que les surréalistes n’attendent pas l’exil
(essentiellement américain) suscité par la Seconde guerre mondiale pour quitter
l’Europe. Après Éluard, qui part pour les îles du Pacifique et l’Extrême-Orient
au cours de l’année 1924, Péret séjourne au Brésil entre 1929 et 1931 et Breton
voyage au Mexique en 1938. Ces voyages sont toujours l’occasion de découvrir
des cultures et des artistes mais aussi de s’intéresser à la vie politique
locale – démarches qui ne sont pas séparées aux yeux de ces poètes. Quand
Artaud voyage six mois au Mexique en 1936, il séjourne à Mexico pour faire des
conférences sur des points d’actualité et sur l’évolution littéraire puis il
rejoint la tribu indienne des Tarahumaras, au sein de laquelle il fait l’expérience
du peyotl et des cérémonies sacrées qui accompagnent sa consommation. L’année
suivante, il fait paraître à la NRF et sans nom d’auteur D’un voyage au pays
des Tarahumaras.
L’acquisition de ces connaissances ne change toutefois
pas radicalement le cadre politico-littéraire dans lequel le surréalisme
envisage les cultures extra-occidentales. Il s’agit toujours pour les membres
du groupe de s’appuyer sur l’idéalisme des savoirs traditionnels et la
spontanéité prétendue de l’art primitif pour servir de contre-feu au
matérialisme marxiste et à la propagande communiste et tenter ainsi d’asseoir
la légitimité d’une pratique poétique qui, à sa manière, se veut éminemment
politique. Mais dans le contexte de la montée menaçante du fascisme, certains
écrivains de l’avant-garde déçus par le mouvement surréaliste donnent à
l’intérêt qu’ils éprouvent pour les cultures extra-occidentales un caractère
réellement central au point d’occasionner un véritable passage à l’autre :
non pas seulement la revendication mais la réalité d’une reconnaissance qui
conduit à mettre entre parenthèses toute appartenance à la civilisation
occidentale. Certains délaissent leur carrière littéraire pour une forme de
mysticisme ; d’autres l’abandonnent un temps au profit d’un engagement de
type politique et social ; d’autres enfin se consacrent à une véritable
carrière scientifique.
Le passage à l’autre est radical quand la quête
spirituelle finit par prendre toute la place. Le plus bel exemple de ce type de
démarche est sans aucun doute celui des membres du Grand Jeu, et en particulier
de Daumal, qui entreprennent une démarche d’autodidacte et se tournent vers
l’Inde comme vers le lieu d’une spiritualité rénovée. Ils s’appliquent, non
seulement à prendre réellement connaissance de ses croyances, mais encore à
mettre en œuvre les moyens pratiques de libération métaphysique que sa
tradition enseigne et qui, selon eux, permettent d’accéder à une autre réalité.
Nourris par la tradition mystique occidentale ou par ses diverses formes
d’ésotérismes, ils lisent aussi les livres sacrés de l’Egypte, de la Perse, de
la Chaldée et surtout les livres de l’Inde comme les Upanishad et la Bhagavad-Gîtâ
transmis par les œuvres de René Guénon. Daumal, qui apprend le sanskrit et
s’éloigne au fil des années 1930 de la littérature pour basculer dans une
démarche uniquement spirituelle sous la houlette d’Alexandre de Salzmann,
lui-même adepte de la pensée de Gurdjieff, définit la conscience comme
« suicide perpétuel » en ce que, passant d’un objet à l’autre, elle
ne cesse de nier son identification à tel ou tel désir, raisonnement ou image,
et consiste donc en « la négation de l’autonomie individuelle ». En
renonçant à toute identification, l’homme libère son âme du corps dans lequel
elle est emprisonnée. Et Daumal de se livrer à des séances de méditation ;
ou de pratiquer des mouvements inspirés des danses des derviches tourneurs ou
des ballets rituels d’Asie Mineure et du Tibet afin de retranscrire le
mouvement des astres ou, sur un plan supérieur, les grandes forces qui
régissent la marche de l’univers.
On voit cependant que cette démarche d’imprégnation
culturelle prend place dans le cadre de communautés à la fois restreintes et
situées en marge de l’engagement social et politique dominant des avant-gardes
dans les années 1930 – à savoir la lutte contre le fascisme. Elle constitue une
manière de s’inscrire dans une tradition et dans un ailleurs procurant un
éloignement à la fois spatial et temporel et permettant de se détourner des
drames du temps.
Un deuxième type de passage à l’autre se caractérise
lui aussi par un idéalisme exacerbé mais s’inscrit d’emblée dans une dimension
politique et sociale. Si on peut observer chez les surréalistes un certain
épuisement des références à l’Orient et, plus largement, aux civilisations
extra-occidentales vers la fin des années 1920, c’est sans aucun doute parce
que les catégories dans lesquelles est perçu l’ailleurs ne permettent pas
d’établir un lien entre politique et littérature. La lutte en faveur de la
décolonisation ou de la révolution relève de la politique, pas de la
littérature ; quant au goût pour l’art primitif, il n’a inversement rien
de proprement politique. C’est la catégorie à la fois sociale et littéraire du
mythe qui apporte une réponse à cette disjonction entre littérature et
politique et qui permet une relance de l’intérêt pour les civilisations
extra-occidentales. Le mythe n’est certes pas l’apanage exclusif de ces
dernières ; la littérature occidentale est elle-même nourrie de mythes
(gréco-latins et médiévaux en particulier). Mais les mythes de l’Occident sont
des mythes anciens qui ont perdu toute leur efficience sociale – des mythes
presque purement littéraires ; les sociétés occidentales (en tous les cas
les sociétés démocratiques et libérales) sont des sociétés sans mythe qui ont
tout sacrifié à la raison. Si on observe un lien privilégié entre mythe et
culture extra-occidentale, c’est que les cultures traditionnelles sont encore
structurées par le mythe.
On voit ainsi que les écrivains de l’avant-garde ne vont
pas seulement chercher hors de l’Occident les signes d’un renouvellement
esthétique : ils vont chercher ce qui du passé et de l’ailleurs leur
permettrait de réparer la société blessée sous les coups de boutoir de
l’histoire. Cette espérance, si elle traverse tout le xixe siècle post-révolutionnaire, en France mais
aussi surtout en Allemagne, trouve son acmé en même temps que sa plus
exemplaire manifestation avec le Collège de Sociologie dont les membres se
réunissent de juillet 1937 à juillet 1939. Pour les trois fondateurs du Collège
(Caillois, Bataille et, dans une moindre mesure, Leiris), le mythe, qu’il soit
chinois, malgache ou sémite – qu’on se réfère à la bibliographie de L’Homme
et le sacré que fait paraître Caillois en 1939 – autorise un dépassement du
littéraire tout en évitant un asservissement de la pensée au politique et en
autorisant même sa suprématie. Face au marxisme qui pose la détermination en
dernière instance de la conscience par l’infrastructure économique, au
surréalisme qui ne fait que des phrases sans portée car trop littéraires – i.e.
explorant de manière trop individualiste l’intériorité humaine pour être à même
de mettre socialement en branle les forces profondes qui l’animent –, les
membres du Collège vont chercher dans l’idéalisme de la tradition sociologique
française un contrepoids idéologique qui permette d’affirmer le primat du
collectif mais aussi du symbolique : « Les faits sociaux sont […] des
causes parce qu’ils sont des représentations ou agissent sur des représentations.
Le fond intime de la vie sociale est un ensemble de représentations ».
Les membres du Collège se tournent donc vers une sociologie pour poète :
sans peuples colonisés ni classes sociales – sans intérêts divergents –, parce
que, garantissant la toute-puissance idéaliste de la pensée sur les individus
comme la dimension communielle du social, elle est la seule à fonder
théoriquement la mise en avant d’une élite spirituelle capable de produire et
d’imposer à l’ensemble de la société ses représentations et ses valeurs.
Les
mythes ont dans ce contexte une particulière
importance puisque, contrairement à la littérature, ils
sont des
représentations qui s’imposent à tous les individus
sans être discutées et qui
fondent les valeurs sur lesquelles reposent les sociétés.
Ils constituent ainsi
une tentative de réconciliation de l’individu et de la
société, mais aussi du
passé et du présent, de l’ici et de
l’ailleurs, une annulation de toute forme
de particularisme, une réponse, non seulement aux divisions de
la société
française, mais également et plus profondément
à la rupture introduite par les
Lumières et par la Révolution française dans
l’organisme prétendument immobile
des monarchies européennes. On voit bien à quel point
l’idée de réparation
mythique est opposée à l’idée de
modernité. L’écrivain se fait thaumaturge et
il va chercher ailleurs dans le temps et l’espace, dans la Chine
des Tcheou ou
chez les Esquimaux, des modèles magiques qui lui permettent de
réparer la
société en recréant de l’unité. Tout
cela témoigne finalement d’une démarche
politique réactionnaire, en ce que, foncièrement hostile
à la modernité
(entendue comme prise de conscience – que marque exemplairement
le moment
baudelairien – de la scission entre l’homme et la
transcendance, l’individu et
le monde, dans l’esprit même de l’individu), elle
cherche à réactiver des
modalités passées de la croyance et du pouvoir.
Le passage à l’autre garde davantage de mesure quand
il prend place dans le cadre d’une démarche scientifique obligeant à la préservation
d’une certaine distance. Leiris en offre sans aucun doute le meilleur exemple.
Après avoir participé d’avril 1929 à mai 1931 en tant que secrétaire à
l’aventure de la revue Documents qui, dans l’orbite de Bataille, réunit
des membres de l’avant-garde littéraire et du milieu de la recherche
ethnologique, Leiris est engagé avec la même fonction subalterne pour la
mission Dakar-Djibouti du 19 mai 1931 au 16 février 1933. Mais il faut attendre
son retour d’Afrique pour qu’il passe un diplôme d’ethnologie ; et janvier
1943 – il a quarante-deux ans – pour qu’il soit nommé chargé de recherches
au CNRS. Cette carrière sinueuse et tardive indique bien l’extrême ambivalence
du rapport que Leiris entretient avec l’ethnologie : entre désir d’une
connaissance scientifique des sociétés extra-occidentales et dénonciation de la
vanité de ce type d’entreprise.
Il n’est que de sonder les motivations de son départ
en Afrique pour saisir les contradictions de son désir. Leiris entend
essentiellement quitter la morosité de sa vie parisienne et retrouver la vraie
vie. Il s’agit d’abord de gagner une terre d’aventures et de conquêtes
féminines – moyen de passer des lectures exotiques de l’enfance et des ballets
nègres si fascinants à une réalité faite de dangers physiques et de bonnes
fortunes. Mais il s’agit aussi de satisfaire un désir d’union avec un continent
pur et vierge que la société industrielle n’aurait pas encore souillé et au
cœur duquel on pourrait vivre dans une harmonie essentielle – manière
d’immersion matricielle qui apporterait à sa vie une transformation radicale et
lui permettrait d’être en complète harmonie avec le monde extérieur. Deux
désirs sont ici en concurrence qui font écho à deux figures répertoriées du
voyage : d’un côté, il s’agit de se laisser conquérir par un ailleurs
ensorcelant (Gauguin à Tahiti) ; de l’autre, de le conquérir et de le
soumettre (Rimbaud en Abyssinie).
Dans L’Afrique fantôme, que Leiris fait
paraître en 1934, c’est sur Emawayish, jeune femme rencontrée à Gondar et fille
d’une grande prêtresse des zar, que se focalisent les contradictions de
la quête d’un ailleurs qui permettrait de se transformer soi-même. Entre
exaltation et crainte de la sauvagerie, Leiris est attiré autant que repoussé
par son altérité radicale et par une forme de souveraineté dont il a la
nostalgie. C’est que tout sépare l’ethnographe venu des bords de Seine et la
magicienne éthiopienne : le sexe, la nationalité, le statut social, la
profession. La possession est marquée d’emblée du sceau de l’impossible. Leiris
ne reste pas vivre avec Emawayish, il ne la sauve de rien, il ne repart pas en
Europe avec elle. Et pas davantage il n’est son amant. L’espérance idéaliste
qui anime Leiris bute sur la réalité du monde extérieur : d’abord, il y a
la difficulté de compréhension des langues indigènes qui laisse les Africains
et les membres de l’expédition dans une distance toujours plus ou moins
soupçonneuse ; surtout, il se pourrait que les rites de possession
relèvent plus du simulacre que de la réalité. Ici et là, dans la possession
comme dans le langage, il y a comme une incertitude, voire une duperie, qui
mine tout espérance d’un accès direct à l’âme de l’indigène comme au monde
premier dont il est le médiateur. L’évasion africaine ne conduit pas au
ciel des mythes anciens ; elle plonge l’explorateur dans l’insignifiance
d’un quotidien médiocre et d’un échange colonial piégé. Loin des cénacles
poétiques parisiens, la science ethnographique oblige Leiris à mettre ses
fantasmagories à l’épreuve pour se rendre compte, avec regret, que l’union de
type mystique – ascension individuelle ou communion politique – n’a peut-être
même pas lieu en Afrique et qu’elle n’est sans doute pas de ce monde.
Si l’on excepte la lucidité leirisienne, l’intérêt des
avant-gardes des années 1920-1930 pour les civilisations extra-occidentales est
marqué par son ambiguïté à l’égard de la modernité et par une certaine fuite
devant la réalité du temps : hostilité au colonialisme, mais aussi retour
vers des traditions déjà en voie de disparition, volonté de rétablir une unité
perdue et surinvestissement des pouvoirs de la pensée. C’est cette ambiguïté
qui explique l’extrême ambivalence des sentiments qui lui sont associés. La
réponse qu’offrent les civilisations extra-occidentales (et le mythe) est celle
d’une ivresse de liberté et d’une aspiration à la toute-puissance, en même
temps qu’elle naît d’une conscience poétique malheureuse – parce que séparée,
sans emploi, dans une société qui ne veut pas d’elle. Bataille lecteur de Hegel
illustre tout particulièrement ce point. Artaud met ses espoirs en une
renaissance spirituelle du monde mais il constate dans le même temps la surdité
de l’Occident et la déchéance des cultures extra-occidentales prétendument
régénératrices ; Caillois est bien obligé de reconnaître que ses études
sur la puissance du mythe dans les sociétés primitives n’ont pas eu l’effet
escompté et n’ont pas permis aux démocraties occidentales de lutter avec
efficacité contre le péril fasciste. L’intérêt des avant-gardes issues du
surréalisme pour les civilisations extra-occidentales s’apparente ainsi pour
partie dans ces années-là à un cas de fausse conscience idéologique, puisqu’il
conduit à penser en termes idéalistes ce qui ne peut se penser en termes
uniquement matérialistes : à la fois la lutte des classes et les luttes de
libération nationale des peuples colonisés. Et on comprend dès lors pourquoi
les deux questions apparaissent en même temps au moment de la guerre du Rif,
pourquoi aussi elles vont trouver la même réponse : celle du mythe. Il
s’agit d’opérer 1) une régénération de l’Occident par le monde
extra-occidental, renversement donc, mais sur un plan uniquement spirituel, du
rapport de domination coloniale ; 2) régénération passant par un
changement de régime économique et par la défense des prolétaires d’ici ou
d’ailleurs, mais aussi (et parfois surtout) par une spiritualisation des
rapports humains ou seulement des individus. L’écrivain se condamne dans ces
conditions à une forme d’inefficience politique mais il préserve dans le même
temps le fondement le plus essentiel de son identité face à une demande sociale
des plus pressantes : sa certitude d’agir par la pensée.
Guillaume Bridet
Benjamin Péret,
« Textes surréalistes », ibid., p. 9.
Georges Malkine, ibid., p. 11.
Francis Gérard, ibid.,
p. 18.
Il n’est que de regarder la manière dont Gide traduit
et considère en 1913 L’Offrande lyrique de l’Indien Rabindranath
Tagore : en la simplifiant, afin d’effacer ce qu’elle pourrait avoir de
trop oriental et de la conformer à un certain classicisme français.
Voir respectivement André
Breton,
« Frida Kahlo de Rivera » [Catalogue de l’exposition consacrée à
Frida Kahlo à la galerie Julien Levy (New York), 1er-15 novembre
1938], Le Surréalisme et la peinture [1965], repris dans Œuvres
complètes, Tome IV, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 2008, p. 519-523 ; Mexique [Catalogue de l’exposition Mexique
organisée à la galerie Renou et Colle, 10-25 mars 1939], repris dans Œuvres complètes,
Tome II, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 1232-1237.
André Breton, Les Vases
communicants [1932], repris dans Œuvres complètes, Tome II, op. cit.,
p. 140.
Paul Éluard,
« La suppression de l’esclavage », La Révolution surréaliste,
n° 3, avril 1925, p. 19.
René Daumal, « Liberté
sans espoir » [Le Grand Jeu, n° 1, été 1928], L’Évidence absurde. Essais et notes, I
(1926-1934), Paris, Gallimard, 1972, p. 12.